Knout-Germanic Empire (raw txt)

L’Empire Knouto-Germanique et la Révolution Sociale. Appendice

titre de l’original:

date: novembre-décembre 1870

lieu: Locarno

pays: Suisse

source: Amsterdam, IISG, Archives Bakunin

langue: français

traduction:

note: Appendice: “Considérations philosophiques sur le fantôme divin, sur le monde réel et sur l’homme”.

~ 268,000 words

|1Appendice

Considérations philosophiques sur le fantôme divin, sur le monde réel et sur l’homme

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1. Système du monde

p.105-117#

|2Ce n’est pas ici le lieu d’entrer dans des spéculations philosophiques sur la nature de l’Etre. Pourtant, comme je me vois forcé d’employer <ce mo> souvent ce mot: nature, je crois devoir dire ce que j’entends par ce môt. Je pourrais dire que la nature, c’est la somme de toutes les choses <qui existent réellement> réellement existantes. Mais cela me donnerait une idée complètement morte de cette nature qui se présente à nous au contraire comme tout mouvement et toute vie. D’ailleurs qu’est ce que la somme des choses? Les choses qui sont aujourd’hui, ne seront plus demain; demain elles se seront, non perdues, mais entièrement transformées. Je me rapprocherai donc beaucoup plus de la vérité en disant que la nature: c’est la somme des transformations réelles des choses qui se produisent [intercalé: et se reproduisent] incessamment en son sein; et pour me donner une idée un peu plus déterminée de ce que peut être cette somme <infini de [ill.]> ou cette totalité, que j’appelle la nature, je dirai, et je crois pouvoir établir comme un axiome la proposition suivante:

Tout ce qui est, les êtres qui constituent l’ensemble indéfini de l’univers, toutes les choses existantes dans le monde, quelque soit d’ailleurs leur nature particulière, tant sous le rapport de la qualité que sous celui de la quantité, les plus <diverses> différentes et les plus semblables, grandes ou petites, rapprochées ou immensement éloignées, exercent nécessairement et inconsciemment, soit <d’une manière> par voie immédiate# |3 et directe, soit par transmission indirecte, une action et réaction perpétuelles; <et cette somme infinie d’action et> et toute cette quantité infinie d’actions et de réactions <réaction> particulières, en se combinant en un <seul> mouvement général et unique, produit et constitue ce que nous appelons la vie, la solidarité et la causalité universelles, la nature. Appelez cela Dieu, l’Absolu, si cela vous amuse, peu <nous importe,> m’importe, pourvu que vous ne donniez à ce Dieu d’autre sens que celui que je viens de préciser: celui de la combinaison universelle, naturelle, nécessaire et réelle, mais nullement prédéterminée ni préconçue, ni prévue <d’une> de <l’infini> cette infinité d’actions et de réactions particulières <incessamment exercées> que toutes les choses réellement existantes exercent incessamment les unes sur les autres. La solidarité universelle ainsi définie, la nature considérée dans le sens <d’un univers> de l’Univers qui n’a ni fin, ni limites, s’impose comme une nécessité rationnelle à notre esprit, mais nous ne pourrons jamais l’embrasser d’une manière réelle, même par notre imagination, et encore moins la reconnaître. Car nous ne pouvons reconnaître que cette partie infiniment petite de l’Univers qui nous est manifestée par nos sens; [intercalé: quant à] tout le reste, nous le supposons, sans pouvoir <réellement constater> même en constater réellement l’existence.

Bien entendu, que la solidarité universelle, expliquée de cette manière, ne peut avoir le caractère d’une cause absolue et première; elle n’est au contraire rien qu’une Résultante [[Comme tout individu humain, à chaque instant donné de sa vie, n’est aussi rien que la Résultante de toutes les causes qui ont agi à sa naissance et même avant sa naissance, combinées avec toutes les conditions de son développement postérieur, aussi bien qu’avec toutes les circonstances qui agissent sur lui dans ce moment.]], toujours produite et reproduite de nouveau par l’action simultanée d’une infinité de causes particulières, dont l’ensemble constitue précisement la causalité universelle, l’unité composée, toujours <pr> reproduite par l’ensemble indéfini des transformations incessantes de toutes les choses qui existent, et en même temps créatrice de <tout> toutes ces choses; chaque point agissant sur le tout, (voila l’univers produit) et le tout agissant sur chaque point (voila l’univers producteur ou créateur). L’ayant ainsi expliquée,# |4 je puis dire maintenant, sans craindre de <produi> donner lieu à aucun mésentendu, que la Causalité universelle, la Nature, crée les mondes. C’est elle qui a déterminé la configuration mécanique, physique, chimique, géologique et géographique de notre terre, et qui, après avoir couvert sa surface de toutes les splendeurs de la vie végétale et animale, continue de créer encore dans le monde humain, la société avec tous ses développements passés, présents et à venir.

Quand l’homme commence à observer avec une attention persévérante et suivie cette partie de la nature qui l’entoure et qu’il retrouve en lui même, il finit par s’apercevoir que toutes les choses sont gouvernées par des lois qui leur sont <propre> inhérentes et qui constituent proprement leur nature particulière; que chaque chose a un mode de transformation et d’action particulieres; que dans cette transformation et dans cette action, il y’a une succession de phénomènes ou de faits qui se répète constamment, dans les <mêmes> mêmes circonstances données, et qui sous l’influence de circonstances <nouvelles, mais> <et> déterminées, [intercalé: nouvelles,] se modifient d’une manière également régulière et déterminée. Cette réproduction constante des mêmes faits par les mêmes procédés, constitue proprement la législation de la nature: l’ordre dans l’infinie diversité des phénomènes et des faits.

La somme de toutes les lois, connues et inconnues, qui agissent dans l’univers, en constitue la loi <créatrice et suprême> unique <créatrice et supr> et suprême. Ces lois se divisent <en loi générales> <en loi générales> et se subdivisent en lois générales et [intercalé: en lois] particulières [intercalé: et spéciales]. Les lois mathématiques, mécaniques, physiques et chimiques, par exemple, sont des lois générales, qui se manifestent en tout ce qui est, dans toutes les choses qui ont une réelle existence, qui <sont>, en un môt sont inhérentes à la matière, c’est à dire à <l’être> l’Etre réellement et uniquement universel, le vrai substratum de toutes les choses existantes. Je me dépêche d’ajouter que la matière <n’existe> <n’exi> n’existe jamais et nulle <sous cette forme abstraite, substratum, que personne n’a pu la [ill.] dans> part comme substratum,# |5 que personne n’a pu percevoir sous cette forme <générale> unitaire et abstraite; qu’elle n’existe et ne peut exister toujours et partout que sous une forme beaucoup plus concrète, comme matière plus ou moins <divers> diversifiée et déterminée.

Les lois <mécaniques, celles> de l’équilibre, [intercalé: de la combinaison] et de l’action mutuelle des forces ou du mouvement mécanique; les lois de la pésanteur, de la chaleur, <de la lumière> de la vibration des corps, de la lumière, de l’électricité, aussi bien que celles de la composition <chim> et de la décomposition chimique des corps, sont absolument inhérentes à toutes les choses qui existent, sans en excepter aucunement les différentes manifestations du sentiment, de la volonté et de l’esprit; toutes ces trois choses, qui constituent proprement le monde idéal de l’homme, n’étant-elles mêmes que des fonctionnements tout à fait matériels de la matière organisée et vivante, dans le corps de l’animal <et> en général et surtout dans celui de l’animal humain en particulier.$1$ – Par conséquent toutes ces lois sont des lois générales, auxquelles sont soumis tous les ordres <d’exis> connus et inconnus d’existence réelle dans le monde.

Mais il est des lois particulières qui ne sont propres qu’à certains ordres particuliers de phénomènes, de faits et de choses, et qui forment entre elles des systèmes ou des groupes à part: tels sont par exemple le système des lois géologiques; celui [intercalé: des lois] de l’organisation végétale; celui [intercalé: des lois] de l’organisation animale; celui enfin <du> [intercalé: des lois qui président au] développement idéel et social <de l’humanité l’espe> <plus parfait animal sur la terre, de l’homme> de l’animal le plus accompli sur la terre, de l’homme. On ne peut pas dire que les lois appartenant à l’un de ces systèmes soient absolument étrangères à celles qui composent les autres systèmes. Dans la nature tout s’enchaîne beaucoup plus intimement qu’on ne le pense en général et que ne le voudraient peut-être les pédants de la science, dans l’intéret d’une plus grande précision dans leur travail de classification. Mais on peut dire pourtant que tel système de lois appartient beaucoup plus à tel ordre de choses et# |6 de faits qu’à un autre, et que si dans la succession dans laquelle je les ai présentées, les <système précédent> lois qui dominent dans le système précédent continuent de manifester leur action dans les phénomènes et les choses qui appartiennent <au système qui la sait immédiatement> à tous les systèmes qui le suivent, il n’existe pas d’action rétrograde des lois des systèmes suivants sur les choses et les faits des systèmes précédents. Ainsi la loi du progrès qui constitue le caractère essentiel du développement social de l’espèce humaine ne se manifeste pas du tout dans <la vie> la vie exclusivement animale, et encore moins dans la vie exclusivement végétale; tandis que <la plupart des> toutes les lois <des mondes végétal et> du monde végétal et du monde animal se retrouvent, sans doute modifiées par de nouvelles circonstances, dans le monde humain.

Enfin, au sein même de ces grandes catégories de choses, de phénomènes et de faits ainsi que des lois qui leur sont particulièrement inhérentes, il y’a encore des divisions et des sous divisions qui nous montrent ces mêmes lois se particularisant et se spécialisant toujours davantage, accompagnant pour ainsi la spécialisation de plus en plus déterminée, et qui devient plus restreinte à mesure qu’elle se détermine davantage, des êtres eux-mêmes.

L’homme n’a <d’autre moyen de les constater et de les reconnaître que> <de> pour constater toutes ces lois générales, particulières et spéciales, d’autre moyen que l’observation attentive et exacte des phénomènes et des faits qui se passent tant en dehors de lui qu’en lui-même. Il y distingue ce qui est accidentel et variable de ce qui s’y reproduit toujours et partout d’une manière invariable. Le procédé invariable [intercalé: par lequel se reproduit constamment] un phénomène naturel, soit extérieur, soit intérieur, la succession invariable des faits qui le <constituent> constituent, <ne> sont précisement ce que nous appelons la loi de ce phénomène. Cette constance et cette répétition ne sont# |7 pas pourtant absolues. Elles laissent toujours un large champ à ce que nous appelons improprement les anomalies et les exceptions, – manière de parler <qui prouve> fort injuste, car les faits, auxquels elle se rapporte, prouvent seulement que ces règles générales, reconnues par nous comme des lois naturelles, n’étant rien que des abstractions dégagées <de notre> par notre esprit du développement réel des choses, ne sont pas en état <d’épui> d’embrasser, d’épuiser, d’expliquer toute l’indéfinie richesse de ce développement…

Cette foule de lois si diverses et que notre science sépare en cathégories différentes forment-elles un seul système organique et universel, un système dans lequel elles s’enchaînent aussi bien que les êtres dont <il> elles <repr> manifestent les transformations et le développement? C’est fort probable. Mais ce qui est plus que probable, ce qui est certain, c’est que nous ne pourrons jamais arriver, non seulement à comprendre, mais <à embrasser, dans toute son organisation réelle> seulement à embrasser ce système unique et réel de l’univers, système infiniment étendu d’un côté et infiniment spécialisé de l’autre; de sorte qu’en l’étudiant nous nous arrêtons devant deux infinités: l’infiniment grand et l’infiniment petit.

Les détails en sont inépuisables. Il ne sera jamais donné à l’homme d’en connaître qu’une infiniment petite partie. Notre ciel étoilé avec sa multitude de soleils ne forme qu’un point imperceptible dans l’immensité de l’espace et quoique nous l’embrassions du regard, nous n’en saurons jamais presque rien. Force nous est donc de nous contenter de connaître un peu notre système solaire, dont nous devons présumer la parfaite harmonie avec tout le reste de l’Univers, car si cette harmonie n’existait pas, elle devrait ou bien s’établir, ou bien notre monde solaire périrait. Nous connaissons déjà fort bien ce dernier sous le rapport mécanique et nous# |8 commençons à le reconnaître <un peu> déjà quelque peu sous le rapport physique, chimique, voire même géologique. Notre science ira difficilement beaucoup au delà. Si nous voulons une connaissance plus concrète, nous devons nous en tenir à notre globe terrestre. Nous savons qu’il est né dans le temps et nous présumons que je ne sais dans quel nombre indéfini de siècles ou de centaines de siècles, il sera condamné à périr, comme naît et périt, ou plutôt se transforme tout ce qui est.

Comment notre globe terrestre, d’abord matière brulante et gazeuse, s’est condensé, s’est refroidi? Par quelle immense série d’évolutions géologiques il a <passé> dû passer, avant de pouvoir produire à sa surface toute cette infinie richesse de la vie organique, végétale et animale, depuis <les> la simple cellule jusqu’à l’homme? Comment s’est-il manifesté et continue à se développer dans notre monde historique et social? Quel est le bût vers lequel nous marchons, poussés par cette loi suprême et fatale de transformation incessante, et qui dans la société humaine s’appelle le progrès?

Voila les seules questions qui nous soient accessibles, les seules qui puissent et qui doivent être réellement embrassées, étudiées et résolues par l’homme. Ne formant <[ill. je viens de le dire,>, qu’un point imperceptible dans la question illimitée et indéfinissable de l’Univers, ces questions humaines et terrestres offrent tout de même à notre esprit un monde réellement infini, non dans le sens divin, c’est à dire abstrait de ce môt, non comme l’Etre suprême créé par l’abstraction religieuse; infini, au contraire, par la richesse de ses détails, qu’aucune observation, aucune science ne sauront jamais épuiser.

Pour connaître ce monde, notre monde infini, la seule abstraction ne suffirait pas. Abandonnée à elle-même, elle nous <conduirait> reconduirait infailliblement à l’Etre suprême, à Dieu, au Néant, comme elle l’a déjà fait dans l’histoire, ainsi que je m’en vais l’expliquer bientôt. Il faut, tout en continuant d’appliquer cette faculté d’abstraction, sans laquelle# |9 nous ne pourrions nous élever jamais, d’un ordre de choses inférieur à un ordre de choses supérieur ni par conséquent <nous> comprendre la hiérarchie naturelle des êtres, il faut que notre esprit se plonge en même temps, avec respect et amour, dans l’étude minutieuse des détails et des infiniment petits, sans laquelle nous ne pourrons jamais concevoir la réalité vivante des êtres. Ce n’est donc qu’en unissant ces deux facultés, ces deux actions de l’esprit en apparence si contraires: l’abstraction et l’analyse scrupuleuse, attentive et patiente des détails que nous pourrons nous élever à la conception réelle de notre monde. Il est évident que, si notre sentiment et notre imagination peuvent nous donner une image, une représentation plus ou moins fausse de ce monde, la science seule <pourra> pourra nous en donner une idée claire et précise.

Quelle est donc cette curiosité impérieuse qui pousse l’homme à reconnaître le monde qui l’entoure, à poursuivre avec une infatigable passion les secrets de cette nature dont il est lui-même, sur cette terre, <le dernier et> la dernière et la plus parfaite création? Cette curiosité est-elle un simple luxe, un agréable passe-temps, ou bien l’une des principales nécessités inhérentes à son être? Je n’hésite pas à dire que de toutes les nécessités qui constituent la nature de l’homme, c’est la plus humaine, et que l’homme <ne devient réellement homme> ne se distingue effectivement des animaux de toutes les autres espèces que par ce besoin inextinguible de savoir, qu’il ne devient réellement et complètement homme, que par <la [ill.]> le réveil et par la satisfaction progressive de cet immense besoin de savoir. Pour se réaliser dans la plénitude de son être, l’homme doit se reconnaître, et il ne se reconnaîtra jamais d’une manière complète et réelle tant qu’il n’aura pas reconnu la nature qui l’enveloppe et dont il est le produit. A moins donc de renoncer à son <humanité> humanité, l’homme doit savoir, il doit pénétrer par sa pensée tout le monde réel, et sans espoir# |10 de pouvoir jamais en atteindre le fond, il doit en approfondir toujours davantage la coordonnance et les lois, car <notre> son humanité n’est qu’à ce prix. Il lui en faut reconnaître toutes les régions inférieures, antérieures et contemporaines à lui-même, toutes les évolutions mécaniques, physiques, chimiques, géologiques, végétales et animales, c’est à dire toutes les causes et toutes les conditions de sa propre naissance, de son existence et de son développement; afin qu’il puisse comprendre sa propre nature et sa mission sur cette terre, sa patrie et son théatre unique; afin que dans ce monde de l’aveugle fatalité, il puisse inaugurer son monde humain, le monde de la liberté.

Telle est la tache de l’homme: Elle est inépuisable, elle est infinie et bien suffisante pour satisfaire les esprits et les coeurs les plus fiers et les plus ambitieux. Etre instantané et imperceptible, perdu au milieu de l’océan sans rivages de la transformation universelle, avec une éternité ignorée derrière lui, et une éternité inconnue devant lui, l’homme pensant, l’homme actif, l’homme conscient de son humaine <missi> destinée, reste calme et fier dans le sentiment de sa liberté, qu’il conquiert, en s’émancipant lui-même par le travail, par la science, et en émancipant, en révoltant au besoin, [intercalé: autour de lui] tous les hommes, ses semblables, ses frères <qui l’entourent>. Si vous lui demandez après cela son intime pensée, son dernier môt sur l’unité réelle de l’Univers, il vous dira que c’est l’éternelle transformation, un mouvement <<diversifié et à cause [quelques mots illisibles] ordonné en lui même, mais sans infiniment détaillé, [ill.] et diversifié en lui-même , mais sans commencement, sans limite et sans fin>> infiniment détaillé, diversifié et à cause de cela même, ordonné en lui même, mais n’ayant néanmoins ni commencement, ni limites, ni fin. C’est donc le contraire absolu de <toute> la Providence: la négation de Dieu.

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|11On comprend que dans l’univers ainsi entendu, il ne puisse être question ni <de lois> d’idées antérieures, ni de lois préconçues et préordonnées. Les idées, [intercalé: y compris celle de Dieu,] n’existent sur cette terre qu’autant qu’elles ont été produites par le cerveau. On voit donc qu’elles viennent beaucoup plus tard que les faits naturels, beaucoup plus tard que les lois qui gouvernent ces faits. Elles sont justes, lorsqu’elles sont conformes à ces lois, fausses lorsqu’elles leur sont contraires. Quant aux lois de la nature, elles ne se manifestent sous cette forme idéale ou abstraite de lois que pour l’intelligence humaine, lorsque reproduites par <le> notre cerveau <humain>, sur la base <d’un> d’observations plus ou moins exactes des choses, des phénomènes et de la succession des faits, elles prennent cette forme d’idées humaines <spontanées> quasi-spontanées. Antérieurement à la naissance de la pensée humaine, elles ne sont reconnues <par> comme des lois par personne, et n’existent qu’à l’état de procédés réels de la nature, procédés qui, comme je viens de le dire plus haut, sont toujours déterminés par un concours indéfini de conditions particulières, d’influences et de causes qui se répètent régulièrement. Ce mot nature <Mais puisqu’il existe un ordre> exclue par conséquent toute idée mystique ou métaphysique de substance, de cause finale ou de création providentiellement combinée et dirigée.

Mais puisqu’il existe un ordre dans la nature, il doit y avoir eu nécessairement un ordonnateur, dira-t-on? Pas du tout. Un ordonnateur, fut-il un Dieu, n’aurait pu qu’entraver par son arbitraire personnel l’ordonnance naturelle et le développement logique des choses; et nous savons bien que la propriété principale des Dieux de toutes les religions, c’est d’être précisement supérieurs, c’est à dire contraires à toute logique naturelle et de ne reconnaître qu’une seule logique: celle de l’absurdité et de l’iniquité.<<[[ Dire que Dieu n’est pas contraire à la logique, c’est affirmer qu’il lui est absolument identique, qi’il n’est lui même rien que la logique, rien que ce <dévelo> courant]]>> Car qu’est ce que la logique, si ce n’est# |12 le développement naturel <des faits et> des choses, ou bien le procédé naturel par lequel beaucoup de causes déterminantes, inhérentes à ces choses, produisent des faits nouveaux? [[ <<Dire que Dieu ne soit pas contraire à la logique, c’est affirmer qu’il est lui-même, complètement logique, qu’il n’est rien en dehors de la logique, [intercalé: ne <[ill.]> en lui rien qui soit qui [ill.], ou ce qui veut dire la même chose en dehors de la logique] et que lui étant <complè> absolument identique, il n’est lui-même rien que la logique, rien>> Dire que Dieu ne soit pas contraire à la logique, c’est affirmer que, dans toute l’extension de son être, il est complètement logique; qu’il ne contient en lui rien qui soit audessus, ou, ce qui veut dire la même chose, en dehors de la logique; que par conséquent, lui-même, il n’est rien <quel> que la logique, rien que ce courant ou ce développement naturel des choses réelles; c’est dire que Dieu n’existe pas. L’existence de Dieu ne peut donc avoir d’autre signification que celle de la négation des lois naturelles; d’où résulte ce dilemme inévitable: Dieu est, donc il n’y a point de lois naturelles, il n’y a point d’ordre dans la nature, le monde présente un chaos. <Le monde> ou bien, le monde est ordonné en lui-même, donc Dieu n’existe pas.]] Par conséquent, il me sera permis d’énnoncer cet axiome si simple et en même temps si décisif:

Tout ce qui est naturel est logique, et tout ce qui est logique ou bien se trouve déjà réalisé ou bien devra être réalisé dans le monde naturel, y compris le monde social. [[Il ne résulte aucunément de là que tout ce qui est logique ou naturel soit, au point de vue humain, nécessairement utile, bon et juste. <Tous> Les grandes catastrophes naturelles: les tremblements de terre, les erruptions de volcans, les inondations, les tempêtes, les maladies pestilentielles qui dévastent et détruisent des cités et des populations tout entières, sont certainement des faits naturels produits logiquement par un concours de causes naturelles, mais personne ne dira qu’elles sont bienfaisantes pour l’humanité. Il en est de même des faits qui se produisent dans l’histoire: les plus horribles institutions divines et humaines; tous les crimes passés et présents des chefs, de ces soi-disant bienfaiteurs et tuteurs de notre pauvre espèce humaine, et la désespérante stupidité des peuples qui obéissent à leur joug; les exploits actuels des Napoléon III, des Bismark, des Alexandre II et de tant d’autres souverains ou hommes politiques et militaires de l’Europe, et la lacheté incroyable de cette bourgeoisie de tous les pays qui les encourage, les soutient, tout en les abhorrant du fond de son coeur; tout cela présente une série de faits naturels produits par des causes naturelles, et [en marge: par conséquent très logiques, ce qui ne les empêche pas d’être excessivement funestes à l’humanité.]]]

Mais si les lois du monde naturel et social [[[en marge: Je suis l’usage établi, en séparant en quelque sorte le monde social du monde naturel. Il est évident que l’humaine société, considérée dans toute l’étendue et dans toute la largeur de son développement historique, est aussi naturelle, et aussi complètement subordonnée à toutes les lois de la nature, que le monde animal et végétal, par exemple, dont elle est la dernière et la plus haute expression sur cette terre.]]] n’ont été créées ni ordonnées par personne, pourquoi et comment existent-elles? Qu’est ce qui leur donne ce caractère invariable? Voila une question qu’il n’est pas dans ma puissance de résoudre, et à laquelle, que je sache, personne n’a encore trouvé et ne trouvera sans doute jamais de réponse. Je me trompe: les théologiens et les métaphysiciens ont bien essayé d’y répondre par la supposition d’une cause première suprême, d’une Divinité créatrice des mondes, ou au moins, comme disent les métaphysiciens panthéistes,# |13 par celle d’une âme divine ou d’une pensée absolue, incarnée dans l’univers et se manifestant par le mouvement et la vie de tous les êtres qui naissent et qui meurent en son sein. <L’une et l’autre> Aucune de ces deux suppositions ne supporte <pas> la moindre critique. Il m’a été facile de prouver que celle d’un Dieu, créateur des lois naturelles et sociales contenait en elle même la négation complète de ces lois, rendait leur existence même c’est à dire leur réalisation et leur efficacité, impossible; qu’un Dieu ordonnateur de ce monde devait nécessairement y produire l’anarchie, le chaos; que par conséquent, l’un ou l’autre, ou bien Dieu, ou bien <Dieu n’existe> les lois de la nature n’existent pas; et comme nous savons d’une manière certaine, par l’expérience de chaque [intercalé: jour] et par la science, qui n’est autre chose que l’expérience systématisée des siècles, que ces lois existent, nous devons en conclure que Dieu n’existe pas.

En approfondissant le sens de ces mots: lois naturelles, nous trouverons donc qu’il exclue d’une manière absolue l’idée et la possibilité même d’un créateur, d’un ordonnateur et d’un législateur. Parce que l’idée d’un législateur exclue à son tour d’une manière tout aussi absolue celle de l’inhérence des lois aux choses; et du moment qu’une loi n’est pas inhérente <à la chose> aux choses qu’elle gouverne, elle est nécessairement, par rapport à <cette chose> ces choses, une loi arbitraire, c’est à dire fondée non sur leur propre nature, mais sur la pensée et sur la volonté du législateur. Par conséquent, toutes les lois qui émanent d’un législateur, soit humain, soit divin, soit individuel soit collectif, et fut-il même nommé par le suffrage universel, sont des lois despotiques, <étran> nécessairement étrangères et hostiles aux hommes et aux choses qu’elles doivent diriger: ce ne sont pas des lois, mais des# |14 décrets, auxquels on obéit non par nécessité intérieure et par tendance naturelle, mais parce qu’on y est obligé par une force extérieure, soit divine, soit humaine; des arrêtés arbitraires, <auxquelles> auxquels l’hypocrisie sociale, plutôt inconsciente que consciente, donne arbitrairement le nom de loi.

Une loi n’est <une loi naturelle, une loi> réellement une loi naturelle que lorsqu’elle absolument inhérente aux choses qui la manifestent à notre esprit; <lors> que lorsqu’elle constitue leur propriété, leur propre nature plus ou moins déterminée, et non la nature universelle et abstraite <d’une> de je ne sais quelle substance <divine et nécessairement extramondiale> divine ou d’une pensée absolue; <[ill.]> substance et pensée nécessairement <extramondiales> extramondiales, surnaturelles et illogiques, parce que si elles ne l’étaient pas, elles <devraient se perdre> s’anéantiraient dans la réalité et dans la logique naturelle des choses. Les lois naturelles sont les procédés plus ou moins [intercalé: particuliers,] naturels et réels par lesquels toutes les choses existent, et au point de vue théorique, elles sont la seule explication possible des choses. Donc qui veut [intercalé: les] comprendre <quelquechose> <aux choses de ce monde> doit renoncer une fois pour toutes et au Dieu personnel des théologiens et à la Divinité impersonnelle des métaphysiciens.

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Mais de ce que nous pouvons nier avec une pleine certitude l’existence d’un divin législateur, il ne suit pas du tout que nous puissions nous rendre compte de la manière dont se sont établies les lois naturelles et sociales dans le monde. Elles existent, elles sont inséparables du monde réel, de cet ensemble de choses et de faits, dont nous sommes nous mêmes les produits, les effets, sauf à devenir [intercalé: aussi,] à notre tour, <aussi> des causes relatives d’êtres, <des> de choses et de faits nouveaux. Voila tout ce que nous savons, et je pense, tout ce que nous pouvons savoir. D’ailleurs comment pourrions nous trouver la cause première, puisqu’elle n’existe pas; ce que nous avons appelé la Causalité universelle, n’étant elle même qu’une# |15 Résultante de toutes les causes particulières agissantes dans l’Univers. Demander pourquoi les lois naturelles existent, ne serait-ce donc pas la même chose, que de demander pourquoi existe cet Univers, en dehors duquel il n’y a rien <?> pourquoi l’Etre est? c’est absurde.

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En obéissant aux lois de la nature, ai-je dit, l’homme n’est point esclave, puisqu’il n’obéit qu’à des lois qui sont <inhéritu> inhérentes à sa propre nature, aux conditions mêmes par lesquelles il existe et qui constituent tout son être: en leur obéissant, il obéit à soi-même.

Et pourtant il existe au sein de cette même nature un <double joug, un double> esclavage dont l’homme est tenu de se libérer sous peine de renoncer à son humanité<. Le premier de ces jougs est>; c’est celui du monde naturel qui l’entoure et qu’on nomme habituellement la nature extérieure. C’est l’ensemble des choses, des phénomènes et des êtres vivants qui l’obsèdent, l’enveloppent constamment de toutes parts, sans lesquels et en dehors lesquels, il est vrai, il ne saurait vivre un seul instant, mais qui néanmoins semblent conjurés contre lui, de sorte qu’à chaque instant de sa vie, il est forcé de défendre contre eux son existence. L’homme ne peut se passer de ce monde extérieur, parce qu’il ne peut vivre qu’en lui et ne peut se nourrir qu’à ses frais; et en même temps, il doit se sauvegarder contre lui, parce que ce monde semble vouloir toujours le dévorer à son tour.

Considéré à ce point de vue, le monde naturel nous présente le tableau meurtrier et sanglant d’une lutte acharnée et perpétuelle: de la lutte pour la vie. L’homme n’est pas seul à combattre: tous les animaux,# |16 tous les êtres vivants, que dis-je, toutes les choses qui existent, quoique d’une manière beaucoup moins apparente, portant en elles, comme lui, le germe de leur propre destruction et pour ainsi dire, leur propre ennemi, cette même fatalité naturelle qui les produit, les conserve et les détruit à la fois en leur sein, luttent comme lui, chaque cathégorie de choses, chaque espèce végétale et animale ne vivant qu’au détriment de toutes les autres; l’une dévore l’autre, de sorte que, ainsi que je l’ai dit autre part, “le monde naturel peut être considéré comme une sanglante hécatombe, comme une tragédie lugubre <évite> créée par la faim. Il est le théatre constant d’une lutte sans merci et sans trêve<, de la lutte pour>. Nous n’avons pas à nous demander pourquoi cela est ainsi, et nous n’en sommes nullement responsables. Nous trouvons cet ordre de choses établi lorsque nous naissons à la vie. C’est notre point de départ naturel, et nous n’avons à faire autre chose qu’à constater le fait et qu’à nous convaincre que depuis que le monde existe il en a toujours été ainsi et que, selon toutes les probabilités, il n’en sera jamais autrement dans le monde animal. L’harmonie s’y établit par la lutte: par le triomphe des uns, par la défaite et par la mort des autres, par la souffrance de tous… Nous ne disons pas avec les chrétiens que cette terre est une vallée de douleurs; il y a des plaisirs aussi, autrement les êtres vivants ne tiendraient pas tant à la vie. Mais nous devons convenir que la Nature n’est pas du tout aussi tendre mère qu’on le dit et que pour vivre, pour se conserver en son sein, ils ont besoin d’une singulière énergie. Car dans ce monde naturel les forts vivent et les faibles succombent, et les premiers ne vivent que parce que les autres succombent.$2$# -Telle est la loi# |17 # |18 # |19 # |20 # |21 suprême du monde animal. Est-il possible que cette loi fatale soit celle du monde humain et social?”

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Hélas! La vie tant individuelle que sociale de l’homme n’est d’abord rien que la continuation la plus immédiate de la vie animale. Elle n’est autre chose que cette même vie animale, mais seulement compliquée d’un élément nouveau: La faculté de penser et de parler.

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L’homme n’est pas le seul animal intelligent sur la terre. Bien loin de là; la psychologie comparée nous démontre qu’il n’existe point d’animal qui soit absolument dénué d’intelligence, et que plus une espèce, par son organisation et surtout par le développement de son cerveau, se rapproche de l’homme, plus son intelligence se développe et s’élève aussi. Mais dans l’homme seul elle arrive à ce qu’on appelle proprement la faculté de penser, c’est à dire de comparer, de séparer et de combiner entre elles les représentations des objets tant extérieurs qu’intérieurs qui nous sont <données> données par nos sens, d’en former des groupes; puis de comparer et de combiner encore entre eux ces groupes qui ne sont plus des êtres réels, <qui nous soient d> ni des représentations d’objets perçus par nos sens, mais des notions abstraites, formées et classées par le travail de notre esprit, et qui, retenues par notre mémoire, autre faculté du cerveau, deviennent le point de départ ou la base de ces conclusions que nous appelons les idées.# Toutes ces <faculté> <fonctions> fonctionnements de notre# |22 cerveau auraient été impossibles, si l’homme n’était doué d’une autre faculté complémentaire et inséparable de celle de penser: de la faculté d’incorporer et de fixer pour ainsi dire, jusque dans leurs variations et leurs modifications les plus fines et les plus compliquées, toutes ces opérations de l’esprit, tous ces agissements matériels du cerveau, par des signes extérieurs: si l’homme, en un môt n’était doué de la faculté de parler. Tous <les> les autres animaux ont un langage aussi, qui en doute;# |23 mais de même que leur intelligence ne s’élève jamais audessus des représentations matérielles, ou tout au plus audessus d’une toute première comparaison et combinaison de ces représentations entre elles, de même leur langage, dénué d’organisation et incapable de développement,# |24 n’exprime que des sensations ou des notions matérielles, jamais des idées. Je puis donc dire, sans crainte d’être réfuté, que de tous les animaux de cette terre, l’homme seul pense et parle.

Seul il est doué de cette puissance d’abstraction qui, sans doute fortifiée et développée dans l’espèce humaine par le travail des siècles, en l’élevant successivement en lui-même, c’est à dire dans sa pensée et <par elle seulement, audessus de tous les> seulement par l’action abstractive de sa pensée, audessus de tous les# |25 objets qui l’environnent et même audessus de lui-même en tant qu’individu et espèce, lui permet de concevoir ou de créer l’idée de la Totalité des Etres, de l’Univers [intercalé: et] de l’Infini absolu: idée complètement abstraite, vide de tout contenu et comme telle, identique au Néant, sans doute, mais qui tout de même s’est montrée toute-puissante dans le développement historique de l’homme, <parce qu’étant une des causes> parce qu’ayant été une des causes principales de toutes ses conquêtes et en même temps de# |26 toutes ses divagations, de ses malheurs et de ses crimes postérieurs, elle l’a arraché aux prétendues béatitudes du paradis animal, pour le jeter dans les triomphes et dans les tourments infinis d’un développement sans bornes…

Grâce à cette puissance d’abstraction, l’homme, en s’élevant audessus de la pression immédiate que les objets extérieurs exercent sur l’individu, peut les comparer les uns avec les autres et observer leurs rapports mutuels: voila le commencement de l’analyse et de la science expérimentale. Grâce à cette même faculté, l’homme se dédouble pour ainsi dire, et, se séparant de lui même en lui-même, il s’élève en quelque sorte audessus de ses propres mouvements intérieurs, audessus des sensations qu’il éprouve, des instincts, des appetits, des désirs qui s’éveillent en lui, aussi bien que des tendances affectives qu’il ressent; ce qui lui donne la possibilité de les comparer entre eux, de même qu’il compare les objets et les mouvements extérieurs, et de prendre parti pour les uns contre les autres, selon l’idéal de justice et de <bien> bien, ou selon la passion dominante, que l’influence de la société et des circonstances particulières ont développés <en lui> et fortifiés en lui<, ou bien>. Cette puissance de prendre parti en faveur d’un ou de plusieurs moteurs, <déterminés> qui agissent en lui dans un sens déterminé, contre d’autres moteurs également intérieurs et déterminés, s’appelle la volonté.

Ainsi expliqués et compris, l’esprit de l’homme et sa volonté ne <prés> se présent plus comme des puissances absolument autonomes, indépendantes du monde matériel et capables, en créant, l’un des pensées, l’autre, des actes spontanés, de rompre l’enchaînement <universel> fatal des <causes> effets des causes qui constitue la solidarité universelle des mondes. L’un et l’autre apparaissent au contraire comme des forces <d’une> dont l’indépendance est# |27 excessivement relative, parce que tout aussi bien que la force musculaire de l’homme, ces forces ou ces capacités nerveuses se forment dans chaque individu par un concours de circonstances, d’influences et d’actions extérieures, matérielles et sociales, absolument indépendantes et de sa pensée et de sa volonté. Et tout aussi bien que nous devons rejeter la possibilité de ce que les métaphysiciens nomment les idées spontanées, nous devons rejeter aussi les actes spontanés de la <volonté> volonté <humaine>, le libre arbitre et la responsabilité morale de l’homme, dans le sens théologique, métaphysique et juridique de ce môt.

<<<L’homme> <Chaque [intercalé: homme] à sa naissance ayant été le produit matériel> <Pour [ill.] voudrais, pourtant, mais il [ill.]> d’une quantité innombrable de causes matérielles, d’où pourrait lui venir, a lui, chaînon passager et à peine perceptible de l’enchaînement universel de tous les être passés, présents et futurs, la puissance de rompre par un acte volontaire cette toute-puissance <et infini> solidarité? Reconnaissons donc une fois pour toutes [intercalé: que] vis-à-vis de la nature, <sa> notre mère, qui <lui> nous donne la <vie> vie [intercalé: avec toutes] et toutes les facultés dont <il se montre si fier> nous sommes si fiers, qui <le> nous nourrit, <l’> nous élève, <l’embrasse, le pénètre>, nous enveloppe, et nous pénètre jusque dans la moelle de nos os et jusqu’aux plus intimes profondeurs de <son propre> notre être intellectuel et moral et qui finit toujours <par l’étouffer dans son embrassement maternel pour l’homme il n’est point de révolter possible.>>>

Chaque homme a sa naissance et pendant toute la durée de son développement, de sa vie, n’étant autre chose que la résultante d’une quantité innombrable d’actions, de circonstances et de conditions innombrables, matérielles et sociales, qui continuent de le produire tant qu’il vit, d’où lui viendrait, à lui, chaînon passager et à peine perceptible de l’enchaînement universel de tous les êtres passés, présents et à venir, la puissance de rompre par un acte volontaire cette éternelle et omnipotente solidarité, le seul être universel et absolu qui existe [intercalé: réellement,] mais qu’aucune imagination humaine ne saurait embrasser? Reconnaissons donc, une fois pour toutes, que vis à vis de cette universelle nature, notre mère, qui nous forme, nous élève, nous enveloppe, nous pénètre jusque dans la moelle de nos ôs et jusqu’aux plus intimes profondeurs de notre être intellectuel et moral, et# |28 <<Personne ne parle de libre arbitre des animaux. Tous s’accordent en ceci: que les animaux à chaque instant et dans tous les actes de leurvie sont déteminés par des causes qui sont indépendantes de leur pensée et de leur volonté, qu’ils suivent seulement l’impulsion que leur donne la nature, tout extérieure. Qu’ils n’ont aucune possibilité d’interrompre par des pensées ou par des <actes> actes>> qui finit toujours par nous étouffer dans son embrassement maternel, il n’est pour nous, ni d’indépendance ni de révolte possible.

Il est vrai, que par la connaissance et par l’application réfléchie des lois de la nature, l’homme s’émancipe graduellement, mais non de ce joug universel que portent avec lui tous les êtres vivants et toutes les choses qui existent, qui se produisent et qui disparaissent dans le monde; il se délivre seulement de la pression brutale qu’exerce sur lui son monde extérieur, matériel et social, y compris toutes les chôses et tous les hommes qui l’entourent. Il domine les choses par la science et par le travail; quand au <despot> joug arbitraire des hommes, il le renverse par les révolutions. Tel est donc l’unique <et le vrai> sens rationnel de ce môt liberté: c’est la domination sur les choses extérieures, fondée sur l’observation respectueuse des lois de la nature; c’est l’indépendance vis à vis des prétentions et des actes despotiques des hommes; c’est la science, le travail, la révolte politique, c’est enfin l’organisation à la fois réfléchie et libre du milieu social, conformement aux lois naturelles qui sont inhérentes à toute humaine société. La première et la dernière condition de cette liberté restent donc toujours la soumission la plus absolue à l’omnipotence de la nature, notre mère, et l’observation, l’application la plus rigoureuse de ses lois.

Personne ne parle du libre arbitre des animaux. Tous s’accordent en ceci, que les animaux, à chaque instant de leur vie et dans chacun de leurs actes, sont déterminés par des causes indépendantes de leur pensée et de leur volonté; qu’ils suivent fatalement l’impulsion qu’ils reçoivent tant <de la nature ext> du monde extérieur que de leur propre nature intérieure;# |29 qu’ils n’ont aucune possibilité en un môt, d’interrompre par leurs idées et par les actes spontanés de leur volonté le courant universel de la vie, et que par conséquent il n’existe pour eux aucune responsabilité ni juridique ni morale. [[Cette idée de l’irresponsabilité morale des animaux est admise par tous. Mais elle n’est pas conforme en tous points à la vérité. Nous pouvons nous en assurer par l’expérience de chaque jour, <par> dans nos rapports avec les animaux apprivoisés et dressés. Nous les élevons non en vue de leur utilité et de leur moralité propre, mais conformement à nos intérets et nos buts; nous les habituons à dominer, à contenir leurs instincts, leurs désirs, c’est à dire nous développons en eux une force intérieure qui n’est autre chose que la volonté. Et lorsqu’ils agissent contrairement aux habitudes que nous avons voulu leur donner, nous les punissons; donc nous les considérons, <comme des êtres> [en marge: nous les traitons comme des êtres responsables, capables de comprendre qu’ils ont enfreint la loi que nous leur avons imposée, et nous les soumettons à une sorte de juridiction domestique – Nous les traitons en un môt comme le bon Dieu des chrétiens traite les hommes – avec cette différence que nous le faisons pour notre utilité, lui pour sa gloire… nous pour satisfaire notre égoïsme, lui pour contenter et nourrir son infinie vanité.]]] Et pourtant, tous les animaux sont incontestablement doués et d’intelligence et de volonté. Entre ces facultés animales et les facultés correspondantes de l’homme, il n’y a qu’une différence quantitative, une différence de degrés. Pourquoi donc déclarons nous <l’animal abs> l’homme absolument <irresponsable> responsable et l’animal absolument irresponsable?

Je pense que l’erreur ne consiste pas dans cette idée de responsabilité qui existe d’une manière très réelle non seulement pour l’homme, mais pour tous les animaux aussi, sans en excepter aucun, quoique à différents degrés pour chacun; elle consiste dans le sens absolu que notre vanité humaine, soutenue par une aberration théologique et métaphysique, donne à la responsabilité humaine. Toute l’erreur est dans ce mot: absolu. L’homme n’est pas absolument responsable et l’animal n’est pas absolument irresponsable. La responsabilité de l’un comme de l’autre est relative au degrés de réflexion dont il est capable.

Nous pouvons accepter comme un <axtiome [ill.] et certain> <axtiome> axiome général, que ce qui n’existe pas dans le monde animal, au moins à l’état de germe, n’existe et <réexistera> ne se produira jamais dans le monde humain,# |30 [au verso de cette page: <<le courrant universel de la vie, et que par conséquent pour les animaux il n’existe aucune responsibilité ni juridique ni morale>># |31 l’humanité n’étant rien que le dernier développement de l’animalité sur cette terre. Donc, s’il n’y avait pas de responsabilité animale, il ne pourrait y avoir aucune responsabilité humaine, l’homme étant d’ailleurs soumis à <l’omn> l’absolue omnipotence de la nature, tout aussi bien que <le dernier animal> l’animal le plus imparfait de cette terre; de sorte qu’au point de vue absolu, les animaux et l’homme sont également irresponsables.

Mais la responsabilité relative existe certainement à tous les degrés de la vie animale; imperceptible dans les espèces inférieures, elle est déjà très prononcée dans les animaux doués d’une organisation supérieure. Les bettes élèvent leurs enfants, elles en développent à leur manière l’intelligence, c’est à dire la compréhension ou la connaissance des choses, et la volonté, c’est à dire cette faculté, cette force intérieure qui nous permet de contenir nos mouvements instinctifs; elles punissent même avec une tendresse paternelle la désobéissance de leurs petits. Donc il y’a chez les animaux mêmes un commencement de responsabilité morale.

La volonté, aussi bien que l’intelligence, n’est donc pas une étincelle mystique, immortelle et divine tombée miraculeusement du ciel sur la terre, pour animer des morceaux de chair, des cadavres. C’est le produit de la chair organisée et vivante, le produit de l’organisme animal <et humain>. Le plus parfait <de ces organismes est l’organisme humain,> organisme est celui de l’homme; et par conséquent c’est dans l’homme que se trouvent l’intelligence et la volonté relativement les plus parfaites, et surtout les plus capables de perfectionnement, de progrès.

<<La volonté [intercalé: qui avec l’intelligence constitue la puissance morale de l’homme est,] aussi bien que l’intelligence, <est> une faculté nerveuse de l’organisme animal, de même que la force physique est une faculté musculaire de ce même organisme. Toutes les trois forces: <physique, puissance> force physique, puissance de l’esprit et puissance de la volonté>>

La volonté de même que l’intelligence est une faculté nerveuse de l’organisme animal, et a pour organe spécial principalement le cerveau; de même que la force# |32 force <matérielle> physique ou proprement animale est une faculté musculaire de ce même organisme, et quoique répandue dans tout le corps, elle a pour organes principalement actifs les pieds et les bras. Le fonctionnement nerveux qui constitue proprement l’intelligence et la volonté et qui est matériellement différent, [intercalé: tant par son organisation spéciale que par son objet,] du fonctionnement musculaire de l’organisme animal, et pourtant tout aussi matériel que ce dernier. Force musculaire ou physique et force nerveuse, ou force de l’intelligence et force de la volonté, ont ceci de commun, que, premièrement, chacune d’elles dépend avant tout de l’organisation de l’animal, <et> organisation qu’il apporte en naissant et qui est par conséquent le produit d’une foule de circonstances et de causes qui ne lui sont pas [intercalé: même] seulement extérieures, mais antérieures; et <deuxièmement> que deuxièmement, toutes sont <également développable> capables d’être développées par la gymnastique ou par l’éducation, ce qui nous les présente encore une fois comme des produits d’influences et d’actions extérieures.

Il est clair<e> que n’étant <atre choses que des> tant sous le rapport de leur nature que sous celui de leur intensité, rien que des produits de causes tout à fait indépendantes d’elles, toutes ces forces n’ont elles-mêmes qu’une indépendance tout-à-fait relative, au milieu de cette causalité universelle qui constitue et embrasse les mondes… Qu’est ce que la force musculaire? C’est une puissance matérielle d’une intensité quelconque <et qui permet> formée dans l’animal par un concours d’influences ou de causes antérieures, et qui lui permet dans <ce moment> un moment donné d’opposer à la pression des forces extérieures une résistance, non absolue, mais relative quelconque.

Il en est absolument de même de cette force morale, que nous appelons la force de la volonté. Toutes les espèces d’animaux en sont douées à <différents degrés e> des degrés différents et cette différence est déterminée [intercalé: tout d’abord] par la nature particulière de leur organisme. <de tous les> Parmi tous les animaux de cette terre, l’espèce humaine en est douée à# |33 un degrés supérieur. Mais dans cette espèce elle-même tous les individus n’apportent pas en naissant une égale disposition volitive, la plus ou moins grande capacité de vouloir <dépend> étant <apporté à sa naissance par et détermi> préalablement déterminée en chacun par la santé <de son corps> et le développement normal de son corps et surtout par la plus <heur> ou moins heureuse conformation de son cerveau. Voici donc, dès le début, une différence dont l’homme n’est aucunement responsable. Suis-je coupable si la nature m’a doué d’une capacité de vouloir inférieure? Les théologiens et les métaphysiciens les plus enragés n’ôseront pas dire que ce qu’ils appellent les ames, c’est à dire que l’ensemble des facultés affectives, intelligentes et volitives que chacun apporte en naissant, soient égales.

Il est vrai que la faculté de vouloir, aussi bien que toutes les autres facultés de l’homme, <par> peuvent être développées par l’éducation, par une gymnastique qui lui est propre. Cette gymnastique habitue peu à peu les enfants, d’abord à ne point manifester immédiatement les moindres de leurs impressions, <et> ou à contenir plus ou moins les mouvements réactifs de leurs muscles, lorsqu’ils sont irrités par les sensations tant extérieures qu’intérieures qui leur sont transmises par les nerfs; plus tard, lorsqu’un certain degrés de réflexion, développé par une éducation qui lui est également propre, s’est formé dans l’enfant, cette même gymnastique, prenant à son tour un caractère de plus en plus réfléchi, appelant à son aide l’intelligence naissante de l’enfant et se fondant sur un certain degrés de force volitive qui s’est développé en lui, l’habitue à réprimer l’expression immédiate de ses sentiments et de ses desirs, et à soumettre enfin tous les mouvements volontaires de son corps aussi bien [intercalé: que] de ce qu’on appelle son âme, sa pensée même, ses paroles et ses actes, à un bût dominant, bon ou mauvais.

La volonté de l’homme ainsi développée, exercée, n’est évidemment de nouveau rien <qu’un produit> que le produit d’influences qui lui sont extérieures et qui s’exercent sur elle, qui la déterminent et la forment, indépendamment de ses propres résolutions. Un homme peut-il être rendu responsable de l’éducation, bonne ou [mauvaise]# |34 suffisante ou insuffisante, qu’on lui a donnée?

Il est vrai que lorsque <l’adolescent> dans l’adolescent ou le jeune homme, l’habitude de penser et de vouloir est arrivée, grâce à <l’éducation> cette éducation qu’il a reçue du dehors, à un certain degrés de développement, au point de constituer en quelque sorte une force intérieure, identifiée desormais à son être, il peut continuer son instruction et même son éducation morale lui-même, par une gymnastique pour ainsi dire spontanée de sa pensée et <de sa vol> même de sa volonté, aussi bien que de sa force musculaire; spontanée dans ce sens, qu’elle ne sera plus uniquement dirigée et déterminée par des volontés et des actions extérieures, mais aussi par cette force intérieure de penser et de vouloir qui, après s’être formée <en lui> et consolidée en lui par l’action passée de ces causes extérieures, devient à son tour un moteur plus ou moins actif et puissant, un producteur en quelque sorte indépendant des choses, des idées, des volontés, des actions qui l’entourent immédiatement.

L’homme peut devenir ainsi, jusqu’à un certain point, son propre éducateur, son propre instructeur et comme le Créateur de soi-même. Mais on voit qu’il n’acquiert par là qu’une indépendance tout-à fait relative et qui ne le soustrait aucunément à la dépendance fatale, ou si l’on veut à la solidarité absolue par laquelle, comme être existant et vivant, il est <enchaîné> irrévocablement enchaîné au monde naturel et social dont il est le produit, et dans lequel comme tout ce qui existe, après avoir été effet, et continuant de l’être toujours, il devient à son tour une cause relative de produits relatifs nouveaux.

Plus tard, j’aurai l’occasion de montrer que l’homme le plus développé sous le rapport de l’intelligence et de la volonté se trouve encore, par rapport à tous ses sentiments, ses idées et ses volontés, dans une dépendance quasi-absolue vis à vis du monde naturel et social qui l’entoure, et qui à chaque moment de son existence détermine les conditions de sa vie. Mais au point même où nous sommes arrivés, il est évident qu’il n’y a pas lieu à la responsabilité humaine, telle que les théologiens, les métaphysiciens et les juristes la conçoivent.

Nous avons vu que l’homme n’est nullement responsable# |35 ni du degrés des capacités intellectuelles et morales qu’il a apportées en naissant ni du genre d’éducation bonne ou mauvaise que ces facultés ont reçue avant l’age de sa virilité ou au moins de sa puberté. Mais nous voici arrivés à un point, où l’homme conscient de lui-même, et armé de facultés intellectuelles et morales déjà aguerries, grâce à l’éducation qu’il a reçue du dehors, devient en quelque sorte le producteur de lui-même, pouvant évidemment développer, étendre et fortifier lui-même son intelligence et sa volonté. Celui qui trouvant cette possibilité en lui-même n’en profite pas, n’est-il pas coupable?

Et comment le serait-il? Il est évident qu’au moment où il doit et <il> peut prendre cette résolution de travailler sur lui-même, il n’a pas encore commencé ce travail spontané, intérieur, <qui le fait> <en fera> qui fera de lui en quelque sorte [intercalé: le] Créateur de lui-même et [intercalé: le] produit de <son> sa propre <travail> action sur lui-même; en ce moment il n’est encore rien que le produit <du travail> de l’action <d’autrui> <d’autrui> d’autrui ou des influences extérieures qui l’ont amené à ce point; donc la résolution qu’il prendra dépendra non de la force de pensée et de volonté qu’il se sera donnée [intercalé: à] lui-même, puisque son propre travail n’a pas encore commencé, mais de celle qui lui aura été donnée tant par sa nature que par l’éducation, <qu’il> indépendamment de sa résolution propre; <Par conséquent> et la résolution bonne ou mauvaise qu’il prendra <sera encore> ne sera encore rien que l’effet ou le produit immédiat de cette éducation et de cette nature dont il n’est aucunement responsable; d’où il résulte que cette résolution ne peut nullement impliquer la responsabilité de l’individu qui la prend.$4$#

Il est évident que l’idée de la responsabilité humaine,# |36 idée toute relative, est inapplicable à <l’individu> l’homme pris <à part> isolément et considéré comme individu naturel, en dehors <de son> du développement collectif de la société. Considéré comme <individu> tel en présence de cette causalité universelle <au chaque être> au sein de laquelle tout ce qui existe est en même temps effet et cause, producteur et produit, chaque homme nous# |37 apparaît à chaque instant de sa vie comme un être absolument déterminé, incapable de rompre ou d’interrompre seulement le courant universel de la vie et par conséquent mis en dehors de toute responsabilité juridique. <Malgré et avec t> Avec toute cette conscience de lui-même qui produit en lui ce <mirage> mirage d’une prétendue spontanéité, <avec> malgré <son> cette intelligence et <sa> cette# |39 volonté qui sont les conditions indispensables de l’établissement de sa liberté vis-à-vis du monde extérieur, y compris les hommes qui l’entourent, l’homme, aussi bien que tous les animaux de cette terre, n’en reste pas moins soumis d’une manière absolue à l’universelle fatalité qui règne dans la nature.

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La puissance de penser et <de vouloir, ai-je dit> et la# |40 puissance de vouloir, ai-je dit, sont des puissances toutes formelles, qui n’impliquent pas nécessairement et toujours, l’une, la vérité, et l’autre, le bien. L’histoire nous montre l’exemple de beaucoup de penseurs très puissants qui ont radoté. De ce nombre ont été et sont encore aujourd’hui tous les# |41 théologiens, métaphysiciens, juristes, économistes, spiritistes et idéalistes de toutes sortes, passés et présents. Toutes les fois qu’un penseur, si puissant qu’il soit, raisonnera sur des bases fausses, il arrivera nécessairement à des conclusions fausses, et ces conclusions seront d’autant plus monstrueuses, qu’il aura mis de puissance# |42 à les développer.

Qu’est ce que la vérité? C’est la juste appréciation des choses et des faits, de leur développement ou de la logique naturelle qui se manifeste en eux. C’est la conformation aussi sévère que possible du mouvement de la pensée avec celui du <monde réel> monde réel qui est l’unique objet de la pensée. Donc toutes les fois que l’homme raisonnera sur les choses et sur les faits sans se soucier de leurs rapports réels et des conditions réelles de leur développement et de leur <existe> existence; ou bien, lorsqu’il bâtira ses spéculations théoriques sur des choses qui n’ont jamais existé, <et> sur des faits <qui n’ont> qui n’ont jamais pu se passer et qui n’ont qu’une existence tout <fictive dans l’imagination> imaginaire, toute fictive dans l’ignorance et dans la stupidité historique des générations passées, il battra nécessairement la campagne, quelque puissant penseur qu’il soit.

Il en est de même de la volonté. L’expérience nous démontre que la puissance de la volonté est bien loin d’être toujours la puissance du bien: les plus grands criminels, des hommes malfaisants au plus haut degrés, sont doués quelquefois de la plus grande puissance de volonté; et d’un autre côté, nous voyons assez souvent hélas! des hommes excellents, bons, justes, pleins de sentiments bienveillants, être privés de cette# |43 faculté. Ce qui prouve que la faculté de vouloir est une puissance toute formelle qui n’implique par elle-même ni le bien, ni le mal. – Qu’est ce que le Bien? et qu’est ce que le Mal?

Au point où nous en sommes arrivés, en continuant à considérer l’homme, en dehors de la société, comme un animal tout aussi naturel, mais plus parfaitement organisé que les animaux des autres espèces et capable de les dominer <par la supériorité de> grâce à l’incontestable supériorité de son intelligence et de sa volonté, la définition la plus générale et en même temps la plus générale du Bien et du Mal me paraît être celle-ci:

Tout ce qui est conforme aux besoins de l’homme et aux conditions de son développement et de sa pleine existence, pour l’homme, <et> mais pour l’homme seul, non sans doute pour l’animal qu’il dévore [[Nous verrons plus tard et nous savons déjà maintenant que cette définition du Bien et du Mal est <encore aujourd’hui> considérée encore aujourd’hui, comme la seule réelle, comme la seule sérieuse et valable par toutes les classes privilégiées, vis-à-vis du prolétariat qu’elles exploitent.]], c’est le Bien. Tout ce qui leur est contraire, c’est le Mal.

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Etant prouvé que la volonté animale, y compris celle de l’homme, est une puissance toute formelle, capable <de modifier jusqu’à un certain point>, comme nous le verrons plus <tard, de modifier, jusqu’à un certain point, [intercalé: tous] les rapports de l’animal> tard, par la connaissance que l’homme acquiert des lois de la nature, et seulement en s’y soumettant strictement dans ses actes, de modifier, jusqu’à un certain point, tant les rapports de l’homme avec les choses qui l’entourent, que ceux de ces choses entre elles, mais non de les produire, ni de créer le fond même de la vie animale; <<<étant prouvé> il est évident que ce n’est pas dans cette volonté, dans la puissance tout-à-fait relative, une fois mise en présence de la solidarité universelle des choses apparai>> étant prouvé que la puissance tout-à-fait relative de cette volonté, une# |44 fois qu’on la met en présence de la seule puissance absolue qui existe, celle de la causalité universelle, apparaît aussitôt comme l’absolue impuissance, ou comme une cause relative d’effets relatifs nouveaux, déterminée et produite par cette même <solidarité> causalité; il est évident que ce n’est [intercalé: pas] en elle, <<que nous devons chercher le puissant moteur mais dans <cette> la solidarité universelle>> que ce n’est pas dans la volonté animale, mais dans cette solidarité universelle et fatale des choses et des êtres que nous devons chercher le moteur puissant qui crée le monde animal et humain.

Ce moteur, nous ne l’appelons ni intelligence ni volonté; parce que réellement il n’a et ne peut avoir aucune conscience de lui-même, ni aucune détermination, ni résolution propre, n’étant pas même un être indivisible, substantiel et unique comme se le représentent les métaphysiciens, mais un produit lui-même et comme je l’ai dit déjà, la Résultante éternellement reproduite de toutes les transformations <mondiales> des êtres et des choses dans l’Univers. En un môt, ce n’est pas une <pensée> idée, mais un fait universel, au-delà duquel il nous est impossible de rien concevoir; et ce fait n’est point du tout un Etre immuable, mais au contraire, c’est le mouvement perpetuel se manifestant, se formant par une infinité d’actions et de réactions relatives: mécaniques, physiques, chimiques, géologiques, végétales, animales et <<à la fin – <pour> seulement pour nous, et seulement <jusqu’ici> jusqu’à présent, sur cette terre, à la fin>> humainement sociales. Comme résultant toujours <<de cette combinaison de mouvements rélatifs sans nombre et sans [ill.] ce moteur universel est aussi un tout puissant, qu’il est <fatal> fatal et aveugle. Il crée les>> de cette combinaison de mouvements relatifs sans nombre, ce moteur universel est <aussi> aussi tout-puissant qu’il est inconscient, fatal et aveugle.

Il crée les mondes, en même temps qu’il en est toujours le produit. Dans chaque règne de notre nature terrêstre, il se manifeste par des lois ou des manières de développement <qui [deux mots illisibles] propres> particulières. C’est ainsi que dans le monde <organi> inorganique, dans la formation géologique# |45 de notre <terre> globe il se présente comme l’action [intercalé: et la réaction] incessante de lois mécaniques, physiques et chimiques, qui semblent se réduire à une loi<s> fondamentale: celle de la pésanteur et du mouvement, [intercalé: ou bien] celle de <l’attraction matérielle> l’attraction matérielle, dont toutes les autres lois n’apparaissent plus alors que comme les manifestations ou transformations différentes. <C’es> Ces lois, comme je l’ai déjà observé plus haut, sont générales en ce sens qu’elles embrassent tous les phénomènes qui se produisent <dans le monde> sur la terre, réglant aussi bien les rapports et le développement de la vie organique: végétale, animale et sociale, que ceux de l’ensemble inorganique des choses.

Dans le monde organique, ce même moteur universel se manifeste par une loi nouvelle, qui est fondée sur l’ensemble de ces lois générales, et qui n’en est sans doute rien qu’une transformation nouvelle, transformation dont le secret nous échappe jusqu’ici, mais qui est une loi particulière en ce sens, qu’elle ne se manifeste que dans <tous> les êtres vivants: plantes et animaux, y compris l’homme. C’est la loi de la nutrition, consistant, pour me servir des expressions propres d’Auguste Comte: “1o dans l’absorption intérieure des matériaux nutritifs puisés dans le système ambiant, <2o l’exhalation à l’extérieur> et leur assimilation graduelle; 20 dans l’exhalation à l’extérieur des molécules, dès lors étrangères, qui se desassimilent nécessairement à mesure que cette nutrition s’accomplit”. [[Auguste Comte. Cours de Philosophie positive. Tome III – P. 464.]]

Cette loi est particulière en ce sens, ai-je dit, qu’elle ne s’applique pas aux choses du monde inorganique, mais elle est générale et fondamentale pour tous les êtres vivants. C’est la question de la nourriture, la grande question de l’économie sociale qui constitue la base réelle de tous les développements postérieurs de l’humanité.$5$#

Dans le monde proprement animal, le même moteur universel reproduit cette loi générique [intercalé: de la nutrition] qui est propre à tout ce qui est organisé sur cette terre, sous une forme particulière et nouvelle, en la combinant avec deux <propriétés> propriétés qui distinguent tous les animaux de toutes les plantes: celles de <l’irritabilité> de la sensibilité et <ces propriétés ne se rencontrent pas dans le monde végétal> de l’irritabilité,# |46 facultés évidemment matérielles, mais dont les facultés soi-disant idéales, celle du sentiment appelé moral pour le distinguer de la sensation physique, aussi bien que celles <de la pensée et de la> de l’intelligence et de la volonté, ne sont évidemment que la plus haute expression ou la dernière transformation. Ces deux propriétés, la sensibilité et l’irritabilité, ne se rencontrent que chez les animaux; on ne les retrouve pas dans les plantes: combinées avec la loi de la nutrition qui est commune aux uns et aux autres, <étant la loi fondament> étant la loi fondamentale de tout# |47 <<facultés évidemment matérielles, mais, dont les facultés soi-disantes idéales celles du sentiment, de la pensée et de sa volonté ne sont évidemment que la plus haute expression de transformation. Ces deux propriétés fondamentales du monde proprement animal, combinées avec la loi de la nutrition, en formant la loi générique qu’on ne retrouve dans aucune plante, combinées avec cette loi de la nutrition qui est commune aux uns, comme aux autres, étant la la loi fondamentale de tout>> organisme vivant, constituent par cette combinaison la loi particulière générique de tout le monde animal. Pour éclaircir ce sujet, je citerai encore quelques mots d’Auguste Comte: “<Il ne faut jamais perdre de vue la double liaison intime> de la vie animale avec la vie organique (végétale), qui lui fournit constamment une base preliminaire indispensable, et qui, en même temps, lui constitue un bût general non moins necessaire. <On n’a plus besoin d’insister> aujourd’hui sur le premier point, qui a été mis en pleine <analyse> évidence par de saines analyses physiologiques; il est bien reconnu maintenant, <que> que, pour se mouvoir et pour sentir, l’animal doit d’abord vivre, dans la plus simple acception de ce môt, c’est à dire végéter; et qu’aucune suspension complète de cette vie végétale ne saurait, en aucun cas, être conçue, sans entraîner, de toute nécessité, la cessation simultanée de la vie animale. Quant au second aspect, jusqu’ici beaucoup moins éclairci, <et on peut> chacun peut aisement reconnaître, soit pour les phénomènes d’irritabilite ou pour ceux de la sensibilite, qu’ils sont essentiellement dirigés, a un degré quelconque de l’échelle animale, par les besoins generaux de la vie organique, dont ils perfectionnent le mode fondamental, soit en lui procurant de meilleurs matériaux, soit en prévenant ou écartant les influences défavorables: les fonctions intellectuelles et morales n’ont point elle-memes ordinairement d’autre office primitif. Sans une telle destination générale, l’irritabilité dégénererait nécessairement en une agitation désordonnée et la sensibilité en une vague contemplation: dès lors ou l’une ou l’autre détruirait bientôt l’organisme par un exercice immodéré, ou elles s’atrophieraient spontanement, faute de stimulation convenable. C’est# |48 c’est seulement dans l’espèce humaine, et parvenue même à un haut degré de civilisation, qu’il est possible de concevoir une sorte d’inversion de cet ordre fondamental, en se représentant, au contraire, la vie végétative comme essentiellement subordonnée à la vie animale, dont elle est seulement destinée à permettre le développement, ce qui constitue, ce me semble, la plus noble notion qu’on puisse se former de l’humanité proprement dite, distincte de l’animalité: encore une telle transformation ne devient-elle possible, sous peine de tomber dans un mysticisme très dangereux, qu’autant que, par une heureuse abstraction fondamentale, on transporte a l’espèce entière, ou du moins a la societé, le but primitif (celui de la nutrition et de la conservation de soi-même) qui, pour les animaux, est borné à l’individu, ou s’étend tout au plus <à la> momentanement à la famille”. [[Auguste Comte. Cours de Philosophie Positive. T.III p. 493-494.]]

Et dans une note qui suit immédiatement ce passage, Auguste Comte ajoute:

“Un philosophe de l’école métaphysico théologique a de nos jours prétendu caractériser l’homme par cette formule retentissante: Une intelligence servie par des organes … La définition inverse serait évidemment beaucoup plus vraie, surtout pour l’homme primitif, non perfectionné par un état social très <perfection> développé… A quelque degré que puisse parvenir la civilisation, ce ne sera jamais que chez un petit nombre d’hommes d’élite que l’intelligence pourra acquérir, dans l’ensemble de l’organisme, une prépondérance assez prononcée pour devenir réellement le bût essentiel de toute <organisation hu-> existence humaine, au lieu d’être seulement employée à titre de simple instrument, comme moyen fondamental de procurer une plus parfaite satisfaction des principaux besoins organiques: ce qui, abstraction faite de toute vaine déclammation,# |49 caractérise certainement le cas le plus ordinaire”.$6$

A cette considération s’en ajoute une autre [intercalé: qui est] très importante. Les différentes fonctions que nous appelons les facultés animales ne sont point d’une telle nature qu’il soit facultatif pour l’animal de les exercer ou de ne les point exercer; toutes ces facultés sont des propriétés essentielles, des nécessités inhérentes à l’organisation animale. <<On rencontre rarement des <exemples> individus tant parmi les hommes que parmi les animaux de toute autre espèce, dans lesquels tous les organes correspondants aux fonctions animals soient également developpés>> Les différentes espèces, familles et classes d’animaux se distinguent les unes des autres soit par l’absence totale de quelques facultés, soit par le développement prépondérant d’une ou de plusieurs facultés au détriment de toutes les autres. Au sein même de chaque espèce, famille et classe d’animaux, <on rencontre pas beaucoup d’indivi> tous les individus ne sont pas également réussis. L’exemplaire parfait est celui dans lequel tous les organes caractéristiques <de son ordre sont également développé> de l’ordre auquel l’individu appartient se trouvent harmonieusement développés. L’absence <d’un de ces org> ou la faiblesse d’un de ces organes constitue un défaut, et quand cet un organe essentiel, <caractérist> <caractéristique de l’ordre,> l’individu est un monstre. Monstruosité ou perfection, qualités ou défauts, tout cela est donné à l’individu par la nature, il apporte tout cela en naissant. Mais du moment qu’une faculté existe, elle doit s’exercer, et tant que l’animal n’est pas arrivé à l’âge de sa décroissance naturelle, elle tend nécessairement à se développer, et à se# |50 fortifier par cet exercice répété qui crée l’habitude, base de tout développement animal; et plus elle se développe et s’exerce et plus elle devient dans l’animal une force irrésistible à laquelle il doit obéir. <Il arrive>

Il arrive quelquefois que la maladie, ou des circonstances extérieures plus puissantes que cette tendance <irrestible de chaque individu d’aimer, d’exercer toutes ses faculés> <en empêche> fatale de l’individu, empêchent l’exercice et le développement <; et alors les facultés s’atrophient> d’une ou de plusieurs de ses facultés. Alors les organes correspondants <s’atrophient> s’atrophient,# |51 et tout l’organisme animal <en [ill.] souffr> se trouve frappé de souffrance, plus ou moins, selon l’importance <des organes qui se trouvent paralysés> de ces facultés et de leurs organes correspondants. <L’individu peut en> L’individu peut en mourir, mais tant qu’il vit, tant qu’il lui reste encore des facultés, il doit les exercer sous peine de mourir. Donc il n’en est point le maître du tout, il en est au# |52 contraire, l’agent involontaire, l’esclave. C’est le moteur universel, <<qui, [ill.] des causes déterminantes <[ill.]> de l’individu même qu’il détermine [quelques mots illisibles] Les facultés et toutes leurs manifestations, comme il détermine toute chose, agit>> ou bien la combinaison des causes déterminantes et productrices de l’individu, ses facultés y compris, qui agit en lui et par lui. C’est cette même Causalité universelle, inconsciente, fatale et aveugle, c’est cet ensemble de lois mécaniques, physiques, chimiques, organiques, animales et sociales, qui pousse tous les animaux, y compris l’homme, à l’action et qui est le vrai# |53 l’unique créateur du monde animal et humain. Apparaissant dans tous les êtres organiques et vivants comme un ensemble de facultés <ou de propriétés inhérentes dont les unes> ou de propriétés dont les unes sont inhérentes à tous, <d’autres> et d’autres propres seulement à des espèces, des <familles> familles ou [intercalé: à] des classes particulières, elle <constitue> constitue en effet la loi <constitution> fondamentale de la vie et imprime à chaque animal, y compris l’homme, cette# |54 tendance fatale de réaliser pour soi-même toutes les conditions vitales de sa propre espèce, c’est à dire de satisfaire tous ses besoins. Comme organisme vivant, doué de cette double propriété de la sensibilité et de l’irritabilité, et comme tel, éprouvant tantôt la souffrance, tantôt le plaisir, tout animal, y compris l’homme, est forcé, par sa propre nature, à manger et à boire avant tout et à se mettre en mouvement, tant pour chercher sa nourriture, que pour obéir à un besoin <impérieux> impérieux de ses muscles; il est forcé de se conserver, de s’abriter, de se défendre contre tout ce qui le menace dans sa nourriture, dans sa santé, <dans les> et dans toutes les conditions de sa vie; forcé d’aimer, de s’accoupler et de procréer; forcé de réfléchir, dans la <mesure de> mesure de ses capacités intellectuelles, aux conditions de sa conservation et de son existence; <forcée> forcé de vouloir toutes ces conditions [intercalé: pour lui-même;] et, dirigé par une sorte de prévision, <base> fondée sur l’expérience et dont aucun animal n’est absolument dénué, forcé de travailler, dans la mesure de son intelligence et de sa force musculaire, afin de se les assurer pour un lendemain plus ou moins éloigné.

Fatale et irrésistible dans tous les animaux, sans excepter l’homme le plus civilisé, cette tendance impérieuse et fondamentale de la vie constitue la base même de toutes les passions animales et humaines: instinctive, on pourrait presque dire mécanique dans les organisations les plus inférieures; plus intelligente dans les espèces supérieures, elle n’arrive à une pleine conception d’elle-même que dans l’homme; parce que, doué à un degré<s>e supérieur de la faculté si précieuse de combiner, de grouper et d’exprimer <complètement> intégralement ses pensées, seul capable de faire#

|55 [au verso de cette page:] 2. L’homme

Intelligence – Volonté

118-151#

|56 abstraction, dans sa pensée, et du monde extérieur et même de son propre monde intérieur, l’homme seul est capable de s’élever jusqu’à l’universalité des choses et des êtres, et du haut de cette abstraction, se considérant lui-même comme un objet de sa propre pensée, il peut comparer, critiquer, ordonner et subordonner ses propres besoins, sans pouvoir naturellement sortir jamais des conditions vitales <et fatales> de sa propre existence; ce qui lui permet, dans ces limites sans doute très restreintes, et sans qu’il puisse rien changer au courant universel et fatal des effets et des <causes> causes, de déterminer d’une manière abstractivement réfléchie ses propres actes, et lui donne, vis-à-vis de la nature, une fausse apparence <de volonté absolument libre.> de spontanéité et d’indépendance absolues. Eclairé par la science et dirigé par <cette> la volonté abstractivement réfléchie, de l’homme, le travail animal, ou bien cette activité fatalement imposée à tous les êtres vivants, comme une <condition> condition essentielle de leur vie, – activité qui tend à modifier le monde extérieur selon les besoins de chacun et qui <est tout aussi [ill.] obligatoire pour l’homme que pour le dernier> se manifeste dans l’homme avec la même fatalité que dans le dernier animal de cette terre – se transforme <dans> <pour> néanmoins pour la conscience de l’homme en un travail savant et libre.

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Quels sont les besoins de l’homme et quelles sont les conditions de son existence?

En examinant de plus près cette question, nous trouverons que malgré la distance infinie qui semble séparer le monde humain du monde animal, au fond, les points cardinaux de l’existence humaine la plus raffinée et de l’existence animale la moins développée sont identiques: naître, se développer et grandir, travailler pour manger, pour# |57 s’abriter et pour se défendre, maintenir son existence individuelle dans le milieu social de l’espèce, aimer, se reproduire, puis mourir… A ces points il s’en ajoute seulement pour l’homme un nouveau: c’est penser et connaître, faculté et besoin qui se rencontrent sans doute à un degré inférieur, quoique déjà fort sensible, dans les animaux qui par leur organisation se rapprochent davantage de l’homme, mais qui dans l’homme seul arrivent à une puissance tellement impérative et persévéramment dominante qu’ils transforment, à la longue, toute sa vie. Comme l’a fort bien observé l’un des plus hardis et sympathiques penseurs de nos jours, Ludwig Feuerbach, l’homme fait tout ce que les animaux font, seulement il est appelé à le faire, et grâce à cette faculté si étendue de penser, grâce à cette puissance d’abstraction qui le distingue des animaux de toutes les autres espèces, il est forcé de le faire – de plus en plus humainement. C’est toute la différence, mais elle est énorme. Elle contient en germe toute notre civilisation, avec toutes les merveilles de l’industrie, de la science et des arts; avec tous ses développements religieux, [intercalé: philosophiques,] esthétiques, politiques, économiques et sociaux – en un môt tout le monde de l’histoire.

Tout ce qui vit, ai-je dit, poussé par une fatalité qui lui est inhérente et qui se manifeste en chaque être comme un ensemble de facultés ou de propriétés, tend à se réaliser dans la plénitude de son être. L’homme, être pensant en même temps que vivant, pour se réaliser dans cette plénitude, doit se connaître. C’est la cause de l’immense retard que nous trouvons dans son développement, et ce qui fait que, pour arriver à l’état actuel de la civilisation dans les pays les plus avancés, état encore si peu conforme à l’idéal vers lequel nous tendons aujourd’hui, il lui a fallu je ne sais combien de dizaines ou de centaines de siècles… On dirait que dans sa recherche de lui-même, à travers toutes ses pérégrinations et transformations historiques, il a dû d’abord épuiser toutes les brutalités, toutes# |58 les iniquités et tous les malheurs possibles, pour réaliser seulement ce peu de raison et de justice qui règne aujourd’hui dans le monde.

Poussé toujours par cette même fatalité qui constitue la loi fondamentale de la vie, l’homme crée son monde humain, son monde historique, en conquérant pas à pas sur le monde extérieur et sur sa propre bestialité, sa liberté et son humaine dignité. Il les conquiert par la science et par le travail.

Tous les animaux sont forcés de travailler pour vivre; tous, sans y prendre garde et sans en avoir la moindre conscience, participent dans la mesure de leurs besoins, de leur intelligence et de leur force à l’oeuvre si lente de la transformation de la surface de notre globe en un lieu favorable à la vie animale. Mais ce travail ne devient un travail proprement humain que lorsqu’il commence à servir à la satisfaction, non plus seulement des besoins fixes et fatalement circonscrits de la vie animale, mais encore de ceux de l’être social, pensant et parlant qui tend à conquérir et à réaliser pleinement sa liberté.

L’accomplissement de cette tache immense et que la nature particulière de l’homme lui impose comme une nécessité inhérente à son être, – l’homme est forcé de conquérir sa liberté – l’accomplissement de cette tache n’est pas seulement une oeuvre intellectuelle et morale; c’est avant tout, dans l’ordre du temps aussi bien qu’au point de vue de notre développement rationnel, une oeuvre d’émancipation matérielle. L’homme ne devient réellement homme, il ne conquiert la possibilité de son émancipation intérieure, qu’autant qu’il est parvenu à rompre les chaînes d’esclave que la nature extérieure fait peser sur tous les êtres vivants. Ces chaînes, <sont> en commençant par les plus grossières et les plus apparentes, sont les privations de toute espèce, l’action <incessante> incessante des saisons et des climats, la faim, le froid, le chaud, l’humidité, la secheresse et tant d’autres influences matérielles qui agissent directement sur la vie animale et qui maintiennent l’être vivant dans une# |59 dépendance quasi absolue vis-à-vis du monde extérieur; les dangers permanents qui sous la forme de phénomènes naturels de toutes sortes le menacent et l’oppressent de tous les côtés, d’autant plus qu’étant lui-même un être naturel et rien qu’un produit de cette même nature qui l’étreint, et <le pénêtre> l’enveloppe, le pénêtre, il porte pour ainsi dire l’ennemi en lui-même et n’a aucun moyen de lui échapper. De là naît cette crainte perpetuelle qu’il ressent et qui constitue le fond de toute existence animale, crainte qui, comme je le montrerai plus tard, constitue la base première de toute religion… De là résulte aussi pour l’animal la nécessité de lutter <contre les dang> pendant toute sa vie contre les dangers qui le menacent du dehors; de soutenir son existence propre, comme individu, et son existence sociale, comme espèce, au détriment de tout ce qui l’entoure: choses, êtres organiques et vivants. De là pour les animaux de toutes les espèces la nécessité du travail.

Toute l’animalité travaille et ne vit qu’en travaillant. L’homme, être vivant, n’est pas soustrait à cette nécessité qui est la loi suprême de la vie. Pour maintenir son existence, pour se développer dans la plénitude de son être, il doit travailler. Il <n’y a entre son travail et celui des> y’a pourtant entre le travail de l’homme et celui des animaux de toutes les autres espèces une différence <essentielle> <énorme> <[ill.]> énorme: le travail des animaux est stagnant, parce que leur intelligence est stagnante; celui de l’homme au contraire est essentiellement progressif, parce que son intelligence est au plus haut degré progressive.

Rien ne prouve mieux l’infériorité décisive de toutes les autres espèces d’animaux, par rapport à l’homme, que ce fait incontestable et incontesté, que les méthodes aussi bien que les produits du travail tant collectif qu’individuel de tous les [intercalé: autres] animaux, <moins l’homme> méthodes et produits souvent tellement ingénieux qu’on les croirait dirigés et confectionnés par une intelligence scientifiquement développée, ne varient et ne se perfectionnent presque pas. Les fourmis, les abeilles, les castors, et d’autres animaux qui vivent en république, font aujourd’hui précisement ce qu’ils ont fait il y’a trois mille ans, ce qui prouve que dans leur intelligence il n’y a pas de progrès. Ils sont aussi savants et aussi bêtes à cette heure qu’il y’a# |60 trente ou quarante siècles. Il se fait bien un mouvement progressif dans le monde animal. Mais ce sont les espèces elles mêmes, les familles et les classes qui se transforment lentement, poussées par la lutte pour la vie, cette loi suprême du monde animal, et <dans laquelle> en conséquence de laquelle les organisations les plus intelligentes et les plus énergiques remplacent successivement des organisations inférieures, incapables de soutenir à la longue cette lutte contre elles. Sous ce rapport, mais seulement sous ce rapport, il y’a incontestablement dans le monde animal mouvement et progrès. Mais au sein même des espèces, des familles et des classes d’animaux, en tant qu’invariables et fixes, il n’y en a aucun ou presque aucun.

Le travail de l’homme, considéré tant au point de vue des méthodes, qu’à celui des produits, est aussi perfectible et progressif que son esprit. Par la combinaison de son activité cérébrale ou nerveuse avec son activité musculaire, de son intelligence scientifiquement développée avec sa force physique, par l’application de sa pensée progressive à son travail qui, d’exclusivement animal, instinctif et quasi-machinal et aveugle qu’il était d’abord, devient de plus en plus intelligent, l’homme crée son monde humain. Pour se faire une idée de l’immense carrière qu’il a parcourue et des progrès énormes de son industrie, qu’on compare seulement la hutte du sauvage avec ces palais <de Paris> luxueux de Paris que les sauvages Prussiens se croient providentiellement destinés à détruire; et les pauvres armes des populations primitives avec ces terribles engins de destruction qui semblent être devenus le dernier de la civilisation germanique.

Ce que toutes les autres espèces d’animaux, prises ensemble, n’ont pu faire, l’homme seul l’a fait. Il a réellement transformé une grande partie de la surface du globe; il en a fait un lieu favorable à l’existence, à la civilisation humaine. Il a maîtrisé et vaincu# |61 et vaincu la nature. Il a transformé cet ennemi, ce despote <si terr> d’abord si terrible, en un serviteur utile, ou au moins en un allié aussi puissant que fidèle.

Il faut pourtant se rendre bien compte du véritable sens de ces expressions: vaincre la nature, maîtriser la nature! au risque de tomber dans un mésentendu très facheux, et d’autant plus facile, que les théologiens, les métaphysiciens et les idéalistes de toutes sortes ne manquent jamais de s’en servir pour démontrer la supériorité de l’homme-esprit sur la nature-matière. Ils prétendent qu’il existe un esprit en dehors de la matière et ils subordonnent naturellement la matière à l’esprit. Non contents de cette subordination ils font procéder la matière de l’esprit, en présentant ce dernier comme le Créateur de la première. Nous avons fait justice de ce non-sens dont nous n’avons plus à nous occuper ici. Nous ne connaissons <pas> et ne reconnaissons pas d’autre esprit que l’esprit animal considéré dans sa plus haute expression, comme esprit humain. Et nous savons que cet esprit n’est point un être à part en dehors du monde matériel, <du monde réel> mais qu’il n’est autre chose que le propre fonctionnement de <la> cette matière organisée et vivante, de la matière animalisée; et spécialement celui du cerveau.

Pour maîtriser la nature dans le sens des métaphysiciens, l’esprit devrait en effet exister <en deh> tout-à-fait en dehors de la matière. Mais aucun idéaliste n’a encore su répondre à cette question: La matière n’ayant point de limites ni dans sa longueur, ni dans sa largeur, ni dans sa profondeur, et l’esprit étant supposé résider en dehors de <la> cette matière qui occupe dans tous les sens possibles toute l’infinité de l’espace, quelle peut-être donc la place de l’esprit? Ou bien il doit occuper la même place que la matière, être <exp> exactement répandu partout comme elle, avec elle, être inséparable de la matière, ou bien il ne peut exister. Mais <s’il> si l’esprit pur est inséparable de la matière, alors il est perdu dans la matière et il n’existe que comme matière; ce qui reviendrait à dire que la matière seule existe. Ou bien il faudrait supposer que tout en étant inséparable de# |62 la matière, il reste en dehors d’elle. Mais où donc, puisque la matière occupe tout l’espace? Si l’esprit est en dehors de la matière, il doit être limité par elle. Mais comment l’immatériel pourrait il être soit limité, soit contenu par le matériel, l’infini par le fini? L’esprit étant absolument étranger à la matière et indépendant d’elle, n’est il pas évident qu’il ne doit, qu’il ne peut exercer sur elle la moindre action, <<ni avoir aucune <prise> prise contre elle,>> ni avoir aucune prise contre elle, car [intercalé: seulement] ce qui est matériel <seulement> peut agir sur <la matière> les choses matérielles.

On voit bien que de quelque manière qu’on pose cette question on arrive nécessairement à une absurdité monstrueuse. En s’obstinant à faire vivre ensemble deux choses [intercalé: aussi] incompatibles que l’esprit pur et la matière, on aboutit à la négation de l’un et de l’autre, au néant. Pour que l’existence de la <matière> matière soit possible, il faut qu’elle soit, <la base [ill.] ce qui est, le fonfament de l’esprit.> elle qui est l’Etre par excellence, l’Etre unique, en un môt tout ce qui est, il faut dis-je qu’elle soit la base unique de toute chose existante, le fondement de l’esprit. Et pour que l’esprit puisse avoir une consistance réelle, il faut qu’il procède de la matière, qu’il en soit une <manifestation> manifestation, le fonctionnement, le produit. L’esprit pur, comme je m’en vais le démontrer plus tard, n’est autre chose que l’abstraction absolue, le Néant.

Mais du moment que l’esprit est le produit de la matière, comment peut-il modifier la matière? <du moment que> Puisque l’esprit humain n’est autre chose que le fonctionnement de l’organisme humain, et que cet organisme est le produit tout-à-fait matériel de cet ensemble indéfini d’effets et de causes, de cette causalité universelle que nous appelons la nature, où <prendre> prend-t-il la puissance nécessaire pour transformer la nature? Entendons nous bien: l’homme ne peut arrêter ni changer ce courant universel des effets et des causes; il est incapable de modifier aucune loi de la nature, puisqu’il n’existe lui-même et qu’il n’âgit, soit consciemment, soit inconsciemment, qu’en vertu de ses lois. Voici un ouragan qui souffle et qui brise tout sur son passage, poussé par une force qui lui semble inhérente. S’il avait pu avoir conscience de lui-même, il aurait pû dire: c’est moi qui, par mon action et ma volonté spontanée, brise ce que la# |63 <<la matière, il reste en dehors d’elle. Mais ou <, puis> donc, puis que la matière occupe tout l’espace? S’il est en dehors de la matière, il est limité par la matière, et comment <l’absol> l’immatériel absolu pourrait-il être limité par < l’absol> <le matériel absolu le> par l’absolument matériel? Comment quelque chose d’immatériel pourrait-il exercer la moindre action sur la matière>># |64 nature a créé”; et il serait dans l’erreur. Il est une cause de destruction, sans doute, mais une cause relative, effet d’une quantité d’autres causes; il n’est qu’un phénomène fatalement déterminé par la causalité universelle, par cette <ensemble> ensemble d’actions et de réactions continues qui constitue la nature. Il en est de même de tous les actes qui peuvent être accomplis par tous les êtres organisés, animés et intelligents. <Chacun, après [intercalé: n’] avoir été d’abord rien qu’un produit et notamment à l’instant de sa naissance, où il> A l’instant où ils naissent, ils ne sont d’abord rien que des produits; mais à peine nés, tout en continuant d’être produits et reproduits jusqu’à leur mort par cette même nature qui les a créés, ils deviennent à leur tour des causes relativement agissantes, les uns avec la conscience et le sentiment de ce qu’ils font, comme <les animaux> tous les animaux <à commencer par> y compris l’homme, les autres inconsciemment, comme toutes les plantes. Mais quoi qu’ils fassent, les uns comme les autres, ne sont rien que des causes relatives, agissantes au sein même et selon les lois de la nature, jamais contre elle. Chacun agit selon les facultés ou les propriétés ou les lois qui lui sont passagèrement inhérentes, qui <constitue> constituent tout son être, mais qui ne sont pas irrévocablement <pas> attachées à son existence; preuve, <que lorsqu’ils> lorsqu’il meurt, ces facultés, ces propriétés, ces lois ne meurent pas; elles lui survivent, <s’adhérent> <en s’ahérant> adhérentes à des êtres nouveaux et n’ayant d’ailleurs aucune existence en dehors de cette <<succession <des ét> <d’êtres> des êtres réels,>> contemporanéité et de cette succession des êtres réels, de sorte qu’elles ne constituent <pas> elles-mêmes <un Etre immatériel, un être à part> aucun être immatériel ou à part, étant éternellement adhérentes aux transformations de la matière inorganique, organique et animale, ou plutôt n’étant elles-mêmes autre chose que ces transformations régulières de l’être unique, de la matière, dont chaque être, même le plus intelligent, [intercalé: et en apparence le plus volontaire, le plus libre,] à chaque moment de sa vie, quoi qu’il pense, quoi qu’il entreprenne, quoi qu’il fasse, n’est rien qu’un représentant, un fonctionnaire, un organe [intercalé: involontaire et] fatalement déterminé par le courant universel des effets et des causes.

L’action des hommes sur la nature, aussi fatalement déterminée par les lois de la nature que <toute autre> l’est toute autre action dans le monde, est la continuation, très indirecte sans doute, <de tous les êtres inorganiques composés et> de l’action mécanique, physique et chimique de tous les êtres inorganiques composés et élémentaires; la continuation plus directe <des plu> <de toutes># |65 de l’action des plantes sur leur milieu naturel; et la <condition immédi> continuation immédiate de l’action de plus en plus développée et consciente d’elle-même de toutes les espèces d’animaux. Elle n’est pas en effet autre chose que l’action animale, mais dirigée par une intelligence progressive, par la science, cette intelligence progressive et cette science n’étant d’ailleurs elle-même qu’une transformation nouvelle de la matière dans l’homme; d’où il résulte que lorsque l’homme agit sur la nature, c’est encore la nature qui réagit sur elle même. On voit qu’aucune révolte de l’homme contre la nature n’est possible.

L’homme ne peut donc jamais lutter contre la nature; par conséquent il ne peut ni la vaincre, <ni l> ni la maîtriser; alors même, ai-je dit, qu’il entreprend et qu’il accomplit des actes qui sont en apparence les plus contraires à la nature, il obéit encore aux lois de la nature. Rien ne peut l’y soustraire, il en est l’esclave absolu. Mais cet esclavage n’en est pas un, parce que tout esclavage suppose deux êtres existant l’un en dehors de l’autre et dont l’un <et> est soumis à l’autre. L’homme n’est pas en dehors de la nature, n’étant lui-même rien que nature; donc il ne peut pas en être esclave.

Quelle <significati> est donc la signification de ces mots: combattre, maîtriser la nature? Il y’a là un mésentendu éternel qui s’explique par le double sens qu’on attache ordinairement à ce môt, nature. <D’une part> Une fois on la considère comme l’ensemble universel des choses et des êtres aussi bien que des lois naturelles; contre la nature ainsi entendue, ai-je dit, il n’y a point de lutte possible; puisqu’elle embrasse et contient tout, elle est l’omnipotence absolue, l’être unique. Une autre fois on entend par ce môt nature l’ensemble plus ou moins restreint des phénomènes, des choses et des êtres qui entourent l’homme, en un môt: son monde extérieur. Contre cette nature extérieure, la lutte n’est pas seulement possible, elle est fatalement nécessaire, fatalement imposée par la nature universelle à tout ce qui vit, à tout ce qui existe; car tout être existant et vivant, comme je l’ai déjà observé, porte en lui-même cette double <la nature> loi naturelle: 1o de ne point pouvoir vivre en dehors de son milieu naturel ou de son monde extérieur; et 2o, de ne pouvoir s’y maintenir, qu’en existant, qu’en vivant à son détriment, qu’en luttant constamment contre lui. C’est donc ce monde# |66 <exté> ou cette nature extérieure que l’homme, armé des <propriét> facultés et des propriétés dont la nature universelle l’a doué, peut et doit vaincre, peut et doit maîtriser; né dans la dépendance d’abord quasi-absolue [intercalé: de cette nature extérieure,] il doit l’asservir à son tour et conquérir <par là même> <sa liberté et son humanité> <sur cette nature extérieure> sur elle sa propre liberté et son humanité.

Antérieurement à toute civilisation et à toute histoire, à une époque excessivement reculée et pendant une période [intercalé: de temps] qui a pu durer on ne sait combien de milliers d’années, <le fut> l’homme ne fut rien [intercalé: d’abord] qu’une bête sauvage parmi tant d’autres bêtes sauvages – un gorilla peut-être, ou un parent très proche du gorilla. Animal carnivore ou plutôt omnivore, il était sans doute plus vorace, plus féroce, plus cruel que ses cousins des autres espèces. Il faisait une guerre de destruction comme eux et il travaillait comme eux. Tel fut son état d’innocence préconisé par toutes les religions possibles, l’état idéal tant vanté par J. Jaques Rousseau<, le prêtre de la dernière religion, de la religion métaphysique.>. Qu’est ce qui l’a arraché à ce paradis animal? Son intelligence progressive s’appliquant naturellement, nécessairement et successivement à son travail animal. Mais en quoi consiste le progrès de l’intelligence humaine? Au point de vue formel, il <s’> consiste surtout dans la plus grande habitude de penser qui s’acquiert par l’exercice de la pensée et dans la conscience plus précise et plus nette de sa propre activité. Mais tout ce qui est formel n’acquiert une réalité quelconque <que for> qu’en se rapportant à son objet: et quel est l’objet de cette activité formelle que nous appelons la pensée? C’est le monde réel. L’intelligence humaine ne se développe, ne progresse que par la connaissance des choses et des faits réels; par l’observation réfléchie et par la constatation de plus en plus <app> exacte et détaillée <de l> des rapports qui existent entre eux et de la succession régulière des phénomènes naturelles, des différents ordres de leur développement, ou, en un môt, de toutes les lois qui leur sont propres. Une fois que l’homme a acquis la connaissance de ces lois, auxquelles sont soumises toutes les existences réelles, y compris la sienne propre, il apprend d’abord à prévoir certains phénomènes, ce qui lui permet <d’ou prévenir> de les prevenir ou de se garantir contre leurs conséquences qui pourraient être facheuses et nuisibles pour lui. En outre, <la> cette# |67 connaissance des lois qui président au développement des phénomènes naturels, appliquée à son travail musculaire et d’abord purement instinctif ou animal, lui permet à la longue de tirer parti de ces mêmes phénomènes naturels et de toutes les choses dont l’ensemble constitue son monde extérieur et qui lui étaient d’abord si hostiles, mais qui, grâce à ce larcin scientifique, finissent par contribuer puissamment à la réalisation de ses bûts.

Pour donner un exemple très simple, c’est ainsi que le vent qui d’abord l’écrasait sous la chute des arbres déracinés par sa force, ou qui <[ill.]> renversait sa hutte sauvage, a été forcé <de mou> plus tard de moudre son blé. C’est ainsi qu’un des éléments les plus destructeurs, le feu, arrangé convenablement, a donné à l’homme une bienfaisante chaleur, et une nourriture moins sauvage, plus humaine. On a observé que les singes les plus intelligents, une fois que le feu a été allumé, savent bien venir s’y chauffer; mais qu’aucun <singu> n’a su en allumer un lui-même, <n’y> ni même l’entretenir en y jetant du bois nouveau. Il est indubitable aussi que bien des siècles se passèrent, avant que l’homme sauvage et aussi peu intelligent que les singes, ait appris cet art aujourd’hui si rudimentaire, si trivial et en même temps si précieux d’attiser et de manier le feu pour son propre usage. Aussi les mythologies anciennes ne manquèrent elles pas de diviniser l’homme ou plutôt les hommes qui en surent tirer parti les premiers. <En général nous devons> Et en général, nous devons supposer que les arts les plus simples et qui constituent à cette heure les bases de l’économie domestique des populations les moins civilisées ont couté des efforts immenses d’invention aux premières générations humaines. Cela explique la lenteur désespérante <des p> du développement humain pendant les premiers siècles de l’histoire, comparé au rapide développement de nos jours.

Telle est donc la manière dont l’homme a transformé et continue de transformer, de vaincre et de maîtriser son milieu, la nature extérieure. Est-ce par une révolte contre les lois de cette nature universelle qui, embrassant tout ce qui# |68 est, constitue aussi sa propre nature? <Au contraire>, c’est par la connaissance et par l’observation la plus respectueuse et la plus scrupuleuse de ces lois qu’il parvient non seulement à s’émanciper successivement du joug de la nature extérieure, mais encore à l’asservir, au moins en partie, à son tour.

Mais l’homme ne se contente pas de cette action sur la nature proprement extérieure. En tant qu’intelligence, capable de faire abstraction de son propre corps et de toute sa personne, et de la considérer comme un objet extérieur, l’homme, toujours poussé par une nécessité inhérente à son être, applique le même procédé, la même méthode, pour modifier, pour corriger, pour perfectionner sa propre nature. Il est un joug naturel intérieur que l’homme doit également secouer. Ce joug se présente à lui d’abord sous la forme de ses imperfections <naturelles, tant co> et faiblesses ou même [intercalé: de ses] maladies <naturelles> individuelles, tant corporelles qu’intellectuelles et morales; puis sous la forme plus générale de sa brutalité ou de son <humanité> animalité mise en regard de son humanité, cette dernière se réalisant en lui <d’une manière p> progressivement, par le développement collectif de son milieu social.

Pour combattre cet esclavage intérieur, l’homme n’a également pas d’autre moyen que la science des lois naturelles qui président à son développement individuel et à son développement collectif, et que l’application de cette science <tant à son éducation> tant à son éducation individuelle (par l’hygiène, par la gymnastique <du> de son corps, <des> de ses affections, de son esprit et de sa volonté, et par une instruction rationnelle), qu’à la transformation successive de l’ordre social. Car, non seulement lui-même, considéré comme individu, son milieu social, cette société humaine, dont il est le produit immédiat, n’est à son tour rien qu’un produit de l’universelle et omnipotente nature, au même titre et de la même manière que le sont les fourmillières, les ruches, les républiques de castors et toutes les autres espèces d’associations animales; et de même que ces associations se sont incontestablement formées et <[ill.]># |69 vivent encore aujourd’hui conformement à des lois naturelles qui leur sont propres; de même la société humaine, dans toutes les phases de son développement historique, obéit, sans qu’elle <sen> s’en doute elle-même pour la plupart du temps, à des lois qui <tout> sont tout aussi naturelles que les lois qui dirigent les associations animales, mais dont une partie au moins lui sont exclusivement inhérentes. L’homme par toute sa nature, tant extérieure qu’intérieure, <n’est> n’étant autre chose qu’un animal qui, grâce à l’organisation comparativement plus parfaite de son cerveau, est <doué d’une> seulement doué d’une plus grande dose d’intelligence et de puissances affectives que les animaux des autres espèces. La base de l’homme, considéré comme individu, <<est donc complètement animale, <[ill.] il résulte que> <celle de l’humaine> la base de l’humaine société l’est aussi>> <la société humaine est nécessairement aussi> étant <donc> par conséquent complètement animale, celle de <l’hu> l’humaine société ne saurait être autrement qu’animale. Seulement comme l’intelligence de l’homme-individu est progressive, l’organisation de cette société doit l’être aussi. Le progrès est précisement la loi naturelle fondamentale et exclusivement inhérente à <l’homme collectif> l’humaine société.

En réagissant sur lui-même et sur le milieu social dont il est, comme je viens de le dire, le produit immédiat, l’homme, ne l’oublions jamais, ne fait donc autre chose qu’obéir encore à des lois naturelles qui lui sont propres, et qui agissent en lui avec une implacable et irrésistible fatalité. Dernier produit de la nature, sur la terre, l’homme en continue, pour ainsi dire, par son développement individuel et social, l’oeuvre, la création, le mouvement et la vie. Ses pensées et ses actes les plus intelligents, les plus abstraits, et comme tels, les plus éloignés de ce qu’on appelle communément la nature, n’en sont rien que des créations ou des manifestations nouvelles. Vis à vis de cette nature universelle l’homme ne peut donc avoir aucun rapport extérieur <soit> ni d’esclavage, <soit> ni de lutte, car il porte en lui-même cette nature et n’est rien en dehors d’elle. Mais en étudiant ses lois, en s’identifiant en quelque sorte avec elles, les transformant par un procédé psychologique, propre à son cerveau, en idées et en convictions humaines, il s’émancipe du <double> triple joug que lui imposent <à sa naissance à la vie> d’abord la nature extérieure, sa propre nature# |70 individuelle intérieure et la société dont il <fait partie.> est le produit.

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Après tout ce qui vient d’être dit, il me paraît évident, qu’aucune révolte contre ce que j’appelle la causalité ou la nature universelle n’est possible: elle l’enveloppe, elle le pénètre, elle est aussi bien en dehors de lui qu’en lui-même, elle constitue tout son être. En se révoltant contre elle, il se révolterait contre lui-même. Il est évident qu’il est impossible à l’homme de concevoir seulement la velléité et le besoin d’une pareille révolte, puisque, n’existant pas en dehors de la nature universelle et <la portant en lui-même, il ne peut se considérer, ni se seryir par rapport à elle comme un esclave> la portant en lui-même, étant en pleine identité avec elle> se trouvant à chaque instant de sa vie en pleine identité avec elle, il ne peut se considérer ni se sentir vis à vis d’elle comme un esclave. Au contraire, c’est en étudiant et en <observant> s’appropriant pour ainsi dire par la pensée, les lois éternelles de cette nature, lois qui se manifestent également et dans tout ce qui constitue son monde extérieur et dans son propre développement individuel: corporel, intellectuel et moral, qu’il parvient à secouer successivement le joug de la nature extérieure, celui de ses [intercalé: propres] imperfections naturelles et, <comme nous les nous> comme nous le verrons plus tard, celui d’une <société> organisation sociale autoritairement constituée.

Mais alors comment a pu surgir dans <l’homme> l’esprit de l’homme cette pensée historique de la séparation de l’esprit et de la matière? Comment a-t-il pu concevoir la tentative impuissante, ridicule, mais également historique d’une révolte contre la nature? Cette pensée et cette tentative sont contemporaines de la création historique de l’idée de Dieu; elles en ont été la conséquence nécessaire. L’homme n’a entendu d’abord sous ce môt nature que ce que nous appelons la nature extérieure, y compris son propre corps; et ce que nous appelons la nature universelle, il l’a appelé Dieu; dès lors les lois de la nature sont devenues, non des lois inhérentes, mais des manifestations de la volonté divine, des commandements de Dieu, imposés d’en haut tant à <l’homme qu’à> la nature qu’à l’homme. Après quoi, l’homme prenant#

|71 [au verso de cette page:] 3. Animalité

Humanité –

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152-165#

|72 [intercalé: parti] pour ce Dieu créé par lui-même, contre la nature et contre lui-même, s’est déclaré en révolte contre elle et a fondé son propre esclavage politique et social.

Telle fut l’oeuvre historique de tous les dogmes et cultes religieux.

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2. La Religion#

Aucune grande transformation politique et sociale ne s’est faite dans le monde, <politique et sociale> sans qu’elle n’ait été accompagnée et souvent précédée par un mouvement analogue dans les idées religieuses et philosophiques qui dirigent la conscience tant des individus que de la société.

<<Toutes les religions, avec leurs Dieux et leurs saints, n’ayant jamais été rien que la création de la fantaisie croyante et crédule de l’homme, non encore arrivé à la pleine possession de ses facultés intellectuelles, le ciel religieux <n’a été> [intercalé: <n’est autre chose>] n’est autre chose qu’un mirage où l’homme exalté par l’ignorance et la foi, retrouve sa propre image, mais <exagérée> agrandie et renversée, c’est à dire divinisée. L’histoire des religions, celle de la naissance, de la grandeur et de la décadence des Dieux qui se sont succédé dans la croyance humaine, n’est donc rien que le développement de l’intelligence et de la conscience collective des hommes. A mesure. A mesure que, dans leur marche historiquement progressive, ils découvraient soit en eux, soit en dehors d’eux-mêmes une force, une capacité, une qualité ou même un grand défaut quelconques, ils l’attribuaient à leurs dieux, après les avoir exagérés, élargis outre toute mesure, comme font ordinairement les enfants, par un acte de fantaisie religieuse. Grâce à cette modestie ou à cette générosité des hommes, le ciel s’est enrichi des dépouilles de la terre et, par une conséquence naturelle, plus le ciel devenait riche, plus l’humanité devenait misérable. Une fois la divinité installée, elle fut naturellement proclammée la maîtresse, la source, la dispensatrice absolue de toutes choses: le monde réel ne fut plus rien.>> [en marge: Employé Employé]#

|73 <<A moins de vouloir l’esclavage, nous ne pouvons, ni ne devons faire la moindre concession ni à la théologie, ni même à la métaphysique; car dans cet alphabet mystique et rigoureusement conséquent, qui commence par A devra fatalement arriver à Z, et qui veut adorer Dieu devra renoncer à sa liberté et à sa dignité d’homme:

Dieu est – donc l’homme est esclave.

L’homme est intelligent, juste, libre – donc Dieu n’existe pas. Nous défions qui que ce soit de sortir de ce cercle; et maintenant qu’on choisisse.>> [en marge: (167)]

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D’ailleurs l’histoire ne nous démontre-t-elle pas que [intercalé: les prêtres de] toutes les religions, excepté ceux des cultes persécutés, ont toujours été les alliés de la tyrannie. Et ces derniers même, tout en combattant et en maudissant les pouvoirs qui leur étaient contraires, ne disciplinaient-ils pas leurs propres croyants, en vue d’une tyrannie nouvelle? L’esclavage intellectuel, de quelque nature qu’il soit, aura toujours pour corollaire l’esclavage politique et social. Aujourd’hui le christianisme sous toutes ses formes différentes, <y compris la> et avec lui cette métaphysique doctrinaire, déiste [intercalé: ou] panthéiste et qui n’est autre chose qu’une théologie <masq> mal grimée, font ensemble le plus formidable obstacle à l’émancipation de la société; et pour preuve, c’est que tous les gouvernements, tous les hommes d’Etat, tous les hommes qui se considèrent, soit officiellement soit officieusement, comme les pasteurs du peuple, et dont l’immense majorité n’est aujourd’hui sans doute ni chrétienne, ni même déiste, mais esprit fort, ne croyant, comme Mr de Bismark, feu le Ct de Cavour, feu Mourawieff le pendeur et Napoléon III, l’Empereur déchu, ni à Dieu ni au Diable, protègent néanmoins avec un intéret visible, toutes les religions, pourvu que ces religions enseignent, comme le font du reste toutes, la résignation, la patience et la soumission.

Cet intérêt <visible> unanime des <tous les> gouvernants de tous les pays pour le maintien du culte religieux, prouve combien il est nécessaire dans l’intérêt des peuples, qu’il soit combattu et renversé. <Est-il besoin de rappeler jusqu’à quel point les># |74 <<religions abêtissent et corrompent les peuples? Elles tuent en eux la raison, ce principal instrument de l’émancipation humaine, et les réduit à l’imbécillité, fondement principal de tout esclavage, en remplissant leur esprit d’absurdités divines. Elles fondent sur le travail l’humaine servitude; elles tuent la justice, faisant toujours pencher la balance en faveur des <heureux> coquins heureux et puissants, objets privilégiés de la sollicitude, de la grâce et de la bénédiction divines. Elles tuent l’humaine fierté et l’humaine dignité, ne protégeant que les rampants et les humbles; elles étouffent dans le coeur des peuples tout sentiment d’humanité et de bienveillance fraternelle en le remplaçant par une divine cruauté…

Toute religion est fondée sur le sang, car toutes, comme on sait, reposent essentiellement sur l’idée du sacrifice, c’est à dire sur l’immolation perpétuelle de l’humanité à l’inextinguible vengeance de la Divinité. Dans ce sanglant mystère, l’homme est toujours la victime, et le prêtre, homme aussi, mais homme privilégié par la grâce, est le divin bourreau. Cela nous explique pourquoi les prêtres de toutes les religions, les meilleurs, les plus humains, les plus doux, ont presque toujours dans le fond de leur coeur, et sinon dans le coeur, au moins dans leur esprit et dans leur imagination – et on sait l’influence que l’un et l’autre exercent sur le coeur – quelque chose de cruel et de sanguinaire; et pourquoi, <lorsqu’on> lorsque <on agit> fût agitée, il y’a quelques ans, partout, la question de l’abolition de la peine de mort, prêtres catholiques romains, [intercalé: prêtres] Moscovites et grecs orthodoxes, [intercale: prêtres] protestants <de toutes les couleurs> des sectes les plus différentes – tous se sont unanimement ou presque unanimement déclarés pour son maintien.>>

A côté de la question à la fois <positive et> négative et positive de l’émancipation et de l’organisation du travail sur les bases de l’égalité économique; à coté de la question exclusivement négative de l’abolition du pouvoir politique et de la liquidation de l’Etat, celle de la destruction des idées et des cultes religieux, est une des plus urgentes. Car tant que les idées religieuses ne seront pas <extir> radicalement# |75 extirpées de l’imagination des peuples, <aucune> la complète émancipation populaire restera impossible.

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Pour les hommes dont l’intelligence s’est élevée à la hauteur actuelle de la science, l’unité de l’univers ou de l’Etre réel est désormais un fait acquis. Mais il est impossible de nier que ce fait qui, pour nous, est d’une telle évidence que nous ne pouvons presque plus comprendre qu’il soit possible de le méconnaître, ne se trouve en flagrante contradiction avec la conscience universelle de l’humanité qui, abstraction faite de la différence des formes sous lesquelles elle s’est manifestée dans l’histoire, s’est <depuis> toujours unanimement prononcée pour l’existence de deux mondes distincts: le monde spirituel et le monde matériel, le monde divin et le monde réel. Depuis les grossiers fétichistes qui adorent dans le milieu qui les entoure l’action d’une puissance surnaturelle, incarnée dans quelque objet matériel, jusqu’aux métaphysiciens les plus <transcendants> subtils et les plus transcendants, l’immense majorité des hommes, tous les peuples ont cru et croient encore aujourd’hui à l’existence d’une divinité extramondiale quelconque.

<<Cette unanimité imposante, selon l’avis de beaucoup <de métaphysiciens renommés> d’hommes et d’écrivains illustres, et pour ne citer que les plus renommés entre eux, selon l’opinion éloquemment exprimée de Joseph de Maistre et du plus grand caractère de nos jours, le patriote italien Giuseppe Mazzini, vaut plus que toutes les démonstrations de la science; et si la logique d’un petit nombre de penseurs conséquents mais isolés lui est contraire, tant pis, disent-ils, pour cette logique, car le consentement universel, l’adoption universelle d’une idée ont été considérés de tout temps comme la preuve la plus victorieuse de sa vérité; le sentiment de tout le monde, une conviction qui se maintient toujours et partout ne saurait se tromper. Elle doit avoir sa racine dans une nécessité <inhérente> essentiellement inhérente à la nature même de l’homme. Mais s’il est vrai que, conformement à cette nécessité, l’homme ait absolument besoin de croire à l’existence d’un Dieu,>> [en marge: ϑΒ≅ΗΔ,∃:,>≅ [employé]# |76 <<surpris le secret, et vu la faiblesse naturelle de l’individu contre le <milieu> milieu social qui l’entoure, nous courons toujours le risque de retomber tôt ou tard, et d’une manière ou d’une autre, dans l’abyme de l’absurdité religieuse. Les exemples de ces conversions honteuses sont fréquents dans la société actuelle.>> [en marge: <172, 17> (171, 172)]

Il me paraît donc urgent de résoudre complètement la question suivante:

L’homme formant avec la nature universelle un seul <être> tout et n’étant que le produit matériel d’un concours indéfini de causes matérielles, comment l’idée de cette dualité, <elle> la supposition de l’existence de deux mondes opposés, [intercalé: dont] l’un spirituel, l’autre matériel, l’un divin, l’autre <tout> naturel, a-t-elle pu naître, s’établir et s’enraciner si profondément dans la conscience humaine?

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L’action et la réaction incessante du Tout sur chaque point et de chaque point sur le Tout constitue ai-je dit, la loi générique, suprême et la réalité même de <l’Univers> <cet Univers> cet Etre unique que nous appelons l’Univers et qui est toujours, à la fois, producteur et produit. Eternellement active, toute puissante, source et <résultat> résultante éternelle de tout ce qui est, de tout ce qui naît, agit et réagit, puis meurt en son sein, cette universelle solidarité, cette causalité mutuelle, <la nature, a> ce procès éternel de transformations <[intercalé: réelles] tant générales que partielles [intercalé: et [ill.] se produisent] dans un espace infini, la nature, a> réelles, tant <générales> universelles qu’infiniment détaillées et qui se produisent dans l’espace infini, la <nature> nature a créé parmi une quantité infinie d’autres mondes, notre terre, avec toute l’échelle de ses êtres, depuis les plus simples éléments chimiques, depuis <tout> les premières formations de la matière avec toutes ses <forces> propriétés mécaniques et physiques, jusqu’à l’homme. Elle les reproduit toujours, les développe, les nourrit, les conserve, puis lorsque leur terme arrive, et souvent même avant qu’il ne soit arrivé, elle les détruit ou plutôt les transforme en êtres nouveaux. Elle est donc la Toute-puissance contre laquelle il n’y a pas d’indépendance ni d’autonomie possible, l’être suprême qui embrasse et pénètre de son action irrésistible toute l’existence des êtres, et parmi les êtres vivants, il n’en est pas un seul qui ne porte en lui-même, sans doute, plus ou moins développé, le sentiment ou la sensation de cette influence suprême et de cette dépendance <absol> absolue. – Eh bien, cette sensation et ce sentiment constituent le# |77 fond même de toute religion.

La religion, comme on voit, ainsi que toutes les [intercalé: autres] choses humaines, a sa première source dans la vie animale. Il est impossible de dire qu’aucun animal, excepté l’homme, ait une religion déterminée, parce que la religion la plus grossière suppose encore un degr<és>é de réflexion, <aquel> auquel aucun animal, hormis l’homme, ne s’est encore élevé. Mais il est tout aussi impossible de nier que dans l’existence de tous les animaux, sans en excepter aucun, se trouvent tous les éléments pour ainsi dire matériels ou instinctifs, constitutifs de la religion, moins sans doute son côté proprement idéal, celui même qui doit la détruire tôt ou tard, la pensée. En effet, quelle est l’essence réelle de toute religion? c’est précisement ce sentiment d’absolue dépendance de l’individu passager vis-à-vis de l’éternelle et omnipotente nature.

Il nous est difficile d’observer ce sentiment et d’en analyser toutes les manifestations dans les <espèces> animaux d’espèces inférieures; pourtant nous pouvons dire que l’instinct de conservation qu’on retrouve jusque dans les organisations relativement les plus pauvres, sans doute à un moins degré que dans les organisations supérieures, n’est rien qu’une sagesse coutumière qui se forme en chaque animal, sous l’influence de ce sentiment qui n’étre autre <que le> que le premier fondement du sentiment religieux. Dans les animaux doués d’une organisation plus complète et qui se rapprochent davantage de l’homme, il se manifeste, d’une manière beaucoup plus sensible pour nous, dans la peur instinctive et panique, par exemple, qui s’empare d’eux à l’approche de quelque grande catastrophe naturelle, <telle qu’un tremb> telle qu’un tremblement de terre, un incendie de foret ou une forte tempête, ou bien à l’approche de quelque <[ill.]> féroce animal carnassier, d’un Prussien des forets. Et en général, on peut dire que la peur est un des sentiments prédominants dans la vie animale. Tous les animaux vivant en liberté sont farouches, ce qui prouve qu’ils vivent dans une peur instinctive incessante, qu’ils ont toujours le sentiment du danger, c’est à dire celui d’une influence toute-puissante qui les poursuit, les pénètre et les enveloppe toujours et partout. Cette crainte, la crainte de Dieu, diraient les théologiens, est le commencement de la sagesse, c’est à dire de la religion. Mais chez les animaux elle ne devient pas une religion, parce qu’il leur# |78 manque cette puissance de réflexion qui fixe le sentiment et en détermine l’objet et qui transforme ce sentiment en <pensée> <une pensée> une notion abstraite capable de se traduire en paroles. On a eu donc raison de dire que l’homme est religieux par nature, il l’est comme tous les autres animaux; mais lui seul sur cette terre a la conscience de sa religion.

La religion, a-t-on dit, est le premier reveil [Ici et sur les pages qui suivent, Bakounine écrit “réveil” et “se réveiller” au lieu de “éveil” et “s’éveiller”.] de la raison. Oui, mais sous la forme de la déraison. La religion, ai-je dit tout-à-l’heure, commence par la crainte. Et en effet, l’homme, en se reveillant aux premières lueurs de ce soleil intérieur qui s’appelle la conscience de soi-même, et en sortant lentement, pas à pas, du demi-sommeil magnétique, de cette existence toute d’instinct qu’il menait lorsqu’il se trouvait encore à l’état de pure innocence, c’est à dire à l’état d’animal; étant d’ailleurs né comme tout animal, dans la crainte de ce monde extérieur qui le produit et qui le détruit, – l’homme a dû avoir nécessairement pour premier objet de sa naissante réflexion cette crainte même. On peut même présumer que chez l’homme primitif, au reveil de son intelligence, cette terreur instinctive devait être plus forte que chez d’autres animaux; d’abord parce qu’il naît beaucoup moins armé que les autres et que son enfance dure plus longtemps; et ensuite, parce que cette même réflexion, à peine éclose, et non encore arrivée à un degré suffisant de maturité et de force pour reconnaître et pour utiliser les objets extérieurs, a dû tout de même arracher l’homme à l’union, à l’harmonie instinctive dans laquelle, comme cousin du gorilla, <il a dû se trouver avec toute la nature extérieure> avant que sa pensée ne se fut réveillée, il a dû se trouver avec tout le reste de la nature <extérieure>. La première reflexion l’isolait en quelque sorte au milieu de ce monde extérieur, qui lui devenant étranger, a dû lui apparaître, à travers le prisme de son imagination enfantine, excitée et grossie par l’effet même de cette commençante réflexion, comme une sombre et mystérieuse puissance, infiniment plus hostile et plus menaçante qu’elle ne l’est en réalité.

Il nous est excessivement difficile, sinon impossible, de nous rendre un compte exact des premières sensations et imaginations religieuses de l’homme sauvage. Dans leurs détails elles ont dû être# |79 sans doute aussi diverses que l’ont été les propres natures des peuplades primitives qui les ont éprouvées et conçues, aussi bien que les climats, la nature des lieux et des autres circonstances déterminantes au milieu desquelles elles se sont développées. Mais comme après tout, c’étaient des sensations et des imaginations <humaines> humaines, elles ont dû, malgré cette grande diversité de détails, se résumer en quelques simples points identiques, d’un caractère général et qu’il n’est pas trop dificile de fixer. Quelque soit la provenance des différents groupes humains. Quelque soit la cause <<de<s> différence<s> qui <existent> existe entre les>> des différences anatomiques qui existent entre les races humaines; que les hommes n’ayent eu pour ancêtre qu’un seul Adam-gorilla ou cousin du gorilla, ou, <<ce <qu’il> qui>> comme il est plus <pl> probable, qu’ils soient issus de plusieurs ancêtres que la nature aurait formés, indépendamment les uns des autres, sur différents points du globe et à époques différentes; toujours est-il que la faculté qui constitue <proprement et qui crée l’humanité dans> et qui crée proprement l’humanité dans les hommes; la reflexion, la puissance d’abstraction, la raison, en un môt la faculté de combiner les idées, reste, aussi bien que les lois qui en déterminent les manifestations différentes, toujours et partout les mêmes, de sorte qu’aucun développement humain ne saurait se faire contrairement à ces lois. Cela nous donne le droit de penser que les phases principales, observées dans le premier développement religieux d’un seul peuple, ont dû se réproduire dans celui de toutes les autres populations primitives de la terre.

A en juger d’après les rapports unanimes des voyageurs qui, depuis le siècle passé, ont visité les îles de l’Océanie, aussi bien que de ceux qui de nos jours ont pénétré dans l’intérieur de l’Afrique, le Fétichisme doit être la première religion, celle de tous les peuples sauvages qui se sont le moins éloignés de l’état de nature. Mais le Fétichisme n’est autre chose que la religion de la peur. Il est la première humaine expression de cette sensation de dépendance absolue, melée de terreur instinctive, que nous trouvons au fond de toute vie animale et qui, comme je l’ai déjà <remargué> observé, constitue le rapport religieux des <indivi> individus appartenant même aux espèces les plus inférieures avec la toute-puissance de la nature. Qui ne connaît l’influence qu’exercent et l’impression que produisent sur tous les êtres vivants les grands phénomènes de la nature, tels que le lever et le coucher du soleil, le clair de lune, le retour des saisons, la succession du froid et du chaud, ou bien les catastrophes naturelles, <les [ill.]> aussi bien que les rapports si variés et mutuellement destructifs des espèces animales# |80 entre elles et avec les <difé> différentes espèces végétales? Tout cela constitue, pour chaque animal, un ensemble de conditions d’existence, un caractère, une nature, et je serais presque tenté de dire un culte particulier; car chez les animaux, dans tous les être vivants, vous retrouverez une sorte d’adoration de la nature, mêlée de crainte et de joie, d’espérance et d’inquiétude, – la joie de vivre et la crainte de cesser de vivre – et qui, en tant que sentiment, ressemble beaucoup à la religion humaine. L’invocation et la prière même n’y manquent pas. Considérez le chien apprivoisé, implorant une caresse, un regard de son maître; n’est ce pas là l’image de l’homme à genoux devant son Dieu? Ce chien ne transporte-t-il pas par son imagination et par un commencement de réflexion, que l’expérience a développée en lui, la toute-puissance naturelle qui l’obsède sur son maître, de même que l’homme croyant la transporte sur son Dieu? Quelle est donc la différence entre le sentiment religieux du chien et celui de l’homme? Ce n’est pas même la réflexion, c’est le degrés de réflexion, ou même plutôt, c’est la capacité de la fixer et de la <convertir en paroles> concevoir comme une pensée abstraite, de la généraliser en la nommant; la parole humaine ayant ceci de particulier, qu’incapable de nommer les choses réelles, celles qui agissent immédiatement sur nos sens, elle n’en exprime que la notion ou la généralité abstraite; et comme la parole et la pensée sont les deux formes distinctes mais inséparables d’un seul et même acte de l’humaine réflexion, cette dernière, en fixant l’objet de la terreur et de l’adoration animales ou du premier culte de l’homme, le généralise, le transforme pour ainsi dire en un être abstrait, en cherchant à le désigner par un nom. L’objet réellement adoré par tel ou tel autre individu reste toujours celui-ci: cette pierre, ce morceau de bois, ce chiffon, pas un autre; mais du moment qu’il a été par la parole, il devient, <en général,> une chose abstraite, générale: une pierre, un morceau de bois, un chiffon. C’est ainsi, qu’avec le premier reveil de la pensée, manifesté par la parole, le monde exclusivement humain, le monde des abstractions commence.

Cette faculté d’abstraction, source de toutes nos connaissances et de toutes nos idées, est sans doute l’unique cause de toutes les émancipations humaines. Mais le premier reveil de cette faculté dans l’homme, ne produit pas immédiatement sa liberté.#

|81Lorsqu’elle commence à se <produire> former, <dans l’homme> en se dégageant lentement des langes de <son> l’instinctivité animale, elle se manifeste d’abord, non sous la forme d’une réflexion raisonnée ayant conscience et connaissance de son activité propre, mais sous celle d’une réflexion imaginative, inconsciente de ce qu’elle fait, et à cause de cela même <prenant tou>jours ses propres produits pour des êtres réels, <<<qu’elle avait avoir réellement> qui existent en dehors d’elle et de son action <propre> créatrice, et qu’elle s’imagine avoir <découverts> seulement découverts. <existants> en dehors d’elle, antérieurement à tout>> auxquels elle attribue naïvement <une> <qui existent> une existence indépendante, <en dehors d’elle-même et> antérieure à toute connaissance humaine, et ne s’attribuant d’autre mérite que celui de les avoir découverts en dehors d’elle-même. Par ce procédé, la réflexion imaginative de l’homme peuple son monde extérieur de fantômes qui lui paraissent plus dangereux, [intercalé: plus puissants,] plus terribles que les êtres réels qui l’entourent; elle ne délivre l’homme de l’esclavage naturel qui l’obsède que pour le rejeter aussitôt sous le poids d’un esclavage, mille fois plus dur et plus effrayant <[intercalé: encore,] sous celui de la religion.> encore, – sous celui de la religion.

C’est la réflexion imaginative de l’homme qui transforme le culte naturel dont nous avons retrouvé les éléments et les traces chez tous les animaux, en un culte humain, sous la forme élémentaire du Fétichisme. Nous avons vu les animaux adorant instinctivement les grands phénomènes de la nature qui réellement exercent sur leur existence une action immédiate et puissante; mais nous n’avons jamais entendu parler d’animaux qui adorent un inoffensif morceau de bois, un torchon, un os ou une pierre, tandis que nous retrouvons ce culte dans la religion primitive des sauvages et jusque dans le catholicisme. Comment expliquer cette anomalie, [intercalé: en apparence du moins,] si étrange et qui, sous le rapport du bon sens et du sentiment de la réalité des choses, nous présente l’homme# |82 comme bien inférieur aux plus modestes animaux?

Cette absurdité est le produit de la réflexion imaginative de l’homme sauvage. Il ne sent pas seulement, comme les autres animaux, la toute-puissance de la nature, il en fait l’objet de sa constante réflexion, il la fixe, il cherche à la localiser et, en même temps, il la généralise, en lui donnant un nom quelconque; il en fait le centre autour duquel se groupent toutes ses imaginations enfantines. Encore incapable d’embrasser par sa pauvre pensée l’univers, même le globe terrestre, même le milieu <restre> si restreint au sein duquel il est né et il vit, il cherche partout, se demandant où réside donc cette <puissance> toute-puissance, dont le sentiment, désormais réfléchi et fixé, l’obsède? et, par un jeu, par une aberration de sa fantaisie ignorante qu’il nous serait difficile d’expliquer aujourd’hui, il l’attache à ce morceau de bois, à ce torchon, à cette pierre… C’est le pur fétichisme, la plus religieuse, c’est à dire la plus absurde des religions.

Après et souvent avec le fétichisme, vient le culte des sorciers. C’est un culte, sinon <plus> beaucoup plus rationnel, au moins plus naturel et qui nous surprendra moins que le fétichisme. Nous y sommes plus habitués, étant encore aujourd’hui, <entourés de> <au milieu> au sein même de cette civilisation dont nous sommes si fiers, entourés de sorciers: les spiritistes, les médium, les clairvoyants avec leurs magnétiseurs, les prêtres de l’Eglise catholique, greque et romaine, qui prétendent avoir la puissance de forcer le Bon Dieu, à l’aide de quelques formules <cabalistiq> mystérieuses, de descendre sur l’eau, voire même de se transformer en pain et en vin, tous ces forceurs de la Divinité soumise à leurs enchantements, ne sont-ils pas autant de sorciers. Il est vrai, que la Divinité adorée et invoquée par nos sorciers modernes, enrichie par plusieurs milliers d’années d’extravagance humaine, est beaucoup plus compliquée que le Dieu de la sorcellerie primitive, cette dernière n’ayant d’abord pour objet que <l'[ill.]> la représentation, <déjà fixe, quoiqu’encore indéterminée, absolument indéterminée> sans doute déjà fixe, mais encore fort peu déterminée de la toute-puissance<, sans aucun autre attribut> matérielle, sans aucun <attribut soit intelle> autre attribut, soit intellectuel, soit moral. La distinction du bien et du mal, du juste# |83 et de l’injuste y est encore inconnue. On ne sait ce qu’elle aime, ce qu’elle déteste, ce qu’elle veut, ce qu’elle ne veut pas; elle n’est ni bonne, ni mauvaise, elle n’est rien que la Toute-puissance. Pourtant le caractère divin commence déjà à se dessiner: elle est égoïste et vaniteuse; elle aime les compliments, les génuflexions, l’humiliation et l’immolation des hommes, leur adoration et leurs sacrifices, et elle persécute et punit cruellement ceux qui ne veulent pas se soumettre: les rebelles, les orgueilleux, les impies. C’est, comme on sait, le fond principal de la nature divine dans tous les Dieux antiques et présents, créés par l’humaine déraison. Y’eut-il jamais au monde un être plus atrocement jaloux, vaniteux, égoïste, vindicatif, sanguinaire, que le Jehovah des Juifs, devenu plus tard le Dieu-le-Père des chrétiens?

Dans le culte de la sorcellerie primitive, le Dieu ou cette Toute-puissance indéterminée, sous le rapport intellectuel et moral, apparaît d’abord comme inséparable de la personne du sorcier: Lui-même est Dieu, comme le Fétiche. Mais à la longue, le rôle d’homme surnaturel, d’homme-Dieu, pour un homme réel, surtout pour un sauvage qui, n’ayant aucun moyen de s’abriter contre la curiosité indiscrète de ses <croyant> croyants, reste du matin jusqu’au soir soumis à leurs investigations, devient impossible. Le bon sens, l’esprit pratique d’une peuplade sauvage qui se développent lentement, il est vrai, mais toujours davantage, par l’expérience de la vie, et malgré toutes les divagations religieuses, finit par lui démontrer l’impossibilité, qu’un homme, <accessible a> accessible à toutes les faiblesses et infirmités humaines, soit un Dieu. Le sorcier reste donc pour ses croyants sauvages un être surnaturel, mais seulement par instants, lorsqu’il est possédé. [[De même que le prêtre catholique qui n’est vraiment sacré que lorsqu’il remplit ses cabalistiques mystères; de même que le Pape qui n’est infaillible, que <lors> <lorsqu’inspire> lorsque, inspiré par le St Esprit, il définit les dogmes de la foi.]] Mais possédé par qui? Par la Toute-puissance, par Dieu. Donc la Divinité se trouve ordinairement en dehors du sorcier. Où la chercher? Le Fétiche, le Dieu-chose, est dépassé; le sorcier, l’homme-Dieu, l’est aussi. Toutes ces transformations, dans les temps primitifs, ont sans doute rempli des siècles. L’homme sauvage, déjà avancé, quelque peu développé et# |84 riche de <l’expérience de p> la tradition de plusieurs siècles, cherche alors la Divinité bien loin de lui, mais toujours encore dans les êtres réellement existants: <dans le soleil, dans la lune, dans la> dans la foret, sur une montagne, dans une rivière, et plus tard encore dans le soleil, dans la lune, dans le ciel… La pensée religieuse commence déjà à embrasser l’univers.

L’homme n’a pu arriver à ce point, ai-je dit, qu’après une longue série de siècles. Sa faculté abstractive, sa raison, s’est déjà fortifiée et développée par la connaissance pratique des choses et par l’observation de leurs rapports ou de leur causalité mutuelle, tandis que le retour régulier des mêmes phénomènes lui a donné la première notion de quelques lois naturelles. Il commence à s’inquiéter de l’ensemble des faits et de leurs causes. En même temps, il commence aussi à se connaître lui-même, et grâce toujours à cette puissance d’abstraction qui lui permet de se considérer lui-même comme objet, il sépare son être extérieur et vivant de son être pensant, son extérieur de son intérieur, son corps de son âme; et, <naturellement,> comme il n’a pas la moindre idée des sciences naturelles et comme il ignore jusqu’au nom de ces sciences <toutes> d’ailleurs <toute moderne qui s’appelle> toutes modernes qui s’appellent la physiologie et l’antropologie, <il s’imagine, il doit croire> il est tout ébloui de cette découverte de son propre esprit en lui-même, et s’imagine naturellement, nécessairement, que son âme, ce produit de son corps, en est au contraire le principe et la cause. Mais une fois qu’il a fait cette distinction de l’Intérieur et de l’Extérieur, du spirituel et du Matériel en lui-même, il la transporte tout aussi nécessairement dans son Dieu: il commence à chercher l’âme invisible de cet apparent univers… C’est ainsi qu’a dû naître le panthéisme religieux des Indiens.

Nous devons nous arrêter sur ce point, car c’est ici que commence proprement la religion dans la pleine acception de ce môt, et avec elle la théologie et la métaphysique aussi. Jusque là, l’imagination religieuse de l’homme, obsédée <par> par# |85 la représentation fixe <de la> d’une Toute-puissance indéterminée et introuvable, avait procédé naturellement, en la cherchant, par la voie de l’investigation expérimentale, d’abord dans les objets les plus rapprochés, dans les fétiches, puis dans les sorciers, plus tard encore dans les grands phénomènes de la nature, enfin dans les astres, mais [intercalé: en] l’attachant toujours à quelque objet réel et visible, si éloigné qu’il fut. Maintenant il s’élève <jusque> jusqu’à l’idée d’un Dieu-Univers, une abstraction. Jusque là, tous ses Dieux <il> ont été des Etres particuliers et restreints, parmi beaucoup d’autres êtres non divins, non-tout-puissants, mais non moins réellement existants. Maintenant elle pose pour la première fois une Divinité universelle: l’Etre des Etres, substance créatrice de tous les êtres restreints et particuliers, l’âme universelle, le Grand Tout. Voilà donc le vrai Dieu qui commence, et avec lui la vraie Religion.

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|86 [au verso de cette page:] 4 La Religion

166-182.#

Nous devons examiner maintenant le procédé par lequel l’homme est arrivé à ce résultat, afin de reconnaître, par son origine historique, la véritable nature de la Divinité. Et d’abord, la première question qui se présente à nous est celle ci: Le Grand Tout de la religion Panthéiste, n’est-ce pas <ce que nous avons appelé> absolument le même Etre unique que nous avons appelé la nature universelle?

Oui et non. – <Oui et non> Oui, parce que les deux systèmes, celui de la religion panthéiste, et le système scientifique <et> ou positiviste embrassent le même Univers. Non, parce qu’ils l’embrassent d’une manière tout-à-fait différente.

Quelle est la méthode scientifique? C’est la méthode réaliste par excellence. Elle va des détails à l’ensemble et de la constatation, de l’étude des faits, à leur compréhension, aux idées; ses idées n’étant <autre chose> rien que le fidèle exposé des rapports de coordination, <d’> <et d’action ou de ca> de succession et d’action <mutuelle> ou de causalité mutuelle<s> qui réellement existent entre les choses et les phénomènes réels; sa logique, rien que la logique des choses. Comme dans le développement historique de l’esprit humain, la science positive vient toujours après la théologie et après la métaphysique, l’homme arrive à la science déjà préparé et considérablement corrompu par une sorte d’éducation abstraite. Il y apporte donc# |87 beaucoup d’idées abstraites, élaborées tant par la théologie que par la métaphysique, et qui pour la première ont été des objets de foi aveugle, pour la seconde des objets de spéculations transcendantes et de jeux de mots plus ou moins ingénieux, d’explications et de démonstrations qui n’expliquent <ni> et ne démontrent absolument rien, parce qu’elles s’y font en dehors de toute expérimentation réelle, et parce que la métaphysique n’a d’autre garantie pour l’existence même des objets sur lesquels elle raisonne que les assurances ou le mandat impératif de la théologie.

L’homme, ci-devant théologue et ci devant métaphysicien, mais fatigué et de la théologie et de la métaphysique, à cause de la stérilité de leurs résultats <et> en théorie et à cause aussi de leurs conséquences si funestes <en pratique> dans la pratique, apporte naturellement toutes ces idées dans la science; mais il les apporte, non comme des principes certains et qui doivent, comme tels, lui servir de point de départ; il les apporte comme des questions que la science doit résoudre. Il n’est arrivé à la science que parce qu’il a commencé précisement à les mettre lui-même en question. Et il en doute, parce qu’une longue expérience de la théologie et de la métaphysique qui ont créé ces idées lui a démontré, que ni l’une ni l’autre <n’offre> n’offrent aucune <certitude> garantie <réelle> sérieuse pour la réalité de leurs créations. Ce dont il doute et ce qu’il rejète avant tout, ce ne sont pas <autant ces> autant ces créations, ces idées, que les méthodes, les voies et moyens, par <lesquelles> lesquels la théologie et la métaphysique les ont créé. Il repousse le système des révélations et la “croyance dans l’absurde parce que cela est l’absurde” [[Credo quiam absurdum est – St Tertullien.]] des théologiens, et il ne veut plus rien se laisser imposer par le despotisme des prêtres et par les feux de l’inquisition. Il repousse la métaphysique,# |88 précisement et surtout, parce qu’ayant accepté sans aucune critique ou avec une critique illusoire, par trop complaisante et facile, les créations, les idées fondamentales de la théologie: celles de l’Univers, de Dieu, et de l’âme ou d’un esprit <distinct de la m> séparé de la matière, elle a bâti sur ces données ces systèmes, et prenant l’absurde pour point de départ, elle a nécessairement et toujours abouti à l’absurde. Donc ce que l’homme, au sortir de la <métaphy> théologie et de la métaphysique cherche avant tout, c’est une méthode vraiment scientifique, une méthode qui lui donne avant tout une complète certitude de la réalité des choses sur lesquelles il raisonne.

Mais pour l’homme, il n’est point d’autre moyen de s’assurer de la réalité certaine d’une chose, d’un phénomène ou d’un fait, que de les avoir <rencontr> réellement rencontrés, constatés, reconnus dans leur intégrité propre, sans aucun mélange de phantaisies, de suppositions et d’adjonctions de <son propre esprit> l’esprit humain. L’expérience devient donc la base de la science. Il ne s’agit pas ici de l’expérience d’un seul homme. Aucun homme quelque intelligent, quelque curieux, quelque heureusement doué rétribué qu’il soit, sous tous les rapports, ne peut avoir tout vu, tout rencontré, tout expérimenté de sa propre personne. Si la science de chacun devait se limiter à ses propres expériences personnelles, il y’aurait autant de sciences qu’il y’a d’hommes et chaque science mourrait avec chaque homme. Il n’y aurait pas de science.

La science a donc pour base l’expérience collective non seulement de tous les hommes contemporains, mais encore celle de toutes les générations passées. Mais elle n’admet aucun témoignage sans critique. Avant d’accepter le témoignage soit d’un contemporain, soit d’un homme qui n’est plus, pour peu que je tienne à ne point être trompé, je dois m’enquérir d’abord sur le caractère et sur la nature aussi bien que sur l’état de l’esprit de cet homme, sur sa méthode. Je dois m’assurer avant tout que cet homme est ou était un homme honnête, <aimant> détestant le mensonge, cherchant la vérité avec bonne foi, avec zèle; qu’il n’était ni phantaisiste, ni poète, ni métaphysicien, ni théologue, ni juriste, ni ce qu’on appelle homme# |89 politique et comme tel intéressé dans les mensonges politiques, et qu’il était considéré comme tel par la grande majorité de ses contemporains. Il est des hommes, par exemple, qui sont très intelligents, très éclairés, libres de tout préjugé et de toute préoccupation fantaisiste, qui ont en un môt l’esprit réaliste, mais qui trop paresseux pour se donner la peine de constater l’existence et la nature réelle des faits, les supposent, les inventent. C’est ainsi qu’on fait la statistique en Russie. Le témoignage de ces hommes naturellement ne vaut rien. Il en est d’autres, très intelligents aussi et de plus trop honnêtes pour mentir et pour assurer des choses dont ils ne sont pas sûrs, mais dont l’esprit se trouve <soit> sous le joug soit de la métaphysique, soit de la religion, soit d’une préoccupation idéaliste quelconque. Le témoignage de ces hommes, au moins en tant qu’il concerne des objets qui touchent de près à leur monomanie, doit être également repoussé, parce qu’ils ont le malheur de prendre toujours des vessies pour des lanternes. Mais si un homme réunit une grande intelligence réaliste, <dévelop> développée et duement préparée par la science, s’il est en même temps un chercheur scrupuleux et zélé de la réalité des choses, son témoignage devient précieux.

Et encore ne dois-je jamais l’accepter sans critique. <Mais> En quoi consiste cette critique? Dans la comparaison des choses qu’il m’affirme avec les résultats de ma propre expérience personnelle. Si son témoignage harmonise avec elle, je n’ai aucune raison de le rejeter et je l’accepte comme une nouvelle confirmation de ce que j’ai reconnu moi-même; mais s’il lui est contraire, dois je le repousser sans m’enquérir qui de nous deux a raison, lui ou moi? Pas du tout. Je sais par expérience que mon expérience des choses peut être fautive. Je compare donc ses résultats avec les miens et je les soumets à une observation et à des expériences nouvelles. Au besoin, j’en appelle à l’arbitrage et aux expériences d’un troisième et de beaucoup d’autres observateurs, dont le caractère scientifique sérieux m’inspire confiance, et je parviens, non sans grand-peine quelquefois, par la modification soit de mes résultats, soit des siens, à une conviction commune. Mais en quoi consiste l’expérience de chacun? Dans le témoignage de ses sens, dirigés par son intelligence. Je n’accepte, pour mon compte rien que je n’aye matériellement rencontré, vu,# |90 entendu et au besoin palpé de mes doigts. C’est pour moi personnellement le seul moyen de m’assurer de la réalité d’une chose. Et je n’ai confiance que dans le témoignage de ceux qui procèdent absolument de la même manière.

De tout cela il résulte que la science [intercalé: tout d’abord] est fondée sur la coordination d’une masse d’expériences personnelles contemporaines et passées, soumises constamment à une sévère critique mutuelle. On ne peut s’imaginer de base plus démocratique que celle-là. C’est la base constitutive et première et toute connaissance humaine qui en dernière instance ne repose point sur elle, doit être exclue comme dénuée de toute certitude et de toute valeur scientifique. La science ne peut pourtant pas s’arrêter à cette base qui ne lui donne d’abord rien qu’une quantité innombrable de faits de natures les plus différentes et duement constatés par innombrables quantités <d’expériences personnelles> d’observations ou d’expériences personnelles. La science propre ne commence qu’avec la compréhension des choses, des phénomènes et des faits. Comprendre une chose, dont la réalité tout d’abord a été duement constatée, ce que les théologiens et les métaphysiciens oublient toujours de faire, c’est <reconn> découvrir, reconnaître et constater, de cette manière empirique dont on s’est servi pour <constater son existen> s’assurer d’abord de son existence réelle, toutes ses propriétés, c’est à dire tous ses rapports <avec les autres choses existantes> tant immédiats qu’indirects avec toutes les autres choses existantes, ce qui revient à déterminer les différents modes de son action réelle sur tout ce qui reste en dehors d’elle. Comprendre un phénomène ou un fait, c’est découvrir et constater les phases successives de son développement réel, c’est reconnaître sa loi naturelle.

Ces constatations de propriétés et ces découvertes de lois nouvelles ont également pour source unique, d’abord, les observations et les expériences faites <par telle ou telle> réellement par telle ou telle autre personne, ou même par beaucoup de personnes à la fois. Mais quelque considérable que soit leur nombre et fussent-ils tous des savants renommés, la science n’accepte leur témoignage qu’à cette condition# |91 essentielle, qu’en même temps qu’ils annoncent les résultats de leurs investigations, ils rendent aussi un compte excessivement détaillé et exact de la méthode dont ils se sont servis, ainsi que des observations et des expériences qu’ils ont faites pour y arriver; de manier à ce que tous les hommes qui s’intéressent à la science puissent renouveler pour leur propre compte, en suivant la même méthode, ces mêmes observations et ces mêmes expériences; ce n’est que lorsque les nouveaux résultats ont été ainsi controlés et obtenus par beaucoup d’observateurs et expérimentateurs nouveaux, qu’ils sont considérés généralement comme acquis d’une manière définitive à la science. Et encore arrive-t-il souvent, que des observations et des expériences nouvelles, faites d’après une méthode et à un point de vue différents, renversent ou modifient profondement ces premiers résultats. Rien n’est aussi antipathique à la science que la foi, et la critique n’y a jamais dit son dernier môt. Elle seule, représentante du grand principe de la révolte dans la science, est la gardienne sévère et incorruptible de la vérité.

C’est ainsi que <s’établ> successivement, par le travail des siècles, s’établit peu à peu dans la science un système de vérités ou de lois naturelles universellement reconnues. Ce système une fois établi et accompagné toujours de l’exposé le plus détaillé des méthodes, des observations et des expériences <<à l’aide desquelles il <s’est> a été établi>> ainsi que de l’histoire des investigations et des développements à l’aide desquels il a été établi, de manière à pouvoir toujours être soumis à un controle nouveau et à une nouvelle critique, devient desormais la seconde base de la science. Il sert de point de départ pour des investigations nouvelles qui nécessairement le développent et l’enrichissent de méthodes nouvelles.

Le monde, malgré l’infinie diversité des êtres qui le composent est un. L’esprit humain qui, l’ayant pris pour objet, s’efforce de le reconnaître et de le comprendre,# |92 est un ou identique aussi, malgré l’innombrable quantité d’êtres humains divers, présents et passés, par lesquels il est représenté. Cette identité est prouvée <par ceci:> par ce fait incontestable, que pourvu qu’un homme pense, <quelque soit son milieu et le degré de son dével> quelques soient d’ailleurs son milieu, sa nature, sa race, sa position sociale et le degré de son développement intellectuel et moral, et lors même qu’il divague et qu’il déraisonne, sa pensée se développe toujours selon les mêmes lois; et c’est là précisement ce qui, dans l’immense diversité des ages, des climats, des races, des nations, des positions sociales et des natures individuelles, constitue la grande unité du genre humain. Par conséquent la science, qui n’est autre chose que la connaissance <du m> et la compréhension du monde par l’esprit humain, doit être une aussi.

Elle est incontestablement une. Mais immense comme le monde, elle dépasse les facultés intellectuelles d’un seul homme, fut-il le plus intelligent de tous. Aucun n’est capable de l’embrasser à la fois dans son universalité et dans ses détails également, quoique différemment, infinis. Celui qui voudrait s’en tenir à la seule généralité, en négligeant les détails, retomberait par là même dans la métaphysique et dans la théologie, car la généralité scientifique se distingue précisement des généralités métaphysique<s> et théologique, par ceci, qu’elle <ne> s’établit <pas> non, comme ces deux dernières, par l’abstraction qu’on fait de tous les détails, mais au contraire et uniquement par la coordination des détails. La grande Unité scientifique est concrète: c’est l’unité dans l’infinie diversité; l’Unité théologique et métaphysique est abstraite: c’est l’unité dans le vide. Pour embrasser l’unité scientifique dans toute sa réalité infinie, il faudrait pouvoir connaître en détail tous les êtres dont les rapports mutuels directs et indirects constituent l’Univers, ce qui dépasse évidemment les facultés d’un homme, d’une génération, de l’humanité tout entière.

En voulant embrasser l’universalité de la science l’homme s’arrête, écrasé par l’infiniment grand. Mais en se rejetant sur les détails de la science, il rencontre# |93 une autre limite, c’est l’infiniment petit. D’ailleurs il ne peut reconnaître réellement que ce dont l’existence réelle lui est témoignée par ses sens, et ses sens ne peuvent atteindre qu’une infiniment petite partie de l’Univers infini: le globe terrestre, le système solaire, tout au plus cette partie du firmament qui se voit de la terre. Tout cela ne constitue dans l’infinité de l’espace qu’un point imperceptible.

Le théologue et le métaphysicien se prévaudraient aussitôt de cette ignorance forcée et nécessairement éternelle de l’homme pour recommander leurs divagations ou leurs rêves. Mais la science dédaigne cette triviale consolation, elle déteste <cette consolation> <des> ces illusions aussi ridicules que dangereuses. Lorsqu’elle se voit forcée d’arrêter ses investigations, faute de moyens pour les prolonger, elle préfère dire: je ne sais pas, que de présenter comme des vérités des hypothèses dont la vérification est impossible. La science a fait plus que cela: elle est parvenue à démontrer, avec une certitude qui ne laisse rien à désirer, l’absurdité et la nullité de toutes les conceptions théologiques et métaphysiques; mais elle ne les a pas détruites pour les remplacer par des absurdités nouvelles. Arrivée à son terme, elle <dit> dira honnêtement: Je ne sais pas, mais elle ne déduira jamais rien de ce qu’elle ne saura pas.

La science universelle est donc un idéal que l’homme ne pourra jamais réaliser. Il sera toujours forcé de se contenter de la science de son monde, en étendant tout au plus ce dernier jusqu’aux étoiles qu’il peut voir, et encore n’en saura-t-il jamais que bien peu de choses. La science réelle <par lui> n’embrasse que le système solaire; <et> surtout notre globe et tout ce qui se produit et se passe sur ce globe. Mais dans ces limites mêmes, la science est encore trop immense pour qu’elle <peut> puisse être embrassée par un seul homme, ou même par une seule génération, d’autant plus que, comme je l’ai déjà observé, les détails de ce monde se perdent dans l’infiniment petit et sa diversité n’a point de commensurables limites.

Cette impossibilité d’embrasser d’un seul coup l’ensemble immense et les détails infinis du monde visible a donné lieu à la division de# |94 la science une et indivisible ou de la science générale en beaucoup de sciences particulières; séparation d’autant plus naturelle et nécessaire, qu’elle correspond aux ordres diverses qui existent réellement dans ce monde, <ainsi> ainsi qu’aux points de vue différents sous lesquels l’esprit humain est pour ainsi dire forcé de les envisager: Mathématiques, Mécanique, [intercalé: Astronomie,] Physique, Chimie, <Astronomie,> Géologie, <Sociolog> Biologie et <humain> Sociologie, y compris l’histoire du développement de l’espèce humaine, telles sont les principales divisions qui se sont établies, pour ainsi dire, d’elles-mêmes dans la science. Chacune de ces sciences particulières, par son développement historique, a formé et apporte avec elle une méthode d’investigation et de constatation de choses et de faits, de déductions et de conclusions qui lui sont, sinon toujours exclusivement, du moins particulièrement propres. But all these different methods have one single first basis, coming down in the last instance to a real, individual observation of facts and things by the senses, and all within the limits of the human faculties have the same aim: the construction of the universal science, the understanding of the unity, of the real universality of the worlds, the scientific reconstruction of the great Whole, the Universe.

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Doesn’t this aim, which I have just stated, find itself in flagrant contradiction with the obvious impossibility for the man of every being able to realize it? Yes, without doubt, and yet man cannot renounce it and never will renounce it. Auguste Comte and his disciples preach moderation and resignation to us in vain, as man will never be moderate or resigned. That contradiction is in the nature of man and above all it is in the nature of our mind: armed with his formidable power of abstraction, he does not recognize and never could recognize any limit to him imperious, passionate curiosity, eager to know everything and embrace everything. It is enough to say to him: you will not go beyond [this point], for all the power of that curiosity, irritated by the obstacle held out, to launch him beyond. In this the Good God of the Bible has shown himself much more clear-sighted than Mr. Auguste [Comte] and his disciples, the positivists; having doubtless wanted man to eat the forbidden fruit, he forbade him from eating it. That immoderation, that disobedience, that rebellion of the human mind against every limited imposed, in the name of the good God or in the name of science, makes up his honor, the secret of his power and his liberty. It is by seeking the impossible that man has always realized and recognized the possible, and those who have *sensibly* limited themselves to what appears possible have never advanced a single step. Besides, in the face of the immense course traveled by the human mind in roughly three thousand years known by history, who will dare to say what, in three, five, or ten thousand years will be possible and impossible?

Cette tendance vers l’éternellement inconnu est tellement irrésistible dans l’homme, elle est si foncièrement inhérente à notre esprit que si vous lui fermez la voie scientifique, il s’ouvrira, pour la satisfaire, une nouvelle voie mystique. Et faut-il-en donner d’autre preuve que l’exemple <d’Auguste Comte> de l’illustre fondateur de la Philosophie Positive, Auguste Comte, lui-même, qui a fini sa grande carrière philosophique, comme on sait, par l’élaboration d’un système de politique socialiste, très mystique. Je sais fort bien que ses disciples attribuent cette dernière création de cet esprit éminent qu’on peut <app> considérer, après ou plutôt avec Hegel, comme le plus grand philosophe de notre siècle, à une aberration facheuse causée par de grands malheurs et surtout par la sourde et implacable persécution des savants patentés et académiciens, ennemis naturels de toute nouvelle initiative et de toute grande <verifi> découverte scientifique. [[On dirait que les savants ont voulu lui démontrer a posteriori, combien peu les représentants de la science sont capables de gouverner le monde, et que la science seule, non les <[ill.] sont appelés à le diriger> savants, ses prêtres, sont appelés à le diriger.]] Mais en laissant de côté ces causes accidentelles, auxquelles, hélas! les plus grands génies ne sont pas soustraits, on peut prouver que le système de Philosophie Positive d’Auguste Comte ouvre la porte au mysticisme.#

|96La Philosophie Positive ne s’est jamais encore franchement posée comme athée. Je sais fort bien que l’athéisme est dans tout son système; que ce système, celui de la science réelle, reposant essentiellement sur l’immanence des lois naturelles, exclut la possibilité de l’existence de Dieu, comme l’existence de Dieu exclurait la possibilité de cette science. Mais aucun des représentants reconnus de la Philosophie Positive, <n’a jamais voulu le di> à commencer par son fondateur, Auguste Comte, n’a jamais voulu le dire ouvertement. Le savent-ils eux-mêmes, ou bien seraient-ils encore incertains sur ce point? Il me paraît très difficile d’admettre leur ignorance sur un point d’une importance aussi décisive pour toute la position de la science dans le monde; <Je pense qu’il serait plus juste d’accuser> d’autant plus que dans chaque ligne qu’ils écrivent on sent transpirer la négation de Dieu, l’athéisme. Je pense donc qu’il serait plus juste d’accuser leur bonne foi, ou pour parler plus poliment, d’attribuer leur silence à leur instinct à la fois politique et conservateur. D’un côté, ils ne veulent pas se brouiller avec les gouvernements ni avec l’idéalisme hypocrite des classes gouvernantes, qui,

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avec beaucoup de raison, considèrent l’athéisme et le mathérialisme comme de puissants instruments de destruction révolutionnaire, très dangereux pour l’ordre de choses actuel. Ce n’est peut-être aussi que grâce à ce silence prudent et à cette position équivoque prise par la Philosophie Positive qu’elle a pu s’introduire en Angleterre, pays où l’hypocrisie religieuse continue d’être encore une puissance sociale, et où l’athéisme <continue> est considéré encore aujourd’hui comme un crime de lèse-société.$7$On sait que dans ce pays de la liberté politique, le despotisme social est immense. Dans <le premier quart> la première moitié de ce siècle, le grand poète Shelley, l’ami de Byron, n’a-t-il pas été forcé d’émigrer et n’a-t-il pas été privé de son enfant, seulement pour ce crime d’athéisme. Faut-il donc s’étonner après cela que des hommes [intercalé: éminents] comme Buckle, Mr Stuart Mill et Mr Herbert Spencer aient profité avec joie de la possibilité que leur laissait la Philosophie Positive de réconcilier la <positivisme> liberté de leurs# |97 investigations scientifiques avec le cant religieux, despotiquement imposé par l’opinion anglaise à chacun qui tient à faire partie de la société?

Les positivistes français supportent, il est vrai, avec beaucoup moins de résignation et de patience ce joug qu’ils <ses> se sont imposé, et ils ne sont nullement flattés de se voir ainsi compromis par leurs confrères les positivistes anglais. Aussi ne manquent-ils pas de protester de temps à autre, et d’une manière assez <[ill.]> énergique contre l’alliance que ces derniers leur proposent de conclure, au nom de la science positive, avec d’innocentes aspirations religieuses, non dogmatiques, mais indéterminées et très vagues, comme le sont ordinairement aujourd’hui toutes les aspirations <bourgeoises et exclusivement individueles> théoriques des classes privilégiées, fatiguées et usées par la trop longue jouissance de leurs privilèges. Les positivistes français protestent énergiquement contre toute transaction avec l’esprit théologique, qu’ils répoussent comme un déshonneur. Mais s’ils considèrent comme une insulte le soupçon qu’ils puissent transiger avec lui, pourquoi continuent-ils de le provoquer par leurs réticences. Il leur serait si facile <de détruire une fois pour toutes> d’en finir avec toutes les équivoques en se proclammant ouvertement, ce qu’ils sont en réalité, des matérialistes, des athées. Jusqu’à présent, ils ont dédaigné de le faire, et comme s’ils craignaient de dessiner, d’une manière trop précise et trop nette, leur position# |98 véritable, ils ont toujours préféré expliquer leur pensée par des circonvolutions [circonlocutions ] beaucoup plus scientifiques peut être, mais aussi beaucoup moins claires que ces simples paroles. Eh bien, c’est cette clarté même qui les effraye et dont ils ne veulent à aucun prix. Et cela pour une double raison:

Certes personne ne suspectera ni <la bonne foi> le courage moral, ni la bonne foi individuelle des esprits éminents qui représentent aujourd’hui le positivisme en France. Mais le positivisme n’est pas seulement une théorie professée librement; c’est en même temps une secte à la fois politique et sacerdotale. Pour peu qu’on lise avec attention <<les deux derniers voleurs, aussi bien que la fin du <troisième> quatrième>> le Cours de Philosophie Positive d’Auguste Comte, et surtout la fin du <dernière> <quatrième> troisième volume et les <deux> trois derniers, dont Mr Littré, dans sa préface, recommande tout particulièrement la lecture aux ouvriers [[Préface d’un disciple, p. XLIX. Cours de Philosophie Positive d’Auguste Comte – 2me édition.]], on trouvera que la préoccupation <principale> politique principale de l’illustre fondateur du Positivisme philosophique était la création d’un nouveau sacerdoce non religieux, [intercalé: cette fois,] mais scientifique, appelé désormais, selon lui, à gouverner le monde. L’immense majorité des hommes, prétend Auguste Comte, est incapable de se gouverner elle-même. “Presque tous, dit-il, sont impropres au travail intellectuel” non parce qu’ils sont ignorants et que leurs soucis quotidiens <ne leur ont pas permis de développer en eux-même> les ont empêché d’acquérir l’habitude de penser, mais parce que la nature les [intercalé: a] créés ainsi; chez la plus grande partie des individus, la <role> région <front> postérieure du cerveau, correspondant, selon le système <[ill.]> Gall aux instincts les plus <universels> universels mais aussi les plus grossiers de la vie animale, étant [intercalé: beaucoup] plus développée que la région frontale qui contient les organes <intell> proprement intellectuels. D’où il résulte, primo, que la “vile multitude” n’est point appelée à jouir de la liberté, cette liberté devant nécessairement aboutir toujours à une déplorable anarchie spirituelle et# |99 et que, secundo, elle éprouve, toujours, fort heureusement pour la société, le besoin instinctif d’être commandée. Fort heureusement aussi, il se trouve <aujourd> toujours quelques hommes qui ont reçu de la nature la mission de [intercalé: lui] commander et de <soumettre> la soumettre à une discipline salutaire, tant spirituelle que temporelle. Jadis, avant <cette déplorable> la nécessaire mais déplorable révolution qui tourmente la société humaine depuis trois siècles, <cette> cet office de haut commandement avait appartenu au sacerdoce clérical, à l’Eglise des prêtres, [intercalé: pour laquelle Auguste Comte professe une admiration dont la franchise du moins me paraît excessivement honorable.] Demain, après cette même révolution, <elle> il appartiendra au sacerdoce scientifique, à l’académie des savants, qui établiront une nouvelle discipline, un pouvoir très fort, pour le plus grand bien de l’humanité.

Tel est le crédo politique et social qu’Auguste Comte a légué à ses disciples. Il en résulte pour eux la nécessité de se préparer <à> pour remplir dignement une si haute mission. Comme des hommes qui se savent appelés à gouverner tôt ou tard, ils ont l’instinct de conservation, et le respect de tous les gouvernements établis, ce qui leur est d’autant plus facile, que fatalistes à leur manière, ils considèrent tous les gouvernements, même les plus mauvais, comme des transitions non seulement nécessaires, mais encore salutaires, dans le développement historique de l’humanité. [[Je considère aussi tout ce qui <se> s’est fait et tout ce qui se fait dans le monde réel, tant naturel que social, comme un produit nécessaire de causes naturelles. Mais je suis loin de penser que tout ce qui est nécessaire ou fatal, soit bon. Un coup de vent vient de déraciner [en marge: un arbre. C’était nécessaire, mais nullement bon. La politique de Bismark paraît devoir triompher pendant quelque temps en Allemagne et en Europe. Ce triomphe est nécessaire, parce qu’il est le produit fatal de beaucoup de causes réelles, mais il n’est aucunément salutaire ni pour l’Europe, ni pour l’Allemagne.]]] Les Positivistes, comme on voit, sont des hommes comme il faut, et non des casseurs de vitres. Ils détestent les révolutions et les révolutionnaires. Ils ne veulent rien détruire, et certains que leur heure sonnera, ils attendent patiemment que les choses et les hommes qui leur sont contraires se détruisent eux-mêmes. En attendant ils font une persévérante propagande à mezza voce, attirant à eux les natures plus ou moins doctrinaires et antirévolutionnaires qu’ils rencontrent dans la jeunesse studieuse de “l’Ecole polytechnique et de l’Ecole de Médecine”, ne dédaignant pas non plus de descendre parfois jusqu’aux# |100 “ateliers de l’industrie” pour y semer la haine “des opinions vagues, métaphysiques et révolutionnaires” et la foi, naturellement plus ou moins aveugle, dans le système politique et social préconisé par la Philosophie Positive. <<Sans doute <ses> se garde bien de provoquer et surtout contre leur doctrine se gardent>> Mais ils <[ill.] se gardent bien de provoquer contre eux> se garderont bien de soulever contre eux les instincts conservateurs des classes gouvernantes et de reveiller en même temps les passions subversives des masses par une [intercalé: trop] franche propagande de leur athéisme et de leur matérialisme. Ils le disent bien dans tous leurs écrits, mais de manière à ne pouvoir être entendus que par le petit nombre de leurs élus. <Jamais ils [ill.] les points>

N’étant, moi, ni positiviste, ni candidat à un gouvernement quelconque, mais un franc révolutionnaire socialiste, je n’ai pas besoin de m’arrêter devant <toutes> des considérations pareilles. Je briserai donc les vitres et je tacherai de mettre les point <sur <les I> leurs i.

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<<Les Positivistes n’ont jamais nié [intercalé: directement] la possibilité de l’existence de Dieu, ils n’ont jamais dit [intercalé: comme les matérialistes:]: <il a Dieu> il n’est point de Dieu, et son existence est impossible, parce qu’elle est incompatible avec immanence, ou pour>>

Les Positivistes n’ont jamais nié directement la possibilité de l’existence de Dieu; ils n’ont jamais dit avec les matérialistes, dont ils repoussent la dangereuse et révolutionnaire solidarité: “il n’est point de Dieu, et son existence est absolument impossible parce qu’elle est incompatible, au point de vue moral, avec l’immanence, ou pour parler plus clairement encore, avec l’existence même de la justice, et au point de vue matériel, avec l’immanence <même> ou l’existence de lois naturelles ou d’un ordre quelconque dans le monde, incompatible avec l’existence même du monde.

Cette vérité si évidente, si simple, et que je crois avoir suffisamment développée dans le courant de cet écrit, constitue le point de départ du matérialisme scientifique. Ce n’est d’abord qu’une <vérité> négative. Elle n’affirme rien encore, elle n’est que la négation nécessaire, <et puissante de> définitive et puissante de ce <que> funeste fantôme <divin> historique que l’imagination des premiers hommes a créé, et qui depuis# |101 quatre ou cinq mille ans, pèse sur la science, sur la liberté, sur l’humanité, sur la vie. Armés de cette négation irrésistible et irréfutable, les matérialistes sont assurés contre le retour de tous fantômes <pareils> divins, anciens et nouveaux, et aucun philosophe anglais ne viendra leur proposer une alliance avec un incognoscible religieux [[Expression de Mr Herbert Spencer]] quelconque.

Les Positivistes français sont ils convaincus de cette vérité négative, oui ou non? Sans doute qu’ils le sont, et tout aussi énergiquement que les matérialistes eux-mêmes. S’ils ne l’étaient pas, ils auraient dû renoncer à la possibilité même de la science, car ils savent mieux qu’aucun, qu’entre le naturel et le surnaturel il n’y a point de transaction possible et que cette immanence des <lois naturelles> forces et des lois sur laquelle ils fondent tout leur système, contient directement en elle même la négation de Dieu. Pourquoi donc dans aucun de leurs écrits on ne trouve la franche et simple expression de cette vérité, de manière à ce que chacun puisse savoir à quoi s’en tenir avec eux? Ah! c’est qu’ils sont des conservateurs politiques et prudents, des philosophes qui se préparent à prendre le gouvernement de la vile et ignorante multitude en leurs mains. Voici donc comment ils expriment cette même vérité:

Dieu ne se rencontre pas dans le domaine de la science; Dieu <étant,> étant, selon la définition des théologues et des métaphysiciens, l’absolu, et la science n’ayant pour objet que ce qui est relatif, elle n’a rien à faire avec Dieu, qui ne peut être pour elle qu’une hypothèse invérifiable. Laplace <avait dit avec beaucoup plus de franchise> disait la même chose avec une plus grande franchise d’expression: Pour concevoir mon système des mondes, “je n’ai pas eu besoin de cette hypothèse.” Ils n’ajoutent pas que l’admission de cette hypothèse entraînerait nécessairement la négation, l’annulation de la science et du monde. Non, ils se contentent de dire que la science est impuissante à la vérifier, et que <parce q> par conséquent, ils ne peuvent l’accepter comme une vérité scientifique.

Remarquez que les théologues, non les métaphysiciens, mais les vrais théologues disent absolument la même chose: Dieu étant l’Etre infini, tout puissant, absolu, éternel, l’esprit humain,# |102 la science de l’homme est incapable de s’élever d’elle-même jusqu’à lui. De là résulte la nécessité d’une révélation spéciale <provenant de> déterminée par la grâce divine; et cette vérité révélée et [intercalé: qui,] comme telle, [intercalé; est] impénétrable à l’analyse de l’esprit profane, devient la base de la science théologique.

Une hypothèse n’est hypothèse précisement que parce qu’elle n’a pas encore été vérifiée. Mais la science distingue deux sortes d’hypothèses: celles dont la vérification paraît possible, probable, et celles dont la vérification est à tout jamais impossible. L’hypothèse divine, avec toutes ses modifications différentes: Dieu créateur, Dieu âme du monde ou ce qu’on appelle l’immanence divine, causes premières et finales, essence intime des choses, âme immortelle, volonté spontanée etc. etc. tout cela tombe nécessairement dans cette dernière cathégorie. Tout cela, ayant un caractère absolu, est absolument invérifiable au point de vue de la science, qui ne peut reconnaître que la réalité des choses <qui tombent sous> dont l’existence nous est manifestée par nos sens, par conséquent des choses déterminées et finies, et qui, sans prétendre [intercalé: en] approfondir l’essence <des choses> intime, doit se borner à en étudier les rapports [intercalé: extérieurs] et les lois.

Mais tout ce qui est invérifiable au point de vue scientifique est-il par là même nécessairement nul au point de vue de la réalité? Pas du tout, et voici une preuve: L’univers ne se limite pas à notre système solaire, qui n’est qu’un point imperceptible dans l’espace infini et que nous savons, [intercalé: que nous voyons,] entouré de millions d’autres systèmes solaires. Mais notre firmament même avec tous ses millions de systèmes, n’est à son tour rien qu’un point imperceptible dans l’infinité de l’espace, et il est fort probable qu’il est entouré de milliards et de milliards de milliards d’autres systèmes solaires. En un mot, la nature de notre esprit nous force à imaginer l’espace infini et rempli d’une infinité de mondes inconnus. Voila une hypothèse qui se présente impérieusement à l’esprit humain, aujourd’hui, et qui <est> restera pourtant éternellement invérifiable pour nous. Maintenant, nous nous imaginons, nous sommes également forcés de penser que toute cette immensité infinie de mondes <inconnus> éternellement inconnus est gouvernée par les mêmes lois naturelles, et que 2 fois <deux> 2 y font <quatre> 4 comme <chez nous> ils le font chez nous, quand la théologie ne s’en mêle pas.# |103 Voila encore une hypothèse que la science ne pourra jamais vérifier. Enfin la plus simple loi de l’analogie nous oblige pour ainsi dire de penser que beaucoup de ces mondes, sinon tous, sont peuplés d’êtres organiques et intelligents, – vivant et pensant conformement à la même logique réelle qui se manifeste dans notre vie et dans notre pensée. Voila une troisième hypothèse, moins pressante sans doute que les deux premières, mais qui, à l’exception de ceux que la théologie a remplis d’égoïsme et de vanité terrestre, se présente nécessairement à l’esprit de chacun. Elle est aussi invérifiable que les deux autres. Les positivistes diront-ils que toutes ces hypothèses soient nulles et que leurs objets soient <privés d> privés de toute réalité?

A cela, Mr Littré, le chef actuel éminent et universellement reconnu du <positivisme> positivisme en France, répond par des paroles si éloquentes et si belles que je ne puis me défendre le plaisir de les citer:

“Moi aussi, j’ai essayé de tracer sous le nom d’immensité, le caractère philosophique de <ce qu> ce que Mr Spencer appelle l’incognoscible; ce qui est au delà du savoir positif, soit matériellement, le fond de l’espace sans borne, soit intellectuellement, l’enchaînement des causes sans terme, est inaccessible à l’esprit humain. Mais inaccessible ne veut pas dire nul ou non existant. L’immensité tant matérielle qu’intellectuelle tient par un lien étroit à nos connaissances et devient par cette alliance une idée positive et du même ordre; je veux dire que, en les touchant et en les abordant, cette immensité apparaît sous son double caractère, la réalité et l’inaccessibilité. C’est un océan qui vient battre notre rive, et pour lequel nous n’avons ni barque, ni voile, mais dont la claire vision est aussi salutaire que formidable” [[Cours de Philosophie Positive d’Auguste Comte T. Ier Préface d’un disciple p. XLIV-XLV]]

Nous devons sans doute être contents de cette belle explication, parce que nous l’entendrons dans notre sens, <parce que nous l'[ill.] dans notre sens,> qui sera certainement aussi celui de l’illustre chef du positivisme. Mais ce qu’il y’a de malheureux, c’est que les théologiens en seront également ravis, <et> au point que pour <recompenser> <l’il> <Mr Littré> prouver leur reconnaissance à l’illustre académicien <de> pour cette magnifique# |104 déclaration en faveur de leur propre principe, ils seront capables de lui offrir gratis cette voile et cette barque qui lui manquent de son propre aveu et dont ils sont certains d’avoir la possession exclusive, pour faire une exploration réelle, un voyage de découvertes nouvelles sur cet océan inconnu, en l’avertissant toute-fois, que du moment qu’il aura abandonné les limites du monde visible, il lui faudra changer de méthode, la méthode scientifique, comme il le sait d’ailleurs fort bien lui-même, n’étant pas applicable aux choses éternelles et divines.#

|105 <<déclaration en faveur de leur propre principe, ils seront capables de lui offrir gratis cette voile et cette barque qui lui manquent de son propre aveu, et qu’ils avaient posséder, pour faire une exploration réelle dans ces régions inconnues, de l’immensité; en l’avertissant <toute fois> <néanmoins> <en une fois> <toute fois>, toutefois bornes de notre monde dépassées, il <[ill.]> lui faudra changer de méthode, la méthode scientifique, comme il le sait d’ailleurs lui-même, ne pouvant pas être appliquée à la connaissance des choses éternelles et divines.>>#

Et en effet, <pourquoi> comment les théologiens pourraient-ils être mécontents de la déclaration de Mr Littré? Il déclare que l’immensité est inaccessible <pour> à l’esprit humain; ils n’ont jamais dit autre chose. Puis il ajoute, que son inaccessibilité n’exclue aucunément sa réalité. Et c’est tout ce qu’ils demandent. <Dieu> L’immensité, Dieu est un Etre réel, et il est inaccessible pour la science; ce qui ne signifie pas du tout qu’il soit inaccessible pour la foi. Du moment qu’il est en même temps l’immensité et un Etre réel, c’est à dire la toute-puissance, il peut bien trouver un moyen, s’il le veut, <pour> de se faire connaître à l’homme, en dehors et à la barbe de la science; et ce moyen est connu; il s’est toujours appelé, dans l’histoire: la révélation immédiate. Vous direz que c’est un moyen peu scientifique. Sans doute, et c’est pour cela qu’il est bon. Vous direz qu’il est absurde; rien de mieux, <et> c’est pour cela même qu’il est divin:

“Credo quiam absurdum est.”

Vous m’avez complètement rassuré en m’affirmant, en m’avouant même à votre point de vue scientifique ce que ma foi <me disait depuis> m’a fait toujours entrevoir et pressentir; l’existence réelle de Dieu. Une fois certain de ce fait, je n’ai plus besoin de votre science. Dieu réel la réduit à néant. Elle a eu une raison d’exister tant qu’elle l’a méconnu, l’a nié. Du moment qu’elle en reconnaît l’existence, elle doit se prosterner avec nous et s’annuler elle-même devant lui.#

|106Il y’a toutefois, dans la déclaration de Mr Littré, quelques mots qui, duement compris, pourraient troubler la fête des théologiens et des métaphysiciens: “L’immensité tant matérielle qu’intellectuelle, dit-il, tient par un lien étroit à nos connaissances, et devient par cette alliance une idée positive et du même ordre”. Ces derniers mots ou bien ne signifient rien du tout, ou bien ils signifient ceci: <La>

La région immense, infinie, qui commence au delà de notre monde visible, est pour nous inaccessible, non parce qu’elle serait d’une nature différente ou qu’elle serait <gou> soumise à des lois contraires à celles qui gouvernent notre monde <ou plutôt matériel et intellectuel, mais> naturel et social, mais uniquement parce que les phénomènes et les choses qui remplissent <ces monde> ces mondes inconnus et qui en constituent la réalité, sont hors de la portée de nos sens. Nous ne pouvons pas comprendre des choses dont nous ne pouvons pas même déterminer, constater la réelle existence. Tel est l’unique caractère de cette inaccessibilité. Mais sans pouvoir nous former la moindre idée des formes et des conditions d’existence des choses et des êtres qui remplissent ces mondes, ne savons pertinement qu’il ne peut y avoir de place pour un animal qui s’appelle l’Absolu; ne fut ce que par cette simple raison, qu’étant exclu de notre monde visible, tout point imperceptible que ce dernier forme dans l’immensité des espaces, il <est> serait un absolu limité, c’est à dire un non-absolu, à moins qu’il n’y existe de la même manière que chez nous: qu’il n’y soit de même que chez nous, un Etre [intercalé: tout-à-fait invisible et insaisissable. Mais alors, il nous en revient au moins un morceau, et par# |107 ce morceau nous pouvons juger du reste. Après l’avoir bien cherché, après l’avoir attentivement considéré et étudié dans <son développement> sa provenance historique, nous sommes arrivés à cette conviction que l’absolu est un être absolument nul, un pur fantome créé par l’imagination enfantine des <hommes> hommes primitifs et enluminé par les théologiens et par les métaphysiciens; [intercalé: rien qu’] un mirage <historique> de l’esprit humain qui se cherchait lui-même à travers son développement historique. Nul est l’absolu sur la terre, nul il doit être aussi dans l’immensité des espaces. En un môt, l’absolu, Dieu n’existe pas, et ne peut exister.

Mais du moment que le fantome Divin disparaît et qu’il ne peut plus s’interposer entre nous et ces régions inconnues de l’Immensité, tout inconnues qu’elles nous sont et qu’elles nous <seront> resteront à tout jamais, ces régions ne nous offrent <rien d’é> plus rien d’étranger; [intercalé: car] sans connaître la forme des choses, des êtres et des phénomènes qui se produisent dans l’immensité, nous savons qu’ils ne peuvent être rien que [intercalé: des] produits matériels de causes matérielles, et que s’il y’a intelligence, cette intelligence comme chez nous, sera toujours et partout un effet, jamais la cause première. – Tel est l’unique sens qu’on peut attacher, selon moi, à <ces paroles> cette affirmation de Mr Littré: que l’immensité, par son alliance avec notre monde connu, devient une idée positive et du même ordre.

Pourtant, dans cette même déclaration, se trouve une expression qui me paraît malheureuse et qui pourrait rendre la joie aux théologiens et aux métaphysiciens: “Ce qui est au delà du savoir, dit-il, soit matériellement, le fond de l’espace# |108 sans borne, soit intellectuellement, l’enchaînement de causes sans terme, est inaccessible.” – Pourquoi cet enchaînement de causes sans terme paraît-il plus intellectuel à Mr Littré que le fond de l’espace sans bornes? Toutes les causes agissantes dans les mondes connus et inconnus, dans les régions infinies de l’espace aussi bien que sur notre globe terrestre, étant matérielles$9$, pourquoi Mr Littré semble-t-il dire et penser, que leur enchaînement ne l’est pas? Ou, prenant la question à rebours, l’intellectuel n’étant autre chose pour nous que la réproduction idéale par notre cerveau, de l’ordre objectif et réel, ou bien de la succession matérielle de phénomènes <et de faits> matériels, pourquoi l’idée du fond de l’espace sans bornes ne serait-elle pas aussi intellectuelle que celle de l’enchaînement des causes sans terme?

Cela nous amène à une autre fin de non recevoir que les positivistes opposent habituellement au trop impatient besoin de savoir tant des métaphysiciens que des matérialistes: Je veux parler de ces questions de la cause première et des causes finales aussi bien que de l’essence intime des choses, qui sont autant de manières différentes de poser cette même <et unique> question de l’existence ou de la non existence de Dieu.#

|109Les métaphysiciens, on le sait, sont toujours à la recherche de la cause première, c’est à dire d’un Dieu créateur du monde. Les matérialistes disent que cette cause n’a jamais existé. Les positivistes, toujours fidèles à leur système de réticences et d’affirmations équivoques, se contentent de dire que la cause première ne peut être un objet de la science, que c’est une hypothèse que la science ne peut vérifier. Qui a raison, les matérialistes ou les positivistes? Sans doute les premiers.

Que fait la Philosophie Positive en se réfusant de se prononcer sur cette question de la cause première? Est-ce qu’elle en nie l’existence? Pas du tout. Elle l’exclut seulement du domaine scientifique, en la déclarant scientifiquement invérifiable; ce qui veut dire en simple langage humain, que cette cause première existe peut-être, mais que l’esprit humain est incapable de la concevoir. Les métaphysiciens seront sans doute mécontents de cette déclaration, parce que, différant en cela des théologiens, ils s’imaginent l’avoir reconnue à l’aide des spéculations transcendantes de la pure pensée. Mais les théologiens en seront très contents, car ils ont toujours proclammé que la pure pensée ne peut rien sans l’aide de Dieu, et que pour# |110 reconnaître la cause première, l’acte de la divine création, il faut avoir reçu la grâce divine.

C’est ainsi que les Positivistes ouvrent la porte aux Théologiens et peuvent rester leurs amis dans la vie publique, tout en continuant de faire de l’athéisme scientifique dans leurs livres. Ils agissent en conservateurs politiques et prudents.

Les matérialistes sont révolutionnaires. Ils nient Dieu, ils nient la cause première. Ils ne se contentent pas de la nier, ils en prouvent l’absurdité et l’impossibilité.

Qu’est ce que la cause première? C’est une cause d’une nature absolument différente de celle de cette quantité innombrable de causes réelles, relatives, matérielles, dont l’action mutuelle constitue la réalité même de l’Univers. Elle# |111 rompt, au moins dans le passé, <l’enchaînem> cet enchaînement éternel des causes, sans commencement comme sans terme, dont Mr Littré lui-même parle comme d’une chose certaine, ce qui devrait le forcer, ce me semble, à dire aussi que la cause première, qui en serait nécessairement une négation, est une absurdité. Mais il <ne dit pas> ne le dit pas. Il dit beaucoup de choses# |112 excellentes, mais il ne veut pas dire ces simples paroles, qui auraient <mis fin> rendu desormais tout mésentendu impossible: La cause première n’a jamais existé, n’a jamais pu exister. La cause première c’est une cause qui elle même n’a point de cause ou qui est cause d’elle même. C’est l’absolu créant l’Univers, le pur Esprit créant la matière, un non sens.

Je ne répéterai pas les arguments par lesquels je crois avoir suffisamment démontré, que la supposition d’un Dieu créateur implique la négation de l’ordonnance et de l’existence même de l’Univers. Mais pour prouver que je ne calomnie pas les positivistes, je vais citer les propres paroles de Mr Littré. – Voici ce qu’il dit dans sa préface d’un disciple (Cours de Philosophie Positive par Auguste Comte, Deuxième Edition. T. Ier):

“Le monde est constitué par la matière et par les forces de la matière: la matière, dont l’origine et l’essence nous sont inaccessibles; les forces qui sont immanentes à la matière. Au delà de ces deux termes, matière et force, la science positive ne connaît rien.” (P. IX.)

Voila une déclaration bien franchement matérialiste, n’est ce pas? Eh bien, il s’y trouve quelques paroles qui semblent rouvrir la porte au plus fougueux spiritualisme, non scientifique, mais religieux.

Que signifient ces mots, par exemple: “l’origine et <le> l’essence de la matière nous sont inaccessibles”? Vous admettez donc la possibilité que ce que vous appelez la# |114 matière ait pu avoir une origine, c’est à dire un commencement [intercalé: dans le temps, ou au moins dans l’idée, comme le disent mystiquement les panthéistes;] qu’elle ait pu avoir été produite par quelque chose ou quelqu’un qui n’était pas la matière? Vous admettez la possibilité d’un Dieu?

<<Pour les matérialistes la matière, ou plutot l’ensemble <des corps réellement existants n’a pas et ne peut avoir d’origine> universel des choses <réelle> matérielles, <qui> des choses réelles qui ont existé qui existent et qui existeront, avec toutes <leurs> les propriétés <qui [ill.] déterminent leurs lois et dont> <l’action et la réaction mutuelle incessant constitue> qui, leur étant inhérentes, <[ill.]> déterminent les lois de leur mouvement, [intercalé: et] de leur développement, et sont, tour à tour les effets et les causes, de cette quantité infinie d’actions et de réactions mutuelles incessantes,>>

Pour les matérialistes, la matière, ou plutôt l’ensemble universel des choses passées, présentes et à venir$10$, n’a point d’origine ni dans le temps, ni dans une idée panthéiste, ni dans un autre genre quelconque d’absolu. L’univers, c’est à dire l’ensemble de toutes ces choses, avec toutes leurs propriétés qui, leur étant inhérentes, <et constituant> et <qui> <qui> formant proprement leur <propre> essence, déterminent les lois de leur mouvement et de leur développement, et sont, tour à tour, les effets et les causes, de cette quantité infinie d’actions et de réactions partielles, dont la totalité constitue l’action, la solidarité, <l’unité> et la causalité universelles; cet Univers, cette éternelle et universelle transformation toujours reproduite par <l’> cette infinité de transformations partielles <qui se produiser> qui se produisent en son sein, cet Etre absolu et <Unique> unique, ne peut avoir ni de commencement ni de fin. Toutes les choses actuellement existantes, y compris les <mondes> mondes connus et inconnus, avec tout ce qui a pu se développer en leur sein, sont les produits# |115 de l’action mutuelle et solidaire d’une quantité infinie d’autres choses dont une partie, infiniment nombreuse, [intercalé: sans doute,] n’existent plus sous leur formes primitives, leurs éléments s’étant combinés en des choses nouvelles, mais qui, pendant tout le temps de leur existence, ont été produites et maintenues de la même <manières> manière que <les> le sont aujourd’hui les choses présentes, que le seront demain les choses <futures> à venir.

Pour ne point tomber de nouveau dans l’abstraction métaphysique, il faut se rendre bien compte de ce qu’on entend sous ce mot de causes ou de forces agissantes et produisantes. Il faut bien# |116 comprendre que les causes n’ont point d’existence idéale, séparée, qu’elles ne sont rien en dehors des choses réelles, qu’elles ne sont rien que ces choses. Les choses n’obéissent point à des lois générales, comme se plaisent à dire les positivistes, dont le gouvernementalisme <se complait> doctrinaire cherche un appui naturel dans cette fausse expression. Les choses, considérées dans leur ensemble, n’obéissent pas à ces lois, parce qu’en dehors d’elles il n’y a personne, ni rien qui puisse les leur [intercalé: dicter et les leur] imposer. En dehors d’elles, ces lois n’existent pas même comme abstraction, comme idée, car toutes les idées <ne sont rien> n’étant rien que la <constation> constation et l’explication d’un fait existant, <ce qui fait que pour qu’il y’ait> il faut, pour qu’il y’ait l’idée d’une loi quelconque, <il faut> que la loi ait existé d’abord. D’ailleurs nous savons que toutes les idées, y compris celles des lois naturelles, ne se produisent et n’existent comme idées, <que> sur cette terre, que dans le cerveau humain.

Donc, si les lois, comme les causes, comme les forces naturelles, n’ont aucune existence en dehors des choses, elles doivent, pour peu qu’elles existent, et nous savons par expérience qu’elles existent, – elles doivent, dis-je, exister dans l’ensemble des choses, en constituer la propre nature; non dans chaque chose isolément prise, mais dans leur ensemble universel, embrassant toutes les choses passées, présentes et à venir. Mais nous avons que cet ensemble, que nous appelons l’Univers ou la Causalité universelle, n’est autre chose que la Résultante éternellement reproduite d’une infinité d’actions et de réactions naturellement exercées par la quantité infinie de choses qui naissent, qui existent, et puis qui disparaissent en son sein. L’univers <lui-même, considéré ainsi comme [ill.] une> n’étant lui-même qu’une Résultante <toujours reprodui> incessamment reproduite de nouveau, ne peut être considéré comme un dictateur, ni comme un législateur. Il n’est lui même rien en dehors des choses qui vivent et qui meurent en son sein, il n’est que par elles, grâce à elles. Il ne peut pas leur imposer de lois. D’où il résulte que chaque chose porte sa loi, c’est à dire le mode de son développement, <en elle me> de son existence et de son action partielle en elle même. La loi, l’action partielle, cette force agissante d’une chose qui <la transforme> en fait une cause de choses nouvelles – trois expressions différentes pour exprimer la même idée – tout cela est déterminé par ce que nous appelons les propriétés ou la propre essence de cette chose, tout cela en constitue proprement la nature.

Rien de plus <irrationel> irrationnel, de plus anti-positiviste, de plus métaphysique, que dis-je, de plus mystique et de plus théologique,# |117 que de dire, par exemple, des phrases comme celles-ci: “L’origine et l’essence de la matières nous sont inaccessibles” (P. IX), ou bien, “Le physicien, sagement convaincu desormais que l’intimite des choses lui est fermée” (p XXV). C’était bon, ou plutôt c’était excusable de la part des physiciens spécialistes, qui pour se défaire de tous les ennuis que pouvaient leur causer les obsessions par moments très pressantes des métaphysiciens et des théologiens, leur répondaient par cette fin de non recevoir, et avaient en quelque sorte le droit de le faire, <parc> parce que toutes les questions de haute philosophie les intéressaient en réalité fort peu et les empêchaient seulement <à> de remplir leur mission si utile, <en s’adonnant> <et de s’adonner exclusivement qui consiste dans l’> qui consistait dans l’étude exclusive des phénomènes réels et des faits. Mais de la part d’un philosophe Positiviste qui se donne la mission à fonder tout le système de la science humaine sur des bases inébranlables, et à en déterminer une fois pour toutes les limites infranchissables, de la part d’un ennemi aussi déclaré de toutes les théories métaphysiques, une pareille réponse, une déclaration empreinte au plus hau degrés de l’esprit métaphysique est impardonnable.

Je ne veux point parler de cette substance inaccessible de la matière, parce que la matière elle même, prise dans cette généralité abstraite, est un fantôme créé par l’esprit humain, comme tant d’autres fantômes, par exemple celui de l’Esprit universel, qui n’est ni moins réel, ni moins rationnel, que la matière universelle. Si par matière en général, Mr Littré entend la totalité des choses existantes, alors je lui dirai que la substance de cette matière est précisement composée <par> de toutes ces choses, et ne contient rien que ces choses, ou s’il veut les décomposer en corps simples, connus et inconnus, je lui dirai que la substance de la matière est composée de <la totalité> l’ensemble total de ces éléments chimiques primitifs et de toutes leurs combinaisons possibles. Mais nous ne connaissons probablement que la moindre partie des corps simples qui constituent la matière ou l’ensemble matériel de notre planète; il est probable aussi que beaucoup d’éléments que nous considérons comme des corps simples <se laissent décomposer> se décomposent en de nouveaux éléments qui nous sont encore inconnus. Enfin nous ignorerons toujours une infinité d’autres éléments simples qui probablement constituent l’ensemble matériel de <cet> cette infinité de mondes, <qui sont éte> pour nous éternellement inconnus# |118 et qui remplissent l’immensité de l’espace. Voila la limite naturelle devant laquelle s’arrêtent les investigations de la science humaine. Ce n’est pas une limite métaphysique, ni théologique, mais réelle et comme je dis, tout-à fait naturelle et qui n’a rien de révoltant, ni d’absurde pour notre esprit. Nous ne pouvons connaître que ce qui tombe au moins sous l’un de nos sens, que ce dont nous pouvons expérimenter [intercalé: matériellement,] constater l’existence réelle – Donnez nous seulement la moindre petite chose tombée de ces mondes invisibles et à force de patience et de science nous vous réconstruirons ces mondes au moins en partie, comme Cuvier à l’aide de quelques ossements <ép> épars d’animaux antédiluviens, retrouvés sous la terre, a reconstruit leur organisme entier; comme à l’aide des hiéroglyphes <trouvés> trouvés sur les monuments égyptiens et assyriens on [intercalé: a] reconstruit des langues qu’on avait crues à jamais perdues; comme j’ai vu à Boston et à Stockholm deux individus, nés aveugles, sourds et muets, et ne possédant d’autre sens que le toucher, l’odorat et le gout, amenés, par un prodige de patience ingénieuse et rien qu’à l’aide du premier de ces sens, à comprendre ce qu’on <lui> leur dit par des signes tracés sur <sur sa ma> le creux de <sa> leur main, et à exprimer par écrit <ses> leurs pensées sur une quantité de choses qu’on ne saurait comprendre sans avoir une intelligence déjà passablement développée. Mais comprendre ce qu’aucun de nos sens ne peut seulement effleurer, et ce qui en effet n’existe pas pour nous comme être réel, voila ce qui est réellement impossible, et ce contre quoi il serait aussi ridicule qu’inutile de se révolter.

Et encore, peut-on dire d’une manière aussi absolue que ces mondes n’existent en aucune manière pour nous? Sans parler de <leur> l’obsession continuelle que cette immensité de mondes inconnus exerce sur notre esprit, action reconnue et si éloquemment exprimée par Mr Littré lui-même et qui certainement constitue un rapport réel puisque l’esprit de l’homme, en tant que produit, manifestation ou fonctionnement du corps humain, est lui-même un être réel, pouvons nous admettre que notre Univers visible, ces milliers d’étoiles qui brillent à notre firmament, restent en dehors de toute solidarité [intercalé: et de tout rapport d’action mutuelle] avec l’immense Univers, infini et pour nous invisible? Dans ce cas nous devrions considérer notre Univers restreint comme portant sa cause en lui-même, comme l’absolu; mais absolu et limité en même temps est une contradiction, un non sens par trop évident pour que nous puissions# |119 nous y arrêter un instant. Il est évident que notre Univers <à nous> visible, si immense qu’il puisse nous paraître, n’est qu’un ensemble matériel de corps très restreint à coté d’une quantité infinies d’autres Univers semblables; qu’il est par conséquent un être déterminé, fini, relatif, et comme tel, se trouvant en <rapports nécessaires avec d’autres êtres> rapport d’actions et de réactions nécessaires avec tous ces univers invisibles; que produit de cette solidarité ou de cette causalité infiniment universelle, il en porte en soi, sous la forme de ses propres lois naturelles et des propriétés qui lui sont particulièrement inhérentes, toute l’influence, le caractère, la nature, toute l’essence. De sorte qu’en reconnaissant la nature de notre Univers visible, nous étudions implicitement, indirectement celle de l’Univers infini, et nous savons que dans cette immensité invisible il y’a sans doute une quantité infinie de mondes et de choses que nous ne connaîtrons jamais, mais qu’aucun de ces mondes, aucune de ces choses ne peut <rien> présenter [intercalé: rien] qui soit contraire à ce que nous appelons les lois de notre Univers. Sous ce rapport il doit exister dans toute l’immensité une similitude et même une identité de nature absolue – Car autrement, notre monde à nous ne pourrait exister. Il ne peut exister qu’en conformité incessante avec l’immensité comprenant tous les Univers inconnus.

Mais, dira-t-on, nous ne connaissons pas non plus et nous ne pourrons jamais reconnaître notre Univers visible. En effet, il est fort peu probable que la science humaine arrive jamais à une connaissance quelque peu satisfaisante des phénomènes qui se passent sur une de ces innombrables étoiles dont la plus proche est apeuprès deux cent mille fois plus éloignée de la terre que notre soleil. Tout ce que l’observation scientifique a pu constater jusqu’ici, ce que toutes ces étoiles sont# |120 autant de soleils <et que ces solei> de systèmes planétaires différents, et que ces soleils y compris le nôtre exercent entre eux une action mutuelle, dont la détermination quelque peu précise restera probablement [intercalé: encore] très longtemps, sinon toujours, en dehors de la puissance scientifique de l’homme. Voici ce que dit Auguste à ce sujet [[Cours de Philosophie Positive par Auguste Comte. Deuxième édition <p.> Tome II <p.11-13> P. 10-12 [13]]]:

<“L’application journalière de l’astronomie, dit Auguste Comte>

<<“Il existe, dit Auguste Comte, dans toutes les classes de nos recherches et sous tous les grands rapports, une harmonie constante et nécessaire entre l’étendue de nos vrais besoins intellectuels et la portée effective, actuelle <et> ou future (?) de nos connaissances réelles. Cette harmonie, que j’aurai soin de signaler dans tous les phénomènes, n’est point, comme les philosophes vulgaires <sont tentés de le croire, le résultat ni l’indice d’une cause finale>>>

“Les esprits philosophiques auxquels l’étude approfondie de l’astronomie est étrangère, et les astronomes eux-mêmes, n’ont pas suffisamment distingué jusqu’ici, dans l’ensemble de nos recherches célestes, le point de vue que je puis appeler solaire, de celui qui mérite véritablement le nom d’universel. Cette distinction me paraît néanmoins indispensable, pour séparer nettement la partie de la science qui comporte une entière perfection, de celle qui par sa nature, sans être sans doute purement conjecturale, semble cependant devoir toujours rester presque dans l’enfance, du moins comparativement à la première. La considération du système solaire dont nous faisons partie nous offre évidemment un sujet d’étude bien circonscrit, susceptible d’une exploration complète, et qui devait nous conduire aux connaissances les plus satisfaisantes. Au contraire, la pensée de ce que nous appelons l’univers et par elle-même nécessairement indéfinie, en sorte que, si étendues qu’on veuille supposer dans l’avenir nos connaissances <[intercalé: réelles] dans> réelles dans ce genre, nous ne saurions jamais nous élever à la véritable# |121 conception de l’ensemble des astres. [[Voila une limitation contre laquelle il est impossible de protester, Car elle n’est point arbitraire, absolue et n’implique pas, pour l’esprit, la défense de pénétrer dans ces régions immenses et inconnues. Elle dérive de la nature illimitée de l’objet lui-même, et contient ce simple avertissement, que si loin que l’esprit puisse pénétrer, il ne pourra jamais épuiser cet objet, ni arriver au terme [intercalé: ou], à la fin de l’immensité, par cette simple raison que ce terme ou cette fin n’existent pas.]] La diférence est extrêmement frappante aujourd’hui, puisque, à côté de la haute perfection acquise dans les deux derniers siècles par l’astronomie solaire, nous ne possédons pas même encore, en astronomie <sidérale> sidérale, le premier et le plus simple élement de toute recherche positive, la détermination des intervalles stellaires. Sans doute, nous avons tout lieu de présumer, que ces distances ne tarderont pas à être évaluées, du moins entre certaines limites, à l’égard de plusieurs étoiles, et que par suite, nous connaîtrons pour ces mêmes astres, divers autres éléments importants, que la théorie est toute prête à déduire de cette première donnée fondamentale, tels que leurs masses etc. Mais l’importante distinction établie ci-dessus n’en sera nullement affectée. Quand même nous parviendrions un jour à étudier complètement les mouvements relatifs de quelques étoiles multiples, cette notion, qui serait d’ailleurs très précieuse, surtout si elle pouvait concerner le groupe dont notre soleil fait probablement partie, ne nous laisserait évidemment guère moins éloignés d’une véritable connaissance de l’univers, qui doit inévitablement nous échapper toujours.

“Il existe dans toutes les classes de nos recherches et sous tous les grands rapports, une harmonie constante et nécessaire entre l’étendue de nos vrais besoins intellectuels et la portée effective, actuelle <ou> ou future, de nos connaissances réelles. [[Mais comme l’étendue des besoins intellectuels de l’homme, considéré non comme individu isolé ni même comme génération présente, mais comme humanité passée, présente et future, est sans limites, la portée effective<s> des connaissances humaines dans un avenir indéfini, <l’est aussi> l’est aussi.]] Cette harmonie que j’aurai soin de signaler dans tous les phénomènes, n’est point,# |122 comme les philosophes vulgaires sont tentés de le croire, le résultat et l’indice d’une cause finale. [[Voila un de ces soufflets au bon Dieu dont le livre d’Auguste Comte est plein.]] Elle dérive simplement de cette nécessité évidente: nous avons seulement besoin de connaître ce qui peut agir sur nous d’une manière plus ou moins directe [[Ce qui revient à dire que nous avons besoin de savoir tout. Le nombre des choses qui agissent sur moi immédiatement est toujours fort peu nombreux. Mais ces choses qui sont par rapport à moi des <choses> causes immédiatement agissantes, n’existent et par conséquent aussi n’agissent sur moi que parce qu’elles se trouvent elle-même soumises à l’action immédiate d’autres choses qui agissent directement sur elles, et, indirectement, par elles sur moi. J’ai besoin de connaître les choses qui exercent sur moi une action immédiate; mais pour les comprendre, j’ai besoin de connaître celles qui agissent sur elles, et ainsi de suite à l’infini. D’où il résulte que je dois savoir tout.]]; et, d’un autre côté, par cela même qu’une telle influence existe, elle devient pour nous tôt ou tard un moyen certain de connaissance [[D’où je conclus logiquement qu’aucun monde si éloigné et si invisible qu’il <[ill.]> soit n’est fermé d’une manière absolue à la connaissance de l’homme.]]. Cette relation se vérifie d’une manière remarquable dans le cas présent. L’étude la plus parfaite possible des lois du système solaire dont nous faisons partie, est pour nous d’un intérêt capital, et aussi sommes nous parvenus à lui donner une précision admirable. Au contraire, si la notion exacte de l’univers nous est nécessairement interdite, il est évident qu’elle ne nous offre point, excepté pour notre insatiable curiosité, de véritable importance. [[Probablement, Auguste Comte veut dire par là qu’elle ne nous offre pas d’importance immédiatement pratique et qu’elle ne peut influer que très indirectement et très faiblement sur l’arrangement de notre existence matérielle sur cette terre; car cette curiosité insatiable de l’intelligence humaine, [en marge: est une force morale par laquelle l’homme se distingue peut-être plus que par toute autre chose du reste du monde animal, et dont la satisfaction est par conséquent très importante pour le triomphe de son humanité.]]] L’application journalière de l’astronomie montre que les phénomènes intérieurs de chaque système solaire, les seuls qui puissent affecter ses habitants, sont essentiellement indépendants des phénomènes plus généraux relatifs à l’action mutuelle des soleils, <les seuls qui puissent affecter ses habitants> apeuprès comme nos phénomènes météorologiques vis-à-vis des phénomènes planétaires [[[en marge: Alors cette indépendance est loin d’être absolue; car il suffit que notre planète change quelque peu sa position par rapport à notre soleil, pour que tous les phénomènes météorologiques de la terre soient considérablement modifiés; ce qui arriverait certainement aussi pour notre système planétaire, si notre soleil prenait une position nouvelle vis à vis des autres soleils.]]. Nos tables des événements célestes, dressées longtemps d’avance, en ne considérant dans l’univers aucun autre monde que le nôtre, s’accordent jusqu’ici rigoureusement avec les observations directes, quelques minutieuses précisions que nous y apportions aujourd’hui. Cette indépendance si manifeste se trouve d’ailleurs pleinement expliquée par l’immense# |123 disproportion que nous savons certainement exister entre les distances mutuelles des soleils et les petits intervalles de nos planète. [[Mais cette disproportion n’étant <que> pas absolue, mais seulement relative, il en résulte aussi que <l’indépendance> l’indépendance de notre système solaire par rapport aux autres soleils n’est que relative aussi. C’est à dire que si nous prenons pour mesure du temps la vie d’une génération, ou même quelques siècles, l’effet sensible de la dépendance certaine dans laquelle [en marge: notre système se trouve par rapport à l’univers, paraît absolument nul.]]] Si suivant une grande vraisemblance, les planètes pourvues d’atmosphères, comme Mercure, Venus, Jupiter, etc., sont effectivement habitées, nous pouvons en regarder les habitants comme étant en quelque sorte nos concitoyens, puisque de cette sorte de patrie commune il doit résulter nécessairement une certaine communauté de pensées et même d’intérêts [[[en marge: La communauté de pensées implique toujours celle des intérets.]]] tandis que les habitants des autres systèmes solaires nous doivent être entièrement étrangers [[[en marge: Toujours dans un sens relatif: Plus étrangers, mais non absolument. Avouons que les uns comme les autres, s’ils existent seulement, nous sont apeuprès également étrangers, puisque nous ne savons pas et ne pourrons <jamais> probablement jamais nous assurer avec quelque certitude, s’ils existent.]]]. Il faut donc séparer plus profondement qu’on n’a coutume de le faire le point de vue solaire et le point de vue universel, l’idée du monde (comprenant exclusivement le premier) et celle d’univers: le premier est le plus élevé auquel nous puissions réellement atteindre, et c’est aussi le seul qui nous intéresse véritablement. – Ainsi, sans renoncer entièrement à l’espoir d’obtenir quelques connaissances sidérales, il faut considérer l’astronomie positive consistant essentiellement dans l’étude géométrique et mécanique du petit nombre de corps célestes qui composent le monde dont nous faisons partie.”

Mais si la science positive, c’est à dire la science sérieuse et seule digne de ce nom, fondée sur l’observation des faits réels et non sur l’imagination de faits illusoires, doit renoncer à la connaissance réelle <et détaillée de> ou quelque peu satisfaisante de l’Univers, au point de vue astronomique, à plus forte raison doit elle-y renoncer sous les rapports physiques, chimiques et organiques: “Notre art d’observer, dit plus bas Auguste Comte, se compose, en général, de trois procédés différents: 10 L’observation proprement dite, c’est à dire l’exament direct du phénomène tel qu’il se présente naturellement; 20 l’expérience, c’est à dire la contemplation du phénomène plus ou moins modifié par des circonstances artificielles, que nous instituons expressément en vue d’une plus parfaite exploration; 30) La Comparaison,# |124 <graduelle> c’est à dire la considération graduelle d’une suite de cas analogues, dans lesquels les phénomènes se simplifient de plus en plus. La science des corps organisés, qui étudie les phénomènes du plus difficile accès, est aussi la seule qui permette véritablement la réunion de ces trois moyens. L’astronomie, au contraire, est nécessairement bornée au premier. L’expérience y est évidemment impossible; et, quand à la comparaison, elle n’y existerait que si nous pouvions observer directement plusieurs systèmes solaires, ce qui ne saurait avoir lieu. Reste donc la simple observation, et réduite même à la moindre extension possible, puisqu’elle ne peut concerner qu’un seul de nos sens (la vue). Mésurer des angles et compter des temps écoulés, tels sont les seuls moyens d’après lesquels notre intelligence puisse procéder à la découverte des lois qui régissent les phénomènes célestes” – <P> (T. II p. 13-14)

Il est évident qu’il nous sera à tout jamais impossible, non seulement de faire des expériences <physiques, chimiques> sur les phénomènes physiques, chimiques, [intercalé: géologiques et] et organiques qui se <passent seulement> produisent sur les <autres> différentes planètes de notre système solaire, <et [deux mots illisibles] plus> <sur celles des autres> sans parler déjà de celles des autres systèmes solaires, et d’établir des comparaisons sur leurs développements respectifs, mais <seulement> encore de les observer <et> ou d’en constater la réelle existence, ce qui revient à dire que nous devons renoncer d’en acquérir une <connaissan> connaissance qui approche seulement quelque peu de celle <que nous pouvons et que nous devons avoir> à laquelle nous pouvons et nous devons arriver par rapport aux phénomènes de notre globe terrestre. L’inaccessibilité de l’Univers pour nous n’est point absolue, mais son accessibilité en comparaison de celle de notre système solaire, et <en comp> encore plus [intercalé: de celle] de notre globe terrestre, est si petite, si petite, qu’elle ressemble presque à l’inaccessibilité absolue.

Pratiquement nous semblons gagner fort peu de choses à ce qu’elle ne soit point absolue. Mais au point de vue de la théorie, le gain est immense. Et s’il est immense pour la théorie, il l’est par contrecoup aussi pour la pratique sociale de l’humanité,# |125 car toute théorie se traduit tôt ou tard en institutions et en faits humains. Quel est donc cet intéret et cet avantage théorique de la non-inaccessibilité absolue de l’Univers?

C’est que le bon Dieu, l’absolu, est aussi bien chassé de l’Univers, qu’il l’est de notre globe terrestre.

Du moment que l’Univers nous est tant soit peu accessible, fut-ce même dans une mesure infiniment petite, il doit avoir une nature semblable à celle de notre monde connu. Son inaccessibilité n’est point causée par une différence de nature, mais par l’extrême éloignement matériel de ces mondes qui rend l’observation de leurs phénomènes impossible. Matériellement éloignés de notre globe terrestre; ils sont aussi bien, aussi exclusivement matériels que ce dernier. Matériels et matériellement limités par notre système solaire, cette infinité de mondes inconnus se trouvent nécessairement entre eux et avec lui dans des rapports incessants d’action et de réaction mutuelle. Ils naissent, ils existent et ils périssent ou se transforment tour à tour au sein de la Causalité infiniment universelle, comme est né, comme existe et comme périra certainement [intercalé: , tôt ou tard,] notre monde solaire, <tot ou tard,> et les lois fondamentales de cette genèse ou de cette transformation matérielle doivent être les mêmes, modifiées sans doute selon les infinies circonstances qui différencient probablement le développement de chaque monde pris à part. Mais la nature de ces lois et de leur développement doit être la même, à cause de cette action et réaction incessante qui s’exerce pendant l’éternité entre eux. De sorte que sans avoir besoin de franchir des espaces infranchissables, nous pouvons étudier les lois universelles des mondes dans notre système solaire qui, en étant le produit, doit les porter toutes en lui-même, et encore de plus près sur notre propre planète, le globe <[ill.] terre> terrestre, qui est le produit immédiat de notre système solaire. Donc en étudiant et reconnaissant les lois de la terre, nous pouvons avoir la certitude d’étudier en même temps et de reconnaître# |126 les lois de l’Univers.

Ici nous pouvons aller droit aux détails: les observer, les expérimenter et les comparer. Si restreint qu’il soit en comparaison de l’Univers, c’est encore un monde infini. Sous ce rapport, on peut dire, que notre monde, dans le sens le plus restreint de ce môt, notre terre, est également inaccessible, c’est à dire inépuisable. Jamais la science n’arrivera au dernier terme ni ne dira son dernier mot. Est-ce que cela doit nous desespérer? Au contraire, si la tache était limitée, elle refroidirait bientôt l’esprit de l’homme, qui une fois pour toutes, quoi qu’on dise et quoi qu’on fasse, ne se sent jamais aussi heureux que lorsqu’il peut briser et franchir une limite. Et fort heureusement pour lui, <que plus> la science de la nature est telle, que plus l’esprit y franchit de limites, plus il s’en élève de nouvelles qui provoquent sa curiosité insatiable.

Il y’en a une que <l’homme> l’esprit scientifique ne pourra jamais franchir d’une manière <complète> absolue. C’est précisement ce que Mr Littré appelle la nature ou l’être intime des choses, ce que les métaphysiciens de l’école de Kant appellent la chose en soi (Das Ding an Sich). Cette expression, ai-je dit, est aussi fausse que dangereuse, car tout en ayant l’air d’exclure l’absolu <de la> du domaine de la science, elle le reconstitue, le confirme comme un être réel. Car quand je dis qu’il est dans toutes les choses existantes, les plus communes, les plus connues, y compris moi-même, un <fond> fond intime, inaccessible, <et> éternellement inconnu, et qui comme tel, reste nécessairement en dehors et <absolument> absolument indépendant <d’une manière absolue> de leur existence phénoménale et de ces multiples rapports de causes relatives à effets relatifs qui déterminent et enchaînent toutes les choses existantes <entre elles>, en établissant <entre elles unité incessament> entre elles une sorte d’unité incessamment reproduite, j’affirme par là même que tout ce monde phénoménal, le monde apparent, sensible, connu, <dans lequel toutes les choses> n’est qu’une sorte d’enveloppe extérieure une écorce au fond de laquelle se cache comme un noyau l’être non déterminé par des rapports extérieurs, l’être non relatif, non dépendant,# |127 l’Absolu. On voit que Mr Littré, probablement à cause même de son mépris profond pour la métaphysique, en est resté [intercalé: <enco> lui-même] à la métaphysique de Kant, qui se perd, [intercalé: comme on sait,] dans ces <contradictions antinomies irrécon> antinomies ou contradictions qu’elle prétend être irréconciliables et insolubles: <de l’ex> du fini et de l’infini, de l’extérieur et de l’intérieur, du relatif et de l’absolu, etc. Il est clair qu’en étudiant le monde avec l’idée fixe de l’insolubilité de ces cathégories qui semblent d’un côté absolument opposées et de l’autre si étroitement, si absolument enchaînées qu’on ne peut penser à l’une sans penser immédiatement et en même temps à l’autre, il est clair dis-je qu’en approchant du monde existant avec ce préjugé métaphysique dans la tête, on sera toujours incapable de comprendre quelque chose à la nature des choses. Si les positivistes français avaient voulu prendre connaissance de la critique précieuse, que Hegel, dans sa logique, qui est certainement l’un des livres les plus profonds qui ayent été faits dans notre siècle, a faite de toutes ces antinomie Kantiennes, il se seraient rassurés sur cette prétendue impossibilité de <connaître> reconnaître la nature intime des choses. Ils auraient compris qu’aucune chôse ne peut avoir réellement dans son intérieur, qui ne soit manifeste <dans> en son extérieur; ou, comme l’a dit Göthe, en réponse à je ne sais plus quel poète allemand qui a prétendu qu’aucun esprit créé ne pouvait pénétrer jusque dans l’intérieur de la Nature (“In’s Innre der Natur dringt kein erschafner Geist”-):

“Voila vingt ans que j’entends répéter cette même chose,

Et que je peste contre elle, mais en secret:

La nature n’a ni noyau, ni écorce;

Elle est tout cela en une seule fois.”

<“Schon zwanzig Jahre höre’ ich’s>

Schon zwanzig Jahre hör’ ich’s wiederholen

Und fluche drauf, aber verstohlen:

Natur hat weder Kern noch Schale;

Alles ist sie auf einem Male!”#

|128Je demande pardon au lecteur de cette longue dissertation sur la nature des choses. Mais il s’agit d’un intérêt suprême, celui de l’exclusion réelle et complète, de la destruction [intercalé: finale] de l’absolu, qui, cette fois, ne se contente plus seulement de se promener comme un fantôme lamentable sur les confins de notre monde visible, dans <les immensités> l’immensité infinie de l’espace, mais qui, encouragé par la métaphysique toute Kantienne des Positivistes, veut <s’implanter> s’introduire sournoisement au fond <même> de toutes les choses connues, de nous mêmes et planter son drapeau au sein même de notre monde <à nous.> terrestre.

L’intimité des choses, disent les Positivistes, nous est inaccessible. Qu’entendent-ils par ces mots: l’intimité des choses? Pour nous éclairer sur ce point, je vais citer la phrase de Mr Littré tout entière:

“Le physicien sagement convaincu desormais que l’intimité des choses lui estfermée, ne se laisse pas distraire par qui lui demande pourquoi les corps sont chauds et pesants; il le chercherait en vain, et il ne le cherche plus. De même, dans le domaine biologique, il n’y a pas lieu de demander pourquoi la substance vivante se constitue en des formes où les appareils sont, avec plus ou moins d’exactitude, ajustés au bût, à la fonction. S’ajuster ainsi est une des propriétés immanentes de cette substance, comme se nourrir, se contracter, sentir, penser. Cette vue, étendue aux perturbartions, les embrasse sans difficulté; et l’esprit, qui cesse d’être tenu à chercher l’impossible conciliation des fatalités avec les finalités, ne trouve plus rien qui soit inintelligible, c’est à dire contradictoire, de ce qui lui est départi du monde.” (P. XXV-XXVI)

Voila sans doute une manière bien commode de philosopher et un moyen sûr d’éviter toutes les contradictions possibles; On vous demande, par rapport à un phénomène, pourquoi cela est ainsi? Et vous répondez: Parce que cela est ainsi. Après quoi, il ne reste plus à faire qu’une seule chose: constater la réalité du phénomène et son ordre de coexistence ou de succession avec d’autres phénomènes plus ou moins liés avec lui; s’assurer par l’observation et par l’expérience que cette coexistence et cette succession se reproduisent <toujours> dans les mêmes circonstances partout et toujours, et, une fois cette conviction# |129 acquise, les convertir en une loi générale. Je conçois que des spécialistes scientifiques puissent, doivent faire ainsi; car s’ils agissaient autrement, s’ils intercalaient leurs propres <fantaisies ou> idées dans l’ordre des faits, la philosophie positive <courrait> courrait fort le risque de n’avoir pour base de ses raisonnements des fantaisisies plus ou moins ingénieuses, non des faits. Mais je ne conçois pas qu’un philosophe qui veut comprendre l’ordre des faits puisse se contenter de si peu. Comprendre est très difficile, je le sais, mais cela est indispensable, si l’on veut faire de la philosophie sérieuse.

A un homme qui me demanderait: quelle <est> sont l’origine et la substance de la matière en général ou plutôt de l’ensemble des choses matérielles, de l’Univers, je ne me contenterais pas de répondre doctoralement et d’une manière tellement équivoque, qu’il pourrait <suspecter> me suspecter de théologisme: “L’origine et l’essence de la matière nous sont inaccessibles.” Je lui demanderais d’abord de quelle matière il veut parler? Est-ce seulement de l’ensemble des corps matériels, composés ou simples, qui constituent notre globe, <ou bien> et, dans sa plus grande extension, notre système solaire, ou bien de tous les corps connus et inconnus dont l’ensemble infini et indéfini forme l’univers? – <S>

Si c’est du premier, je lui dirais que la matière de notre globe terrestre a certainement une origine, <et qu’il> puisqu’il fut un époque, tellement éloignée que ni lui ni moi nous ne pouvons nous en former une idée, mais une époque déterminée, où notre planète n’existait pas, qu’elle est née dans le temps, et qu’il faut chercher l’origine de notre matière planétaire dans <notre système> la matière de notre système solaire. Mais que notre système solaire lui-même, n’étant pas un monde <infini> absolu,# |130 ni infini, mais très restreint, <et très précisement> circonscrit, <[ill.] peut être> et n’existant par conséquent que par ses rapports incessants et réels d’action et de réaction mutuelle avec une infinité de mondes semblables, ne peut être un monde éternel. Qu’il est certain que, partageant le sort de tout ce qui jouit d’une existence déterminée et réelle, il devra disparaître un jour, dans je ne sais combien de millions de millions de siècles, et que comme notre planète, sans doute bien avant elle, il a dû avoir un commencement dans le temps; <et que par conséquent, il faudrait chercher> <en conséquence de quoi> d’où il résulte qu’il faut chercher l’origine de la matière solaire dans la matière universelle.

Maintenant, s’il me demande quelle a été l’origine de la matière universelle, de cet ensemble infini de mondes que nous appelons l’Univers infini? Je lui répondrai que sa question contient un non-sens; qu’elle me suggère pour ainsi dire la réponse absurde qu’il voudrait entendre de moi. Cette question se traduit par celle-ci: Y’eut-il un temps où la matière universelle, l’Univers infini, l’Etre absolu et unique <n’existait pas> n’était pas? Où il n’y avait que <l’id> l’idée, et nécessairement l’idée Divine, Dieu, qui, par un caprice singulier, après avoir été pendant un éternité, infinie dans le passé, un Dieu fainéant ou un Dieu impuissant, un Dieu inachevé, s’imagina tout d’un coup <<de créer <les mondes> l’Etre réel, les mondes?>> <et se sentit dans un moment> et se sentit à un moment donné, à une époque déterminée dans le temps, la puissance et la volonté de créer l’Univers<?>; qui apres avoir été pendant une éternité un Dieu Non-Créateur, devint, par je ne sais quel miracle de développement intérieur, un Dieu Créateur?

Tout cela est nécessairement contenu dans cette question sur l’origine de la matière universelle. En admettant même pour un instant cette absurdité d’un Dieu Créateur, nous arriverons forcement à reconnaître l’éternité de l’Univers. Car Dieu n’est Dieu que parce qu’il est supposé être l’absolue perfection; mais l’absolue perfection exclut toute idée, toute possibilité de développement. Dieu n’est Dieu que parce que# |131 sa nature est immuable. Ce qu’il est aujourd’hui, il l’a été hier et il le sera toujours. Il est un Dieu Créateur <aujourd’hui> et tout puissant aujourd’hui, donc il l’a été de toutes les éternités; donc ce n’est pas à une époque déterminée, mais de toutes les éternités qu’il a créé les mondes, l’Univers. Donc l’Univers est éternel. Mais étant éternel, il n’a pas été créé et il n’y <a pas> eut jamais de Dieu Créateur.

Dans cette idée d’un Dieu Créateur, il y’a cette contradiction, que toute création, idée et fait empruntés à l’expérience humaine, suppose une époque déterminée dans le temps; tandis que l’idée de Dieu implique l’Eternité – d’où résulte une absurdité évidente. Le même raisonnement s’applique aussi bien à l’absurdité d’un Dieu ordonnateur et législateur des mondes. En un môt, l’idée de Dieu ne supporte pas la moindre critique. Mais Dieu tombant, que reste-il? L’Eternité de l’Univers infini.

Voila donc une vérité concernant l’absolu et qui porte tout de même le caractère d’une certitude absolue: L ‘Univers est éternel et n’a jamais été créé par personne. Cette vérité est très importante pour nous, parce qu’elle réduit, une fois pour toutes, à néant la question sur l’origine de la matière universelle, que Mr Littré trouve si <[ill.]> difficile à résoudre et détruit en même temps, dans sa racine, l’idée d’un être spirituel absolu, préexistant ou coexistant, l’idée de Dieu.

Dans la connaissance de l’absolu, nous pouvons faire un pas en avant, tout en conservant la garantie d’une absolue certitude.

Rappelons nous qu’il y’a une véritable éternité que le monde existe. Il nous est très difficile de l’imaginer, tant l’idée même la plus abstraite de l’éternité trouve de difficulté à se loger dans nos pauvres têtes <temporelles>, hélas! si rapidement passagères. Pourtant, il est certain, que c’est une vérité irréfutable et qui s’impose avec tout le caractère d’une absolue nécessité à notre esprit. Il ne nous est point permis de ne la pas accepter. Voici donc,# |132 le bon Dieu mis une fois de côté, la seconde question qui se présente à nous: Dans cette éternité qui s’ouvre infinie et béante derrière le moment actuel, y’eu-t-il une époque déterminée dans le temps où commença pour la premiere fois l’organisation de la matière universelle ou de l’Etre en mondes séparés et organisés? Y <eut> eu-t-il un temps ou toute la matière universelle pût rester à l’état de matière capable d’organisation mais non encore organisée?

Supposons qu’avant de pouvoir s’organiser spontanément en mondes séparés, la matière universelle ait dû parcourir je ne sais quelle quantité innombrable de développements préalables, et dont nous ne pourrions jamais nous former même une ombre de l’ombre d’une idée quelconque. Ces développements ont pu prendre un temps qui par son immensité relative dépasse tout ce que nous pouvons imaginer. Mais comme il s’agit cette fois de développements matériels, non d’un absolu immuable, ce temps quelque immense qu’il fut, fut nécessairement un temps déterminé, et comme tel infiniment moindre que l’éternité. Appelons X tout le temps qui s’est écoulé depuis la première formation supposée des mondes dans l’Univers, jusqu’au moment présent; appelons Y tout le temps qu’ont duré ces développements préalables de la matière universelle avant qu’elle put s’organiser en mondes séparés. X + Y représentent une période de temps qui si relativement immense qu’elle soit, n’en est pas moins une quantité déterminée et par conséquent infiniment inférieure à l’éternité. Appelons Z leur somme (X + Y = Z); eh bien, derrière Z, il reste encore l’éternité. Etendez X et Y autant qu’il vous plaira, multipliez les tous les deux par les <quantités> chiffres les plus immenses que vous puissiez imaginer, <sur> ou écrire de [intercalé: votre] écriture la plus serrée# |133 sur une ligne longue comme la distance de la terre à l’étoile visible la plus éloignée; vous <étendrez> agrandirez Z dans la même proportion, mais quoi que vous fassiez pour l’agrandir, quelqu’immense qu’il devienne, il sera toujours moindre que l’éternité, il aura toujours derrière lui l’éternité.

Quelle est la conclusion à laquelle vous serez poussé? Que pendant une éternité, la matière universelle, dont l’action spontanée seule a pu créer, organiser les mondes, puisque nous avons <iliminé> vu disparaître le fantôme, le Créateur et l’ordonnateur divin; que cette matière, pendant une éternité, est restée inerte, sans mouvement, sans développement préalable, sans action; puis, que dans un moment donné et <singulièrement> déterminé sans aucune raison, ni par personne en dehors d’elle, ni par elle même, dans l’éternité, elle s’est mise tout d’un coup à se mouvoir, à se développer, à agir, sans qu’aucune cause soit extérieure, soit intérieure, l’y ait <posée> poussée<?>. C’est une absurdité aussi évidente que celle d’un Dieu Créateur. Mais vous êtes forcé d’accepter cette absurdité, <du moment que> lorsque vous supposez que l’organisation des mondes dans l’Univers eut un commencement déterminé quelconque, quelqu’immensément éloigné <<qu’il <fut> pût être du moment actuel>> que ce commencement fut ou soit représenté par vous du moment actuel. – <Donc il est évident que l’organisati> D’où il résulte avec une absolue évidence que l’organisation de l’Univers ou de la matière universelle en mondes séparés est aussi éternelle que son être.

Voila donc une seconde vérité absolue présentant toutes les garanties d’une certitude <absolue> parfaite. L’Univers est éternel et son organisation l’est aussi. Et dans cet Univers infini, pas la moindre petite place pour le bon Dieu!#

|134L’Univers est [intercalé: éternellement] organisé en une infinité de mondes séparés <et en dehors l’un de l’autre restant> et restant les uns en dehors des autres, mais par là même aussi conservant des rapports nécessaires et incessants les uns avec les autres. C’est ce qu’Auguste <appelle> Comte appelle “l’action mutuelle des soleils”, action qu’aucun homme n’a pu expérimenter ni seulement observer, mais dont l’illustre fondateur de la Philosophie Positive, [intercalé: lui-même, lui qui est] si sévère pour tout ce qui porte le caractère d’une hypothèse invérifiable, parle néanmoins comme d’un fait positif et qui ne peut être l’objet d’aucun doute. Et il en parle ainsi, parce que ce fait s’impose impérieusement, de lui-même et avec une absolue nécessité à l’esprit humain, du moment que cet esprit s’est délivré du joug abêtissant du fantôme <divin> divin.

L’action mutuelle des soleils résulte nécessairement de leur existence séparée. Quelques immenses qu’ils puissent être, en supposant même que l’immensité réelle des plus grands surpasse tout ce que nous pouvons imaginer en <étendue ou en> fait d’étendue et de grandeur, tous sont néanmoins des êtres déterminés, relatifs, finis, et comme tels, aucuns ne peuvent porter exclusivement en eux-mêmes la cause et la base de leur existence propre, <tous n’existant que de> chacun <ne> n’existe et ne peut exister que par ses rapports incessants ou par son action et réaction mutuelles, <avec tous les autres> soit immédiates ou directes, soit indirectes, avec tous les autres. Cet enchaînement infini d’actions et de réactions perpétuelles constitue la réelle Unité de l’Univers infini. Mais <<cette Unité Universelle, n’existe comme <telle, ni pour> unité concrète et réelle, ni pour l’Univers lui-même, qui, n’étant <qu’une> que l’unité collective <[ill.]> d’une infinité de mondes épars dans l’ <immensité> illimitée de l’espace, ne saurait avoir conscience de lui-même, ni pour personne, car personne ne peut exister en dehors de <cet> l’Univers. Elle existe seulement comme une idée nécessaire, mais absolument abstraite dans la pensée de l’homme.>># |135 cette unité universelle n’existe dans sa plénitude infinie, comme unité concrète et réelle, comprenant [intercalé: effectivement] toute cette <infini> quantité illimitée de mondes avec l’inépuisable richesse <du> de leurs développements <de chacun> elle n’existe, dis-je, et n’est manifeste comme telle, pour personne. Elle ne peut exister pour l’univers, <lui-même> qui, n’étant rien lui-même qu’une unité collective, éternellement <reproduit> résultante <de cet enchaînement> de l’action mutuelle des mondes épars dans l’immensité sans bornes de l’espace, ne possède aucun organe pour la concevoir; et elle ne peut exister pour personne en dehors de l’univers, parce qu’en dehors de l’Univers il n’y a <ni personne> rien. Elle n’existe, comme idée à la fois nécessaire et abstraite, que dans la conscience de l’homme. <Cette idée est le dernier degrés de positivité, le point où la positivité>

Cette idée est le dernier degrés du savoir positif, le point où la positivité et l’abstraction absolue se rencontrent. Encore un pas dans cette direction et vous tombez dans les phantasmagories métaphysiques et religieuses. Par conséquent, il est défendu, sous peine d’absurdité, de fonder quoi que ce soit sur cette idée. Comme dernier terme du savoir humain, elle ne peut lui servir de base.

Une détermination importante et dernière qui résulte non de cette idée, mais du fait de l’existence d’une quantité infinie de mondes séparés, <c’est que chacun> exerçant incessamment les uns sur les autres une action mutuelle qui constitue proprement l’existence de chacun, c’est qu’aucun de ces mondes n’est éternel; que tous ont eu un commencement et tous auront une fin, si éloignés qu’ait été <le premier et> l’un et dût être <la dernière> l’autre. Au sein de cette causalité universelle qui constitue l’Etre <unique de l’Univers>, éternel et unique, l’Univers, les mondes naissent, se forment, existent, <agissent puis exercent une action correspondante à leur être particulier, puis agissent> exercent une action conforme à leur être, puis se désorganisent <et se transforment>, meurent ou se transforment,# |136 comme le font les moindres des choses sur cette terre. C’est donc partout la même loi, le même ordre, la même nature. Nous ne pourrons jamais savoir rien au de là. Une infinité de transformations qui se sont effectuées dans l’éternité du passé; une infinité d’autres transformations qui auront lieu dans un avenir éternel; une infinité de transformations qui se font à cette heure même, dans l’immensité de l’espace, nous resteront éternellement inconnues. Mais nous savons que c’est partout la même nature, le même Etre <[ill.]>. Que cela nous suffise.

Nous ne demanderons donc plus, quel est l’origine de la matière universelle, ou plutôt de l’Univers considéré comme la <totalité> totalité d’un nombre infini de mondes <plus> séparés et plus ou moins organisés; parce que cette question suppose un non-sens, la création, et parce que nous savons que l’Univers est éternel. Mais nous pourrions bien demander: quelle est l’origine de notre monde solaire? Parce que nous savons avec certitude qu’il est né, qu’il s’est formé à une époque déterminée, dans le temps. Seulement, à peine aurons nous posé cette question, que nous devrons aussitôt reconnaître qu’elle est pour nous sans solution possible.

Reconnaître l’origine d’une chôse, c’est reconnaître toutes les causes, ou bien toutes les choses dont l’action simultanée et successive, directe et indirecte, <l’ont> <les> l’a produite. Il est évident que pour déterminer l’origine de notre système solaire, nous devrions connaître jusqu’au dernier, [intercalé: non seulement] toute cette infinité de mondes qui <existent> ont existé à l’époque de sa naissance et dont l’action collective directe ou indirecte l’a produit, mais encore tous les mondes passés et toutes les actions mondiales dont ces mondes eux-mêmes ont été les produits. C’est dire assez que l’origine de notre système solaire se perd <dans l’infini, dans l’éternité,> dans <la> <l’enchaînement> un enchaînement de causes ou d’actions, infini dans l’espace, éternel dans le passé, et que par conséquent, toute réelle ou matérielle qu’elle soit, nous ne pourrons jamais la déterminer.#

|137Mais s’il nous est impossible de reconnaître, dans un passé éternel et dans l’immensité infinie de l’espace, l’origine de notre système solaire ou bien la somme indéfinie des causes dont <la combinaison> l’action combinée l’a produit et continuera de le réproduire toujours, tant qu’il n’aura pas disparu à son tour, nous pouvons rechercher cette origine <dans> ou ces causes dans leur effet, <c’est à dire> dans la présente realite de notre système solaire, qui occupe dans l’infinité de l’espace une étendue circonscrite et par conséquent déterminable sinon encore déterminée. Car, remarquez le bien, une cause n’est une cause qu’en tant qu’elle s’est réalisée dans son effet. Une cause qui ne se serait point traduite dans un produit réel ne serait qu’une cause imaginaire, un non-être; d’où il résulte que toute chose, <n’étant rien> étant nécessairement produite par une somme indéfinie de causes, porte la combinaison réelle de toutes ces causes en <elles> elle-même, et n’est rien en réalité que <cete> cette réelle combinaison de toutes les causes qui l’ont produite. Cette combinaison, c’est tout son être réel, son intimité, sa substance.#

|138[au verso de cette page:] <<Mais s’il nous est impossible de reconnaître, [intercalé: dans le passé et l’infinité de l’espace,] l’origine [intercalé: de notre système solaire,] ou bien la somme indéfinie des causes dont l’action combinée <a produit notre> l’a produit et <continue> continuera de la réproduire <[quelques mots illisibles]> tant qu’il n’aura point disparu à son tour, nous pouvons l’étudier dans le présent et dans l’espace déterminé, circonscrit et restreint <qu’ocupe> que ce systeme occuppe dans l’immensité de l’espace infin.>>#

La question concernant la substance de la matière universelle ou de l’Univers <demande et cherche> contient donc une supposition absurde: celle de l’origine, <ou> de la cause première <de l’Univers> <du monde universel> des mondes, ou bien de la Création. Toute substance n’étant rien que la réalisation effective d’un nombre indéfini de causes combinées en une action <solidaire> commune, pour <rechercher> expliquer la substance de l’Univers, il faudrait en rechercher l’origine ou les causes, et il n’en a pas, puisqu’il est éternel. Le monde universel est: c’est l’être absolu, unique et suprême, en dehors duquel rien ne saurait exister, comment le déduire alors de quelque chose? La pensée de s’élever audessus ou de se mettre en dehors de l’Etre unique implique le Néant, et il faudrait pouvoir le faire pour déduire la substance d’une origine <entremondiale> qui ne serait pas en <elle> lui, qui ne serait pas lui-même. Tout ce que nous pouvons faire, c’est <d’en constater> <d’abord de le constater> de constater d’abord cet Etre unique et suprême qui s’impose à nous avec une absolue nécessité, puis d’en étudier les effets dans le monde qui nous est réellement accessible: <d’abord> dans notre système solaire, <ensuite> d’abord, mais ensuite et surtout sur notre globe terrestre.

<En r> Puisque la substance d’une chose n’est rien que la réelle combinaison ou la réalisation de toutes les causes qui l’ont produite, il est# |139 évident, que si nous pouvions reconnaître la substance de notre monde solaire, nous reconnaîtrions du même coup toutes ces causes, c’est à dire <tous les> toute cette infinité de mondes, dont l’action combinée, <l’a produit> directe et indirecte, s’est réalisée dans sa création, – nous reconnaîtrions l’Univers.

Nous voila donc arrivés à un cercle vicieux: Pour reconnaître les causes universelles du monde solaire, nous devons [intercalé: en] reconnaître la substance, mais pour reconnaître cette dernière, nous devrions connaître toutes ces causes. De cette difficulté, qui, au premier abord, paraît <être> insoluble, il est pourtant une issue, et la voici: La nature intime ou la substance d’une chose ne se reconnaît pas seulement par la somme <et> ou la combinaison de toutes les causes qui l’ont produite, elle se reconnaît également par la somme de ses manifestations différentes ou de toutes les actions qu’elle exerce à l’extérieur.

Toute chose n’est <que ce q> que ce qu’elle fait: son faire, sa manifestation <multiple> extérieure, son action incessante et multiple sur toutes les choses qui sont en dehors d’elle, est l’exposition complète de sa nature <intime>, de sa substance, ou de ce que les <metháph> métaphysiciens, et Mr Littré avec eux, appellent son être intime. Elle ne peut avoir rien dans son soi-disant intérieur qui ne soit manifesté dans son extérieur, en un môt, son action et son être sont un.

On pourra s’étonner de ce que je parle de l’action de toutes les choses, même en apparence les plus inertes, tant on est habitué à n’attacher le sens de ce môt qu’à des actes <qu’à certaine> qui sont accompagnés d’une certaine agitation visible, de mouvements apparents et surtout de la conscience animale ou humaine de celui qui agit. Mais à proprement parler, il n’y a dans la nature pas un seul point qui soit jamais en repos, chacun se trouvant <dans> à chaque moment, dans l’infinitésimale partie de chaque seconde agité par une action et réaction incessantes. Ce que nous appelons l’immobilité, le repos, ne sont que des apparences grossières, des notions tout à fait relatives – Dans la nature, tout est mouvement et action: être ne signifie pas autre chose que faire. Tout ce que nous appelons propriétés des choses: propriétés mécaniques, physiques, chimiques, organiques, animales, humaines, ne sont rien que des différents modes d’action. Toute chose n’est <cette># |140 une chose déterminée ou réelle que par les propriétés qu’elle possède; et elle ne les possède qu’en tant qu’elle les manifeste, ses propriétés déterminant ses rapports avec le monde extérieur, c’est à dire ses différents modes d’action sur le monde extérieur; d’où il résulte que chaque chose n’est réelle qu’en tant qu’elle se manifeste, qu’elle agit – <Son action> La somme de ses actions différentes, <c’est> voila tout son être.$11$

Que signifient donc ces mots: “Le physicien, sagement convaincu desormais, que l’intimité des choses lui est fermée, etc.”? Les choses ne font pas autre chose que se montrer naïvement, pleinement dans toute l’intégrité de leur être à qui veut seulement les regarder simplement, sans préjugé et sans idée fixe

métaphysique, <philo> théologique; et le physicien de l’école positiviste, cherchant midi à quatorze comme on dit, et ne comprenant rien à cette naïve simplicité des choses réelles, des choses naturelles, déclarera gravement qu’il y’a dans leur sein un être intime qu’elles gardent sournoisement pour elles-mêmes, et les métaphysiciens, les théologiens ravis de cette découverte, qu’ils lui ont d’ailleurs suggérée, s’empareront de cette intimité, de cet en-soi des choses, pour y loger leur bon Dieu!#

|141Toute chose, tout être existant dans le monde, de quelque nature qu’il soit, a donc ce caractère général: d’être le résultat immédiat de la combinaison de toutes les causes qui ont contribué à le produire, soit directement, soit indirectement; ce qui implique, par une voie de transmissions successives, l’action, tant lointaine ou reculée qu’elle soit, de toutes les causes passées et présentes agissantes dans l’infini univers; et comme toutes les causes ou actions qui se produisent dans le monde, sont des manifestations de choses réellement existantes; et comme toute chose n’existe# |142 réellement que dans <les manifestations en t> la manifestation de son être, <elle> chacune transmet pour ainsi dire <en dernier> son propre être à la chose que son action spéciale contribue à produire; d’où il résulte que chaque chose, <p> considérée comme <êtr> un être déterminé, né dans l’espace et le temps, [intercalé: ou] comme pro# |143duit, porte en elle même l’empreinte, la trace, la nature de <tous> toutes les choses qui ont existé et qui existent présentement dans l’Univers, ce qui implique nécessairement <l’identité de la matière universelle> l’identité de la matière <universelle> ou de l’Etre universel.#

|144Chaque chose dans toute l’intégrité de son être n’étant rien qu’un produit, ses propriétés ou ses modes différents d’action sur le monde extérieur, qui, comme nous l’avons vu, constituent tout son être, sont nécessairement aussi des produits. Comme <tels> tels, elles ne sont point des propriétés autonomes, <ne># |146 ne dérivant que de la propre nature de la chose, indépendamment de toute causalité extérieure. Dans la nature ou dans le monde réel, il n’existe point d’être indépendant, ni de propriétés indépendantes. Tout# |147 y est au contraire dépendance mutuelle. <Les propriétés d’une chos> Dérivant de cette causalité extérieure, les propriétés d’une chose lui sont par conséquent imposées; elles constituent considérées toutes ensemble, son mode d’action obligé, sa loi. D’un autre côté on ne peut pas dire proprement que cette loi soit imposée à la chose,# |148 parce que cette expression supposerait une existence de la chose, préalable ou séparée de sa loi, tandis <qui> qu’ici, la loi, l’action, la propriété constituent l’être même de la chose. La chose elle même n’est rien que cette loi. En la suivant, elle manifeste <son être intime, sa propre nature [intercalé: , elle est].> sa propre nature intime, elle est. D’où il résulte que toutes les choses réelles dans leur développement et dans toutes leurs manifestations sont fatalement dirigées par leurs lois, mais que ces lois leur sont <<aucunement <imposées> imposées>> si peu imposées, qu’elles constituent au contraire tout leur être.$12$

Découvrir, <et comp> coordonner et comprendre <toutes> les propriétés, ou les modes d’action ou les lois de toutes les choses existantes dans le monde réel, tel est donc le vrai et l’unique objet de la science.

Jusqu’à quel point ce programme est il réalisable pour l’homme?

L’ Univers nous est en effet inaccessible. Mais nous sommes sûrs maintenant de trouver sa nature partout identique et ses lois fondamentales dans notre système solaire qui en est le produit. Nous ne pouvons également pas remonter jusqu’à l’origine, c’est à dire jusqu’aux causes productives de notre système solaire, parce que ces causes se perdent dans l’infinité de l’espace et d’un passé éternel… Mais nous# |149 pouvons étudier la nature de ce système dans ses propres manifestations. Et encore ici nous rencontrons une limite que nous ne pourrons jamais franchir. Nous ne pourrons jamais observer, ni par conséquent reconnaître l’action de notre monde solaire sur l’infinie quantité de mondes qui remplissent l’Univers. Tout au plus, si nous pourrons reconnaître jamais, d’une manière excessivement imparfaite, quelques rapports existant entre notre soleil et quelques uns des innombrables soleils qui brillent à notre firmament. Mais ces connaissances imparfaites, melées nécessairement d’hypothèses à peine vérifiables, ne pourront jamais constituer une science sérieuse. Force nous sera donc toujours de nous contenter plus ou moins de la connaissance de plus en plus perfectionnée et détaillée des rapports intérieurs de notre

système solaire. Et même ici notre science qui ne mérite ce nom, qu’autant qu’elle <et> se fonde sur l’observation des faits et tout d’abord sur la constation réelle de leur existence et ensuite <sur les ma> des modes réels de leur manifestation et de leur développement, rencontre une nouvelle limite qui paraît devoir rester toujours infranchissable: c’est l’impossibilité de constater et par conséquent aussi d’observer les faits physiques, chimiques, organiques, intelligents et sociaux qui se passent sur <[ill.]> aucune des planètes faisant partie de notre système solaire, excepté notre terre qui est toute ouverte à nos investigations.#

|150L’astronomie est parvenue à déterminer les <[ill.]> lignes parcourues par chaque planète de notre système autour du soleil, la rapidité de leur mouvement double, leur volume, leur forme et leur poids. C’est immense.# |151 D’autre part, par les raisons ci dessus mentionnées, il est indubitable pour nous, que les substances qui [intercalé: les] constituent, ont doivent avoir toutes les propriétés physiques de nos substances terrestres. Mais nous ne savons [intercalé: presque] rien de leur# |153 formation géologique, encore moins de leur organisation végétale et animale, qui probablement restera à jamais inaccessible à la curiosité de l’homme. En nous fondant sur cette vérité desormais incontestable pour nous que la matière universelle est# |154 foncièrement identique partout et toujours, nous devons nécessairement en conclure que toujours et partout, dans les mondes les plus infiniment reculés que les plus rapprochés de l’Univers, tous les êtres sont des corps matériels pesants, chauds, lumineux, électriques, et que partout ils# |155 se décomposent en corps ou en éléments chimiques simples – et que par conséquent là où se rencontrent <[ill] même> des conditions d’existence et de développement sinon identiques, du moins semblables, des phénomènes semblables doivent avoir lieu. Cette certitude est suffisante pour nous convaincre que nulle part ne peuvent se produire# |156 des phénomènes et des faits contraires à ce que nous savons des lois de la nature; mais elle est incapable de nous donner la moindre idée sur les êtres, nécessairement matériels, qui peuvent exister dans d’autres mondes et même sur les planètes de notre# |157 propre système solaire. A cette condition là, la connaissance scientifique de ces mondes est impossible, et nous devons y renoncer une fois pour toutes.

S’il est vrai, comme le suppose Laplace, dont l’hypothèse n’est pas encore suffisamment acceptée, ni universellement acceptée, s’il est# |158 vrai que toutes les planètes de notre système se soient formées de la matière solaire, il est évident qu’une identité bien plus considérable encore doit exister entre les phénomènes de toutes les planètes de ce système et entre ceux de notre globe terrestre.# |159 Mais cette évidence ne pourrait pas encore constituer la vraie science, Car la science est comme St Thomas: elle doit palper et voir pour accepter un phénomène ou un fait et les constructions a priori, les hypothèses les plus rationnelles n’ont de valeur pour elle# |160 qu’alors qu’elles se vérifient plus tard par des démonstrations a posteriori. Toutes ces raisons nous renvoient pour la connaissance pleine et concrète sur la terre.

En étudiant la nature de notre globe terrestre, nous étudions# |161 en même temps la nature universelle, non dans la multiplicité infinie de ses phénomènes qui nous resteront à jamais inconnus, mais dans sa substance et dans ses lois fondamentales,# |162 toujours et partout identiques. Voila ce qui doit et ce qui peut nous consoler de notre ignorance forcée sur les développements innombrables de mondes innombrables dont nous n’aurons jamais une idée, et nous rassurer en même temps contre tout danger de fantôme divin qui s’il en était autrement, pourrait nous revenir d’un autre monde.#

|163Sur la terre seule, la science peut poser un pied sur. Ici elle est chez elle et marche en pleine réalité, ayant tous les phénomènes pour ainsi dire sous sa main, sous ses yeux, pouvant les constater, les palper. Même les développements passés <de notre glob> tant matériels qu’intellectuels de notre globe terrestre, malgré que les phénomènes dont ils furent# |164[au verso de cette page:] Développer cette idée que ce n’est pas la science seulement, que c’est la vie aussi qui agit abstractivement vis à vis des individualités réelles et passagères. Je n’envoye pas acheter, le cuisinier n’achète et ne tue pas ce lapin, mais du lapin en général – les animaux de même.

La vie est une transition incessante de l’individuel à l’abstrait et de l’abstrait à l’individu – C’est ce second moment qui manque à la science – Une fois dans l’abstrait, elle ne peut plus en sortir -# |165 accompagnés, ont disparu, sont ouverts à nos investigations scientifiques. La succession des phénomènes n’y ont plus, mais leurs traces visibles et distinctes sont restées; tant celles des développements passés des sociétés humaines, que celles des développements organiques et géologiques de notre globe terrestre. <Par> <En les étudiant, nous pouvons réconstituer en quelque so> En étudiant ces traces, nous pouvons en quelque sorte reconstituer son passé.

Quant à la formation première de notre planète j’aime mieux laisser parler le génie si profond et scientifiquement développé d’Auguste Comte [[Cours de Philosophie Positive. T II p. 219 [249] -]] que ma propre insuffisance hélas! trop vivement reconnue par moi même dans tout ce qui a rapport aux sciences naturelles:

“Je dois maintenant procéder à l’examen général de ce qui comporte un certain caractère de positivité dans les hypothèses cosmogoniques. Il serait sans doute superflu d’établir spécialement à cet égard ce préliminaire indispensable, que toute idée de Création proprement dite doit être ici radicalement écartée, comme étant par sa nature entièrement insaisissable [[Voila une de ces expressions équivoques, pour ne point dire hypocrites que je déteste chez les philosophes positifs. Auguste Comte ignorait-il que l’idée de la Création et d’un Créateur n’est pas seulement insaisissable, qu’elle est absurde, ridicule, impossible? On pourrait presque croire qu’il n’en a pas été bien sûr lui-même, preuve la rechute dans le mysticisme qui a signalé la fin de sa carrière et à laquelle j’ai déjà fait allusion plus haut. Mais ses disciples au moins, avertis par cette chute de leur maître, devraient comprendre enfin tout le danger qu’il y’a à rester ou au moins à laisser le public dans cette incertitude sur une question dont la solution, soit affirmative, soit négative, doit exercer une si grande influence sur tout l’avenir de l’humanité.]], et que la seule recherche raisonnable, si elle est réellement accessible, doit concerner uniquement les transformations successives du ciel, en se bornant même, au moins d’abord, à celle qui a pu produire immédiatement son état actuel,…… – La question réelle consiste donc à décider, si l’état présent du ciel offre quelques indices appréciables d’un état antérieur plus simple, dont le caractère général soit susceptible d’être déterminé. A cet égard, la séparation fondamentale que je me suis tant occupé de constituer solidement entre l’étude nécessairement inaccessible de l’univers et l’étude nécessairement très positive de notre monde (solaire), introduit naturellement une distinction profonde, qui restreint beaucoup le champ# |166 des recherches effectives. On conçoit, en effet, que nous puissions conjecturer, avec quelque espoir de succès, sur la formation du système solaire dont nous faisons partie [Le manuscrit s’arrête ici]#

# |167 [Au verso de cette page:] 5. Philosophie – Science

183-256#

titre: L’Empire Knouto-Germanique et la Révolution Sociale. Manuscrit qui précédait le manuscrit de l’appendice

titre de l’original:

date: novembre 1870

lieu: Locarno

pays: Suisse

source: Amsterdam, IISG, Archives Bakunin

langue: français

traduction:

note: Pages numérotées 82-105.

|1<<malgré toutes leurs antipathies, opter pour la Révolution? Et ne seront-ils pas des traîtres eux-mêmes, si, par haine de la Révolution, ils livrent ou au moins laissent livrer la France aux Prussiens?>>

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La Révolution d’ailleurs n’est ni vindicative ni sanguinaire. Elle ne demande ni la mort, ni même la transportation en masse et pas même individuelle de toute cette tourbe Bonapartiste qui armée de moyens puissants et beaucoup mieux organisée que la République elle même, conspire <notoirem> ouvertement contre cette République, contre la France. Elle ne demande que l’emprisonnement de tous les Bonapartistes, par simple mésure de sureté générale, jusqu’à la fin de la guerre, et jusqu’à ce que ces coquins et ces coquines n’ayent dégorgé les neuf dixièmes au moins des richesses qu’ils ont volé à la France. Après quoi, elle leur permettrait de s’en aller en toute liberté où ils veulent, en <leur> laissant même quelques mille livres de rente à chacun <pui> <affin> afin qu’ils puissent nourrir leur vieillesse et leur honte. – Vous le voyez, ce serait une mésure nullement cruelle, mais très efficace, au plus haut degré juste, et absolument nécessaire au point de vue du salut de la France.

La Révolution, depuis qu’elle a revetu le caractère socialiste, a cessé d’être sanguinaire et cruelle. Le peuple n’est point du tout cruel, ce sont les classes privilégiées qui le sont. Par moments il se lève, furieux de toutes les tromperies, de toutes les vexations, [intercalé: de toutes les] oppressions et tortures dont il est la victime, et alors il s’élance comme un torreau enragé, ne voyant plus rien devant lui et brisant tout sur son passage. Mais ce sont des moments très rares et très courts. Ordinairement il est bon et humain. Il souffre trop lui-même pour ne point compatir aux souffrances. Souvent, hélas! trop souvent, il a servi d’instrument à la fureur [intercalé: systématique] des classes privilégiées. Toutes ces idées nationales, religieuses et politiques pour lesquelles# |2 il a versé son propre sang et le sang de ses frères, les peuples étrangers, n’ont jamais servi que les intérets de ces classes, et ont toujours tourné en nouvelle oppression et exploitation contre lui. Dans toutes les scènes furieuses de l’histoire de tous les pays, où les masses populaires, enragées jusqu’à la frénésie, s’entredétruisirent, vous retrouvez toujours, derrière ces masses, des agitateurs et des directeurs appartenant aux classes privilégiées: des officiers, des nobles, des prêtres ou des bourgeois. Ce n’est donc pas dans le peuple, c’est dans les instincts, dans les passions et dans <les organisations et> les institutions politiques et religieuses des classes privilégiées, c’est dans l’Eglise et dans l’Etat, c’est dans leurs lois et dans l’application impitoyable et inique de ces lois, qu’il faut chercher la cruauté et la fureur froide, concentrée et systématiquement organisée!…

J’ai montré la fureur des bourgeois en 1848. Les fureurs de 1792, 93 et 94 furent également, exclusivement des fureurs bourgeoises. Les fameux massacres d’Avignon (octobre 1792), qui ouvrirent l’ère des assassinats politiques en France, furent dirigés et [intercalé: aussi] exécutés en partie, d’un côté, par les prêtres, les nobles, et de l’autre, par des bourgeois. Les tueries de la Vendée, exécutées par les paysans, furent également commandées par la réaction de la noblesse et de l’Eglise coalisées. Les ordonnateurs du massacre de Septembre furent tous, sans exception, des bourgeois, et ce qu’on connaît moins, c’est que les initiateurs de l’exécution elle même, la majorité des massacreurs principaux, appartinrent également à cette classe$1$ <Enfin> Collot d’Herbois, Panis, l’adorateur de Robespierre,# |3 Chaumette, Bourdon, Fouquier-Tinville, <Carrier, le noyeur> <cette personification> cette personnification de l’hypocrisie révolutionnaire et de la guillotine, Carrier, le noyeur de Nantes, tous ces gens là furent des bourgeois. Le Comité de salut public, la terreur <légale> calculée, froide, légale, la guillotine elle même furent des institutions bourgeoises. Le# |4 peuple n’en fut que le spectateur, et quelquefois hélas! <ce stupi> il fut aussi l’applaudisseur stupide de ces exhibitions de la légalité hypocrite et de <cette> la fureur politique des bourgeois. Après l’exécution de Danton, il commença même à en devenir la victime.

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La révolution jacobine, bourgeoise, exclusivement politique de# |5[au verso de cette page:] <<bouchers, quelques gens de rude métier, de jeunes garçons surtout, des gamins déjà robustes [[bouchers]] >># |6 1792 à 1794 devait nécessairement aboutir à l’hypocrisie légale et à la <guillotine> solution de toutes les difficultés et de toutes les questions par l’argument victorieux de la guillotine.

Quand, pour extirper la réaction, on se contente d’attaquer ses manifestations, sans toucher à sa racine, <aux causes># |7 et aux causes qui la produisent toujours de nouveau, on arrive forcément à la nécessité de tuer beaucoup de gens, d’exterminer, avec ou sans formes légales, beaucoup de réactionnaires. Il arrive fatalement alors, qu’après en avoir tué beaucoup, la révolution <avait> se voit amenée à ce résultat, et les révolutionnaires à cette mélancolique conviction, qu’ils n’ont rien gagné ni même fait faire un seul pas à leur cause; qu’au contraire ils l’ont desservie et [intercalé: qu’ils ont] préparé de leurs propres mains le triomphe de la réaction. Et cela pour une double raison: la première, c’est que, les causes de la réaction ayant été épargnées, elle se reproduit et se multiplie, <toujours> sous des formes nouvelles; et la seconde c’est que la tuerie, le massacre, finissent par révolter toujours ce qu’il y’a d’humain dans les hommes et <par tourner, tôt ou tard,> par faire tourner, bientôt, le sentiment populaire du côté des victimes.

La révolution de <1789-1794> 1793, quoi qu’on en dise, n’était ni socialiste, ni matérialiste, ou pour me servir de l’expression prétentieuse de Mr Gambetta, elle n’était point du tout positiviste. Elle <était exclusivement> fut essentiellement bourgeoise, jacobine, métaphysique, politique et idéaliste. Généreuse et infiniment large dans ses aspirations, elle avait voulu une chose impossible: l’établissement d’une égalité idéale, au sein même de l’inégalité matérielle. En conservant, comme des bases sacrées, toutes les conditions de l’inégalité économique, elle <voulait> avait cru pouvoir <créer> réunir et envelopper tous les hommes dans un immense sentiment d’égalité fraternelle, humaine, intellectuelle, morale, politique et sociale. Ce fut son rêve, sa religion manifestée par l’enthousiasme et par les actes grandiosement héroïques de ses meilleurs, de ses plus grands représentants. Mais la réalisation de ce rêve était impossible, parce qu’elle était contraire à toutes les lois naturelles et sociales.

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[BEGINNING OF THE CAPITALIST SYSTEM] Faut-il répéter les arguments irrésistibles du socialisme, des arguments qu’aucun économiste bourgeois n’est jamais parvenu à détruire? – Qu’est-ce que la propriété, qu’est-ce que le capital, sous leur forme actuelle? C’est# |8 pour le capitaliste et pour le propriétaire, le pouvoir et le droit, garanti et protégé par l’Etat, de vivre sans travailler, et comme ni la propriété ni le capital ne produisent absolument rien, lorsqu’ils ne sont pas fécondés par le travail, c’est le pouvoir et le droit de vivre par le travail d’autrui, d’exploiter le travail de ceux qui, n’ayant ni propriété ni capitaux, sont forcés de vendre leur force productive aux heureux <possesseurs> détenteurs de l’une ou des autres.

Remarquez, que je laisse ici absolument de côté cette question: par quelles voies et comment la propriété et le capital sont tombés entre les mains de leurs détenteurs actuels? Question qui, lorsqu’elle est envisagée au point de vue de l’histoire, de la logique et de la justice, ne peut être résolue autrement que contre les détenteurs. Je me borne à constater, simplement, que les propriétaires et les capitalistes, en tant qu’ils vivent, non de leur propre travail productif, mais de la rente de leurs terres, du loyer de leurs bâtiments, et des intérets de leurs capitaux, ou bien de la spéculation sur leurs terres, sur leurs bâtiments et [intercalé: sur] leurs capitaux, ou bien de l’exploitation soit commerciale, soit industrielle, du travail manuel du prolétariat, – spéculation et exploitation qui constituent sans doute aussi une sorte de travail, mais un travail parfaitement improductif – à ce compte les voleurs et les rois travaillent aussi – <vivent au détriment du prolétariatque tous ces gens-là, dis-je, vivent au détriment du prolétariat.

Je sais fort bien que cette manière de vivre est infiniment honorée dans tous les pays civilisés; qu’elle est expressement, tendrement protégée par tous les Etats, et que les Etats, les religions, toutes les lois juridiques, criminelles et civiles, tous les gouvernements politiques, monarchiques et républicains, avec leurs immenses administrations policières et judiciaires et avec leurs armées permanentes, n’ont proprement pas d’autre mission que de la consacrer et de la protéger. En présence d’autorités si puissantes et si respectables, je ne me permets donc pas même de demander si cette manière de vivre, au point de vue de la justice humaine, de la liberté, de l’égalité et de la# |9 fraternité humaines, est légitime? Je me demande simplement: à ces conditions là, la fraternité et l’égalité, entre les exploitants et les exploités, et la justice ainsi que la liberté pour les exploités sont elles possibles?

Supposons même, comme le prétendent Messieurs les économistes bourgeois et avec eux ,tous les avocats, tous les adorateurs et croyants du droit juridique, tous ces prêtres du code criminel et civil, supposons que ce rapport économique des exploiteurs aux exploités soit parfaitement légitime, qu’il soit la conséquence fatale, le produit d’une loi sociale éternelle et indestructible; toujours reste-t-il vrai que l’exploitation exclue la fraternité et l’égalité.

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Elle exclue l’égalité économique; cela s’entend de soi-même. <Mais elle exclue aussi l’égalité politique> et sociale. Supposons que je sois votre travailleur et vous mon patron. Si je vous offre mon travail au plus bas prix possible, si je consens à vous faire vivre du produit de mon travail, ce n’est <certes> certes pas par dévouement, ni par amour fraternel pour vous – aucun économiste bourgeois, quelque idylliques et naïfs que soient les raisonnements de ces Messieurs, lorsqu’ils se mettent à parler des rapports et des sentiments <mutuels qui> réciproques qui devraient exister entre les patrons et les ouvriers, aucun n’ôsera l’affirmer – non, je le fais, parce que si je ne le faisais pas, moi et ma famille, nous mourrions de faim. Je suis donc forcé de vous vendre mon travail au plus bas prix possible, j’y suis forcé par la faim.

Mais, disent les économistes, les propriétaires, les capitalistes, les patrons, sont également forcés de chercher et d’acheter le travail du prolétaire. C’est vrai, ils y sont forcés, mais pas également. Ah! s’il y’avait égalité entre <l’offre et la demande> le demandeur et l’offrant, entre la nécessité d’acheter le travail et [intercalé: celle] de le vendre, l’esclavage et la misère du prolétariat n’existeraient pas. Mais c’est qu’alors il n’y aurait plus ni capitalistes, ni propriétaires, ni prolétariat, ni riches ni pauvres, il n’y aurait rien que des travailleurs – Les exploiteurs ne sont et ne peuvent être tels, précisement, [intercalé: que] parce que cette égalité n’existe pas.#

|10Elle n’existe pas, parce que dans la société moderne, où la production des richesses se fait par l’intervention du capital salariant le travail, l’accroissement de la population est beaucoup plus rapide que celui de cette production, d’où il résulte que l’offre du travail doit nécessairement en surpasser toujours [intercalé: davantage] la demande, ce qui doit avoir pour conséquence infaillible la diminution relative des salaires. La production ainsi constituée, monopolisée, exploitée par le capital bourgeois, se trouve poussée, d’un côté, par la concurrence que se font les capitalistes entre eux, à se concentrer <toujours> chaque jour davantage entre les mains d’un nombre toujours plus petit <nombre> de capitalistes très puissants – les petits et les moyens capitaux succombant naturellement dans cette lutte meurtrière, [intercalé: ne pouvant produire aux mêmes frais que les grands,] – ou même entre les mains de sociétés anonimes, plus puissantes par la réunion de leurs capitaux que les plus grands capitalistes isolés; d’un autre, elle est forcée, par cette même concurrence, à vendre ses produits au plus bas prix possible. Elle ne peut atteindre ce double <bût,> résultat, qu’en rejetant un nombre de plus en plus considérable de petits et de moyens capitalistes, spéculateurs, commerçants et industriels, du monde des exploiteurs dans celui du prolétariat exploité; et en faisant, en même temps, des économies progressives sur les salaires de ce même prolétariat.

D’un autre coté, la masse du prolétariat augmentant toujours, et par l’accroissement naturel de la population, que la misère elle même, comme on sait, n’arrête guères, et par le renvoi dans son sein d’un nombre toujours croissant de bourgeois, ci-devant propriétaires, capitalistes, commerçants et industriels, et augmentant, comme je viens de le dire, dans une proportion plus forte que les besoins# |11 de la production exploitée ou commanditée par le capital bourgeois, il en résulte <[ill.]> une concurrence desastreuse entre les travailleurs eux mêmes; <qui> car n’ayant d’autre moyen d’existence que leur travail manuel, [intercalé: ils] sont poussés, par la crainte de se voir remplacés par d’autres, à vendre leur travail au plus bas prix possible. Cette tendance des travailleurs, ou plutôt cette nécessité à laquelle ils <sont> se voient condamnés par leur misère, <<<concentrant la tendance> combinée avec la tendance <fatale des patrons> des patrons <[ill.] par> la concurrence à vendre <leurs produits et par conséquent aussi acheter leur> à n’acheter leur travail qu’au plus bas prix possible, reproduit constamment et consolide cette misère, rencontrant>> combinée avec la tendance <susmentionnée> plus ou moins forcée des patrons à vendre les produits de leurs travailleurs, et par conséquent aussi à acheter leur travail au plus bas prix possible, reproduit constamment et consolide <cette misère> la misère du prolétariat. Etant misérable, l’ouvrier doit vendre son travail pour rien, et parce qu’il le vend pour rien, il devient de plus en plus misérable.

Oui, plus misérable, vraiment! Car dans ce travail de forçat, les forces productives de l’ouvrier, abusivement <exploi> appliquées, impitoyablement exploitées, excessivement dépensées et fort mal nourries, s’usent vite; et une fois qu’elles se sont usées, que vaut sur le marché son travail, que vaut cette unique marchandise qu’il possède et dont la vente journalière le fait vivre? Rien – et alors? alors il ne lui reste plus rien qu’à mourir.

Quel est, dans un pays donné, le plus bas salaire possible? C’est le prix de ce qui est considéré par les prolétaires de ce pays comme absolument nécessaire pour l’entretien d’un homme. <Tous> Les économistes bourgeois <Français, Anglais, Allemands, Américains, Italiens> de tous les pays sont d’accord sur ce point.

Turgot, <<dit on [[N’ayant aucun des ouvrages cités sous ma main, <je pre> j’emprunte ces citations à l’Histoire de la Révolution du 1848 par Louis Blanc]] >> celui qu’on est convenu d’appeller: le vertueux mi<-nistre>nistre de Louis XVI – et qui était réellement# |12 un homme de bien, dit:

“Le simple ouvrier qui n’a que ses bras, n’a rien qu’autant qu’il parvient à vendre à d’autres sa peine. Il la vend plus ou moins cher; mais ce prix, plus ou moins haut, ne dépend pas de lui seul: il dépend de l’accord qu’il fait avec celui qui paye son travail. Celui-ci le paye le moins cher qu’il peut; comme il a le choix entre un grand nombre d’ouvriers, il préfère celui qui travaille au meilleur marché. Les ouvriers sont donc forcés à baisser le prix à l’envi les uns des autres. En tout genre de travail, il doit arriver et il arrive que le salaire de l’ouvrier se borne a ce qui lui est necessaire pour lui procurer son existence.”

(Réflexions sur la Formation et la Distribution des Richesses)

J.B. Say, le vrai père des économistes bourgeois en France, dit aussi:

“Les salaires sont d’autant plus élevés que le travail est plus demandé et moins offert, et ils se réduisent à mesure que le travail de l’ouvrier est plus offert et moins demandé. C’est le rapport de l’offre <et de> avec la demande qui règle le <rapp> prix de cette marchandise appelée le travail de l’ouvrier, comme il règle le prix de tous les autres services publics. Quand les salaires vont un peu au delà du taux nécessaire pour que les familles des ouvriers puissent s’entretenir, les enfants se multiplient, et une offre plus grande se proportionne bientôt à une demande plus étendue. Quand, au contraire, la demande de travailleurs reste en arrière de la quantité de gens qui s’offrent pour travailler, leurs gains déclinent au dessous du taux nécessaire pour que la classe puisse se maintenir au même nombre. Les familles les plus# |13 <cablées de> accablees d’enfants disparaissent; dès lors, l’offre du travail décline, et le travail étant moins offert, le prix remonte… De sorte qu’il est difficile que le prix du travail du simple manoeuvre s’élève ou s’abaisse au dessous du taux nécessaire pour maintenir la classe (des ouvriers, le prolétariat) au nombre dont on a besoin”

(Cours complet d’Economie Politique)

Après avoir cité Turgot et Say, Proudhon s’écrie:

“Le prix, comme la valeur (dans l’économie sociale actuelle) est chose essentiellement mobile, par conséquent essentiellement variable, et qui, dans ses variations, ne se règle que par la concurrence, – concurrence, ne l’oublions pas, qui, comme Turgot et Say en conviennent, a pour effet nécessaire de ne donner en salaires à l’ouvrier que ce qui l’empèche tout juste de mourir de faim, et maintient la classe au nombre dont on a besoin.” [[N’ayant pas les ouvrages ci dessus nommés sous la main, j’emprunte toutes ces citations à “l’Histoire de la Révolution de 1848” par Louis Blanc. Mr Louis Blanc les fait suivre par les paroles suivantes:

“Ainsi nous voilà bien avertis! [intercalé: Nous savons maintenant, à n’en pouvoir douter que suivant] tous les docteurs de la vieille économie politique, le salaire ne saurait avoir d’autre base que le rapport de l’offre et de la demande, quoiqu’il résulte de là que la rénumération du travail se borne à ce qui est strictement nécessaire au travailleur pour qu’il ne s’éteigne pas d’inanition. A la bonne heure, et il ne reste plus qu’à répéter le môt échappé à la sincérité de Smith, le chef de cette école: “C’est peu consolant pour les individus qui n’ont <d’aut> d’autre moyen d’existence que le travail”!]]#

Donc, <le> le prix courant du strict nécessaire est la mesure constante, ordinaire, <au dessus de l> <du salaire de l’ouvrier> au dessus de laquelle les salaires des ouvriers ne peuvent s’élever ni longtemps et beaucoup, mais au dessous de laquelle ils tombent trop souvent, ce qui a toujours pour# |14 conséquence l’inanition, les maladies et la mort, jusqu’à ce <ce qu’un nombre> ce qu’ayent disparu un nombre de travailleurs suffisant pour rendre l’offre du travail non égale, mais <un peu plus> conforme à la demande.

<Maintenant, qu’est ce qui constitue pour l’ouvrier le stricte ou l’absolument nécessaire?>

Ce que les économistes appèlent l’égalité entre l’offre et la demande ne constitue pas encore l’égalité entre le demandeur et les offrants. Supposons que moi, fabricant, j’aie besoin de cent travailleurs et qu’il s’en présente sur le marché précisement cent, seulement cent; car s’il s’en présentait davantage, l’offre surpasserait la demande, il y’aurait inégalité évidente au détriment des travailleurs, et par conséquent diminution de salaires. Mais puisqu’il ne s’en présenté que [intercalé: cent, et] que moi, le fabricant, je n’ai besoin, <quand> ni plus ni moins, que de ce nombre précis, il paraît au premier abord qu’il y’a entre nous égalité parfaite: l’offre et la demande étant <égales> toutes les deux égales à cent, elles le sont nécessairement entre elles. S’ensuit-il que les ouvriers pourront exiger de moi un salaire et des conditions de travail qui leur assurent les moyens d’une existence vraiment libre, digne et humaine? Pas du tout. Si je leur accordais ce salaire et ces conditions, moi, capitaliste, je ne gagnerais pas plus qu’eux, et je ne le gagnerais encore qu’à condition que je <travaille> travaillerais comme eux. Mais alors, pourquoi diable irai-je me tourmenter et me ruiner en leur offrant les avantages de mon capital? Si je veux travailler moi-même comme ils travaillent, je placerai ce capital autre part à intérets aussi grands que possible, et j’offrirai même moi-même mon travail à quelque autre capitaliste, comme ils me l’offrent à moi.

Si profitant de la puissance d’initiative que me donne mon capital, je demande à ses cent travailleurs de venir le féconder par leur travail, ce n’est pas du tout par sympathie# |15 pour leurs souffrances, ni par esprit de justice, ni par amour de l’humanité. Les capitalistes ne sont pas philanthropes, ils se ruineraient à ce métier. C’est parce que j’espère pouvoir tirer de leur travail un gain suffisant pour pouvoir vivre convenablement, richement, et grossir mon cher capital en même temps, sans avoir besoin de travailler. Ou bien, je travaillerai aussi, mais autrement que mes ouvriers. Mon travail sera de tout autre nature et il sera infiniment mieux rétribué que le leur. Ce sera un travail d’administration et d’exploitation, non de production.

Mais le travail d’administration n’est il pas un travail productif? Sans doute, il l’est, car sans [intercalé: une] bonne et intelligente administration, le travail manuel ne produirait rien, ou produirait peu et mal. <Sans doute> Mais, au point de vue de la justice et de l’utilité de la production elle-même, il n’est pas du tout nécessaire que ce travail soit monopolisé en mes mains et surtout qu’il soit rétribué davantage que le travail manuel. Les <sociétés> associations coopératives ont prouvé que les ouvriers savent et peuvent administrer fort bien des entreprises industrielles, par des ouvriers qu’ils élisent dans leur sein et qui reçoivent la même rétribution que les autres. Donc si je concentre le pouvoir administratif en mes mains, ce n’est point du tout pour l’utilité de la production, c’est pour ma propre utilité, pour celle de l’exploitation. Comme maître absolu de mon établissement, je perçois pour ma journée de travail dix, vingt, et si je suis un grand industriel, souvent cent fois plus que mon ouvrier n’en perçoit pour la sienne, malgré que son travail soit sans comparaison plus pénible que le mien.

Mais le capitaliste, le chef d’un établissement court des risques, dit-on, tandis que l’ouvrier n’en court aucun. Ce n’est pas vrai, car même à ce point de vue, tous les désavantages sont du côté de l’ouvrier. Le chef d’un établissement peut mal conduire ses affaires, être tué par la concurrence, ou bien devenir la victime d’une grande crise commerciale ou d’une# |16 catastrophe imprévue; en un môt, il peut se ruiner. C’est vrai. Mais voyons, avez-vous vu des industriels bourgeois se ruiner <à un tel point> et se voir réduits à un tel point de misère, qu’eux et les leurs meurent de faim, ou bien se voient <réd> forcés de descendre à l’état de <maneuv> manoeuvre, à l’état d’ouvrier? Cela n’arrive presque jamais, on pourrait même dire jamais. D’abord, il est rare qu’il ne conserve pas quelque chose, quelque ruiné qu’il paraisse. Par le temps qui court, toutes les banqueroutes sont plus ou moins frauduleuses. Mais si même il n’a absolument rien conservé, il lui reste toujours ses alliances de famille, ses rapports <soci> <politiques et> sociaux, qui à l’aide de <l’éducation> l’instruction que son capital perdu lui avait permis d’acquérir et de donner à ses enfants, lui <permet> permettent de <se placer et de les placer dans> les placer et de se placer lui-même dans le haut prolétariat, dans le prolétariat privilégié: soit dans quelque fonction de l’Etat, soit comme administrateurs salariés <de quelque grande> d’une entreprise commerciale ou industrielle, soit enfin comme commis, avec [intercalé: une] rétribution de travail toujours supérieure à celle qu’il avait payée à ses ouvriers.

Les risques de l’ouvrier sont infiniment plus grands. D’abord, si l’établissement dans lequel il est employé fait banqueroute, il reste quelques jours, et souvent quelques semaines sans travail; et pour lui, c’est plus que la ruine, c’est la mort; car il mange chaque jour tout ce qu’il gagne. Les épargnes du travailleur sont un conte bleu, inventé par les économistes bourgeois pour endormir le faible sentiment de justice, les remords qui pourraient s’éveiller par hazard au sein même de leur classe. Ce conte ridicule et odieux n’endormira jamais les angoisses du travailleur. Il sait ce qu’il lui en coute de suffire aux besoins de chaque jour de sa nombreuse famille. S’il avait des épargnes, il n’enverrait pas ses pauvres enfants, depuis l’âge de 6 ans s’épuiser, s’étioler se faire physiquement et moralement assassiner dans les fabriques où ils sont forcés de travailler, nuit et jour, <souvent> 12 et souvent 14 heures par <jour> jour.#

|17Si même il arrive quelquefois que l’ouvrier fasse une petite épargne, elle est bien vite consommée par les jours de chommage forcé qui interrompent trop souvent et trop cruellement son travail, aussi bien que par les accidents imprévus et les maladies qui peuvent survenir dans sa famille. Quant aux accidents et aux maladies qui peuvent le frapper lui-même, ils constituent un risque en comparaison duquel tous les risques du chef de l’établissement, du patron, ne sont rien, car pour l’ouvrier, la maladie qui frappe la seule richesse qu’il possède, sa faculté productive, sa force de travail, surtout la maladie prolongée, <<pour <lui> l’ouvrier c’est la plus terrible banqueroute, car sa banqueroute à lui [ill.]. C’est la ban>> c’est la plus terrible banqueroute, une banqueroute qui signifie, pour ses enfants et pour lui, la faim et la mort.

On voit bien qu’avec les conditions que moi, capitaliste, ayant besoin de cent ouvriers pour <mettre so> féconder mon capital, je fais à ces ouvriers, tous les avantages <pour> sont pour moi, tous les désavantages pour eux. Je ne leur propose ni plus ni moins que de les exploiter, et si je voulais être sincère, ce dont je me garderai bien sans doute, je leur dirais: “Voyez vous, mes chers enfants, j’ai là un capital qui à la rigueur ne devrait rien produire, parce qu’une chose morte ne peut rien produire, il n’y a de productif que le travail. S’il en était ainsi, je ne pourrais en tirer d’autre usage que de le consommer improductivement, et une fois que je l’aurais consommé, je n’aurais rien. Mais grâce aux institutions sociales et politiques qui nous régissent et qui sont toutes en ma faveur, dans l’organisation économique actuelle, mon capital est <censé> censé produire aussi: il me donne des intérets. Sur qui ces intérets sont pris, – et ils doivent être pris sur quelqu’un, puisque lui-même en réalité ne produit rien du tout – ceci ne vous regarde pas. Qu’il vous suffise de savoir qu’il porte des intérets. Seulement ces intérets sont insuffisants pour couvrir mes dépenses. Je ne suis pas un homme grossier comme vous, je ne puis ni ne veux me contenter de peu. Je veux bien vivre moi, habiter une belle maison,# |18 bien manger et bien boire, rouler carrosse, faire le beau, en un môt me procurer toutes les jouissances de la vie. Je veux aussi donner une bonne éducation à mes enfants, en faire des Messieurs et les faire étudier, afin que beaucoup plus instruits que les vôtres, ils puissent les dominer un jour, comme je vous domine aujourd’hui. Et, comme l’instruction seule ne suffit pas, je veux leur laisser un gros héritage, pour qu’en le partageant entre eux, ils restent au moins aussi riches que moi. Par conséquent, outre les jouissances que je veux me donner, je veux encore grossir mon capital. Comment ferai-je pour arriver à ce bût. Armé de <mon> ce capital, je me propose de vous exploiter, et je vous propose de vous <exploiter> laisser exploiter par moi. Vous travaillerez et je recueillerai, je m’approprierai et je vendrai pour mon propre compte le produit de votre travail, en ne vous en laissant que la partie absolument necessaire pour que vous ne mouriez pas de faim aujourd’hui, afin que <vous> demain vous puissiez travailler encore pour moi aux mêmes conditions, et quand vous vous aurez épuisés, je vous chasserai et vous remplacerai par d’autres. Sachez bien que je vous payerez le <plus petit salaire> salaire aussi petit, et que je vous <prierai> <imposerai la plus longue> imposerai la journée aussi longue et les conditions de travail aussi sévères, aussi despotiques, aussi dures que possible; non par méchanceté, je n’ai aucune raison de vous haïr, ni de vous faire du mal; mais par amour du gain et pour m’enrichir plus vite; parce que moins je vous payerai et plus vous travaillerez, plus je gagnerai.”

Voila ce que dit implicitement tout capitaliste, tout entrepreneur d’industrie, tout chef d’établissement, tout demandeur de travail aux travailleurs qu’il recrute.

Mais puisque l’offre et la demande sont égales, dira-t-on, pourquoi les ouvriers accepteraient-ils de pareilles conditions? Le capitaliste ayant tout aussi besoin d’occuper# |19[au verso de cette page:] <<[[la bonne heure, et il ne reste plus qu’à répéter le môt, échappé à la sincérité de Smith, le chef de cette école: “C’est peu consolant pour les individus qui n’ont d’autre moyen d’existence que le travail.”]]>># |20 100 ouvriers que les cents ouvriers d’être occupés par lui, ne s’en suit-il pas qu’ils sont l’un comme les autres dans des conditions parfaitement égales, arrivant tous les deux sur le marché comme deux marchands également libres, au point de vue juridique au moins, et apportant, l’un, une marchandise qui s’appelle le salaire journalier, soit par jour où à terme et voulant l’échanger contre une autre marchandise qui s’appelle le travail journalier de l’ouvrier, de tant d’heures par jour; et l’autre, <une autre marchandise qui s’appelle> apportant sa marchandise à lui, qui s’appelle son propre travail journalier et qu’il veut échanger contre le salaire du capitaliste. Puisque, dans notre supposition, la demande est de 100 travailleurs, et que l’offre est de 100 travailleurs aussi, il paraît que des deux cotés les conditions sont égales.

Non, elle ne le sont pas du tout. Qu’est ce qui amène le capitaliste sur le marché? C’est le besoin de s’enrichir, de grossir son capital, et de se procurer <toutes> la satisfactions de toutes les ambitions et vanités sociales, [intercalé: de se donner] toutes les jouissances imaginaires. Qu’est ce qui amène l’ouvrier? C’est le besoin de manger aujourd’hui et demain, c’est la faim. Donc, égaux au point de vue de la fiction juridique, le capitaliste <ne le> et l’ouvrier ne le sont pas du tout à celui de leur situation respective, économique ou réelle. Le capitaliste n’est point menacé par la faim en arrivant au marché; il sait fort bien que s’il <ne> n’y trouve pas aujourd’hui les travailleurs qu’il cherche, il aura toujours quelque chose à manger pendant beaucoup de temps, grâce à ce capital dont il est l’heureux possesseur. Si les ouvriers qu’il rencontre sur le marché lui font des propositions qui lui paraissent insuffisantes, des conditions qui lui paraissent exagérées, parce <<qu’elles pourraient je ne dis égaliser, mais <rapp> seulement rapp>> que, loin de grossir sa fortune et d’améliorer encore davantage sa situation économique, ces propositions et ces conditions pourraient, je ne dis pas l’égaliser, mais seulement la rapprocher quelque [intercalé: peu] de la situation économique de ces mêmes ouvriers dont il veut acheter le travail, alors que fait-il? Il les refuse et il attend. Ce qui le presse n’étant pas la nécessité, mais le besoin d’améliorer une# |21 position qui, comparée à celle des ouvriers, est déjà très confortable, il peut attendre; et il attendra, parce que l’expérience des affaires lui a appris que la résistance des ouvriers, qui <sont pressés> n’ayant ni capitaux, ni confort, ni grandes épargnes, sont pressés, eux, par une nécessité impitoyable, par celle de la faim, – il sait que cette résistance ne peut durer trop longtemps et qu’il trouvera enfin les cent ouvriers qu’il cherche et qui seront forcés d’accepter les conditions qu’il trouvera utile pour lui même de leur imposer. Ceux-ci réfusent, d’autres viendront qui seront trop heureux de les accepter. C’est ainsi que les choses se passent chaque jour au vu et à la connaissance de tout le monde.

Si même, par <suite> suite de circonstances particulières qui influent d’une manière plus constante sur l’état du marché, la <[ill.]> branche d’industrie, dans laquelle il avait d’abord projeté d’employer son capital, ne lui offre pas tous les avantages qu’il en avait espérés, alors il appliquera ce même capital à une autre; le capital bourgeois <par sa> n’étant lié par sa nature<, n’étant lié> à aucune industrie spéciale, [intercalé: mais] fécondant, comme disent les économistes, exploitant, dirons nous, indifféremment toutes les industries possibles. Supposons enfin, que soit <par> incapacité, soit malheur indépendant de son <volonté> savoir et de sa volonté, il ne parvienne à le placer dans aucune industrie, eh bien, il achetera des actions ou des rentes; et si les intérets et les dividendes qu’il percevra <seront insuffisants> lui paraîtront insuffisants, il <s’engagera> s’engagera dans quelque service, c’est à dire qu’il vendra son travail à son tour, mais à des conditions bien autrement lucratives [intercalé: pour lui-même] que celles qu’il avait proposées <ou> à ses ouvriers.

Le capitaliste vient donc sur le marché en homme, sinon absolument libre, au moins infiniment plus libre que l’ouvrier. C’est la rencontre du lucre avec la faim, du maître avec l’esclave. Juridiquement, ils sont égaux; économiquement, l’ouvrier est <l’eslave> le serf du capitaliste, même avant la conclusion du marché, par lequel il lui vendra à terme sa personne et sa liberté, parce que cette menace terrible de la faim qui est chaque jour suspendue sur lui et sur toute sa famille <les> le <forcent> forcera d’accepter toutes les conditions <qui lui> qui lui seront imposées par les calculs lucratifs du capitaliste, du chef d’industrie, du patron.#

|22Une fois que le marché est conclu, <l’esclavage> le servage de l’ouvrier devient double; ou plutôt, avant d’avoir conclu ce marché, aiguillonné par la faim, il n’était <esclave> serf qu’en puissance, que par la nécessité de se vendre; après l’avoir conclu, il devient <esclave> serf en réalité. Car quelle est la marchandise qu’il a vendue au patron? C’est son travail, <[ill.]> son service personnel, la force productive corporelle, intellectuelle et morale qui se trouve en lui et qui est inséparable de sa <propre> personne, c’est donc sa propre personne. Désormais le <maître> patron veillera sur lui, soit directement, soit par ses contre-maîtres; il sera chaque [intercalé: jour], pendant les heures <et> et dans les conditions <établies> convenues, le maître de ses actes et de ses mouvements. Il lui dira: Tu feras cela, et l’ouvrier sera forcé de le faire; ou bien, tu iras là-bas, et il devra y aller. N’est ce pas là ce qu’on appelle le servage.

Mr Charles Marx, l’illustre chef du communisme allemand, observe justement, dans son magnifique ouvrage sur le Capital, que <ce> si le contrat qui se conclut <entre les> <sur le marché> librement entre les vendeurs <de l> d’argent, sous la forme de salaires à telles conditions de travail<s>, et les vendeurs de leur propre travail, c’est à dire entre les patrons et les ouvriers, au lieu d’être conclu à terme seulement, aurait été conclu pour la vie, il constituerait un <[ill.]> réel esclavage. Conclu à terme et réservant à l’ouvrier la faculté de quitter son patron, il ne constitue qu’une sorte de servage volontaire et passager. Oui, passager et volontaire seulement au point de vue juridique, mais nullement à celui de la possibilité économique. L’ouvrier a bien toujours le droit de quitter un patron, mais en a-t-il les moyens? Et s’il le quitte, sera ce pour commencer une existance libre où il n’aurait d’autre patron que lui-même. Non ce sera pour se vendre à un nouveau patron. Il y sera poussé fatalement <poussé> par cette même faim qui l’avait déjà vendu au premier. Donc sa liberté, cette liberté de l’ouvrier qui exalte tant les économistes, les juristes et les républicains bourgeois n’est qu’une liberté facultative sans aucun moyen de réalisation possible, <une liber> par conséquent une liberté toute fictive, un mensonge. La vérité est, que toute la vie de l’ouvrier ne présente autre chose qu’une continuité désolante de servages à terme,# |23 juridiquement volontaires, mais économiquement forcés, une permanence <d’e> de servages, momentanement interrompus par la liberté accompagnée de la faim, et par conséquent, un réel esclavage.

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Cet esclavage se manifeste dans la pratique de chaque jour, de toutes les manières possibles. En dehors des conditions déjà si vexatoires du contrat qui font de l’ouvrier un subordonné, un serviteur obéissant et passif, et du patron un maître quasi-absolu, il est notoire qu’il n’existe presque pas d’établissement industriel, où le maître, poussé [intercalé: d’un côté] par ce double instinct, du lucre dont l’appétit n’est jamais satisfait et du maître qui aime <fa> à faire sentir sa toute-puissance, et de l’autre, profitant de la dépendance économique où se trouve l’ouvrier, ne transgresse ces conditions à son profit et au détriment de l’ouvrier: tantôt en lui demandant plus d’heures, ou de demi-heures ou de quarts d’heure de travail qu’il n’était convenu, tantôt en diminuant son salaire sous des prétextes quelconques, tantôt en le frappant d’amendes arbitraires, ou en le traitant durement, d’une manière impertinente et grossière. Mais alors l’ouvrier doit le quitter, dira-t-on. C’est facile à dire, mais non toujours à exécuter. Quelquefois l’ouvrier a pris des avances, sa femme ou ses enfants sont malades, ou bien l’ouvrage dans sa branche d’industrie est mal rémunéré. D’autres patrons payent encore moins que le sien, et en quittant <ce dernier> celui là, il n’est pas toujours sûr d’en trouver un autre. Et pour lui, nous l’avons dit, rester sans travail, c’est la mort. D’ailleurs, tous les patrons s’entendent et tous se ressemblent. Tous sont presque également vexatoires, injustes et <durs> durs.

N’est ce pas une calomnie? [intercalé: Non,] c’est dans la nature des choses et dans la nécessité logique des rapports qui existent entre les patrons et <son> leurs ouvriers. [END OF THE CAPITALIST SYSTEM]

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<Les hommes – je crois d’avoir déjà dit une fois, et j’ajouterai maintenant que cette vérité, ce principe contitue le>#

|24Voulez-vous que les hommes n’en oppriment pas d’autres? Faites qu’ils n’en ayent jamais la puissance. Voulez-vous qu’ils respectent la liberté, les droits, le caractère humain de leurs semblables? Faites qu’ils soyent forcés de les respecter; forcés non par la volonté ni par l’action oppressive d’autres <[ill.]> hommes, [intercalé: ni par la repression de l’Etat et des lois, nécessairement représentées et appliquées par des hommes,] ce qui les rendrait esclaves à leur tour, mais par l’organisation <sociale du milieu> même <de leur> du milieu social: organisation <tellement> constituée de manière à ce que, tout en laissant à chacun la plus entière jouissance de sa liberté, elle ne laisse la possibilité à <personne> aucun de s’élever au dessus des autres, ni de les dominer, autrement que par l’influence naturelle des qualités intellectuelles ou morales qu’il possède, sans que cette influence puisse jamais s’imposer comme un droit, ni s’appuyer sur une institution politique quelconque.

Toutes les institutions politiques, même les plus démocratiques et fondées sur la plus large application du suffrage universel, alors même qu’elles commencent, comme elles le font <presque toujours> souvent à leur origine, par placer au pouvoir les personnes les plus dignes, les plus libérales, les plus dévouées au bien commun, et les plus capables de le servir, finissent toujours, précisement parce qu’elles ont pour effet nécessaire de transformer l’influence naturelle et, comme telle, parfaitement légitime de ces hommes en un droit, par produire une double démoralisation, un double <[ill.]> mal:

<<D’abord, elles ont pour effet immédiat et direct de transformer des hommes libres en citoyens soi-disants libres aussi <et même se croyant égaux, mais> et qui <se croyent même> par une illusion et <par> une infatuation singulières continuent même à se considérer <comme égaux [quelques mots illisibles] mais qui tout en réalité <sont> se voient> les égaux forcés d’obéir aux représentants de la loi, à des hommes, leurs égaux au point de vue social, mais qui, au point de vue politique, deviennent leurs chefs, et auxquels, sous le pretexte du bien public, <ils doivent une obéissance passive> et d’une volonté générale toute fictive, ils doivent une obéissance passive. <En tant que les cit> Mais en <tant que les citoyens obéissant, ils sont des esclaves.>>

D’abord, elles ont pour effet immédiat et direct de transformer des hommes <libres> réellement libres en <citoyens soi-disants libres> citoyens soi-disants libres aussi et qui, par une illusion et une infatuation singulières, continuent même à se considérer comme les égaux de tout le monde, <mai> mais qui en réalité sont forcés desormais d’obéir aux représentants de la loi,# |25 [au verso de cette page:] <<extérieur. Mais il ne se contente pas de cette transformation de [intercalé: toute] extérieure <de son> du monde qui reste en dehors de lui: il transforme aussi son monde intérieur: son corps, ses passions, son esprit, son monde intellectuel et moral. Il les transforme en employant toujours le même procédé:; <d’abord> par l’observation et l’étude des lois naturelles qui sont inhérentes aux fonctionnements différents de son organisme, et par l’application <et en appliquant> cette science, ou plutôt [intercalé: de] ces sciences nouvelles à l’hygiène, à la médecine, <à le médecine>, à la gymnastique de son corps, de sa volonté et de son esprit, c’est à dire par l’éducation et par l’instruction, dirigés par la connaissance plus ou moins scientifique de la nature individuelle et sociale de l’homme ->># |26à des hommes. Et lors même que ces hommes, au point de vue économique et social, seraient réellement leurs égaux, ils n’en deviennent pas moins, au point de vue politique, des chefs auxquels, sous le prétexte du bien public et en vertu de la soi-disante volonté du peuple, exprimée par une résolution prise <non> pas même à l’unanimité, mais à la majorité des suffrages, tous les citoyens doivent une <obéissance [intercalé: passive,] naturellement toujours dans les limites prescrits par la loi> obéissance passive, naturellement dans les limites déterminées par la loi, limites qui, comme l’expérience de tous les jours nous apprend, s’étendent toujours beaucoup pour le droit de celui qui commande, et se rétrécissent singulièrement pour le citoyen qui voudrait user du droit de la désobéissance légale.

Eh bien, je déclare, qu’en tant que les citoyens obéissent aux représentants officiels de la loi, <à ces> aux chefs qui leur sont imposés par l’Etat, alors même que ces chefs auraient été sanctionnés par le suffrage universel, ils sont des esclaves.

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Qu’est ce que la liberté? Qu’est ce que l’esclavage? La liberté de l’homme consisterait-elle dans la révolte contre toutes les lois? Non, en tant que ces lois sont des lois naturelles, économiques et sociales, des lois non autoritairement imposées, mais inhérentes aux choses, aux rapports, aux situations, dont elles expriment le développement naturel. Oui, en tant que ce sont des lois politiques et juridiques, imposées <soit par la violence, soit> par des hommes <soit> <à des homme, soit> à des hommes, soit par le droit de la force, violemment; soit, hypocritement, au nom d’une religion ou d’une doctrine métaphysique quelconque; soit <par> enfin en vertu de <cette fiction, parce> cette fiction, de ce mensonge démocratique, qu’on appelle le suffrage universel.

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|27Contre les lois de la nature, pour l’homme, il n’est point de révolte possible; par cette simple raison, qu’il n’est lui-même rien qu’un produit de cette nature et qu’il n’existe qu’en vertu de ces lois. Se révolter contre elles serait donc de sa part une tentative ridicule, une révolte contre soi-même, un vrai suicide. Et lors même que l’homme prend la détermination de se détruire, lors même qu’il exécute ce projet, il agit encore conformement à ces lois naturelles auxquelles rien, ni la pensée, ni la volonté, ni le desespoir, ni aucune autre passion, ni la vie, ni la mort ne sauraient le soustraire. Lui même n’est rien que nature, ses sentiments les plus sublimes ou les plus monstrueux, les déterminations les plus dénaturées, les plus égoïstes ou les plus héroïques de sa volonté, ses pensées les plus abstraites, les plus théologiques, les plus folles, tout cela n’est rien que nature. La nature l’enveloppe, le pénètre, constitue toute son existence, comment pourra-t-il jamais <[ill.]> sortir de la nature?

On peut s’étonner qu’il n’ait jamais pu concevoir l’idée d’en sortir. La séparation étant si complètement impossible, comment l’homme a-t-il pu seulement la rêver? <<<C’est un rêve monstrueux,> qu’est ce qui a pu lui donner naissance? <C’est la théologie, c’est la science du Néant, et après elle, c’est la métaphysique: la science de>> D’où sort-il ce rêve monstrueux? D’où? mais de la théologie, de la science du Néant, et plus tard de la métaphysique, qui est celle de la réconciliation impossible du Néant avec la Réalité.

<<Il ne faut pas confondre la théologique <ni l’esprit théologique,> avec la religion, ni l’esprit théologique avec le sentiment religieux. La religion prend sa source dans la vie animale; elle <fondé> est fondée uniquement sur l’universelle solidarité qui relie chaque être particulier à tous les êtres vivants ou existants dans le monde; la dépendance incessante de chacun vis à vis de cette multitude indéfinie de phénomènes et d’êtres divers dont la somme toujours mouvante, s’entredétruisant et se reproduisant, constitue la solidarité universelle du grand Tout, la Nature. <Le sentiment de cette dépendance est la base du sentiment religieux, composée et reproduite incessamment>>#

|28Il ne faut pas confondre la théologie avec la religion, ni l’esprit théologique avec le sentiment religieux. La religion prend sa source dans la vie animale. Elle est l’expression directe de la dépendance absolue dans laquelle toutes les choses, tous les êtres qui existent dans le monde se trouvent vis à vis du grand tout, de la nature, de l’infinie Totalité des choses et des êtres réels.# |29 <<<La religion prend sa source dans la vie animale>

Il ne faut pas confondre la théologie <avec l’esprit théologique> ni l’esprit théologi>># [le manuscrit s’arrête ici]

titre: L’Empire Knouto-Germanique et la Révolution Sociale. La révolution sociale ou la dictature militaire

titre de l’original:

date: septembre 1870 – avril 1871

lieu: (France, Suisse)

pays:

source: Paris, BN, FR Nouv. acq. 23690

langue: français

traduction:

note: Manuscrit pp. 1-138. Ce texte a été publié sous forme d’une brochure portant le même titre en 1871. Les longues notes de Bakunin (entre $$) se trouvent en bas du texte.

|129 septembre 1870, Lyon.

Mon cher ami –

Je ne veux point partir de Lyon, sans t’avoir dit un dernier mot d’adieu. La prudence m’empêche de venir te serrer la main encore une fois. Je n’ai plus rien à faire ici. J’étais venu à Lyon pour combattre ou pour mourir avec vous. J’y étais venu, parceque j’ai cette suprême <condition> conviction, que la cause de la France est redevenue aujourd’hui celle de l’humanité, et que sa chute, son asservissement sous un régime qui lui serait imposé par la bayonette des Prussiens, serait le plus grand malheur qui, au point de vue de la liberté et du progrès humain, puisse arriver à l’Europe et au monde.

J’ai pris part au mouvement d’hier et j’ai signé mon nom sous les résolutions du “Comité central du Salut de la France”, parceque pour moi il est évident, qu’après la destruction réelle et complète de toute la machine administrative et gouvernementale de votre pays, il ne reste plus d’autre moyen de salut pour la France que <l’acti> le soulèvement, l’organisation et la fédération spontanées, immédiates et révolutionnaires de <toutes> ses communes, en dehors de toute <direction et tutelle> tutelle et de toute direction officielles.

Tous ces tronçons de l’ancienne administration du pays, ces municipalités composées en grande partie de bourgeois ou d’ouvriers convertis à la bourgeoisie; gens routiniers s’il en fût, dénués d’intelligence, d’énergie et manquant de bonne foi; tous ces procureurs de la République <et surtout>, ces préfets et [intercalé: ces] sous-préfets, et surtout ces commissaires extraordinaires munis des pleins-pouvoirs# |2 militaires et civils, et <investit d’une vraie dictature, tron> que l’autorité fabuleuse et fatale de ce tronçon de gouvernement qui siège à Tours vient d’investir à cette heure d’une <impuissante> dictature [intercalé: impuissante]; tout cela n’est bon que pour paralyser les derniers efforts de la France et pour la livrer aux Prussiens.

Le mouvement d’hier, s’il s’était maintenu triomphant, et il serait resté tel si le général Cluseret, trop jaloux de plaire à tous les partis, n’avait point abandonné sitôt la cause du peuple; ce mouvement qui aurait renversé <votre> la municipalité inepte, impotente et aux trois quarts réactionnaire de Lyon, et l’aurait remplacée par un comité révolutionnaire, tout-puissant parcequ’il eut été l’expression non fictive, mais immédiate et réelle de la volonté populaire; ce mouvement, dis-je, aurait pu sauver Lyon et avec Lyon, la France.

Voici vingt-cinq jours qui se sont écoulés depuis la proclammation de la République, et qu’a-t’on fait pour préparer et pour organiser le défense de Lyon? Rien, absolument rien.

Lyon est la seconde capitale de la France et la clef du Midi. Excepté le soin de sa propre défense, il <est> a donc un double devoir [intercalé: à] remplir: celui d’organiser le soulèvement armé du Midi et celui de délivrer Paris. Il pouvait faire, il peut encore faire l’un et l’autre. Si Lyon se soulève, il entrainera nécessairement avec lui tout le Midi de la France. Lyon et Marseille deviendront les deux pôles d’un mouvement national et révolutionnaire formidable, d’un mouvement qui en soulevant à la fois les campagnes et les villes, suscitera des centaines de milliers de combattants, et opposera aux forces <orga> militairement organisées de l’invasion la toute-puissance de la révolution.#

|3Par contre, il doit être évident pour tout le monde, que si Lyon tombe aux mains des Prussiens, la France sera irrévocablement perdue. De Lyon à Marseille ils ne rencontreront plus d’obstacles. Et alors? Alors, la France deviendra ce que l’Italie a été si longtemps, trop longtemps, vis-à-vis de votre ci-devant Empereur: une vassale de Sa Majesté l’Empereur d’Allemagne. Est-il possible de tomber plus bas?

Lyon seul peut lui épargner cette chute [intercalé: et cette mort honteuse.] Mais pour cela il <[ill.]> faudrait que Lyon se réveille, qu’il agisse, sans perdre un jour, un instant. Les Prussiens malheureusement n’en perdent plus. Ils ont desappris le dormir; <et> systématiques comme le sont toujours les Allemands, suivant avec [intercalé: une] desespérante précision leurs plans savamment combinés et joignant à cette antique qualité de leur race, <une> <cette résolution et une> <cette> une rapidité de mouvements qu’on avait considérée<s> jusque là comme l’appanage exclusif des troupes <des armées> françaises, ils s’avancent résolument et plus menaçants [intercalé: que] jamais, au coeur même de la France. Ils marchent sur Lyon. Et que fait Lyon pour se défendre? Rien.

Et pourtant depuis que la France existe, jamais elle ne s’est trouvée dans une situation plus desespérée, plus terrible. Toutes ses armées sont détruites. <Son matériel de guerre> La plus grande partie de son matériel de guerre, grâce à l’honnêteté du gouvernement et de l’administration impériale, n’a jamais existé que sur le papier, et le reste, grâce à leur prudence, a été si bien enfoui dans les forteresses de Metz et de Strasbourg, qu’il servira probablement beaucoup plus à l’armement de l’invasion prussienne, qu’à celui de la défense nationale. Cette dernière, sur tous les points de la France, manque aujourd’hui de canons, de munitions, de fusils, et, ce qui est pis encore, elle manque d’argent pour en acheter. Non que l’argent manque à la bourgeoisie de la France; au contraire, grâce à des lois protectrices qui lui ont permis d’exploiter largement le travail du prolétariat,# |4 ses poches en sont pleines. Mais l’argent des bourgeois n’est point patriote, et il préfère ostensiblement aujourd’hui l’émigration, voir même les réquisitions forcées des Prussiens, au danger <de se voir appelé a l’honneur de sauver> d’être appelé à concourir au salut de la patrie en détresse. Enfin, que dirai-je <encore>, la France n’a plus d’administration <régulière>. Celle qui existe encore et que le gouvernement de la Défense Nationale a eu la faiblesse criminelle de maintenir, est une machine bonapartiste, créée pour l’usage particulier des <hommes> brigands du 2 Décembre, et <capable> comme je l’ai déjà observé, capable seulement, non d’organiser, mais de trahir la France jusqu’au bout et de la livrer aux Prussiens. –

<Privée de toutes les ressources matérielles et de tous les instruments d’action qui constituent la puissance de l’Etat, la France n’est plus un Etat. C’est un pays immense>

Privée de tout ce qui constitue la puissance des Etats, la France n’est plus un Etat. C’est un immense pays, riche, intelligent, plein de ressources et de forces naturelles, mais complètement désorganisé et condamné, au milieu de cette desorganisation effroyable, à se défendre contre l’invasion la plus <formidable> <terrible> meurtrière qui ait jamais assailli <un pays> une nation. Que peut-elle opposer aux Prussiens? Rien que l’organisation spontanée d’un immense soulèvement populaire, la Révolution.

Ici, j’entends tous les partisans de l’ordre public quand même, les doctrinaires, les avocats, tous ces exploiteurs en gants jaunes du républicanisme bourgeois, et même bon nombre de <représentants> soi-disants représentants du peuple, comme votre citoyen Brialou par exemple, transfuges de la cause populaire et qu’une ambition misérable, née d’hier, pousse aujourd’hui dans le camp des bourgeois; je les# |5 entend s’écrier:

“La révolution! Y pensez-vous, mais ce serait le comble du malheur pour la France! Ce serait un déchirement intérieur, la guerre civile, en présence d’un ennemi qui nous écrase, nous accable! La confiance la plus absolue dans le gouvernement de la Défense Nationale; l’obéissance la plus parfaite <aux> vis-à-vis des fonctionnaires militaires et civils auxquels il a délégué le pouvoir; l’union la plus intime entre les citoyens des opinions politiques religieuses et sociales les plus différentes, entre toutes les classes et tous les partis: voila les seuls moyens de sauver la France.

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La confiance produit l’union et l’union crée la force, voila sans doute des vérités que nul ne tentera de nier. Mais pour que ce soient des vérités, il faut deux choses: il faut que la confiance ne soit pas une sottise, et que l’union, également sincère de tous les cotés, ne soit pas une illusion, un mensonge, ou une exploitation hypocrite d’un parti par un autre. Il faut que tous les partis qui s’unissent, oubliant tout-à-fait, non pour toujours sans doute mais pour tout le temps que doit durer cette union, leurs intérêts particuliers et nécessairement opposés, ces intérets et ces buts qui dans les temps ordinaires les divisent, se laissent également absorber dans la poursuite du bût commun. Autrement qu’arrivera-t-il? Le parti sincère deviendra<t> nécessairement la victime et la dupe de celui qui <l’est moins ou qui> le sera moins ou qui ne le sera pas du tout, et il se verra sacrifié non <par le> au triomphe de la cause commune, mais au détriment de cette cause et au profit exclusif du parti <excl> qui aura hypocritement exploité cette union.#

|6 Pour que l’union soit réelle et possible, ne faut-il pas au moins que le bût au nom duquel les partis doivent s’unir, soit le même. En est-il ainsi aujourd’hui? Peut-on dire que la bourgeoisie et le prolétariat veulent absolument la même chose? Pas du tout.

Les ouvriers de France veulent le salut de la France à tout prix; dût-on même pour la sauver faire de la France un désert, faire sauter toutes les maisons, détruire et incendier toutes les villes, ruiner tout ce qui est si cher au coeur des bourgeois: propriétés, capitaux, industrie et commerce, convertir en un môt le pays tout entier en un immense tombeau pour enterrer les Prussiens. Ils veulent la guerre à outrance, la guerre barbare au couteau s’il le faut. N’ayant aucun bien matériel à sacrifier, ils donnent leur vie. Beaucoup d’entre eux et précisément la plus grande partie de ceux qui sont membres de l’Association Internationale des Travailleurs, ont la pleine conscience de la haute mission qui incombe aujourd’hui au prolétariat de France. Ils savent que si la France succombe, la cause de l’humanité en Europe sera perdue pour un demi-siècle au moins. Ils savent qu’ils sont responsables du salut de la France, non seulement vis-à-vis de la France, mais vis-à-vis du monde entier. <Et tous comprennent instinctivement> Ces idées ne sont répandues sans doute que dans les milieux ouvriers les plus avancés, mais <comprennent instinctivement> les ouvriers de France, sans aucune distinction, comprennent instinctivement que l’asservissement de leur pays sous le joug <brutal> des Prussiens, serait la mort pour <toutes> leurs espérances d’avenir; et ils sont déterminés [intercalé: plutôt] à mourir <plutôt>, que de <laisser à leur> léguer à leurs enfants un existence <d’esclavage> de misérables esclaves. Ils veulent donc le salut de la France à tout prix et quand même.

La bourgeoisie, ou au moins l’immense majorité de cette classe respectable, veut absolument le contraire. Ce qui lui importe avant tout, c’est la conservation quand même de ses maisons, de ses propriétés et de ses capitaux; ce n’est pas autant l’intégrité du# |7 territoire national, que l’intégrité de ses poches, remplies par le travail du prolétariat par elle exploité sous la protection des lois nationales. Dans son fors intérieur et sans l’ôser l’avouer en public, elle veut donc la paix à tout prix, dût on même l’acheter par l’amoindrissement, par la déchéance et par l’asservissement de la France.

Mais si la bourgeoisie et le prolétariat de France poursuivent des buts non seulement différents, mais absolument opposés, par quel miracle une union réelle et sincère pourrait-elle s’établir entre eux? Il est clair que cette conciliation tant pronée, tant prêchée, ne sera jamais rien qu’un mensonge. C’est le mensonge qui a tué la France, espère-t-on qu’il lui rendra la vie? On aura beau condamner la division, elle n’en existera pas moins dans le fait, et puisqu’elle existe, puisque par la force même des choses <il> elle doit exister, il serait puérile, je dirai même plus, il serait funeste, au point de vue du salut de la France d’en ignorer, d’en nier, de ne point en confesser hautement l’existence. Et puisque le salut de la France vous appelle à l’union, oubliez, sacrifiez tous vos intérets, toutes vos ambitions et toutes vos divisions personnelles; oubliez et sacrifiez, autant qu’il sera possible de le faire, toutes les différences de partis; mais au nom de ce même salut, gardez vous de toute illusion, car dans la situation présente <ses illusions serai> <chaque illusion serait mortelle,> les illusions sont mortelles. <Ne vous unissez donc qu’à ceux> Ne cherchez l’union qu’avec ceux qui aussi sérieusement, aussi passionnément que vous mêmes veulent sauver la France à tout prix.

Quand on va à l’encontre d’un immense danger, ne vaut-il pas mieux marcher en petit nombre, avec la pleine certitude de ne point être abandonné<s> au moment de la lutte, que de trainer avec soi une foule de faux alliés# |8 qui vous trahiront sur le premier champ de bataille?

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Il en est de la discipline et de la confiance comme de l’union. Ce sont des choses excellentes lorsqu’elles sont bien placées, funestes lorsqu’elles s'<appliquent> adressent à qui ne les mérite pas. Amant passionné de la liberté, j’avoue que je me défie beaucoup de ceux qui ont toujours le mot de discipline à la bouche. Il est excessivement dangereux surtout en France, où discipline pour la plupart du temps <plupart> signifie, d’un côté, despotisme, et de l’autre, automatisme. En France le culte mystique de l’autorité, l’amour du commandement et l’habitude de se laisser commander, ont détruit dans la société aussi bien <société et dans les individus qui la composent, tout> que dans la grande majorité des individus, tout sentiment de liberté, <et> toute foi dans l’ordre spontané et vivant que la liberté seule peut créer. Parlez leur de la liberté, et ils crieront aussitôt à l’anarchie, car il leur semble que du moment que cette discipline, toujours oppressive et violente, de l’Etat, <cesse d’agir> cessera d’agir, toute la société doit s’entredéchirer et crouler. Là git le secret de l’étonnant esclavage que la société française endure depuis qu’elle a fait sa grande révolution. Robespierre et les Jacobins lui ont légué le culte de la discipline de l’Etat. Ce culte, vous le retrouvez en entier dans tous vos républicains bourgeois, officiels et officieux, et c’est lui qui perd la France aujourd’hui. Il la perd en paralysant l’unique source et l’unique moyen de délivrance <[ill.]> qui lui reste: le déploiement libre des forces populaires; et en le faisant chercher son salut dans l’autorité et dans l’action illusoire d’un Etat, qui ne représente plus rien aujourd’hui, qu’une vaine prétention despotique, accompagnée d’une impuissance absolue.#

|9Tout ennemi que je sois de ce qu’on appelle en France la discipline, je reconnais toutefois qu’une certaine discipline, non automatique, mais volontaire et réfléchie, <est> et s’accordant parfaitement avec la liberté des individus, reste et sera toujours nécessaire, toutes les fois que beaucoup d’individus, unis librement, entreprendront un travail ou une action collective quelconques. Cette discipline n’est alors rien que la concordance volontaire et réfléchie de tous les efforts individuels vers un bût commun. Au moment de l’action, au milieu de la lutte, les rôles se divisent naturellement, d’après les aptitudes de chacun, appréciées et jugées par la collectivité tout entière: les uns dirigent et commandent, d’autres exécutent les commandements. Mais aucune fonction ne se pétrifie, ne se fixe et ne reste irrévocablement attachée à aucune personne. L’ordre et l’avancement hiérarchiques n’existent pas, de sorte que le commandant d’hier peut devenir subalterne aujourd’hui. – Aucun ne s’élève audessus <[ill.]> des autres <l’égalité>, <ou> ou s’il s’élève, ce n’est que pour retomber un instant après, comme les vagues de la mer, revenant toujours au niveau salutaire de l’égalité.

Dans ce système, il n’y a proprement plus de pouvoir. Le pouvoir se fond dans la collectivité, et il devient l’expression sincère de la liberté de chacun, la réalisation fidèle et sérieuse de la volonté de tous; chacun n’obéissant, que parceque le chef du jour ne lui commande que ce qu’il veut lui-même.

Voila la discipline vraiment humaine, la discipline nécessaire à l’organisation de la liberté. Telle n’est point la discipline prônée par vos# |10 républicains hommes-d’Etat. Ils veulent la vielle discipline française, automatique, routinière et aveugle. Le chef, <non élu> non élu librement et seulement pour un jour, mais imposé par l’Etat pour <touj> longtemps sinon pour toujours, commande, et il faut obéir. Le salut de la France, Vous disent-ils, et même la liberté de la France, n’est qu’à ce prix. L’obéissance passive, base de tous les despotismes, sera donc aussi la pierre angulaire sur laquelle Vous allez fonder Votre république.

Mais si mon chef me commande de tourner les armes contre cette république, ou de livrer la France aux Prussiens, dois-je lui obéir, oui ou non? Si je lui obéis, je trahis la France; et si je désobéis, je viole, je brise cette discipline que Vous voulez m’imposer comme l’unique moyen de salut pour la France. Et ne dites pas que le dilemme que je Vous prie de résoudre, soit un dilemme oiseux. Non, il est tout palpitant d’actualité, car c’est celui dans lequel se trouvent pris à cette heure Vos soldats. Qui ne sait que leurs chefs, leurs généraux et l’immense majorité de leurs officiers supérieurs, sont dévoués corps et âmes au régime impérial? Qui ne voit qu’ils conspirent ouvertement et partout contre la république? Que doivent faire les soldats? S’ils obéissent, ils trahiront la France; et s’ils désobéissent, ils détruiront ce qui Vous reste de troupes régulièrement organisées.

Pour les républicains, partisans de l’Etat de l’ordre public et de la discipline quand même, ce dilléme est insoluble. Pour nous, révolutionnaires socialistes, il n’offre aucune difficulté. Oui, ils doivent désobéir, ils doivent se révolter, ils doivent briser cette discipline et détruire l’organisation actuelle des troupes régulières, ils doivent au nom du salut de la France détruire # |11 ce fantôme d’Etat, <puiss> impuissant pour le bien, puissant pour le mal; parceque le salut de la France ne peut venir maintenant que de la seule puissance réelle qui reste à la France, la révolution.

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Et maintenant que dire de cette confiance qu’on Vous recommande aujourd’hui comme la plus sublime vertu des républicains! Jadis, lorsqu’on était républicain pour tout de bon, on recommandait à la démocratie la défiance. Dailleurs on n’avait pas même besoin de la lui conseiller; la démocratie est défiante par position, par nature et [intercalé: aussi] par expérience historique; car de tout temps elle a été la victime et la dupe de tous les ambitieux, de tous les intrigants, classes et individus, qui sous le prétexte de la diriger et de la mener à bon port, l’ont eternellement exploitée et trompée. Elle n’a fait autre chose jusqu’ici que servir de marchepied.

Maintenant, Messieurs les républicains du journalisme bourgeois lui conseillent la confiance. Mais en qui et en quoi? Qui sont-ils pour ôser la recommander, et qu’ont-ils fait pour la mériter eux-mêmes? Ils ont écrit des phrases d’un républicanisme très pâle, tout impregnées d’un esprit étroitement bourgeois, à toute la ligne. Et combien de petits Olivier en <herbe pa> herbe parmi eux<?>! <Oh> Qu’y-a t il de commun entre eux, les défenseurs intéressés et serviles des intérets <politiques et économiques> de la classe possédante, exploitante, et le prolétariat. Ont-ils jamais partagé les souffrances de ce monde ouvrier auquel ils ôsent dédaigneusement <imp> adresser leurs admonestations et leurs conseils; ont-ils seulement# |12 sympathisé avec elles? Ont-ils jamais défendu les intérets et les droits des travailleurs contre l’exploitation <et l’op> bourgeoise? Bien au contraire, car toutes les fois que la grande question du siècle, la question économique, s’était élevée, ils se sont fait les apotres de cette doctrine bourgeoise qui condamne le prolétariat à <la misère et à et à l’esclavage éternels,> l’éternelle misère et à l’éternel esclavage, au profit <[ill.]> de la liberté et de la prospérité matérielle d’une minorité privilégiée.

Voila les gens qui se croient autorisés à recommander au peuple la confiance. Mais voyons donc qui a mérité et qui mérite aujourd’hui cette confiance?

Serait-ce la bourgeoisie? – Mais sans parler même de la fureur réactionnaire que cette classe a montrée en Juin 1848, et de la lacheté complaisante et servile dont elle a fait preuve pendant vingt ans de suite, sous la Présidence aussi bien que sous l’Empire de Napoléon III; sans parler de l’exploitation impitoyable qui fait passer dans ses poches tout le produit du travail populaire, laissant à peine le stricte nécessaire aux malheureux salariés; <<de cette oppression économique systématiquement [ill.] par elle contre le peuple depuis la naissance [ill.] [industrie] moderne et qui con>> sans parler de <avidité> l’avidité insatiable et de cette atroce et inique cupidité <de la classe bourgeoise>, qui, fondant toute la prospérité <de cette classe bourgeoise><classe> de la classe bourgeoise sur la misère et sur l’esclavage économique du prolétariat, en font l’ennemie irréconciliable du peuple, voyons quels peuvent être les droits actuels de cette bourgeoisie à la confiance <du> de ce peuple?

Les malheurs de la France l’auraient-ils transformée tout d’un coup? Serait-elle redevenue franchement patriote, républicaine, démocrate, populaire et révolutionnaire? Aurait-elle montré la disposition de se lever en masse et de donner# |13 sa vie et sa bourse pour le salut de la France? Se serait-elle répentie de ses vielles iniquités, de ses infames trahisons d’hier et d’avant hier, et se serait-elle franchement rejetée dans les bras du peuple, pleine de confiance dans le peuple? Se serait-elle mise de plein coeur à la tête de ce peuple pour sauver le pays?

Mon ami, il suffit, n’est ce pas, de poser ces questions, pour que tout le monde, en vue de ce qui se passe aujourd’hui, soit forcé d’y répondre négativement. Hélas! la bourgeoisie ne s’est point transformée, ni amendée, ni répentie. Aujourd’hui comme hier et même plus qu’hier, trahie par le jour dénonciateur que les événements jetent sur les hommes aussi bien que sur <toutes> les choses, elle se montre dure, egoïste, cupide, étroite, bête, <féroce> à la fois brutale et servile, féroce quand elle croit pouvoir l’être sans beaucoup de danger, comme dans les néfastes journées de Juin, toujours prosternée devant l’autorité et la force publique, dont elle attend son salut, et ennemie du peuple toujours et quand même.

La bourgeoisie haït le peuple à cause même de tout le mal qu’elle lui a fait; elle le haït parcequ’elle voit dans la misère, dans l’ignorance et dans l’esclavage de ce peuple sa propre condamnation, parcequ’elle sait qu’elle n’a [intercalé: que] trop bien mérité la haine populaire, et parcequ’elle se sent ménacée dans toute son existence par cette haine qui chaque jour devient plus intense et plus <menaçante> irritée. Elle haït le peuple parcequ’il lui fait peur; elle le haït doublement aujourd’hui, parceque seul patriote sincère, reveillé de sa torpeur par le malheur de cette France, qui n’a été dailleurs, comme toutes les patries <de l’Europe> du monde, qu’une maratre pour lui, le peuple a ôsé se lever; il se reconnait, se compte, s’organise, commence à parler haut, chante la Marseillaise dans les rues, et par le bruit qu’il fait, par les menaces qu’il profère <contre les traitres à la patrie> déjà contre les trahisseurs de la France, trouble l’ordre public, la conscience et la quietude de Messieurs les bourgeois –

La confiance ne se gagne que par la confiance. La bourgeoisie# |14 vient-elle de montrer la moindre confiance dans le peuple? Bien loin de là. Tout ce qu’elle a fait, tout ce qu’elle fait, prouve au contraire que sa défiance contre lui a dépassé toutes les bornes. C’est au point, que dans un moment où l’intérêt, le salut de la France exige évidemment que <le peu> tout le peuple soit armé, elle n’a pas voulu lui donner des armes. Le peuple <a> l’ayant menacée de les prendre par force, elle dût céder. Mais après lui avoir livré les fusils, elle fit tous les efforts possibles pour qu’on ne lui donna pas de munitions. Elle dût céder encore une fois; et maintenant que voila le peuple armé, il n’en est devenu que plus dangereux et plus détestable aux yeux de la bourgeoisie.

Par haine et par crainte du peuple, la bourgeoisie n’a point voulu et ne veut pas de la république. Ne l’oublions jamais, cher ami, à Marseille, à Lyon, à Paris, dans toutes les grandes cités de France, ce n’est point la bourgeoisie, c’est le peuple, ce sont les ouvriers qui ont proclammé la république. A Paris, ce ne furent pas même les peu farouches républicains irréconciliables du Corps législatifs, aujourd’hui presque tous membres du Gouvernement de la Défense Nationale, ce furent les ouvriers de la Villette et de Belleville qui la proclammèrent contre le désir et l’intention clairement exprimée de ces singuliers républicains de la veille. Le spectre rouge, le drapeau du socialisme révolutionnaire, le crime commis par Messieurs les bourgeois en Juin, leur ont fait passer le gout de la république. N’oublions pas, qu’au 4 Septembre, <le peuple> les ouvriers de <Paris> de Belleville ayant rencontré Mr Gambetta et l’ayant salué par le cri [intercalé: de]: “Vive la République” – il leur répondit par ces mots: “Vive la France! Vous dis-je”.

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Mr Gambetta, comme tous les autres, ne voulait point de la république. Il voulait de la révolution encore moins. Nous le savons d’ailleurs par tous les discours qu’il a prononcés, depuis que son nom a attiré sur lui l’attention du public: Mr Gambetta veut bien se dire un homme d’Etat, un <homme pat> républicain# |15 sage, modéré, [intercalé: conservateur,] rationnel et positiviste(1) [[(1) Voir sa lettre dans le, Progrès de Lyon” <du>]] mais il a la révolution en horreur. Il veut bien gouverner le peuple, mais non se laisser diriger par lui. Aussi tous les efforts de Mr Gambetta et de ses collègues de la gauche radicale au Corps législatif n’ont-ils tendu, le 3 et le 4 Septembre, que vers un seul but: <[ill.]> celui d’éviter à toute force l’installation d’un gouvernement issu <de la> d’une révolution populaire. Dans la nuit du 3 au 4 Septembre, ils se donnèrent des peines inouies pour faire accepter à la droite bonapartiste et au ministère Palikao, le projet de Mr Jules Favre présenté la veille et signé par toute la gauche radicale; <le> projet qui ne demandait rien de plus que l’institution d’une Commission Gouvernementale nommée légalement par le Corps legislatif, consentant même à ce que les bonapartistes <<fussent la majorité dans cette commission, à condition que quelques membres de la gauche radicale y assistent aussi>> y fussent en majorité, et ne posant d’autre condition que l’entrée dans cette commission de quelques membres de la gauche radicale.

Toutes ces machinations furent brisées par la <révolution> mouvement populaire qui <éclate> éclata le soir du 4 Septembre. Mais au milieu <de ce > même du soulèvement des ouvriers de Paris, alors que le peuple avait <[ill.]> envahi les tribunes et la salle du Corps législatif, Mr Gambetta, fidèle a sa pensée, <profondément impopulaire> systématiquement antirévolutionnaire, recommanda encore au peuple de garder le silence et de respecter la <liberté des débats> liberté des débats (!), afin <que le Gouvernement> qu’on ne puisse pas dire que le Gouvernement qui <sortira du Vote du> devait sortir du vote du Corps législatif, ait été constitué sous la pression <révolutionnaire du peuple. Il lui semblait sans doute populaire.><menaçante> violente du peuple. Comme un vrai avocat, partisan <de la légalité quand> de la fiction légale quand même, Mr Gambetta avait sans doute pensé qu’un Gouvernement# |16 qui serait nommé par ce corps législatif sorti de la fraude impériale et renfermant en son sein les infamies les plus notoires de la France, aurait été mille fois plus imposant et plus respectable qu’un gouvernement acclamé par le desespoir et par l’indignation d’un peuple trahi. Cet amour du mensonge constitutionnel avait tellement aveuglé Mr Gambetta, qu’il n’avait pas compris, tout homme d’esprit qu’il est, que nul ne pourrait ni ne voudrait croire à la liberté d’un vote émis en de pareilles circonstances. Heureusement, la majorité bonapartiste, éffrayée par les manifestations de plus en plus menaçantes de la colère et du mépris populaire, s’enfuirent; et Mr Gam<v>betta, resté seul avec ses collègues de la gauche radicale, dans la salle du Corps législatif, s’est vu forcé de renoncer, bien à contre-coeur sans doute, à ses rèves de pouvoir légal, et souffrir que le peuple déposa aux mains de cette gauche le pouvoir révolutionnaire. Je dirai tout-à-l’heure quel misérable usage, lui et ses collegues ont fait, pendant les quatre semaines qui se sont écoulées depuis<,> le 4 Septembre, de ce pouvoir qui leur a été confié par le peuple <par> de Paris, pour qu’ils provoquassent dans toute la France une révolution salutaire, et dont ils ne se sont servis jusqu’à présent au contraire que pour la paralyser partout.

Sous ce rapport, Mr Gambetta et tous ses collègues du Gouvernement de la Défense Nationale, n’ont été que la trop juste expression des sentiments et de la pensée dominante de la bourgeoisie. Réunissez tous les bourgeois de France, et demandez leur, ce qu’ils préfèrent: de la délivrance de leur patrie par une révolution sociale – et il ne peut y avoir# |17 d’autre révolution aujourd’hui que la révolution sociale – ou bien de son asservissement sous le joug des Prussiens? S’ils ôsent être sincères, pour peu qu’ils se trouvent dans une position qui leur permette de dire leur pensée sans danger, les neuf dixièmes, que dis-je les, quatre vingt dix neuf centièmes, ou même les neuf cent quatre vingt dix-neuf millièmes, Vous répondront <qu> sans hésiter, qu’ils préfèrent l’asservissement à la révolution. Demandez leur encore, si, <pour servir lorsqu’il sera [ill.] que le sacrifice> en supposant que le sacrifice d’une partie considérable de leurs propriétés, de leurs biens, de leur fortune mobilière et immobilière, devienne nécessaire pour le salut de la France, s’ils se sentent disposés à faire ce sacrifice? et si, pour me servir de la figure de réthorique de Mr Jules Favre, ils sont <résolus> réellement décidés à se laisser <plutôt> plutôt enterrer sous les décombres de leurs villes et de leurs maisons, que de les rendre aux Prussiens? Ils Vous répondront unanimement qu’ils préfèrent les racheter aux Prussiens. Croyez-Vous que si les bourgeois de Paris ne se trouvaient pas sous l’oeil et sous le bras toujours menaçant des ouvriers de Paris, Paris aurait opposé une si glorieuse résistance aux Prussiens?

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Est-ce que je calomnie les bourgeois? Cher ami, Vous savez bien que non. Et d’ailleurs, il existe maintenant, au vu et à la connaissance de tout le monde, une preuve irréfutable de la vérité, de la justice de toutes mes accusations contre la bourgeoisie. Le mauvais vouloir et l’indifférence de la bourgeoisie ne se sont que trop clairement manifestés dans la question d’argent. Tout le monde sait que les finances du pays sont ruinées; qu’il n’y a pas un sou dans les caisses de ce Gouvernement de la Défense Nationale, que Messieurs les bourgeois <soutiennent maintenant> paraissent soutenir maintenant avec un zèle si ardent et si intéressé. Tout le monde comprend que ce Gouvernement ne peut les# |18 remplir par les moyens ordinaires des emprunts et de l’impôt. Un gouvernement irrégulier ne peut trouver du crédit; quant au rendement de l’impôt, il est devenu nul. Une partie de la France, comprenant les provinces les plus industrieuses, les plus riches, est occupée et mise en pillage réglé par les Prussiens. Partout ailleurs le commerce, l’industrie, toutes les transactions d’affaires sont arrêtés. Les contributions indirectes ne donnent plus rien, ou presque rien. Les contributions directes se payent avec une immense difficulté et avec une lenteur désespérante. Et cela dans un moment où la France aurait besoin de toutes ses ressources et de tout son crédit pour subvenir aux <dépens> dépenses extraordinaires, excessives, [intercalé: gigantesques] de la défense nationale. Les personnes les moins habituées aux affaires doivent comprendre, que si la France ne trouve pas immédiatement de l’argent, beaucoup d’argent, il lui sera impossible de <se défen> continuer sa défense contre l’invasion des Prussiens.

Nul ne devait comprendre cela mieux que la bourgeoisie, elle qui <a passé to> passe toute sa vie dans le maniement des affaires et qui ne reconnaît d’autre puissance que celle de l’argent. Elle devait comprendre aussi, que la France ne pouvant plus se procurer par les moyens régulier de l’Etat, tout l’argent qui est nécessaire à son salut, elle est forcée, elle a le droit et le devoir de le prendre là où il se trouve. Et où se trouve-t-il? Certes ce n’est pas dans les poches de ce misérable prolétariat auquel la cupidité bourgeoise laisse à peine de quoi se nourrir; c’est donc uniquement, exclusivement dans les coffres-forts de Messieurs les bourgeois. Eux seuls détiennent l’argent nécessaire au salut de la France. En ont-ils offert spontanément, librement, seulement une petite partie?

<Cher ami, dans une autre lettre> Je reviendrai, <sur> cher ami, sur cette question d’argent, qui est la question principale quand il s’agit de mésurer la sincérité des sentiments, des principes# |19 et du patriotisme bourgeois. Regle générale: Voulez Vous reconnaître d’une manière infaillible si le bourgeois veut sérieusement telle ou telle autre chose? Demandez si, pour l’obtenir, il a sacrifié de l’argent. Car soyez en certain, lorsque les bourgeois veulent quelquechose avec passion, ils ne réculent devant aucun sacrifice d’argent. N’ont-ils pas dépensé des sommes immenses pour tuer, pour étouffer la république en 1848. Et plus tard n’ont-ils pas voté avec passion tous les impots <que Na> et tous les emprunts que Napoléon III leur a demandés, et n’ont ils pas trouvé dans leurs coffres forts des sommes fabuleuses pour souscrire à tous ces emprunts. Enfin proposez leur, montrez leur le moyen de rétablir en France une bonne monarchie, bien réactionnaire, bien forte et qui leur rende avec ce cher ordre public et la tranquillité dans les rues, la domination économique, le précieux privilège d’exploiter sans pitié ni vergogne, légalement, systématiquement, la misère du prolétariat, et Vous verrez s’ils seront chiches!

Promettez leur seulement, qu’une fois les Prussiens chassés du territoire de la France, on rétablira cette monarchie soit <cette monarchie, soit bourbonnienne, soit orléaniste, soit même bonapartiste,> avec Henri V, soit avec un Dc d’Orléans, soit même avec un rejeton de l’infame Bonaparte, et persuadez vous bien que leurs coffres forts s’ouvriront aussitôt et qu’ils y trouveront tous les moyens nécessaires à l’expulsion des Prussiens. Mais on leur promet la république, le règne de la démocratie, la souveraineté du peuple, l’émancipation de la canaille populaire, et ils ne veulent [intercalé: ni] de votre république ni de cette émancipation à aucun prix, et ils le prouvent en tenant leurs coffres fermés, en ne sacrifiant pas un sou.

Vous savez mieux que moi, cher ami, quel <est> a été le sort de ce malheureux emprunt ouvert pour l’organisation de# |20 la défense de Lyon, ouvert par la municipalité de cette ville. Combien de souscripteurs sont-ils venus? Si peu que les proneurs du patriotisme bourgeois s’en montrent eux mêmes humiliés, désolés et desespérés.

Et on recommande au peuple d’avoir confiance en cette bourgeoisie! Cette confiance, elle a le front, le cynisme, de la demander, que dis-je, de l’exiger elle-même. Elle prétend gouverner et administrer seule cette république <qu’elle [ill.] pas bien grande perte> qu’au fond de son coeur elle maudit. Au nom de la république, elle s’efforce de rétablir et de renforcer son autorité et sa domination exclusive, <ébranl> un moment ébranlées. Elle s’est emparée de toutes les fonctions, elle a rempli toutes les places, n’en laissant quelques unes que pour quelques ouvriers transfuges qui sont trop heureux de siéger parmi Messieurs les bourgeois. <pourtant je Vous dirai que je ne [ill.]> Et quel usage font-ils du pouvoir dont ils se sont emparés ainsi? On peut en juger en considérant les actes de Votre municipalité.

Mais la municipalité, dira-t-on, Vous n’avez pas le droit de l’attaquer; car, nommée après la révolution, par l’élection directe du peuple lui-même, elle est le produit du suffrage universel. A ce titre elle doit Vous être sacrée.

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Je Vous avoue franchement, cher ami, je ne partage aucunement la dévotion superstitieuse de Vos bourgeois radicaux ou de Vos républicains bourgeois pour le suffrage universel. Dans une autre lettre, je Vous exposerai les raisons qui ne me permettent pas de m’exalter pour lui. Qu’il me suffise de poser ici, <en vérité générale, ce principe, qu’il> en principe, une vérité qui me paraît <inc> incontestable et qu’il ne me sera pas difficile de prouver plus tard, tant par le raisonnement, que par un grand nombre de faits pris dans la vie politique de tous les pays qui jouissent à l’heure qu’il est d’institutions démocratiques<,> et <notamment, que le suffrage universel> républicaines, et notamment, que le suffrage universel, <lorsqu’il s’exerce> tant qu’il sera exercé dans une société où le peuple, la masse des travailleurs, sera <[ill.]> économiquement dominée par une minorité# |21 détentrice de la propriété et du capital, quelque indépendant ou libre d’ailleurs qu’il soit ou plutôt qu’il paraisse sous le rapport politique, ne pourra jamais produire que des élections illusoires, antidémocratiques et absolument opposées aux besoins, <à insti> aux instincts et à la volonté réelle des populations.

Toutes les élections qui, depuis le coup d’Etat de décembre, ont été faites directement par le peuple de France, n’ont elles pas diamétralement contraires aux intérets de ce peuple, et la [intercalé: dernière] votation sur le plebiscite <n’a t-elle> impérial n’a-t-elle pas donné sept millions de “oui” à l’Empereur? On dira sans doute que le suffrage universel <sous> ne fut jamais librement exercée sous l’Empire, la liberté de la presse, celle d’association et des réunions, <ay> conditions essentielles de la liberté politique, ayant été proscrites, et le peuple ayant été livré sans défense à l’action corruptrice d’une presse stipendiée et d’une administration infame. Soit, mais les élections de 1848 pour la Constituante et pour la présidence, et celles de Mai 1849 pour l’Assemblée législative, furent absolument libres, je pense. Elles se firent en dehors de toute pression ou même intervention officielle, dans toutes les conditions de la plus absolue liberté. Et pourtant qu’ont-elles produit? Rien que la réaction.

“Un des premiers actes du gouvernement provisoire, dit Proudhon (1)[[(1) Idées Révolutionnaires -]], celui dont il s’est applaudi le plus, est l’application du suffrage universel. Le jour même où le décret a été promulgué, nous écrivions ces propres paroles, qui pouvaient alors passer pour un paradoxe: “Le suffrage universel est la contre-révolution”. – On peut juger d’après# |22 d’après l’événement, si nous nous sommes trompés. Les élections de 1848 ont été faites, à une immense majorité, par les prêtres, les légitimistes, par les dynastiques, par tout ce que la France renferme de plus réactionnaire, de plus rétrograde. Cela ne pouvait être autrement.”

Non, cela ne pouvait être et aujourd’hui encore cela ne pourra pas être autrement, tant que l’inégalité des conditions économiques et sociales de la vie continuera de prévaloir dans l’organisation de la société; tant que <la société> la société continuera d’être divisée en deux classes, dont l’une, la classe exploitante et privilégiée, jouira de tous les avantages de la fortune, de l’instruction et du loisir, et l’autre, <la masse> comprenant toute la masse du prolétariat, n’aura pour partage <qu’un travail> que le travail manuel assommant et forcé, l’ignorance, la misère, et leur accompagnement obligé, l’esclavage, non de droit, mais de fait.

Oui, l’esclavage, car quelque larges que soient les droits politiques que Vous accorderez à ces millions de prolétaires salariés, vrais forçats de la faim, Vous ne parviendrez jamais à les soustraire à l’influence pernicieuse, à la domination naturelle des diverses représentants de la classe privilégiée, à commencer par le prêtre jusqu’au républicain bourgeois le plus jacobin, le plus rouge, représentants qui, quelque divisés qu’ils paraissent ou qu’ils soient réellement entre eux, [intercalé: dans les questions politiques,] n’en sont pas moins unis dans un intérêt commun et suprème: celui de l’exploitation de la misère, de l’ignorance, de l’inexpérience politique et de la bonne foi du prolétariat, au profit de la domination économique de la classe possédante.

Comment le prolétariat <pourrait-il> des campagnes et des villes pourrait-il résister aux intrigues de la politique cléricale, nobiliaire et bourgeoise? Il n’a pour se défendre qu’une arme, son instinct qui tend presque toujours au# |23 vrai et au juste, parcequ’il est lui-même la principale, sinon l’unique victime de l’iniquité et de tous les mensonges qui règnent dans la société actuelle, et parcequ’opprimé par le privilège, il réclamme naturellement l’égalité pour tous. <Mais l’instinct n’est pas une arme suffisante>

Mais l’instinct n’est pas une arme suffisante pour <le> sauvegarder [intercalé: le prolétariat] contre les machinations réactionnaires des classes privilégiées. L’instinct peut être desorienté> abandonné à lui-même, et tant qu’il ne s’est pas encore transformé en conscience réfléchie, en une pensée clarement déterminée, se laisse facilement désorienter, fausser et tromper. Mais il lui est impossible de s’élever à cette conscience de lui-même, sans l’aide de l’instruction, de la science, et la science, la connaissance des <affaires et> affaires et des hommes, l’expérience politique, manquent complètement au prolétariat. La conséquence est facile à tirer: Le prolétariat veut une chose; des hommes habiles, profitant de son ignorance, lui en font faire une autre, sans qu’il se doute même qu’il fait tout le contraire de ce qu’il veut, et lorsqu’il s’en aperçoit à la fin, il est ordinairement trop tard <de> pour réparer le mal qu’il a fait et dont naturellement, nécessairement <il est toujours la> et toujours, il est la première <victime> et principale victime.

C’est ainsi que les pretres, les nobles, les grands propriétaires et toute cette administration bona-<<partiste que la niaiserie criminelle <du> [intercalé: <dans> du] Gouvernement de la soi-disante défense [intercalé: nationale], (et que j’appellerai, avec pleine vérité, celui de la ruine de la France) [intercalé: [ill.] plus juste de l’appeler le gouvernement] Nationale, laisse tranquillement continuer la propagande impérialiste dans les campagnes ->>partiste, qui [intercalé: grâce à] la niaiserie criminelle d’un Gouvernement qui s’intitule le Gouvernement de la Défense Nationale, (1) [[(1) Ne serait-il pas plus juste de l’appeler le Gouvernement de la ruine de la France?]] <laisse continuer tranquillement sa propagande impérialiste> peut tranquillement continuer aujourd’hui sa propagande impérialiste <[ill.]># |24 dans les campagnes; c’est ainsi que tous ces fauteurs de la franche réaction, profitant de l’ignorance crasse du paysan de France, cherchent à le soulever contre la république, en faveur des Prussiens. Et ils n’y réussissent que trop bien hélas! Car ne voyons nous pas des communes non seulement ouvrir leurs portes aux Prussiens, mais encore dénoncer et chasser les Corps-francs qui viennent pour les délivrer.

Les paysans de France auraient-ils cessé d’être français? <Je p> Pas du tout. Je pense même que nulle part, le patriotisme pris dans le sens le plus étroit et le plus exclusif de ce môt, ne s’est conservé ni aussi puissant, ni aussi sincère que parmi eux; car ils ont plus que toutes les autres parties de la population cet attachement au sol, ce culte de la terre, qui constitue <l’essence> la base essentielle du patriotisme. Comment se fait-il donc qu’ils ne veulent pas où qu’ils hésitent encore à se lever pour défendre cette terre contre les Prussiens? Ah! c’est parcequ’ils ont été trompés et <qu’ils> qu’on continue encore à les tromper. Par une propagande [intercalé: machiavélique,] commencée en 1848 par les légitimistes et par les Orléanistes, <vendu par> de concert avec les républicains modérés, comme Mr Jules Favre et comp., puis continuée, [intercalé: avec beaucoup de succès,] par la presse et par l’administration bonapartistes, on est parvenu à les persuader que les ouvriers-socialistes, les partageux, ne songent à rien moins qu’à confisquer <leurs terre> leur terre; que l’Empereur seul a voulu et pu les défendre contre cette spoliation, et que pour s’en venger, les révolutionnaires socialistes l’ont livré, lui et ses armées aux Prussiens; mais que le roi de Prusse vient de se réconcilier avec l’Empereur et qu’il le ramènera victorieux pour rétablir l’ordre en France.#

|25 C’est très bète, mais <il en est> c’est ainsi. Dans beaucoup, que dis-je dans la majorité des provinces françaises, le paysan croit très sincèrement à tout cela. Et c’est même l’unique raison de son inertie et de son hostilité contre la république. C’est un grand malheur, car il est clair que si-les campagnes restent inertes, si<s> les paysans de France unis aux ouvriers des villes, ne se lèvent pas en masse pour chasser les Prussiens, la France est perdue. Quelque grand que soit l’héroïsme que déployeront les villes – et tant s’en faut que toutes en déployent beaucoup – les villes séparées par les campagnes, seront isolées comme des oasis dans le désert. Elles devront nécessairement succomber.

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Si quelque chose prouve à mes yeux la profonde ineptie de ce singulier gouvernement de la Défense Nationale, c’est que dès le premier jour de son avènement au pouvoir, <p> il n’ait point <pri> pris immédiatement toutes les mésures nécessaires pour éclairer les campagnes sur l’état actuel des choses et pour provoquer, pour susciter partout le soulèvement armé des paysans. Etait-il donc si difficile de comprendre cette chose si simple, si évidente pour tout le monde, que du soulèvement en masse des paysans, uni à celui du peuple des villes, <dépend> a dépendu et dépend encore aujourd’hui le salut de la France? Mais le Gouvernement de Paris et de Tours a-t-il fait jusqu’à ce jour une seule démarche, a-t-il pris une seule mesure pour <soulever les> provoquer le soulèvement des paysans? Il n’a rien<, absolument rien> fait pour les soulever, mais au contraire, il a tout fait pour rendre ce soulèvement impossible. Telle est sa folie et son crime, folie et crime qui peuvent tuer la France.#

|26 Il a rendu le soulèvement des campagnes impossible, en maintenant dans toutes les communes de France l’administration municipale de l’Empire: ces mêmes maîres, juges de paix, gardes champetres, sans oublier M.M les curés, qui n’ont été triés, choisis, institués et protégés par Mrs les prefets et les sous-prefets, aussi bien que par les évêques impériaux, que dans un seul but: celui de servir contre tous et contre tout, contre les intérets de la France elle-même, les intérets de la dynastie; ces mêmes fonctionnaires qui ont fait toutes les élections de l’Empire y compris le dernier plebiscite, et qui au mois d’Aout dernier, sous la direction de Mr Chevreau, ministre de l’intérieur dans le gouvernement Palikao, avaient soulevé contre les libéraux et les démocrates de toute couleur, en faveur de Napoléon III, au moment même où ce misérable livrait la France aux Prussiens, une croisade sanglante, une propagande atroce, répandant dans toutes les communes cette calomnie aussi ridicule qu’odieuse, que les républicains après avoir poussé l’Empereur à cette guerre, se sont alliés maintenant contre lui avec les soldats de l’Allemagne.

Tels sont les hommes que la mansuétude ou la sottise également criminelles du Gouvernement de la Défense Nationale ont laissés jusqu’à ce jour à la tête de toutes les communes rurales de la France. Ces hommes tellement compromis que tout retour pour eux est devenu impossible, peuvent-ils se déjuger maintenant, et changeant tout d’un coup de direction, d’opinion, <de d’idée> de paroles, peuvent ils agir comme des partisans sincères de la république# |27 et du salut de la France? Mais les paysans leur riraient au nez. Ils sont donc forcés de parler et d’agir aujourd’hui, comme ils l’ont fait hier; forcés de plaider et de défendre la cause de l’Empereur contre la république, de la dynastie contre la France et des Prussiens, aujourd’hui alliés de l’Empereur et de sa dynastie, contre la défense nationale. Voila ce qui explique pourquoi toutes les communes, loin de résister aux Prussiens, leur ouvrent leurs portes. –

Je le répète encore, c’est une grande honte, un grand malheur et un immense danger pour la France, et toute la faute en retombe sur le Gouvernement de la Défense Nationale. Si les choses continuent de marcher ainsi, si l’on ne change pas au plus vite les dispositions des campagnes, si l’on ne <soulève> soulève pas les paysans contre les Prussiens, la France est irrévocablement perdue.

Mais comment les soulever? J’ai traité amplement cette question dans une autre brochure(1) [[(1) Lettres à un Français sur la crise actuelle. Septembre – 1870]]. Ici je n’en dirai que peu de mots. La première condition sans doute, c’est la révocation immédiate et en masse de tous les fonctionnaires communaux actuels, car tant que ces bonapartistes resteront en place, il n’y aura rien à faire. Mais cette <mesure> révocation ne sera qu’une mésure négative. Elle est absolument nécessaire, mais elle n’est pas suffisante. Sur le paysan, nature réaliste et défiante s’il en fut, on ne peut agir efficacement que par des moyens positifs. C’est assez dire que les décrets et les proclammations, fussent ils même <des> signés par tous les membres d’ailleurs à lui parfaitement inconnus, du Gouvernement# |28 de la défense nationale, aussi bien que les articles de journeaux, n’ont aucune prise sur lui. Le paysan ne lit pas. Ni son imagination, ni son coeur ne sont ouverts aux idées, tant que ces dernières apparaissent sous une forme littéraire ou abstraite. Pour le saisir, les idées doivent se manifester à lui par la parole vivante d’hommes vivants et par la puissance des faits. Alors il écoute, il comprend et finit par se laisser convaincre.

Faut-il envoyer dans les campagnes des propagateurs, des apôtres de la république? Le moyen ne serait point mauvais; seulement il présente <deux dangers> une difficulté et deux dangers. La difficulté consiste en ceci, c’est que le Gouvernement de la Défense Nationale, d’autant plus jaloux de son pouvoir, que ce pouvoir est nul, et fidèle à son malheureux système de centralisation politique, dans une situation où cette centralisation est devenue absolument impossible, voudra choisir et nommer lui même tous les apôtres, ou bien il <se> chargera de ce soin ses nouveaux préfets et commissaires extraordinaires, tous <apparten> ou presque tous appartenant à la même religion politique que lui, c’est à dire tous ou presque tous étant des républicains bourgeois, des avocats ou des rédacteurs de journeaux, des adorateurs soit platoniques – et ce sont les meilleurs, mais non les plus sensés – soit très intéressés, d’une république dont ils ont puisé l’idée non dans la vie mais dans les livres et qui promet aux uns la gloire avec la palme du martyr, aux autres des carrières brillantes et des places lucratives, d’ailleurs très modérés; des républicains conservateurs,# |29 rationnels et positivistes” comme Mr Gambetta, et comme tels ennemis acharnés de la révolution et du socialisme, et adorateurs quand même du pouvoir de l’Etat.

Ces honorables fonctionnaires de la nouvelle république ne voudront naturellement <dans les camp> envoyer comme missionnaires, dans les campagnes, que des hommes de leur propre trempe et qui partageront absolument leurs convictions politiques. Il en faudrait, pour toute la France, au moins quelques milliers. Ou diable les prendront-ils? Les républicains bourgeois sont aujourd’hui si rares, même parmi la jeunesse! Si rares, que dans une ville comme Lyon, par exemple, on n’en trouve pas assez pour remplir les fonctions les plus importantes et qui ne devraient être confiées qu’à des républicains sincères.

Le premier danger consiste en ceci, que si même les préfets et les sous préfets trouvaient même dans leurs départements respectifs <des> un nombre suffisant de jeunes gens pour remplir l’office de propagateurs dans les campagnes, ces missionnaires nouveaux seraient nécessairement, presque toujours et partout, inférieurs, et par leur intelligence révolutionnaire et par l’énergie de leurs caractères, aux prefets et aux sous-préfets qui les auront envoyés, comme ces derniers sont évidemment, <inférieurs> eux-mêmes, inférieurs <aux> à ces enfants dégénérés et plus ou moins chatrés de la <révolution> grande révolution qui remplissant aujourd’hui les suprèmes fonctions de membres du Gouvernement de la Défense Nationale, ont ôsé prendre dans leurs mains débiles les destinées de la France. Ainsi descendant toujours plus bas, d’impuissance à plus grande impuissance,# |30 on ne trouvera rien de mieux à envoyer, comme propagateurs de la république dans les campagnes, que des républicains dans le genre de Mr Andrieux le procureur de la République ou de Mr Eugène Véron, le rédacteur du Progrès à Lyon; des hommes qui au nom de la république, feront la propagande de la réaction. Pensez-Vous, cher ami, que cela puisse donner aux paysans le gout de la république?

Hélas! Je craindrais le contraire. Entre les pâles adorateurs de la <république> république bourgeoise, desormais impossible, et le paysan de France, non “positiviste et rationnel” comme Mr Gambetta, mais très positif et plein de bon sens, il n’y a rien de commun. Fussent-ils même animés des meilleures dispositions du monde, ils verront échouer toute leur retorique littéraire, doctrinaire et avocassière devant le mutisme madré de ces rudes travailleurs des campagnes. Ce n’est pas chose impossible, mais très difficile que de passionner les paysans. Pour cela il faudrait avant tout porter en soi même cette passion profonde et puissante qui rémue les âmes et provoque et produit, ce que dans la vie ordinaire, dans l’existence monotone de chaque jour, on appelle des miracles; des miracles de dévouement, de sacrifice, d’énergie et d’action triomphante. Les hommes de 1792 et de 1793, <avaient> Danton surtout, avaient cette passion, et avec elle et par elle ils avaient la puissance de ces miracles. Ils avaient le diable au corps et ils étaient parvenus à mettre le diable au corps de toute la nation; ou plûtôt ils furent eux même l’expression la plus énergique de la passion qui animait la nation.

Parmi tous les hommes d’aujourd’hui et d’hier qui composent le parti radical bourgeois de la France, avez-Vous rencontré ou seulement entendu <parler> parler d’un seul, duquel on puisse dire qu’il porte# |31 en son coeur quelquechose qui s’approche au moins quelque peu de cette passion et de cette foi qui ont animé les hommes de la grande révolution? Il n’y en a pas un seul, n’est ce pas? Plus tard je Vous exposerai les raisons, auxquelles <doivent ê> doit être attribuée, selon moi, cette décadence désolante du républicanisme bourgeois. <Qu’il me suffise ici> Je me contente maintenant de le constater et <de le dire> d’affirmer en général, sauf à le prouver plus tard, que le républicanisme bourgeois a été moralement et intellectuellement châtré, rendu bête, impuissant, <[ill.] faux et lache> faux, lache, réactionnaire, et définitivement rejeté comme tel en dehors de la <voie> réalité historique, par l’apparition historique du socialisme révolutionnaire.

Nous avons étudié avec Vous, cher ami, les représentants de ce parti à Lyon même. Nous les avons vu à l’oeuvre. Qu’ont-ils dit, qu’ont-ils fait, que font-ils au milieu de la crise terrible qui ménace d’engloutir la France? Rien que de la misérable et petite réaction. Ils n’ôsent pas encore faire la grande. Deux semaines leur ont suffi pour montrer au peuple de Lyon, qu’entre les autoritaires de la république et ceux de la monarchie, il n’y a de différence que le nom. C’est la même jalousie d’un pouvoir qui déteste et craint le controle populaire, la même défiance du peuple, le même entraînement et les mêmes complaisances pour les classes privilégiées. Et cependant Mr Challemel Lacour préfet et aujourd’hui devenu, grâce à la servile lacheté de la municipalité de Lyon, le dictateur de cette ville, est un ami intime de Mr Gambetta, son cher élu, le délégué confidentiel et l’expression fidèle des pensées les plus intimes de ce grand républicain, de cet “homme viril” dont la France attend aujourd,hui béttement son salut. Et pourtant Mr Andrieux, aujourd’hui procureur de la République, et procureur vraiment# |32 vraiment digne de ce nom, car il promet de surpasser bientôt par son zèle ultra-juridique et par son amour démesuré pour l’ordre public, les procureurs <impériaux eux-mêmes> les plus zélés de l’Empire, – Mr Andrieux s’était posé sous <l’Empire comme> le régime précédent comme un libre penseur, comme l’ennemi fanatique des prêtres, comme un révolutionnaire échevelé, voir même comme un partisan dévoué du socialisme et comme un ami de l’Internationale. Je pense même, que peu de jours avant la chûte de l’Empire, il a eu l’insigne honneur d’être <pri><enfermé> mis en prison à ce titre, et qu’il en a été retiré par le peuple de Lyon en triomphe.

Comment se fait-il que ces hommes aient changé, et que révolutionnaires d’hier, ils soient devenus des réactionnaires si résolus aujourd’hui? Serait ce l’effet d’une ambition satisfaite, et parceque se trouvant placés aujourd’hui, grâce à une révolution populaire, assez lucrativement, assez haut, ils tiennent plus qu’à toute autre chose à la conservation de leurs places? Ah! sans doute l’intéret et l’ambition sont de puissants mobiles et qui ont dépravé bien des gens, mais je ne pense pas que deux semaines de pouvoir aient pu suffire pour corrompre les <républicanisme> sentiments de ces [intercalé: nouveaux] fonctionnaires <respectables> de la République. Auraient-ils trompé<s> le peuple, en se présentant à lui, sous l’Empire, comme des partisans de la révolution? Eh bien, franchement, je ne puis le croire; ils n’ont <pas> voulu tromper <le peuple> personne, mais ils s’étaient trompés eux mêmes, sur leur propre compte, en s’imaginant qu’ils étaient des révolutionnaires. Ils avaient pris leur haine très sincère, sinon très énergique, ni très passionnée contre l’Empire, pour un amour violent de la révolution, et se faisant illusion sur eux-mêmes ils ne se doutaient même pas qu’ils étaient des partisans de la <république> république et des réactionnaires en même temps.

“La pensée réactionnaire, dit Proudhon (1) [[(1) Idée Générale de la Révolution.]], que le peuple ne l’oublie jamais, a été conçue au sein même# |33 du parti républicain.” Et plus <tard> loin il ajoute que cette pensée prend sa source dans “<le> son zèle gouvernemental” tracassier, méticuleux, fanatique, policier, et d’autant plus despotique, qu’il se croit tout permis, <parceque> son despotisme <a> ayant toujours pour prétexte le salut même de la République et de la liberté.

Les républicains bourgeois identifient à grand tort leur république avec la liberté. C’est la la grande source de toutes leurs illusions lorsqu’ils se trouvent dans l’opposition, <et> de leurs déceptions et [intercalé: de leurs] inconséquences, lorsqu’ils ont en mains le Pouvoir. Leur république est toute fondée sur cette idée du Pouvoir et d’un gouvernement fort, d’un gouvernement qui doit se montrer d’autant plus énergique et puissant qu’il est sorti de l’élection populaire; et ils ne veulent pas comprendre cette vérité pourtant si simple et <vérifiée> confirmée d’ailleurs par l’expérience de tous les temps et de tous les pays, que tout Pouvoir organisé, établi, agissant sur le peuple, exclut nécessairement la liberté du peuple. L’Etat politique n’ayant d’autre mission que de protéger l’exploitation du travail populaire par les classes économiquement privilégiées, le pouvoir de l’Etat ne peut être compatible qu’avec la liberté exclusive de ces classes [intercalé: dont il représente les intérets,] et par la même raison il doit être contraire à la liberté du peuple. [intercalé: <[ill.]> Qui dit Etat ou pouvoir dit domination, <et qui dit domination> mais toute domination présume l’existence de masses dominées. L’Etat, par conséquent,] ne peut avoir confiance dans l’action spontanée et dans le mouvement libre des masses, dont les intérets les plus chers sont contraires à son existence. Il est <donc> leur ennemi naturel, leur oppresseur obligé, et tout en prenant [intercalé: bien] garde de l’avouer, il doit <donc agir toujours><agir toujours comme tel> toujours agir comme tel.

Voici ce que la plupart des jeunes partisans de la république autoritaire ou bourgeoise ne comprennent pas, tant qu’ils restent dans l’opposition, tant qu’ils n’ont pas encore essayé eux-mêmes du pouvoir. Parcequ’ils détestent du fond de leurs coeurs, avec toute la passion dont ces pauvres natures abbatardies, énervées sont capables, le despotisme monarchique,# |34 ils s’imaginent qu’ils détestent le despotisme en général; parcequ’ils voudraient avoir la puissance et le courage de renverser un trône, ils se croient des révolutionnaires; et ils ne se doutent pas que ce n’est pas le despotisme qu’ils ont en haine, mais seulement sa forme monarchique et <ne prévoyant pas eux-mêmes,> que ce même despotisme, pour peu qu’il révette la forme républicaine, trouvera <en eux> ses plus zélés adhérents en eux-mêmes.

Ils ignorent que le despotisme n’est pas autant dans la forme de l’Etat ou du Pouvoir, que dans <l’essence de> le principe de l’Etât et du Pouvoir politique lui même, et que par conséquent l’Etat républicain doit-être par son essence aussi despotique que <le pouvoir monarchique lui même><l’Etat monarchique> l’Etat “gouverné par un Empereur ou un roi”. Entre ces deux Etats, il n’y a qu’une seule différence réelle. Tous les deux ont également pour base essentielle et pour bût l’asservissement économique des masses au profit des classes possédantes. Mais ils diffèrent en ceci, que pour atteindre ce but, le pouvoir monarchique, qui de nos jours tend fatalement à se transformer partout en dictature militaire, n’admet la liberté d’aucune classe, pas même de celles qu’il protège au détriment du peuple. Il veut bien et il est forcé de servir les intérets de la bourgeoisie, mais sans lui permettre d’intervenir, d’une manière sérieuse, dans le gouvernement des affaires du pays.

Ce système quand il est appliqué par des mains inhabiles ou par trop malhonnêtes, ou quand il met en opposition trop flagrante les intérets d’une dynastie avec <ceux> [intercalé: ceux des exploiteurs de l’industrie et du commerce] du pays, comme cela vient d’arriver en France, peut compromettre gravement les intérêts de la bourgeoisie. Il présente# |35 <en même temps> un autre désavantage, fort grave, au point de vue des bourgeois: il les froisse dans leur vanité et dans leur orgueil. Il les protège il est vrai et leur offre, au point de vue de l’exploitation du travail populaire, une sécurité parfaite, mais en même temps il les humilie en posant des bornes très étroites à leur manie raisonneuse et, lorsqu’ils ôsent protester, il les maltraite. Cela impatiente naturellement la partie la plus ardente, si Vous voulez la plus généreuse et la moins réfléchie de la classe bourgeoise, et c’est ainsi que se forme en son sein, en haine de cette oppression, le parti républicain-bourgeois.

Que veut ce parti? L’abolition de l’Etat? La fin de l’exploitation des masses populaires officiellement protégée et garantie par l’Etat? L’émancipation réelle et <complète, [ill.]> complète pour tous par le moyen de l’affranchissement économique du peuple? Pas du tout. Les républicains bourgeois sont les ennemis les plus acharnés et les plus passionnés de la révolution sociale. Dans les moments de crise politique, lorsqu’ils ont besoin du bras puissant du peuple pour renverser un trône, ils <veulent bien> condescendent bien à promettre des améliorations matérielles à cette classe si intéressante des travailleurs; mais comme, en même temps, ils sont animés de la résolution la plus ferme de conserver et de maintenir tous les principes, toutes les bases sacrées de la société actuelle, toutes ces institutions économiques et juridiques qui ont pour conséquence nécessaire, la servitude réelle du peuple, leurs promesses s’en vont naturellement toujours en fumée. <<et pour maintenant [intercalé:<chaque jour>] contenir l’explosion de mécontentement du peuple déçu, ils ont plus que jamais besoin de la puissance de l’Etat.>> Le peuple déçu murmure, menace, se révolte, et alors, pour contenir l’explosion du mécontement populaire, ils se voient forcés, eux les révolutionnaires bourgeois, de recourir à la repression toute puissante de l’Etat. D’où il résulte que l’Etat républicain est tout aussi oppressif que# |36 l’Etat monarchique; seulement, il ne l’est point pour les classes [possédantes,] il ne l’est exclusivement que <pour> contre le peuple.

Aussi nulle forme de gouvernement n’eut-elle été aussi favorable aux intérets de la bourgeoisie ni aussi aimée de cette classe que la république, si elle avait seulement dans la situation économique actuelle de l’Europe, la puissance de se maintenir contre les aspirations socialistes, de plus en plus ménaçantes, des masses ouvrières. Ce dont le bourgeois doute ce n’est donc pas de la bonté de cette république, qui est toute en sa faveur, c’est <[ill.]> de sa puissance comme Etat, ou de sa capacité de se maintenir et de le protéger contre les révoltes du prolétariat. Il n’y a pas de bourgeois qui ne Vous dise: “La république est une belle chose, malheureusement elle est impossible; elle ne peut durer, parcequ’elle ne trouvera jamais en elle-même la puissance nécessaire pour se constituer en Etat sérieux, respectable, <capable de contenir> capable de se faire respecter [intercalé: et de nous faire respecter] par les masses.” Adorant la république d’un amour platonique, mais doutant de sa possibilité, <de sa forme, durée, de sa force> ou au moins de sa durée, le bourgeois tend par conséquent à se remettre toujours sous la protection d’une dictature militaire <qui le froisse, qui l’humilie et qui> qu’il déteste, <parcequ’elle> qui le froisse, l’humilie et qui finit toujours par le ruiner tôt ou tard, mais qui lui offre au moins toutes les conditions de la force, de la tranquillité [intercalé: dans les rues] et de l’ordre publique.

<Cette tendance [intercalé: fatale] de l’immense majorité de la bourgeoisie> Cette prédilection fatale de l’immense majorité de la bourgeoisie pour le régime du sabre<,> fait le desespoir des républicains bourgeois. Aussi ont-ils fait et font précisement aujourd’hui des efforts “surhumains” pour lui faire aimer la république, pour lui prouver<,> que, loin <d’être contraire aux><défavorable pour les intérets bourgeois,><de la bourgeoisie> de nuire aux intérets de la bourgeoisie, elle leur <est> sera au contraire tout à-fait favorable, ce qui revient à dire <que la république est tout> qu’elle sera toujours opposée aux intérets du prolétariat, et qu’elle aura toute la force nécessaire <d’im> pour imposer au peuple le respect des lois# |37 qui garantissent la [intercalé: tranquille] domination économique et politique des bourgeois.

Telle est aujourd’hui la préoccupation principale de tous les membres du Gouvernement de la Défense Nationale, aussi bien que de tous les prefets, sous-préfets, avocats de la République et Commissaires généraux qu’ils ont délégués dans les départements. Ce n’est pas autant de défendre la France contre l’invasion des Prussiens, que de prouver aux bourgeois, qu’eux, <les> [intercalé: républicains et] détenteurs actuels du pouvoir de l’Etat, ont toute la bonne volonté et toute la <force> puissance voulues pour contenir les révoltes du prolétariat. Mettez-Vous à ce point de vue, et Vous comprendrez tous les actes, autrement incompréhensibles, de ces singuliers défenseurs et sauveurs de la France.

Animés de cet esprit et poursuivant ce bût, ils sont forcément poussés vers la réaction. Comment pourraient-ils servir <sous> et provoquer la révolution, alors même que la révolution serait, comme elle l’est évidemment aujourd’hui, l’unique moyen de salut <pour> qui reste à la France? Ces gens qui portent la mort officielle et la paralysie de toute action populaire en eux mêmes, comment porteraient <le>-ils le mouvement et la vie dans les campagnes? Que pourraient-ils dire aux paysans pour les soulever contre <les [ill.]> l’invasion des Prussiens, en présence de ces curés, de ces juges de paix, de ces maires et de ces gardes-champètres bonapartistes, que leur amour démesuré de l’ordre public<,> leur commande de respecter, et qui font et qui continueront de faire, eux, du matin jusqu’au soir, et armés d’une <puissance d’> influence et d’une puissance d’action bien autrement efficaces que la leur<,> dans les campagnes, une propagande toute contraire? S’efforceront-ils d’émouvoir les paysans par des phrases, lorsque tous les faits seront opposés à ces phrases?

Sachez le bien, le paysan a en haine tous les gouvernements.# |38 Il les supporte<, il le> par prudence; il leur paye régulièrement les impots et souffre qu’ils lui prennent ses fils pour [en faire] des soldats, parcequ’il ne voit pas comment il pourrait faire autrement, et il ne prête la main à aucun changement, parce qu’il se dit que tous les gouvernements se valent et que le gouvernement nouveau, quelque nom qu’il se donne, ne sera pas meilleur que l’ancien, et parcequ’il veut éviter les risques et les frais d’un changement inutile. De tous les régimes d’ailleurs, le gouvernement républicain lui est le plus odieux, parcequ’il lui rappelle les centimes additionnelles de 1848 d’abord, et qu’ensuite on s’est occupé pendant vingt ans de suite à le noircir <à ses yeux> dans son opinion. C’est sa bète noire, parcequ’il représente à ses yeux le régime de la violence saccadée, sans aucun avantage, mais au contraire avec la ruine matérielle. La république pour lui, c’est le règne de ce qu’il déteste <par le> plus que toute autre chose, la dictature des avocats et des bourgeois de ville, et dictature pour dictature, il a le mauvais gout de préférer celle du sabre.

Comment espérer alors que des représentants officiels de la république pourront le convertir à la république? Lorsqu’il se sentira le plus fort, il se moquera d’eux et les chassera de son village; et lorsqu’il sera le plus faible, il se renfermera dans son mutisme et dans son inertie. Envoyer des républicains bourgeois, des avocats ou des rédacteurs de journeaux dans les campagnes, pour y faire la propagande en faveur de la république, ce serait donc donner le <grâce> coup de grâce à la république.

Mais alors que faire? Il n’y a qu’un seul moyen, c’est de révolutionner les campagnes aussi bien que les villes. Et qui peut le faire? La seule classe qui porte aujourd’hui réellement, franchement, la révolution en son sein: La classe des travailleurs# |39 des villes.

Mais comment les travailleurs s’y prendront-ils pour révolutionner les campagnes? Enverront-ils dans chaque village des ouvriers isolés comme apôtres de la république? Mais où prendront-ils l’argent nécessaire pour couvrir les frais de cette propagande? Il est vrai, que M.M. les prefets, les sous-préfets et Commissaires généraux pourraient les envoyer aux frais de l’Etat. Mais alors ils ne seraient plus les délégués du monde ouvrier, mais ceux de l’Etat, ce qui changerait singulièrement leur caractère, <et le role> leur rôle, et la nature même de leur propagande, qui deviendrait par lâ-même une propagande non révolutionnaire, mais <toute re> forcément réactionnaire; car la première chose qu’ils seraient forcés de faire, ce serait d’inspirer [intercalé: aux paysans] la confiance dans toutes les autorités nouvellement établies ou conservées par la république, donc aussi la confiance dans ces autorités bonapartistes dont l’action malfaisante continue de pèser encore sur les campagnes. D’ailleurs il est évident que M.M. les sous préfets, les préfets et les Commissaires généraux, conformément à cette loi naturelle qui fait préférer à chacun ce qui <lui est naturelle et non ce qui lui> concorde avec lui et non ce qui lui est contraire, choisiraient, pour remplir ce rôle de propagateurs de la république, les ouvriers les moins révolutionnaires, les plus dociles ou les plus complaisants. Ce serait encore la réaction sous la forme ouvrière; et nous l’avons dit, la révolution seule peut révolutionner les campagnes.

Enfin, il faut ajouter que la propagande individuelle, fut-elle même exercée par les hommes les plus révolutionnaires du monde, ne saurait avoir une très grande influence sur les paysans. La rétorique pour eux n’a point de charme, et les paroles lorsqu’elles ne sont pas la manifestation de la force et ne sont pas immédiatement# |40 accompagnées par des faits, ne sont pour eux que des paroles. L’ouvrier qui viendrait seul tenir des discours dans un village courrait bien le risque d’être <baffou> bafoué et chassé comme un bourgeois.

Que faut-il donc faire?

Il faut envoyer dans les campagnes, comme propagateurs de la révolution, des <c>Corps francs.

Règle générale: Qui veut propager la révolution doit être franchement révolutionnaire lui-même. Pour soulever les hommes, il faut avoir le diable au corps; autrement on ne fait que des discours qui avortent, on ne produit <que des paroles stériles> qu’un bruit stérile, non des actes. Donc, avant tout, les corps francs propagateurs, doivent être, eux mêmes, révolutionnairement inspirés et organisés. Ils doivent porter la révolution en leur sein, pour [intercalé: pouvoir] la provoquer et la susciter autour d’eux. Ensuite, ils doivent se tracer un système, une ligne de conduite conforme au bût qu’ils se proposent.

Quel est ce but? <C’est non> Ce n’est pas d’imposer la révolution, aux campagnes mais de l’y provoquer et de l’y susciter. <dans les campagnes.> Une révolution imposée, soit par des décrets officiels, soit à main armée, n’est plus la révolution, mais le contraire de la révolution, car elle provoque nécessairement la réaction. En même temps, les corps francs doivent se présenter comme une force respectable et capable de se faire respecter aux campagnes, [intercalé: non] sans doute <non> pour les violenter; mais pour leur ôter l’envie d’en rire et de les maltraiter, avant même de les avoir écoutés, ce qui pourrait bien arriver à des propagateurs individuels et non accompagnés d’une force respectable. Les paysans sont quelque peu grossiers, et les natures grossières se laissent facilement entraîner par le prestige et par les manifestations de la force, sauf à se révolter contre elle<, sans que cette dernière leur impose> plus tard,# |41 si cette force leur impose des conditions trop contraires à leurs instincts et à leurs intérets.

Voila ce dont les corps francs doivent bien se garder. Ils ne doivent rien imposer et tout susciter. Ce qu’ils peuvent et ce qu’ils doivent naturellement faire, c’est d’écarter dès l’abord, tout ce qui <serait de nature> pourrait entraver le succès de la propagande. Ainsi ils doivent commencer par casser, sans coup férir, toute l’administration communale, nécessairement infectée de Bonapartisme, <au moi> sinon de légitimisme ou d’orléanisme; attaquer, expulser et au besoin arrêter M.M. les fonctionnaires communaux, aussi bien que tous les gros propriétaires réactionnaires, et Mr le Curé avec eux, pour aucune autre cause, que leur connivence secrète avec les Prussiens. La municipalité légale doit être remplacée par un Comité révolutionnaire, formé d’un petit nombre de paysans les plus énergiques et les plus sincèrement convertis à la révolution.

Mais avant de constituer ce Comité, il faut avoir produit une conversion réelle dans les dispositions sinon de tous les paysans, au moins de la grande majorité. Il faut que cette majorité se passionne pour la révolution. Comment produire ce miracle? Par l’intéret. Le paysan français est cupide, dit-on; eh bien, il faut que sa cupidité elle-même s’intéresse à la révolution. Il faut lui offrir, et lui donner immédiatement de grands avantages matériels.

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Qu’on ne se récrie pas contre l’immoralité <d’un pareil système.> d’un pareil système. Par le temps qui court et en présence des exemples que nous donnent tous <les vertueux souverains qui> les gracieux potentats qui tiennent en leurs mains les destinées de l’Europe, leurs gouvernements, leurs généraux, leurs ministres, leurs <grands et petites> hauts et bas# |42 fonctionnaires, et toutes les classes privilégiées: clergé, noblesse, bourgeoisie, on aurait vraiment mauvaise grâce de se révolter contre lui. Ce serait de l’hypocrisie en pure perte. <L’intéret> Les intérets aujourd’hui gouvernent tout, expliquent tout. Et puisque les intérets matériels, <de la bourgeois> et la cupidité des bourgeois perdent aujourd’hui la France, pourquoi les intérets et la cupidité des paysans ne la sauveraient-ils pas? D’autant plus qu’ils l’ont déjà sauvée<s> une fois, et notamment en 1792.

Ecoutez, ce que dit à ce sujet le grand historien de la France, <Micelet> Michelet, que certes personne n’accusera d’être un matérialiste immoral:(1) [[(1) Histoire de la Révolution Française par Michelet

Tome [tro]isieme -]]

“Il n’y eut jamais un labour d’Octobre, comme celui de 91, celui où le laboureur, sérieusement averti par Varennes et par Pilnitz, songea pour la première fois, roula en esprit ses périls, et toutes les conquêtes de la Révolution qu’on voulait lui arracher. Son travail, animé d’une indignation guerrière, était déjà pour lui une campagne en esprit. Il labourait en soldat, imprimait à la charrue le pas militaire, et, touchant ses bêtes d’un plus sévère aiguillon, criait à l’une: `Hu! la Prusse!” à l’autre: `Va donc Autriche”. Le boeuf marchait comme un cheval, le soc allait âpre et rapide, le noir sillon fumait, plein de <souf> souffle et plein de vie.

“C’est que cet homme ne supportait pas patiemment de se voir ainsi troublé dans sa possession récente, dans ce premier moment où la dignité humaine s’était réveillée en lui. Libre et foulant un champ libre, s’il frappait du pied, il sentait sous lui une terre sans droit ni dîme, qui déjà était à lui ou serait à lui demain…. Plus de seigneurs!# |43 <[ill.]> Tous seigneurs! Tous rois, chacun sur sa terre, le vieux dicton réalisé: `Pauvre homme, en sa maison, Roi est.”

“En sa maison, et dehors. Est-ce que la France entière n’est pas sa maison maintenant?

Et plus loin, en parlant de l’effet produit sur les paysans par l’invasion de Brunswick:

“Brunswick, entré dans Verdun, s’y trouva si commodément qu’il y resta une semaine. Là déjà, les émigrés qui entourèrent le roi de Prusse commencèrent à lui rappeler les promesses qu’il avait faites. Ce prince avait dit, au départ, ces étranges paroles (Hardenberg les entendit): “Qu’il ne se mélerait pas du Gouvernement de la France, que seulement il rendrait au Roi l’autorité absolue. Rendre au Roi la Royauté, les prêtres aux églises, les propriétés aux propriétaires, c’était toute son ambition. Et pour tous ces bienfaits, que demandait-il à la France? Nulle cession de territoire, rien que les frais d’une guerre entreprise pour la sauver.

“Ce petit môt rendre les propriétés contenait beaucoup. Le grand propriétaire était le clergé, il s’agissait de lui restituer un bien de quatre milliards, d’annuler les ventes qui s’en étaient faites pour un milliard dès Janvier <1792> 92, et qui depuis, en neuf mois, s’étaient énormement accrues. Que devenait une infinité de contrats dont cette opération avait été l’occasion directe ou indirecte? Ce n’étaient pas seulement les acquereurs qui étaient lésés, mais ceux qui leur prétaient de l’argent, # |44 mais les sous-acquéreurs auxquels ils avaient <prêté de l’argent> vendu, une foule d’autres personnes… Un grand peuple, et véritablement attaché à la Révolution par un intérêt respectable. Ces propriétés détournées depuis plusieurs siecles du but des pieux fondateurs, la Révolution les avait rappelées à leur destination véritable, la vie et l’entretien du pauvre. Elles avaient passé de la main morte à la vivante, des paresseux aux travailleurs, des abbés libertins, des chanoines ventrus, des éveques fastueux, à l’honnète laboureur. Une France nouvelle s’était faite dans ce court espace de temps. Et ces ignorants (les émigrés) qui <émigre> amenaient l’étranger ne s’en doutaient pas.”

………………………………………………………

“A ces mots significatifs de restauration des prêtres, de restitution, etc., le paysan dressa l’oreille et comprit que c’était toute la Contre révolution qui entrait en France, qu’une mutation immense et des choses et des personnes allait arriver. – Tous n’avaient pas de fusils, mais ceux qui en eurent en prirent; Qui avait une fourche prit la fourche; et qui une faux, une faux. – Un phénomène eut lieu sur la terre de France. Elle parut changée tout [en marge: à coup au passage de l’étranger. Elle devint un désert. Les grains disparurent, et comme si un tourbillon les eut emportés, ils s’en allèrent à l’ouest. Il ne resta sur la route qu’une chose pour l’ennemi; les raisins verts, la maladie et la mort.” –

Et encore plus loin Michelet trace ce tableau du soulèvement des paysans de la France:

“La population courait au combat d’un tel élan que l’autorité commençait à s’en effrayer et la retenait en arrière. <(Hélas! n’est ce pas le contraire de ce qui se passe maintenant)> Des masses]

<<“La population courait au combat d’un tel élan que l’autorité commençait à s’en effrayer et la retenait en arrière. (Helas! n’est ce pas tout# |45 le contraire aujourd’hui!) Des masses>> confuses, à <peup> peu près sans armes, se précipitaient vers un même point; on ne savait comment les loger, ni les nourrir. Dans l’Est, spécialement en Lorraine, les colines, tous les postes dominants, étaient devenus des camps grossièrement fortifiés d’arbres abbattus, à la manière de nos vieux camps du temps de César. Vercingétorix se serait cru, à cette vue, en pleine Gaule. Les Allemands avaient fort à songer, quand ils dépassaient, laissaient derrière eux<,> ces camps populaires. Quel serait pour eux le retour? Qu’aurait été une déroute à travers ces masses hostiles, qui de toutes parts, comme les eaux, dans une grande fonte de neige, seraient descendues sur eux?…. Ils devaient s’en appercevoir: ce n’était pas <à une armée> à une armée qu’ils avaient à faire, mais bien à la France.”

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Hélas! n’est-ce pas tout le contraire de ce que nous voyons aujourd’hui. Mais pourquoi cette même France qui en 1792 s’était levée tout entière pour répousser l’invasion étrangère, pourquoi ne se lève-t-elle pas aujourd’hui qu’elle est ménacée par un danger bien plus terrible <qu’en 1792> que celui de 1792. Ah! c’est qu’en 1792 elle a été <[ill.]> électrisée par la Révolution, et qu’aujourd’hui elle est paralysée par la Réaction, <par son Gouvernement de la Dé> protégée et représentée par son Gouvernement de la <Défense Nationale.> soi-disante Défense Nationale.

Pourquoi les paysans s’étaient ils soulevés en masse contre les Prussiens en 1792, et pourquoi# |46 restent-ils non seulement inertes, mais plutôt favorables à ces mêmes Prussiens <contre la><qu’à> contre cette même République, aujourd’hui? Ah! c’est que, pour eux, ce n’est plus la même République. La République fondée par la Convention Nationale, le 21 Septembre 1792, était une République éminemment populaire et révolutionnaire. Elle avait offert au peuple un intéret immense, ou comme dit Michelet, `respectable”. Par la confiscation en masse des biens de l’Eglise d’abord et plus tard de la noblesse émigrée ou révoltée, ou soupçonnée et décapitée, elle lui avait donné la terre, et pour défendre la restitution de cette terre à ses anciens propriétaires impossible, le peuple s’était levé en masse. Tandis que la République actuelle, nullement populaire, mais au contraire pleine d’hostilité et de défiance contre le peuple, République d’avocats, <et> d’impertinents doctrinaires et bourgeoise s’il en fut, ne lui offre rien que des phrases, un surcroit d’impots et des risques, sans la moindre compensation matérielle. <Le>

Le paysan lui aussi ne croit pas en cette république, mais <ils n’y croi> par une autre raison que les bourgeois. Il n’y croit pas, précisément parcequ’il la trouve trop bourgeoise, trop favorable aux intérets de la bourgeoisie, et il <déteste> nourrit au fond de son coeur <les bourgeois> contre les bourgeois une haine sournoise, qui pour se manifester sous une forme différente, n’est pas moins intense que la haine des ouvriers des villes contre cette classe [intercalé: devenue] aujourd’hui si peu respectable.

Les paysans, l’immense majorité des paysans au moins, ne l’oublions jamais, <vit du travail de ses bras.> quoique devenus propriétaires en France, n’en vivent pas moins du travail de leurs bras. C’est là ce qui <le> les sépare foncièrement de la classe bourgeoise dont la plus grande majorité vit de l’exploitation lucrative du travail des masses populaires; et ce qui l’unit, d’un autre coté, aux travailleurs des villes, malgré la différence de leurs positions, toute au désavantage# |47 de ces derniers, et la différence d’idées, les mésentendus <de principes> dans les principes qui en résultent malheureusement trop souvent.

Ce qui <le paysan redoute surtout de la part des> éloigne surtout les paysans des ouvriers des villes, c’est une certaine aristocratie d’intelligence, d’ailleurs très mal fondée, que les ouvriers ont le tort d’afficher souvent devant eux. Les ouvriers sont sans contredit plus lettrés, leur intelligence, leur savoir, leurs idées sont plus développés. Au nom de cette petite supériorité scientifique, il leur arrive quelquefois de traiter les paysans d’en haut, de leur marquer leur dédain. <Comme je l’ai déjà> Et, comme je l’ai déjà observé dans un autre écrit,(1)[[(1) Lettres à un Français sur la crise actuelle. Septembre.]] les ouvriers ont grand tort; car à ce même titre, et avec beaucoup plus de <droit> raison apparente, les bourgeois qui sont beaucoup plus savants et beaucoup plus développés que les ouvriers, auraient encore <pl> plus le droit de mépriser ces derniers. <Et Dieu sait> Et les bourgeois, comme on sait, ne manquent pas de s’en prévaloir. –

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<Qu’on me permette> Permettez moi, cher ami, de répéter ici quelques <mots> pages de l’écrit que je viens de citer:

“Les paysans, ai-je dit dans cette brochure, considèrent les ouvriers des villes comme des partageux, et craignent que les socialistes ne viennent confisquer leur terre qu’ils aiment audessus de toute chose. – Que doivent donc faire les ouvriers pour vaincre cette défiance et cette animosité des paysans contre eux? D’abord cesser de leur témoigner <leur> leur mépris, cesser de les mépriser. Cela est nécessaire pour le salut de la Révolution, car la haine des paysans constitue un immense danger. S’il n’y avait pas cette défiance et cette haine, la révolution aurait été faite depuis longtemps, car l’animosité qui existe malheureusement dans les campagnes contre les villes constitue non seulement en France, mais dans tous les pays, la base et la force principale# |48 de la réaction. Donc dans l’intéret de la révolution qui doit les émanciper, les ouvriers doivent cesser au plus vite de témoigner ce mépris aux paysans. Ils le doivent par justice, car vraiment ils n’ont aucune raison pour les mépriser et pour les détester. Les paysans ne sont pas des fainéants, ce sont de rudes travailleurs comme eux-mêmes, seulement ils travaillent dans des conditions différentes. Voila tout. En présence du bourgeois exploiteur, l’ouvrier doit se sentir le frère du paysan.

“Les paysans marcheront avec les ouvriers des villes pour le salut de la patrie aussitôt qu’ils seront convaincus que les ouvriers des villes ne prétendent pas leur imposer leur volonté, ni un ordre politique et social quelconque inventé par les villes pour la plus grande félicité des campagnes; aussitôt qu’ils auront acquis l’assurance que les ouvriers n’ont aucunement l’intention de leur prendre leur terre.

“Eh bien, il est de toute nécessité aujourd’hui que les ouvriers renoncent réellement à cette prétention et à cette intention, et qu’ils y renoncent de manière à ce que les paysans le sachent et en demeurent réellement convaincus. Les ouvriers doivent y renoncer, car alors même que des prétentions pareilles seraient réalisables, elles seraient souverainement injustes et réactionnaires; et maintenant que leur réalisation est devenue absolument impossible, elles ne constitueraient qu’une criminelle folie.

“De quel droit les ouvriers imposeraient-ils aux paysans une forme de gouvernement ou d’organisation quelconque? Du droit de la révolution, dit-on. Mais la révolution n’est plus révolution, lorsqu’au lieu de provoquer la liberté dans les masses, elle suscite la réaction dans leur sein. Le moyen et la condition, sinon le bût principal # |49 de la révolution, c’est l’anéantissement du principe de l’autorité dans toutes ses manifestations possibles, c’est l’abolition complète de l’Etat politique et juridique, parceque l’Etat, frère cadet de l’Eglise, comme l’a fort bien démontré Proudhon, est la consécration historique de tous les despotismes, de tous les privilèges, la raison politique de tous les asservissements économiques et sociaux, l’essence même et le centre de toute réaction. Lorsqu’au nom de la Révolution, on veut faire de l’Etat, ne fut ce que de l’Etat provisoire, on fait de la réaction et on travaille pour le despotisme, non pour <l’égalité> la liberté; pour l’institution du privilège contre l’égalité.

“C’est clair comme le jour. Mais les ouvriers socialistes de la France, élevés dans les traditions politiques des jacobins, n’ont jamais voulu le comprendre. Maintenant ils seront forcés de le comprendre par bonheur pour la révolution et pour eux-mêmes. D’où leur est venue cette prétention aussi ridicule qu’arrogante, aussi injuste que funeste d’imposer leur idéal politique et social à dix millions de paysans qui n’en veulent pas? C’est évidemment encore un héritage bourgeois, un legs politique du révolutionarisme bourgeois. Quel est le fondement, l’explication, la théorie de cette prétention? C’est la supériorité prétendue ou réelle de <l’instruction> l’intelligence, de l’instruction, en un môt de la civilisation ouvrière, sur la civilisation des campagnes. Mais savez-Vous qu’avec un tel principe on peut légitimer toutes les conquètes, consacrer toutes les oppressions? Les bourgeois n’en ont jamais eu d’autre pour prouver leur mission de gouverner, ou ce qui veut dire la même chose, d’exploiter le monde ouvrier. De nation à nation, aussi bien que d’une classe à une autre, ce principe fatal, et qui n’est autre que celui de l’autorité, explique et pose comme un droit tous les envahissements et toutes les conquètes. Les Allemands ne s’en sont-ils pas toujours servis pour exécuter tous leurs attentats # |50 contre la liberté et contre l’indépendance des peuples slaves et pour en légitimer la germanisation violente et forcée? C’est, disent-ils, la conquète de la civilisation sur la barbarie. Prenez garde; les Allemands commencent à s’appercevoir aussi que la civilisation germanique, protestante, est bien supérieure à la civilisation catholique représentée, [intercalé: en général,] par les peuples de race latine, et à la civilisation française en particulier. Prenez garde qu’ils ne s’imaginent bientôt qu’ils ont la mission de Vous civiliser et de Vous rendre heureux, comme, Vous Vous imaginez, Vous, avoir la mission de civiliser et d’émanciper Vos compatriotes, Vos frères, les paysans de la France. Pour moi l’une et l’autre prétention sont également odieuses, et je Vous déclare que, tant dans les rapports internationaux que dans les rapports d’une classe à une autre, je serai toujours du côté de ceux qu’on voudra civiliser par ce procédé. – Je me révolterai <contre> avec eux contre tous ces civilisateurs arrogants, qu’ils s’appellent les ouvriers ou les Allemands, et en me révoltant contre eux, je servirai la révolution contre la réaction.

“Mais s’il en est ainsi, dira-t-on, faut-il abandonner les paysans ignorants et superstitieux à toutes les influences et à toutes les intrigues de la réaction? Point du tout. Il faut écraser la réaction dans les campagnes aussi bien que dans les villes; mais il faut pour cela l’atteindre dans les faits, et ne pas lui faire la guerre à coups de décrets. Je l’ai déjà dit, on n’extirpe rien avec des décrets. Au contraire les décrets et tous les actes de l’autorité consolident ce qu’ils veulent détruire.

“Au lieu de vouloir prendre aux paysans les terres qu’ils possèdent aujourd’hui, laissez les suivre leur instinct naturel, et savez-Vous ce qui arrivera alors?# |51 Le paysan veut avoir à lui toute la terre; il regarde le grand seigneur et le riche bourgeois dont les vastes domaines, cultivés par des bras salariés, amoindrissent son champ, comme des étrangers et des usurpateurs. La révolution de 1789 a donné aux paysans les terres de l’Eglise; il voudra profiter d’une autre révolution pour gagner celles de la <bourg> noblesse et de la bourgeoisie.

“Mais si cela arrivait, si les paysans mettaient la main sur toute la portion du sol qui ne leur appartient pas encore, n’aurait-on pas laissé renforcer par-là d’une manière facheuse le principe de la propriété individuelle, et les paysans ne se trouveraient-ils pas plus que jamais hostiles aux ouvriers socialistes des villes?

“Pas du tout, car, <la co> une fois l’Etat aboli, la consécration juridique et politique, la garantie de la propriété par l’Etat, leur manquera. La propriété ne sera plus un droit, elle sera réduite à l’état d’un simple fait.

“Alors ce sera la guerre civile, direz Vous. La propriété individuelle n’étant plus garantie par aucune autorité supérieure, politique, administrative, judiciaire et policière, et n’étant plus défendue que par la seule énergie du propriétaire, chacun voudra s’emparer du bien d’autrui, les plus forts pilleront les plus faibles.

“Il est certain que, <dès> dès l’abord, les choses ne se passeront pas d’une manière absolument pacifique: il y’aura des luttes, l’ordre public, cette arche sainte des bourgeois, sera troublé, et les premiers faits qui résulteront d’un état de choses pareil<s> pourront constituer ce qu’on est convenu d’appeler une guerre civile. Mais aimez-Vous mieux livrer la France aux Prussiens?…#

|52 “D’ailleurs ne craignez pas que les paysans s’entredévorent s’ils voulaient même essayer de le faire dans le commencement, ils <ne pourr<ont>aient tarder><de s’appercevoir> ne <pourraient pas> tarderaient pas à se convaincre de l’impossibilité matérielle <d’> de persister dans cette voie, et alors on peut être certain qu’ils tacheront de s’entendre, de transiger et de s’organiser entre eux. Le besoin de manger et de nourrir leurs familles, et par conséquent la nécessité de continuer les traveaux de campagne, la nécessité de garantir leurs maisons, leurs familles et leur propre vie contre des attaques imprévues, tout cela les forcera indubitablement à entrer bientôt dans la voie des arrangements mutuels.

“Et ne croyez pas non plus que dans ces arrangements, amenés en dehors de toute tutelle officielle, par la seule force des choses, les plus forts, les plus riches<,> exercent une influence prédominante. La richesse des riches, n’étant plus garantie par les institutions juridiques, cessera d’être une puissance. Les riches ne sont si influents aujourd’hui, que parceque, courtisés par les fonctionnaires de l’Etat, ils sont spécialement protégés par l’Etat. Cet appui venant à leur manquer, leur puissance disparaitra du même coup. Quant aux plus madrés, aux plus forts, ils seront annulés par la puissance collective de la masse des petits et des très petits paysans ainsi que des proletaires des campagnes, masse aujourd’hui, réduite à la souffrance muette, mais que le mouvement révolutionnaire armera d’une irrésistible puissance.

“Je ne prétend pas, notez le bien, que les campagnes qui se réorganis<ent ainsi>eront ainsi, de bas en haut, créeront du premier coup une organisation idéale, conforme dans tous les points à celle que nous révons. Ce dont je suis convaincu, c’est que ce sera une organisation vivante, et comme telle supérieure mille fois à ce qui existe maintenant; Dailleurs, cette organisation nouvelle,# |53 restant toujours ouverte à la propagande des villes, et ne <pouvant, d’un autre côté, être fixée jamais><devenant plus> pouvant plus être fixée et pour ainsi dire pétrifiée par <l’action de l’ét> la sanction juridique de l’Etat, progressera librement, se développant et se perfectionnant d’une manière indéfinie, mais toujours vivante et libre, jamais décrétée ni légalisée, jusqu’à arriver enfin à un point aussi raisonnable qu’on peut l’espérer de nos jours.

“Comme la vie et l’action spontanées, suspendues pendant des siècles par l’action absorbante de l’Etat, seront rendues aux communes, il est naturel que chaque <comme> commune prendra pour point de départ de son développement nouveau, non l’état intellectuel et moral dans lequel la fiction officielle le suppose, mais l’état réel de sa civilisation; et comme le degré de civilisation réelle est très différent <dans> entre les communes de France, aussi bien qu’entre celles de l’Europe en général, il en résultera nécessairement une grande différence de développements; mais l’entente mutuelle, l’harmonie, l’équilibre établi d’un commun accord remplaceront l’unité artificielle et violente des Etats. Il y’aura une vie nouvelle et un monde nouveau…

“Vous me direz: Mais cette agitation révolutionnaire, cette lutte intérieure qui doit naître nécessairement de la destruction des institutions politiques et juridiques, ne paralyseront-elles pas la Défense Nationale, et au lieu de répousser les Prussiens, n’aura-t-on pas au contraire livré la France à l’invasion?

“Point du tout. L’histoire nous prouve que jamais les nations ne se montrèrent aussi puissantes au dehors, que lorsqu’elles se sentirent profondément agitées et troublées à l’intérieur, et qu’au contraire elles ne <furent> furent jamais aussi faibles que lorsqu’elles apparaissaient unies et tranquilles sous une autorité quelconque. Au fond rien de plus naturel: La lutte c’est <la vie, et la vie c’est la force,> la pensée active, c’est la vie,# |54 et cette pensée active et vivante, c’est la force. Pour Vous en convaincre, comparez entre elles quelques époques de Votre propre histoire. Mettez en regard la France sortie de la Fronde, <et> développée, aguerrie par les luttes de la Fronde, sous la jeunesse de Louis XIV, et la France de sa viellesse, la monarchie fortement établie, unifiée, pacifiée par le grand roi: la première toute resplendissante de victoires, la seconde marchant de défaite en défaite à la ruine. Comparez de même la France de 1792 avec la France d’aujourd’hui. Si jamais la France a été déchirée par la guerre civile, c’est bien en 1792 et 1793; le mouvement, la lutte, une lutte à vie et à mort se produisait sur tous les points de la république; et pourtant la France a repoussé victorieusement l’invasion de l’Europe presque tout entière coalisée contre elle. – En 1870, la France unie et pacifiée <par> de l’Empire est battue par les armées de l’Allemagne, et se montre démoralisée au point qu’on doit trembler pour son existence.”

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Ici se présente une question: La révolution de 1792 et de 1793 a <donné> pu donner aux paysans, non gratis mais à un prix très <minimes> bas, les biens nationaux, c’est à dire les terres de l’Eglise et de la noblesse émigrée, confisquées par l’Etat. Mais objecte-t-on, elle n’a plus rien <à donner.> à donner aujourd’hui. Oh! que si; l’Eglise, les ordres religieux des deux sexes: grâce à la connivence criminelle de la monarchie légitime et du Second Empire surtout, ne sont-ils pas redevenus fort riches. Il est vrai que la plus grande partie de leurs richesses a été fort prudemment mobilisée, en prévision de# |55 de révolutions possibles. L’Eglise qui, à côté de ses préoccupations célestes, n’a jamais négligé ses intérets matériels et s’est toujours distinguée par l’habile profondeur de ses spéculations économiques, a placé <une très forte partie de ces biens terrestres qu’elle conçoit conti> sans doute la majeure quantité de ses biens terrestres qu’elle continue d’accroitre chaque jour pour le plus grand bien des malheureux et des pauvres, dans toutes sortes d’entreprises commerciales, industrielles et banquaires tant privées que publiques et dans les rentes de tous les pays; de sorte qu’il faudrait rien moins qu’une banqueroute universelle, <cette> qui serait la conséquence inévitable d’une révolution sociale universelle, pour la priver de cette richesse, qui <est,> constitue aujourd’hui<,> le principal instrument de sa puissance, hélas! [intercalé: encore] par trop formidable <encore.>. Mais il n’en reste pas moins vrai, qu’elle possède aujourd’hui, surtout dans le Midi de la France, d’immenses propriétés en terres et en bâtiments, <aussi bien qu’en [ill.] et ustensiles des> aussi bien qu’en ornements et ustensiles du culte, de véritables trésors en argent, en or et en pierres précieuses. – Eh bien! Tout <cela> cela peut et doit être confisqué non au profit de l’Etat, mais par les communes.

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Il y’a ensuite les biens de ces milliers de propriétaires bonapartistes qui, pendant les vingt années du régime impérial, se sont <ostensiblement> distingués par leur zèle et qui ont été ostensiblement protégés par l’Empire. Confisquer ces biens <n’est pas> n’était pas seulement un droit, c’était <un devoir> et cela reste encore un devoir. Car le parti bonapartiste n’est point un parti ordinaire, historique, <formé par les développements><sorti d’une manière organique et régulière des développements> sorti organiquement et d’une manière régulière des développements successifs, religieux, politiques et économiques du pays, et fondé sur un principe national quelconque, vrai ou faux. C’est une bande de# |56 brigands, d’assassins, de voleurs qui, s’appuyant d’un coté sur la lacheté réactionnaire d’une bourgeoisie tremblante devant le spectre rouge et encore rouge elle même du sang des ouvriers de Paris qu’elle avait versé de ses mains, et de l’autre, sur la bénédiction des prêtres et sur l’ambition criminelle des officiers supérieurs de l’armée, s’était nuitamment emparée de la France: “Une douzaine de Robert Macaires de la vie élégante, rendus solidaires par le vice et par une détresse commune, ruinés, perdus de réputation et de dettes, pour se refaire une position et une fortune, n’ont pas réculé devant un des plus affreux attentats connus dans l’histoire. Voila en peu de mots toute la vérité sur le coup d’Etat de décembre. – Les brigands ont triomphé. Ils règnent depuis dix-huit ans sans partage sur le plus beau pays de l’Europe et que l’Europe considère avec beaucoup de raison comme le centre du monde civilisé. Ils ont créé une France officielle à leur image. Ils ont gardé à <peupres> peu près intacte l’apparence des institutions et des choses, mais ils en ont bouleversé le fond en le ravalant au niveau de leur moeurs et de leur propre esprit. Tous les anciens mots sont restés. On y parle comme toujours de liberté, de justice, de dignité, de droit, de civilisation et d’humanité, mais le sens de ces mots s’est complètement <transformé dans> transformé dans leur bouche, chaque parole signifiant en réalité tout le contraire de ce qu’elle semble vouloir exprimer: on dirait une société de bandits qui, par une ironie sanglante, ferait usage des plus honnètes expressions, pour discuter les desseins et les actes les plus perverses. N’est ce pas encore aujourd’hui le caractère de la France Impériale? – Y’a t’il quelquechose# |57 de plus dégoutant, de plus vil, par exemple, que le Sénat impérial, composé, aux termes de la Constitution, de toutes les illustrations <de l’Empire> du pays? N’est ce pas à la connaissance de tout le monde la maison des invalides de tous les complices du crime, de tous les décembristes repus? Sait-on quelque chose de plus deshonnoré que la justice de l’Empire, que tous ces trib<e>unaux et ces magistrats qui ne connaissent d’autre devoir que de soutenir dans toutes les occasions et quand même l’iniquité des créatures de l’Empire?”(1)[[(1) Les ours de Berne et l’ours de St Petersbourg – Complainte patriotique d’un Suisse humilié et desespéré” – Neufchâtel 1870.]]

Voila ce qu’au mois de Mars, alors que l’Empire était encore florissant, écrivait un de mes plus intimes amis. Ce qu’il disait des sénateurs et des juges était également applicable à toute la gente officielle et officieuse, aux fonctionnaires militaires et civils, communaux et départementaux, à tous les électeurs dévoués ainsi qu’à tous les députés bonapartistes. La bande de brigands, d’abord pas trop nombreuse, mais grossissant chaque année davantage, attirant dans son sein, par le lucre, tous les éléments <pervers> pervertis et pourris, puis les y retenant par la solidarité de l’infamie et du crime, avait fini par couvrir toute la France, l’enlaçant de ses anneaux, comme un immense reptile.

Voila ce qu’on appelle le parti Bonapartiste. S’il y’eut jamais un parti criminel et fatal à la France, ce fut celui-ci. Il n’a pas seulement violé sa liberté,# |58 dégradé son <honneur> caractère, corrompu sa conscience, <tué> avili son intelligence, deshonnoré son nom; il a détruit par un pillage effréné, [intercalé: exercé pendant dix-huit ans de suite] sa fortune et ses forces, <et l’a livrée infiniment déçue sans défense à> puis l’a livrée, desorganisée, désarmée, à la conquète des Prussiens. Aujourd’hui encore, alors qu’on aurait dû le croire déchiré de remords, mort de honte, anéanti sous le poids de son infamie, écrasé par le mépris universel, après quelques jours d’inaction apparente et de silence, il relève la tête, il ôse parler de nouveau, et il conspire <de nouveau> ouvertement contre la France, en faveur <de l’> de l’infame Bonaparte, désormais <devenu [ill.]> l’allié <des P> et le protégé des Prussiens.

Ce silence et cette inaction de courte durée <avait> avaient été causés non par <un sentiment de remo> le repentir, mais uniquement par la peur atroce que lui avait causée la première explosion de <la> l’indignation populaire. Dans [intercalé: les premiers jours de Septembre, les] Bonapartistes avaient cru à une révolution, et sachant fort bien qu’il n’y a point de <châtim> punition qu’ils n’eussent <mérités ils se cachèrent> méritée, ils s’enfuirent et se cachèrent comme des laches, tremblants devant la juste colère du peuple. Ils savaient que la révolution, elle, n’aime pas les phrases, et qu’une fois qu’elle se réveille et agit, elle n’y va jamais de main morte. Les Bonapartistes se crurent donc <ané> politiquement anéantis, et pendant les <quelques> premiers jours qui suivirent la proclammation de la République, ils ne songèrent qu’à mettre en lieu sûr leurs richesses accumulées par le vol et leurs chères personnes.

Ils furent agréablement surpris de voir qu’ils pouvaient <faire> effectuer l’un et l’autre sans la moindre difficulté et sans le moindre danger. Comme en Fevrier <1848,> et Mars 1848, les doctrinaires bourgeois et les avocats qui se trouvent aujourd’hui à la tête du nouveau Gouvernement provisoire de la République, au lieu de prendre des mésures de salut, firent des phrases. Ignorants de la pratique révolutionnaire et de la situation réelle de la France, tout aussi bien que leurs prédécesseurs – ayant comme eux la Révolution en horreur, M.M. Gambetta# |59 et Comp. voulurent étonner le monde par une générosité chevaleresque et qui fut non seulement intempestive, mais criminelle; qui constitua une vraie trahison contre la France, puisqu’elle rendit la confiance et les armes à son ennemi le plus dangereux, à la bande des Bonapartistes.

Animé par ce <désir, par ce> désir vaniteux, par cette phrase, le Gouvernement de la Défense Nationale prit donc toutes les mesures nécessaires et, cette fois, même<,> les plus énergiques, pour que M.M. les brigands, les pillards<,> et les voleurs bonapartistes puissent tranquillement quitter Paris et la France, emportant avec eux toute leur fortune mobilisable, et laissant sous sa protection toute spéciale leurs maisons et leurs terres qu’ils ne pouvaient emporter avec eux. Il poussa même sa sollicitude étonnante pour cette bande d’assassins de la France au point de risquer toute sa popularité <au point> en les protégeant contre la trop légitime indignation et défiance populaire. Notamment, dans plusieurs villes de provinces, le peuple qui n’entend rien à cette exhibition ridicule d’une générosité si mal placée et qui, lorsqu’il se lève pour agir, marche toujours droit à son bût, avait arrêté quelques hauts fonctionnaires <bonapartistes> de l’Empire qui s’étaient spécialement distingués par l’infamie et par la cruauté de leurs actes tant officiels que privés. A peine le Gouvernement de la Défense Nationale, et principalement Mr Gambetta comme gouvernant du département intérieur, en avait-il eu connaissance, que se prévalant de ce pouvoir dictatorial qu’il croit avoir reçu du peuple de Paris et dont, par une contradiction singulière, il ne croit devoir faire usage que contre le peuple des provinces, mais non dans ses rapports diplomatiques avec l’envahisseur étranger, il s’empressa d’ordonner de la manière la plus hautaine et la plus peremptoire de <les> remettre immédiatement tous ces coquins en <liberté> pleine liberté.

<Vous savez aussi bien que moi, cher ami,>

Vous Vous rappelez sans doute, cher ami, des# |60 scènes qui se sont passées dans la seconde moitié de Septembre, à Lyon, par suite de la mise en liberté de l’ancien préfet, du procureur général et des sergents de ville de l’Empire. Cette mesure, ordonnée directement par Mr Gambetta et exécutée avec zèle et bonheur par Mr Andrieux, procureur de la République, assisté par le conseil municipal, avait d’autant plus révolté le peuple de Lyon, qu’à cette heure même se trouvaient, dans les forts de cette ville, beaucoup de soldats emprisonnés, mis <au fe> aux fers, pour aucun autre crime que celui d’avoir manifesté hautement leur sympathie pour la République, et dont le peuple, depuis plusieurs jours, réclammait vainement la délivrance.

Je reviendrai sur cet incident qui fut la première manifestation de la scission qui devait nécessairement se produire [intercalé: entre le peuple de Lyon,] et les autorités républicaines<,> tant municipales, électives, que nommées par le Gouvernement de la Défense Nationale. Je me bornerai maintenant, cher ami, à Vous faire observer la contradiction plus qu’étrange qui existe entre l’indulgence extrème, excessive, <impard> je dirai plus, impardonnable de ce Gouvernement pour des gens qui ont ruiné, deshonnoré et trahi<r> le pays et qui continuent de le trahir encore aujourd’hui, et la sévérité draconnienne dont il use vis à vis des républicains; plus républicains et infiniment plus révolutionnaires que lui. On dirait que le pouvoir dictatorial lui a été donné non par la révolution, mais par la réaction pour sévir contre la révolution, et que ce n’est que pour continuer la mascarade de l’Empire qu’il se donne le nom de Gouvernement républicain.

On dirait qu’il n’a <renvo> délivré et renvoyé des prisons les <Bonapartistes> serviteurs les plus zélés et les plus compromis de Napoléon III que pour faire place aux républicains. Vous avez été témoin et en partie aussi la victime de l’empressement et de la brutalité qu’ils ont mis à les persécuter, à les pourchasser, à les arrèter et à les emprisonner. Ils ne se sont pas contentes de cette persécution# |61 officielle et légale, ils ont eu recours à la plus infame calomnie. Ils ont ôsé dire que ces hommes, qui au milieu du mensonge officiel qui, survivant à l’Empire, continue de ruiner les dernières espérances de la France, ont ôsé dire la vérité, toute la vérité au peuple, étaient des agents payés par les Prussiens. –

Ils délivrent les Prussiens [intercalé: de l’Intérieur] notoires, avérés, les Bonapartistes, car qui peut mettre en doute maintenant l’alliance ostensible de Bismark avec les partisans de Napoléon III? Ils font eux mêmes les affaires de l’invasion étrangère; <en paralysant partout le mouvement populaire, le soulèvement> au nom de je ne sais quelle légalité ridicule et d’une <action> direction gouvernementale qui n’existe que dans leurs phrases et sur le papier, ils paralysent partout le mouvement populaire, le soulèvement, l’armement et l’organisation spontanés des communes, qui dans les circonstances terribles où se trouve la France, peuvent seuls sauver la France; et par là même eux, les Défenseurs Nationaux, ils la livrent infailliblement aux Prussiens. Et non contents d’arrèter les hommes franchement révolutionnaires, pour le seul crime d’avoir ôsé dénoncer leur incapacité, leur impuissance et leur mauvaise foi, <ils se permettent> et d’avoir montré les seuls moyens de salut pour la France, ils se permettent encore de leur jeter à la face ce sale nom de Prussiens! Ah! que Proudhon avait raison lorsqu’il disait – permettez moi de Vous citer tout ce passage, il est trop beau et trop vrai, pour qu’on puisse [intercalé: en] retrancher un seul môt:

“Hélas! On n’est jamais trahi que par les siens. En 1848 comme en 1793, la Révolution eut pour enrayeurs ceux-là# |62-même qui la représentaient. Notre républicanisme n’est toujours, comme le vieux jacobinisme, qu’une humeur bourgeoise, sans principe et sans plan, qui veut et ne veut pas; qui toujours gronde, soupçonne et n’en est pas moins dupe; qui ne voit partout, hors de la coterie, que des factieux et des anarchistes; qui, furetant les archives de la police, ne sait y découvrir que les faiblesses, vraies ou supposées, des patriotes; qui interdit le culte de Châtel et fait chanter des messes par l’archevéque de Paris; qui, sur toutes les questions, esquive le môt propre, de peur de se compromettre, se reserve sur tout, ne décide jamais rien, se méfie des raisons claires et des positions nettes. N’est ce pas là, encore une fois, Robespierre, le parleur sans initiative, trouvant à Danton trop de virilité, blâmant les hardiesses généreuses dont il se sent incapable, s’abstenant au 10 Aout (comme Mr Gambetta et Comp. jusqu’au 4 Septembre), n’approuvant ni ne désapprouvant les massacres de Septembre (comme ces mêmes citoyens, la proclammation de la république par le peuple de Paris), votant la Constitution de 93 et son ajournement à la paix; flétrissant la fète de la Raison et faisant celle de l’Etre suprème; poursuivant Carrier et appuyant Fouquier-Tinville; donnant le baiser de paix à Camille Démoulins dans la matinée et le faisant arrêter dans la# |63 nuit; proposant l’abolition de la peine de mort et redigeant la loi du prairial; enchérissant tour-à-tour sur <Syes, sur> Sieyes, sur Mirabeau, sur Barnave, sur Pétion, sur Danton, sur Marat, sur Hébert, puis faisant guillotiner et proscrire, l’un après l’autre, Hébert, <Pétio> Danton, Pétion, Barnave, le premier comme anarchiste, le second comme indulgent, le troisième comme fédéraliste, le quatrième comme constitutionnel; n’ayant d’estime que pour la bourgeoisie gouvernementale et le clergé refractaire; jetant le discrédit sur la révolution, tantôt à propos du serment ecclesiastique, tantôt à l’occasion des assignats; n’épargnant que ceux à qui le silence ou le suicide assurent un refuge, et succombant enfin le jour où, resté presque seul avec les hommes du juste-milieu, il essaye d’enchaîner à son profit, et de connivence avec eux, la Révolution”(1)[[(1) Proudhon. Idée générale de la Révolution.]]

Ah! oui, ce qui distingue tous ces républicains bourgeois, vrais disciples de Robespierre, c’est leur amour de l’autorité de l’Etat quand même et la haine de la Révolution. Cette haine et cet amour, ils l’ont en commun avec les monarchistes de toutes les couleurs, voire même avec les Bonapartistes, et c’est cette identité de sentiments, cette connivence instinctive et secrète, qui les rendent précisément si indulgents et si singulièrement généreux pour les serviteurs les plus criminels de Napoléon III. Ils reconnaissent que parmi les hommes d’Etat de l’Empire il en est de bien criminels,# |64 et que tous ont fait à la France un mal énorme et à peine reparable. Mais après tout, c’étaient des hommes d’Etat; les commissaires de police, ces mouchards patentés et décorés, qui dénoncèrent constamment aux persécutions impériales tout ce qui restait d’honnète en France, les sergents de ville eux-mêmes, ces assommeurs privilégiés du public, n’étaient-ils pas après tout des serviteurs de l’Etat? Et entre hommes d’Etat on se doit des égards, car les républicains officiels et bourgeois, sont des hommes d’Etat avant tout, et ils en voudraient beaucoup à celui qui se permettrait d’en douter. Lisez tous leurs discours, ceux de Mr Gambetta surtout. Vous y trouverez dans chaque môt cette préoccupation constante de l’Etat, cette prétention ridicule et naïve de se poser en homme d’Etat.

Il ne faut jamais le perdre de vue, car cela explique tout; et leur indulgence pour les brigands de l’Empire, et leurs sévérités contre les républicains révolutionnaires. Monarchiste ou Républicain, un homme d’Etat ne peut faire autrement que d’avoir la Révolution et les Révolutionnaires en horreur; car la Révolution, c’est le renversement de l’Etat, les révolutionnaires sont les destructeurs de l’ordre bourgeois, de l’ordre publique.

Croyez-Vous que j’exagère? Je Vous le prouverai par des faits.

Ces mêmes républicains bourgeois qui en Fevrier et en Mars 1848 à la générosité du Gouvernement provisoire qui avait protégé la fuite de Louis Philippe et de tous les ministres et qui après avoir <aboli la mo> aboli la peine de mort<s> pour cause politique, avait pris la résolution magnanime de ne poursuivre aucun fonctionnaire publique pour des méfaits commis sous le régime précédent; ces mêmes républicains bourgeois,# |65 – y compris Mr Jules Favre sans doute, l’un des représentants les plus fanatiques comme on sait de la réaction bourgeoise en 1848 et dans la Constituante et dans l’Assemblée législative, et aujourd’hui membre du Gouvernement de la Défense Nationale et représentant de la France républicaine<,> à l’extérieur – Cés mêmes <bourgeois qu’ont-ils dit, dé> républicains bourgeois qu’ont-ils dit, décrété et fait en Juin? Ont-ils usé de la même mansuétude envers les masses ouvrières, poussées à l’insurrection par la faim?

Mr Louis Blanc, qui est un homme d’Etat aussi, [intercalé: mais un homme d’Etat socialiste,] Vous répondra:(1)[[(1) Histoire de la Révolution de 1848 par Louis Blanc Tome second]]

“15,000 citoyens furent arrêtés après les événements de Juin, et 4,348 frappés de la transportation sans jugement, par mesure de sureté générale. Pendant deux ans, ils demandèrent des juges: on leur envoya des commissions de clémence, et les mises en liberté furent aussi arbitraires que leurs arrestations. Croirait-on qu’un homme se soit trouvé qui ait ôsé prononcer devant une Assemblée, en plein dix-neuvième siècle, les paroles que voici: “Il serait impossible de mettre en jugement les transportés de Belle-Isle, contre beaucoup d’entre eux, il n’existe pas de preuves matérielles’. Et comme, selon l’affirmation de cet homme, qui était Baroche (- le Baroche de l’Empire, et en 1848 le complice de Jules Favre et de bien d’autres républicains avec lui, dans le crime commis en Juin contre les ouvriers) – il n’existait pas de preuves matérielles qui donnassent d’avance la certitude que le jugement aboutirait à une condamnation, on condamna 468 proscrits des pontons, sans les juger, à être transportés en Algérie. Parmi eux figurait Lagarde, ex-président des délégués du Luxembourg. Il écrivit de Brest, aux# |66 ouvriers de Paris, l’admirable et poignante lettre que voici:

“Frères, – Celui qui, par suite des événements de Fevrier 1848, fut appelé à l’insigne honneur de marcher à Votre tête; celui qui depuis dix-neuf mois, souffre en silence, loin de sa nombreuse famille, les tortures de la plus monstrueuse captivité; celui, enfin, qui vient d’être condamné, sans jugement, à dix années de traveaux forcés sur la terre étrangère, et cela, en vertu d’une loi rétroactive, d’une loi conçue, votée et promulguée sous l’inspiration de la haine et de la peur (par des républicains bourgeois); celui-là, dis-je, n’a pas voulu quitter le sol de la mère patrie, sans connaître les motifs sur lesquels un ministre audacieux a ôsé echaffauder la plus terrible des proscriptions.

“En conséquence, il s’est adressé au commandant du ponton la Guerrière, lequel lui a donné communication de ce qui suit, textuellement extrait des notes jointes à son dossier:

“Laguarde, délégué du Luxembourg, homme d’une probité incontestable, homme très-paisible, instruit, généralement aimé, et, par cela même, très-dangereux pour la propagande”

“Je ne livre que ce fait à l’appréciation de mes concitoyens, convaincu que leur conscience saura bien juger qui, des bourreaux ou de la victime, mérite le plus leur compassion”#

|67 “Quant à Vous, frères, permettez moi de Vous dire, je pars, mais je ne suis pas vaincu, sachez le bien! je pars, mais je ne Vous dis pas adieu.

Non, frères, je ne Vous dis pas adieu. Je crois au bon sens du Peuple; j’ai foi dans la sainteté de la cause à laquelle j’ai voué toutes mes facultés intellectuelles; j’ai foi en la République, parcequ’elle est impérissable comme le monde. C’est pourquoi je Vous dis au revoir, et surtout union et clémence!

Vive la République<s>!

En rade de Brest, Lagarde

Ponton la GuerrièreEx-président des délégués du Luxembourg.

─────────

Qu’y a t il de plus éloquent que ces faits! Et n’a-t-on pas eu mille fois raison de dire et de répéter que la réaction bourgeoise de Juin, cruelle, sanglante, horrible, cynique, éhontée, a été la vraie mère du Coup d’Etat de Décembre. <Les partisans> Le principe était le même, la cruauté impériale n’a été que l’imitation de la cruauté bourgeoise, n’ayant renchéri seulement que sur le nombre des victimes déportées et tuées. Quant aux tués ce n’est pas même encore certain, car le massacre de Juin, les exécutions sommaires exécutées par les gardes nationales bourgeoises sur les ouvriers désarmés, <et> sans aucun jugement préalable,, et pas le jour même mais le lendemain de la victoire, ont été horribles. Quant au nombre des déportés, la différence est notable. Les Républicains bourgeois avaient arrèté 15,000 <ouvriers> et transporté 4,348 ouvriers. Les brigands de Décembre# |68 ont arrèté à leur tour près de 26,000 citoyens et transporté apeuprès la moitié, 13,000 citoyens apeuprès. Evidemment de 1848 à 1853 il y’a eu progrès; mais seulement dans la quantité, non dans la qualité. Quant à la qualité, c’est à dire au principe, on doit reconnaître que les brigands de Napoléon III ont été beaucoup plus excusables que les républicains-bourgeois de 1848. Ils étaient des brigands, [intercalé: des sicaires d’un despote,] donc en assassinant <ils fa> des républicains dévoués ils faisaient leur métier; et on peut même dire qu’en déportant la moitié de leurs prisonniers, en ne les assassinant pas tous à la fois, ils avaient fait en quelque sorte acte de générosité; tandis que les Républicains bourgeois en déportant sans aucun jugement, et par mesure de sureté générale, 4,348 citoyens ont foulé au pied leur conscience, craché à la face de leur propre principe, et en préparant, en légitimant le Coup d’Etat de Décembre, ils ont assassiné la République.

Oui, je le dis ouvertement, à mes yeux et devant ma conscience, les Morny, les Baroche, les Persigny, les Fleury, les Pietri et tous leurs compagnons de la sanglante orgie impériale, sont beaucoup moins coupables que Mr Jules Favre, aujourd’hui membre du Gouvernement de la Défense Nationale, moins coupables que tous les autres Républicains bourgeois qui dans l’Assemblée Constituante et dans l’Assemblée législative, <qui> de 1848 à <185> Décembre 1851 ont vôté avec lui. N’est <ce pas le> serait ce pas [intercalé: aussi] le sentiment de cette culpabilité<,> et de cette solidarité criminelle avec les Bonapartistes qui les rend aujourd’hui si indulgents et si généreux pour ces derniers?

Il est un autre fait digne d’observation et de méditation. [START OF « THE CLASS WAR »] Excepté Proudhon et Mr Louis Blanc, <et un> # |69 presque tous les historiens de la Révolution de 1848 et du Coup d’Etat de Décembre, aussi bien que les plus grands écrivains du <Républicani> Radicalisme bourgeois, les Victor Hugo, les Quinet etc. ont beaucoup parlé du Crime et des criminels de Décembre, mais ils n’ont jamais daigné s’arrêter sur le Crime et sur les criminels de Juin? Et pourtant il est si évident que Décembre ne fut autre chose [intercalé: que la conséquence fatale] et la répétition en grand de Juin!

Pourquoi ce silence sur Juin? Est ce parceque les criminels de Juin étaient des républicains bourgeois, dont les écrivains ci-dessus nommés ont été moralement, <au moins> plus ou moins les complices? Complices de leur principe, et nécessairement alors les complices indirects de leur fait? Cette raison est probable. Mais il en est une autre encore, qui est certaine: Le Crime de Juin n’a frappé <lui> que des ouvriers, des socialistes révolutionnaires, par conséquent des étrangers à la classe et des ennemis naturels du principe que représentent tous ces écrivains honorables. Tandis que le Crime de Décembre a massacré et déporté des milliers de républicains bourgeois, leurs frères au point de vue social, leurs corréligionaires au point de vue politique. Et d’ailleurs ils en ont été, <tous plus ou> eux mêmes <plus> tous plus ou moins les victimes. De là leur extrème sensibilité pour Décembre et leur indifférence pour Juin.

Règle générale: Un bourgeois quelque républicain rouge qu’il soit, sera beaucoup plus vivement affecté, ému ou frappé par une mésaventure dont un autre bourgeois sera victime, ce bourgeois fut-il même un impérialiste enragé, que du malheur d’un ouvrier, d’un homme du peuple. Dans cette différence, il y’a sans doute une grande injustice, mais <c’est> cette injustice n’est <pas pré> point préméditée,# |70 elle est instinctive. Elle provient de ce que les conditions et les habitudes de la vie, qui exercent sur les hommes une influence toujours plus puissante<s> que <les> leurs idées et leurs convictions politiques – ces conditions et ces habitudes, cette manière spéciale d’exister, de se développer, de penser et d’agir, tous ces rapports sociaux si multiples et en même temps si régulièrement convergents au même bût<,> qui constituent la vie bourgeoise, le monde bourgeois,<.> établissent entre les hommes qui appartiennent à ce monde, quelque soit la différence de leurs opinions politiques, une solidarité infiniment plus réelle, plus profonde, plus puissante [intercalé: et surtout plus sincère,] que celle qui pourrait s’établir entre des bourgeois et des ouvriers, par suite d’une communauté plus ou moins grande de convictions et d’idées.

La vie domine la pensée et détermine la volonté. Voila une vérité que l’on ne doit jamais perdre de vue, quand on veut comprendre quelque chose aux phénomènes politiques et sociaux. Si l’on veut donc établir entre les hommes une sincère et complète communauté de pensées et de volonté, il faut les fonder sur les mêmes conditions de la vie, sur la communauté des <leurs> intérets. Et comme il y’a, par les conditions mêmes de leur existence respective, entre le monde bourgeois et le monde ouvrier un abyme, l’un étant le monde exploitant, l’autre le monde exploité et victime, j’en conclus que si un homme, né et élevé dans le milieu bourgeois, veut devenir, sincèrement et sans phrases, l’ami et le frère des ouvriers, il doit renoncer à toutes les conditions de son existence passée, à toutes ses habitudes bourgeoises, rompre tous ses rapports de sentiment, de vanité et d’esprit avec le monde bourgeois, et tournant le dos à ce monde, devenant son ennemi et lui déclarant une guerre irréconciliable, se jeter entièrement, sans restriction ni réserve, dans le monde ouvrier.

S’il ne trouve pas en lui une passion de justice suffisante pour lui inspirer cette résolution et ce courage, qu’il <ne trompe> ne se trompe pas soi-même et qu’il ne trompe pas les ouvriers; il ne deviendra jamais leur# |71 ami. Ses pensées abstraites, ses rèves de justice, pourront bien l’entraîner, dans les moments de réflexion, de théorie et de calme, alors que rien ne bouge à l’extérieur, du coté du monde exploité. Mais que vienne un moment de grande <sociale> crise sociale, alors que ces deux mondes <opposés> irréconciliablement opposés se rencontrent dans une lutte suprème, et toutes les attaches de sa vie le relanceront inévitablement dans le monde <bourgeois.> exploiteur. C’est ce qui est précédement arrivé à beaucoup de nos cidevant amis, et c’est ce qui arrivera toujours à tous les républicains et socialistes bourgeois.

Les haines sociales, comme les haines religieuses, sont beaucoup plus intenses, plus profondes que les haines politiques. Voila l’explication de l’indulgence de Vos démocrates bourgeois pour les Bonapartistes et de leur sévérité excessive <pour> contre les révolutionnaires socialistes. Ils détestent beaucoup moins les premiers que les derniers; ce qui a pour conséquence nécessaire de les unir avec les Bonapartistes dans une commune réaction. [END OF THE CLASS WAR]

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Les Bonapartistes d’abord excessivement effrayés, s’apperçurent bientôt qu’ils avaient dans le Gouvernement de la Défense Nationale et dans tout ce monde quasi-républicain et officiel nouveau, improvisé par ce gouvernement des alliés puissants. Ils ont dû s’étonner et se réjouir beaucoup – eux qui à défaut d’autre qualité ont au moins celle d’être des hommes réellement pratiques et de vouloir les moyens qui conduisent à leur bût – de voir que ce gouvernement, non content de respecter leurs personnes et de les laisser jouir en pleine liberté du fruit de leur rapine, avait conservé dans toute l’administration militaire, juridique et civile de la nouvelle République les vieux fonctionnaires de République, se contentant seulement de remplacer les Préfets et les Sous prefets, les Procureurs Généraux et les Procureurs de la République, mais laissant tous les bureaux des Préfectures aussi bien que des ministères eux-mêmes remplis de Bonapartistes, et l’immense majorité des Communes de France sous le joug corrupteur des municipalités nommées par le Gouvernement de Napoléon III, <les mêm> de ces mêmes municipalités qui ont fait le dernier plebiscite et qui sous le ministère Palikao et sous la direction jésuitique de Chevreau ont fait, dans les campagnes, une si atroce propagande en faveur de <leur [ill.]> l’infame.

Ils durent rire beaucoup de cette niaiserie vraiment# |72 inconcevable de la part <d’hommes aussi intelligents que [ill.]> des hommes d’esprit, qui composent le Gouvernement provisoire actuel, d’avoir pu espérer que du moment qu’eux, les Républicains, s’étaient mis à la tête du pouvoir, toute cette administration bonapartiste deviendrait républicaine aussi. Les Bonapartistes agirent bien autrement en Décembre. Leur premier soin fut de briser et d’expulser jusqu’au moindre petit fonctionnaire qui <n’a pas> n’avait pas voulu se laisser corrompre, toute l’administration républicaine, et de placer dans toutes les fonctions, depuis les plus hautes jusqu’aux plus inférieures et minimes, des créatures de la bande Bonapartiste. Quant aux <Républicain et [ill.]> Républicains et aux Révolutionnaires, ils déportèrent et emprisonnèrent en masse les derniers, <expulsèrent les> et expulsèrent de France les premiers, ne laissant dans l’intérieur du pays que les plus inoffensifs, [intercalé: les moins résolus, les moins convaincus,] les plus bêtes, ou bien ceux qui, <ont><avaient cons> d’une manière ou d’une autre, avaient consenti à se vendre. C’est ainsi qu’ils parvinrent à s’emparer du pays et à le malmener, sans aucune résistance de sa part, pendant plus de vingt ans; <[ill.] je le répète encore> puisque, comme je l’ai déjà observé, le Bonapartisme date de Juin et non de Décembre, et Mr Jules Favre et ses amis, <[quelques mots illisibles]> républicains bourgeois des Assemblées Constituante et Législative en ont été les vrais fondateurs.

Il faut être juste pour tout le monde, même pour les Bonapartistes. Ce sont des Coquins, il est vrai, mais des coquins très pratiques. Ils ont eu, je le répète encore, la connaissance et la volonté des moyens qui conduisaient à leur bût, et sous ce rapport ils se sont montrés infiniment supérieurs aux républicains qui se donnent les airs de gouverner la France aujourd’hui. A cette heure même, après leur défaite, ils se montrent <plus> supérieurs et beaucoup plus puissants que tous ces républicains officiels qui ont pris leurs places. Ce ne sont pas les républicains, ce sont eux qui gouvernent la France encore aujourd’hui. Rassurés par la générosité du Gouvernement de la Défense Nationale, consolés de voir régner partout, au lieu de cette Révolution qu’ils redoutent, la Réaction gouvernementale, retrouvant dans toutes les parties de l’administration de la République, leurs vieux amis, leurs complices, irrévocablement# |73 à eux enchaînés par cette solidarité de l’infamie et du crime, dont j’ai déjà parlé et sur laquelle je reviendrai encore plus tard, <les Bonapartistes ont décidement re> et conservant en leurs mains un instrument terrible, toute cette immense richesse qu’ils ont accumulée par vingt ans d’horrible pillage, les Bonapartistes ont décidemment relevé <leurs têtes.> la tête.

Leur action occulte et puissante, mille fois plus puissante que celle du roi d’Yvetot collectif qui gouverne à Tours, se sent partout. Leurs journeaux, la Patrie, le Constitutionnel, le Pays, le Peuple de Mr Duvernois, la Liberté de Mr Emile de Girardin, et bien d’autres encore, <ont [ill.]> continuent de paraître. Ils tancent le Gouvernement de la République, et parlent ouvertement, sans crainte ni vergogne, comme s’ils n’avaient pas été les traitres salariés, les corrupteurs, les vendeurs, les ensevelisseurs de la France. Mr Emile de Girardin qui s’était enroué pendant <ces><aux> les premiers jours de Septembre a retrouvé [intercalé: sa voix,] son cynisme et son incomparable faconde. Comme en 1848, il propose généreusement au Gouvernement de la République, une idée par jour. Rien ne le trouble, rien ne l’étonne; du moment qu’il est entendu qu’on ne touchera ni à sa personne, ni à sa poche, il est rassuré et se sent <maî> de nouveau maître de son terrain: “Etablissez seulement la République, écrit-il, et Vous verrez les belles réformes politiques, économiques, philosophiques que je Vous proposerai.” Les Journeaux de l’Empire refont ouvertement la réaction au profit de l’Empire. Les <journe> organes du Jésuitisme recommencent à parler des bienfaits de la Religion.

<L’action> L’Intrigue Bonapartiste ne se borne pas à cette <action> propagande par la <p>Presse. Elle est redevenue toute puissante dans les campagnes et dans les villes aussi. Dans les <foules> campagnes, soutenue par une foule de grands et de moyens propriétaires bonapartistes, <et par toutes> par M.M. les curés et par toutes ces anciennes municipalités de l’Empire, tendrement conservées et protégées par le Gouvernement de la République, elle prèche plus passionnement que jamais la haine de la République et l’amour de l’Empire. Elle détourne les paysans de toute participation à la Défense Nationale et leur conseille, au contraire,# |74 de bien accueillir les Prussiens, ces nouveaux alliés de l’Empereur. Dans les villes, appuyés par <l’armé> les bureaux des Préfectures et des sous-Préfectures, sinon par les Prefets et les sous Préfets eux mêmes, par les juges de l’Empire, sinon par les [intercalé: Avocats généraux et par les] Procureurs de la République, par les généraux<,> et presque tous les officiers supérieurs de l’armée; sinon par les soldats qui sont patriotes, mais qui sont enchaînés par la vielle discipline, appuyés aussi par la grande partie des municipalités, <ils paralysent> [intercalé: et par l’immense majorité des <riches> grands et petits commerçants, industriels, propriétaires, et boutiquiers;] appuyés même par cette foule de républicains bourgeois, modérés, timorés, anti révolutionnaires quand même, et qui ne trouvant de l’énergie <contre> que contre le peuple, font <du Bonapart> les affaires du Bonapartisme sans le savoir<,> et sans le vouloir; soutenus par tous ces éléments de la Réaction inconsciente et consciente, les Bonapartistes<,> paralysent <dans les villes> tout ce qui est mouvement, action spontanée et organisation des forces populaires, <pour [ill.] font par là même> et par là même livrent <sans défense au [ill.]> incontestablement les villes aussi bien que les campagnes aux Prussiens et par les Prussiens <à l’Empe> au chef de <la> leur bande, à l’Empereur. Enfin que dirai-je, ils livrent aux Prussiens les forteresses et les armées de la France, preuve la capitulation infames de Sédan [intercalé: et de Strasbourg…… Ils tuent la France.

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Le Gouvernement de la Défense Nationale devait-il, et pouvait-il le souffrir? Il me semble qu’à cette question, il ne peut exister qu’une réponse: Non, mille fois non. Son premier, son plus grand devoir, au point de vue du salut de la France, c’était d’extirper jusque dans sa racine la Conspiration et l’action malfaisante des Bonapartistes. Mais comment l’extirper? Il n’y avait qu’un seul moyen: C’était de les faire arrêter <d’abord> et emprisonner d’abord tous, en masse, à Paris et dans les provinces, depuis l’Impératrice Eugénie et sa<[ill.]> cour, tous les hauts fonctionnaires militaires et civils, sénateurs, conseillers d’Etat, députés bonapartistes,# |75 Généraux, Colonels, [intercalé: Capitaines au besoin], Archevêques et Eveques, Préfets, Sous préfets, maires, juges de paix, tout le corps administratif et judiciaire, sans oublier la police, tous les propriétaires notoirement dévoués à l’Empire, tout ce qui constitue en un mot la bande bonapartiste.

Cette arrestation en masse était-elle possible? Rien n’était plus facile. Le Gouvernement de la défense Nationale et ses délégués dans les provinces n’avaient qu’à <la> faire un signe, tout en recommandant aux populations de ne maltraiter personne, et on pouvait être certain qu’en peu de jours, sans beaucoup de violence et sans aucune effusion de sang, l’immense majorité des Bonapartistes, surtout tous les hommes riches, influents<,> et notables de ce parti, sur toute la surface de la France, auraient été arrètés et emprisonnés. Les populations des départements n’en avaient elles pas arrèté beaucoup et de leur propre mouvement dans la première moitié de Septembre, et remarquez le bien, sans faire de mal à aucun, <mais> de la manière la plus polie et la plus humaine du monde.

La cruauté et la brutalité ne sont plus dans les moeurs du peuple français; surtout ils ne sont plus dans les moeurs du prolétariat des villes de la France. S’il en reste quelques vestiges, il faut les chercher en partie chez les paysans, mais surtout dans la classe aussi stupide que nombreuse des boutiquiers. Ah! ceux là sont vraiment féroces! Ils l’ont prouvé en Juin 1848$1$, et bien des faits prouvent qu’ils n’ont pas changé de nature aujourd’hui. Ce qui rend surtout le boutiquier si féroce, c’est, à coté de sa stupidité desespérante, la lacheté, c’est la peur, <[ill.]> et son insatiable cupidité. Il se venge de la peur qu’on lui a fait éprouver et pour les risques qu’on a fait courir à <à son petit commerce.> sa bourse qui, à côté de sa grosse vanité, constitue, comme on sait, la partie la plus sensible de son être. Il# |76 ne se venge que lorsqu’il peut le faire <sans courir le> absolument sans le moindre danger pour lui-même. Oh! mais alors il est sans pitié.#

|77 Quiconque connait les ouvriers de France, sait que, si les vrais sentiments <d’humanité> humains, si fortement diminués et surtout si considérablement faussés de nos jours par <l’hypocri><toutes sortes d’hypocrisie offi> l’hypocrisie officielle et par la sensiblerie bourgeoise, se sont conservés quelque part, c’est parmi eux. C’est la seule classe de la société aujourd’hui dont on puisse dire qu’elle est réellement généreuse; trop généreuse par moment, et trop oublieuse des crimes# |78 atroces, et des odieuses trahisons dont elle a été trop souvent la victime. <Mais il y’a en même> Elle est incapable de cruauté. Mais il y’a en elle en même temps un instinct juste qui la fait marcher droit au but; un bon sens qui lui dit, que quand on veut mettre fin à la malfaisance, il faut <avant tout> d’abord arrêter et paralyser les malfaiteurs. La France étant évidemment trahie, il fallait empécher les traîtres de la trahir davantage. C’est pourquoi, presque dans toutes les villes de France, le premier mouvement des ouvriers fut d'<à>arrêter et d’emprisonner les Bonapartistes.

<“>Le Gouvernement de la Défense Nationale les fit relacher partout. Qui a eu tort, les ouvriers ou le Gouvernement? Sans doute le dernier. Il n’a pas eu seulement tort, il a commis un crime, en les faisant relacher, et pourquoi n’a t-il pas fait relacher en même temps tous les assassins, les voleurs et les criminels de toutes sortes qui sont déténus dans les prisons de France? Quelle différence y-a-t-il entre eux et les Bonapartistes? Je n’en vois aucune, et si elle existe, elle est toute en faveur des criminels communs, toute contre les Bonapartistes Les premiers ont volé, attaqué, maltraité, assassiné des individus. – Une partie des derniers ont littéralement commis les mêmes crimes, et tous ensemble ils ont pillé, violé, deshonnoré, assassiné, trahi et vendu la France, un peuple entier. Quel crime est le plus grand? Sans doute <le crime> celui des Bonapartistes.

Le Gouvernement de la Défense Nationale aurait il fait plus de mal à la France s’il avait fait relacher tous les criminels et forçats detenus dans les prisons et travaillant dans les bagnes, qu’il ne lui en a fait en respectant et en faisant respecter la liberté et la proprieté des Bonapartistes, en les laissant librement consommer la ruine de la France? Non, mille fois non! Les forçats libérés tueraient quelques dizaines, disons quelques centaines, ou bien même quelques milliers d’individus – les Prussiens en tuent bien <chaque jour davantage> davantage chaque jour – puis ils seraient# |79 vite repris et remprisonnés par le peuple lui même. Les Bonapartistes tuent le peuple, et pour peu qu’on les laisse faire encore quelque temps, c’est le peuple entier, c’est la France qu’ils mettront en prison.

Mais <comment> comment arrêter et <tenir> retenir en prison, tant <de Gens et> de gens, sans aucun jugement? Ah! quant à cela ne tienne! <p>Pour peu qu’il se trouve en France un nombre suffisant de juges intègres, et pour peu <qu’on puisse se donne> qu’ils se <[ill.]> donnent la peine de fouiller dans les actes <passés> passés des serviteurs de Napoléon III, <on trouvera> ils trouveront bien sans doute de quoi condamner les trois quarts <au bagne> au bagne et beaucoup d’entre eux [intercalé: même] à mort, <[ill.] en observant> en leur appliquant [intercalé: simplement et] sans aucune sévérité excessive, le code criminel.

D’ailleurs les Bonapartistes eux mêmes n’ont ils pas donné l’exemple? N’ont-ils pas, <arré><après le> pendant et après le Coup de Décembre arrété et emprisonné plus de 26,000 mille et transporté en Algérie et Cayenne plus de 13,000 Citoyens patriotes? On dira qu’il leur était permis d’agir ainsi; parcequ<e>’ils étaient des Bonapartistes, c’est à dire des gens sans foi, sans principe, des brigands. Mais que les Républicains qui luttent au nom du droit et qui veulent faire triompher le principe de la justice, ne doivent pas, ne peuvent pas en transgresser les conditions fondamentales et premières. – Alors je citerai un autre exemple:

en 1848, après Votre victoire de Juin, Messieurs les Républicains bourgeois, qui Vous montrez si scrupuleux maintenant sur cette question de justice, parcequ’il s’agit d’en faire l’application aujourd’hui <à des> aux Bonapartistes, c’est à dire à des hommes qui par leur naissance, leur# |80 éducation, leurs habitudes, leur position dans la société et par leur manière d’envisager la question sociale, la question de l’émancipation du prolétariat, appartiennent à Votre classe, sont Vos frères – après ce triomphe remporté par Vous en Juin sur les ouvriers de Paris, l’Assemblée Nationale dont Vous étiez Mr Jules Favre, dont Vous étiez Mr Crémieux, et au sein de la quelle Vous au moins, Mr Jules Favre, Vous étiez en ce moment, avec Mr Pascal Duprat, Votre compère, l’un des organes les plus éloquents de la réaction furieuse – Cette Assemblée de Républicains bourgeois n’a t’elle pas souffert que, pendant trois jours de suite, la bourgeoisie furieuse, fusillât sans aucun jugement, des centaines, pour ne point dire des milliers d’ouvriers désarmés? Et <plus tard>, immédiatement après n’a-t-elle pas fait jeter sur les pontons 15,000 ouvriers, sans aucun jugement, par simple mésure de sureté publique. Et après qu’ils eussent <fai> fussent restés des mois, demandant vainement cette justice, au nom de laquelle Vous faites tant de phrases maintenant, dans l’espoir que ces phrases pourront masquer Votre connivence avec la réaction, cette même Assemblée de Républicains bourgeois, Vous ayant toujours à sa tête, Mr Jules Favre, n’en avaient elle <condamné> fait condamner <à la> 4,348 à la transportation, encore sans jugement et toujours par mésure de sureté générale? – Allez Vous n’êtes <que des infames> tous que d’odieux hypocrites!

Comment se fait-il que Mr Jules Favres, <n’a-t-il> n’ait pas retrouvé en lui-même<, n’a-t-il pas employé> et n’ait pas cru <ait pas [ill.]> bon d’employer contre les Bonapartistes, un peu de cette fière énergie, un peu de cette férocité impitoyable, qu’il a si largement manifestées en Juin 1848, lorsqu’il s’agissait de frapper des ouvriers socialistes? Ou bien pense-t-il que les ouvriers qui réclamment leur droit à la vie, aux conditions d’une existence humaine, qui demandent, les armes à la main, la justice égale pour tous, <son> soient plus coupables que les Bonapartistes qui assassinent la France?#

|81 Eh bien, oui! Telle est incontestablement, non sans doute la pensée explicite, – une telle pensée n’ôserait s’avouer à elle-même – mais l’instinct profondément bourgeois, et, à cause de cela même, unanime, qui inspire tous les décrets du Gouvernement de la Défense Nationale, aussi bien que les actes de la majeure partie de ses délégués provinciaux: Commissaires généraux, prefets, sous-préfets, procureurs-généraux et procureurs de la République, qui, appartenant soit au barreau, soit à la presse républicaine, <constituent> représentent pour ainsi dire la fine fleur du [intercalé: jeune] radicalisme bourgeois. Aux yeux de tous ces ardents patriotes, de même que dans l’opinion historiquement constatée de Mr Jules Favre, la Révolution sociale constitue pour la France un danger [intercalé: encore] plus grave <encore> que l’invasion étrangère [intercalé: elle-même]. Je <suis tout porté à croire> veux bien croire que sinon tous, au moins la plus grande partie de ces dignes citoyens feraient volontiers le sacrifice de leur vie pour sauver la gloire, la grandeur et l’indépendance de la France; <<mais je suis [ill.] aussi et même encore plus certain, d’un autre côté, qu’une <plus> majorité encore plus grande parmi eux une majorité plus grande encore [intercalé: d’un autre côté je suis encore plus convaincu, qu’il se trouvera parmi]>> mais je suis également <[ill.] encore> et même <[ill.]> plus certain, d’un autre côté, qu’une majorité plus <grande> considérable encore, parmi eux, préférera voir plutôt <leur patrie> cette noble France subir le joug temporaire des Prussiens, que de devoir son salut à une franche révolution populaire qui démolirait [intercalé: inévitablement] du même coup la domination économique et politique de leur classe. De là leur indulgence révoltante, mais forcée pour les partisans si nombreux et malheureusement encore trop puissants de la trahison Bonapartiste, et leur sévérité passionnée, leurs persécutions <implacables> [G: générales]# |82 contre les socialistes révolutionnaires, représentants de ces classes ouvrières qui, seules, prennent aujourd’hui la délivrance du pays au sérieux.

Il est évident que ce ne sont pas de vains scrupules de justice, mais bien la crainte de provoquer et d’encourager la Révolution sociale qui empêche<nt> le Gouvernement de sévir contre la Conspiration flagrante du parti Bonapartiste. Autrement comment expliquer qu’il ne <l’eussent><l’ont> l’ait pas fait déjà le 4 Septembre? <Ont-ils> A-t-il pu douter un seul instant, <de leur devoir et de le droit de récourir aux mesures les plus énergiques.><eux qui ont> lui qui a <ô>osé prendre sur lui la terrible responsabilité du salut de la France, <de la ont ils pu douter> de son droit et de son devoir de récourir aux mesures les plus énergiques contre les infâmes partisans d’un régime <infam> qui, non content d’avoir poussé la France dans l’ab<y>îme, <[ill.] aujourd’hui évidemment aux Prussiens, en s’efforçant> s’efforce encore aujourd’hui de paralyser tous ses moyens de défense, dans l’espoir de pouvoir rétablir le trône impérial avec l’aide et sous le protectorat des Prussiens?

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<Considérons d’abord le droit>

<Ces honorables Citoyens><Ces honorab> Les membres du Gouvernement de la Défense Nationale détestent la Révolution, soit. Mais s’il est avéré et s’il devient de <plus> jour en jour plus évident que, dans la situation désastreuse dans laquelle se trouve <la France> placée la France, il ne [intercalé: lui] reste plus <[ill.]> d’autre alternative que celle-ci: ou la Révolution, ou le joug des Prussiens; ne considérant la question qu’au point de vue du patriotisme, ces hommes qui ont assumé le pouvoir dictatorial, au nom du salut de la France, ne seront-ils pas bien criminels, ne seront-ils pas eux mêmes [intercalé: des] traîtres à <la> leur patrie, si par haine de la Révolution, <ils la livrent> ils livrent la France ou [intercalé: seulement] la laissent [intercalé: <seulement>] livrer, aux Prussiens?

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<<Cette question nous [ill.] enfin à examiner <directement la composition [ill.]> directement l’origine, et, la nature <de cet étrange> et les actes de cet étrange Gouvernement de la Défense Nationale.>>

Voici bientôt un mois que le régime impérial, renversé par les bayonnettes [G: baïonnettes] prussiennes, a croulé [dans la] boue: Un Gouvernement provisoire, composé de bourgeois plus ou moins radicaux, a pris sa place. Qu’a-t-il fait pour# |83 sauver la France?

Telle est la véritable question, l’unique question. Quant à celle de la légitimité du Gouvernement de la Défense Nationale et de son droit, je dirai plus, de son devoir d’accepter le pouvoir des mains du peuple de Paris, après que ce dernier eut enfin balayé la vermine <B>bonapartiste, elle ne p<û>ut être posée, le lendemain de la <[ill.]> honteuse catastrophe de Sédan, que par des complices de Napoléon III, ou, ce qui veut dire la même chose, par des ennemis de la France. M<r>. Emile de Girardin <était> fut naturellement de ce nombre$2$. <S>

Si le moment <n’avait pas été si> n’était pas aussi terrible, on aurait pu rire beaucoup en voyant l’effronterie incomparable des ces gens. Ils <surpassèrent dans cette occasion> surpassent aujourd’hui Robert Macaire, <[ill.]> le chef spirituel<, [ill.] invisible, toujours présent de leur église, [quelques mots illisibles]> de leur Eglise, et Napoléon III lui même, qui en est le chef visible.# |84 <<gloire et dans toute sa puissance [ill.] Napoléon III lui-même, ce maître passé dans [l’art] de la haute et de la basse [ill.], le chef visible, le pape de cette Eglise des hommes forts, des hommes d’Etat, en fut ému.>>

Comment! Ils ont tué la République et fait monter <le dig> le digne Empereur sur le trône, par les moyens que l’on sait. Pendant vingt ans de suite, ils ont [intercalé: été] les instruments très intéressés et très volontaires des plus cyniques violations de tous les droits et de toutes les légitimités possibles;# |85 ils ont systématiquement corrompu, empoisonné et désorganisé la France, ils l’ont abbetie [G: abêtie]; ils ont enfin attiré sur cette malheureuse victime de leur cupidité et de leur vilaine [G: honteuse] ambition des malheurs dont l’immensité dépasse<nt> tout ce que l’imagination la plus pessimiste avait pu prévoir. En présence d’une catastrophe si horrible et dont ils <sont les uniques [ill.]> ont été# |86 les auteurs principaux, <ils auraient dû> écrasés par le remords, par la honte, par la terreur, par la crainte d’un châtiment populaire mille fois mérité, ils auraient dû descendre [G: rentrer] sous <[ill.]> terre, n’est ce pas<,>? ou se réfugier au moins, comme leur maître, sous le drapeau des Prussiens, le seul qui soit capable de couvrir aujourd’hui leur <leur honte morale, leurs hauts faits> saleté. Eh bien non, rassurés par l’indulgence criminelle du Gouvernement de la Défense Nationale, ils sont restés à Paris et ils se sont répandus dans toute la France, réclamant à haute voix contre ce Gouvernement, <qui est tout à fait illégal et illégitime selon eux> qu’ils déclarent <[ill.]> illégal et illégitime à leurs yeux, les [G: au nom des] droits du peuple, ceux [G: au nom] du suffrage universel.

Leur calcul <était> est juste. Une fois la déchéance de Napoléon III devenue un fait irrévocablement accompli, il ne <restait> reste plus d’autre moyen de le ramener en France que le triomphe définitif des Prussiens. Mais pour assurer et pour accélérer ce triomphe, il <fallait> faut paralyser tous les efforts patriotiques et nécessairement révolutionnaires de la France, détruire dans leur racine tous les moyens de défense, et pour atteindre ce b<û>ut, la voie la plus courte,# |87 la plus certaine, <c’était> c’est la convocation immédiate d’une Assemblée Constituante. Je <[ill.] en vais le prouver> le prouverai.

Mais d’abord je crois utile de démontrer que les Prussiens peuvent et doivent vouloir le rétablissement de Napoléon III sur le trône de France.

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[G: L’Alliance russe et la russophobie des Allemands (en [titre])

La position du Ct [G: comte] de Bismark et de son maître le roi Guillaume Ier, toute triomphante qu’elle est, n’est pas facile du tout. Leur bût est évident: C’est l’unification à moitié forcée et à moitié volontaire de tous les Etats de l’Allemagne sous le sceptre royal de Prusse, qu’on transformera sans doute bientôt en sceptre impérial; c’est la constitution du plus puissant Empire au coeur de l’Europe. Il y’a à peine cinq ans que parmi les cinq grandes puissances de l’Europe, la Prusse était considérée comme la dernière. Aujourd’hui elle veut devenir et, sans doute, elle va devenir la première. Et gare [G: gare] alors à l’indépendance et à la liberté de l’Europe! gare aux petits Etats surtout, qui ont le malheur de posséder [G: en leur sein] des populations germaniques ou ci-devant germaniques, par exemple flamandes [G: comme les Flamands par exemple] en leur sein! L’appétit du bourgeois allemand est aussi féroce, que sa servilité est <[ill.]> énorme, et s’appuyant sur ce patriotique appétit et sur cette servilité tout allemande, M<r>. le Ct [G: comte] de Bismark, qui n’a point de scrupules et qui est trop homme d’Etat pour épargner le sang des peuples, et pour respecter <leurs libertés> leur bourse, leur liberté et leurs droits, serait bien capable d’entreprendre, au profit de son maître, la réalisation <de Charlemagne> des rêves de Charles Quint.

Une partie de la tache immense qu’il s’est imposée est achevée. Grâce à la connivence de Napoléon III qu’il a dupé, grâce à l’alliance de l’Empereur Alexandre II qu’il dupera, il est déjà parvenu à écraser l’Autriche. Aujourd’hui il la maintient dans le respect par l’attitude menaçante de <[ill.]> son alliée fidèle, la Russie.

Quant à l’Empire <de toutes les Russies> du Tzar, depuis le partage de la Pologne et précisément par ce partage, il est inféodé au royaume de Prusse comme ce dernier est inféodé à l’Empire de <T>toutes les Russies. Ils ne peuvent se faire la guerre, à moins d’émanciper les provinces polonaises qui leur sont échues, ce qui est [intercalé: aussi] impossible pour l’un que pour l’autre, parceque la possession de ces provinces constitue pour chacun [intercalé: d’eux] la condition essentielle de sa puissance comme Etat. Ne pouvant se faire la guerre, nolens volens, ils doivent être d’intimes alliés. Il suffit que la Pologne bouge, pour# |88 que l’Empire et le royaume de Prusse soient obligés d’éprouver l’un pour l’autre un surcroît de passion. Cette solidarité forcée est le résultat fatal, souvent désavantageux et toujours pénible de l’acte de brigandage qu’ils ont commis tous les deux contre cette noble et malheureuse Pologne. Car il ne faut pas s’imaginer que les Russes, même officiels, aiment les Prussiens, ni que ces derniers adorent les Russes. Au contraire, ils se détestent cordialement, profondement. Mais comme deux brigands, enchaînés l’un à l’autre par la solidarité du crime, ils sont obligés de marcher ensemble et de s’entraider mutuellement. <[ill.]> De là l’ineffable tendresse qui unit les deux cours de St Petersbourg et de Berlin, et que le Ct [G: comte] de Bismark <[ill.]> [G: n’oublie jamais] d’entretenir par quelque cadeau, par exemple par quelques malheureux patriotes polonais livrés de temps à autre aux bourreaux de Varsovie ou de Wilno.

<Pourtant> A l’horizon de cette amitié sans nuage, il se montre pourtant déjà un point noir. C’est la question des provinces Baltiques: Ces provinces, on le sait, ne sont ni russes ni allemandes. Elles sont Lethes ou <sont> Finoises [G: Finnoises], <et lethois> la population allemande, composée de nobles et de bourgeois, n’y constituant qu’une minorité très infime. Ces provinces avaient appartenu d’abord à la Pologne, plus tard à la Suède; plus tard encore, elles furent conquises par la Russie. La plus heureuse solution pour <ces provinces> elles, au point de vue populaire, – et je n’en admets pas d’autre, – ce serait, selon moi, leur retour, ensemble avec la Finlande, non sous la domination de la Suède, mais dans une alliance fédérative, très intime, avec elle, à titre de membres de la fédération scandinave, embrassant la Suède, la Norwège, le Danemark et <toute la partie> toute la partie danoise du Schleswig, n’en déplaise à Messieurs les Allemands. Ce serait juste, ce serait naturel et ces deux raisons suffisent pour que cela déplaise aux Allemands. Cela poserait enfin une limite salutaire à leurs ambitions maritimes [G: maritimes]. Les <r>Russes veulent russifier ces provinces, les Allemands veulent les germaniser. Les uns comme les autres ont <[ill.]> tort. L’immense majorité de la population qui <déteste également><détestent> déteste également les <a>Allemands et les <r>Russes, <veulent> veut rester ce qu’elle <soit> est, c’est à dire finnoise et <lethe><Lethoises, et elle><Lethe>[G: lette,]# |89 <ne pourront> et elle ne pourra trouver le respect de <leur> son autonomie et de <leur> son droit d’être elle<s> même que dans la Confédération scandinave.

Mais comme je l’ai dit, cela <[ill.] aucunement> ne se concilie aucunement avec les convoitises patriotiques des Allemands. Depuis quelque temps on se préoccupe beaucoup de cette question en Allemagne. Elle y a été réveillée par les persécutions du Gouvernement russe contre le Clergé protestant, qui <naturellement> [G: dans ces provinces] est allemand. Ces persécutions sont odieuses, comme le sont tous les actes <de> d’un despotisme quelconque, russe ou prussien. Mais elles ne surpassent <aucunement> [G: pas] celles que le Gouvernement <prussien exerce> prussien commet chaque jour <contre les patriotes polonais> dans ses provinces prusso-polonaises, et pourtant ce même public allemand se garde bien de protester <contre ces derniers> contre le despotisme prussien. De tout cela il résulte <[ill.]>, que pour les Allemands il ne s’agit pas du tout de justice, mais <d’acquisition. Ils> d’acquisition, de conquète. Ils convoitent ces provinces, qui leur<s> seraient effectivement très utiles au point de vue de leur puissance <maritime> [G: maritime] dans la Baltique, et je ne doute pas que Bismark ne nourrisse, dans quelque compartiment très reculé de son <cerveau> cerveau, l’intention de s’en emparer, tôt ou tard, d’une manière ou d’une autre. Tel est le point noir qui existe [G: surgit] entre la Russie et la Prusse.

Tout noir qu’il est, il n’est pas capable encore [G: encore capable <toutefois>] de les séparer. Elles ont trop besoin l’une de l’autre. La Prusse qui desormais ne pourra <pas> plus avoir d’autre allié en Europe que la Russie, car tous les autres Etats, sans <en> excepter même l’Angleterre, se <trouvant> <sentant> sentant aujourd’hui menacés par son ambition, qui bientôt ne connaîtra <bientôt> plus de limites – [intercalé: se tournent ou se tourneront tôt ou tard contre elle,] la Prusse se gardera donc bien de poser maintenant une question qui necessairement devrait la brouiller avec son amie unique [G: unique amie], la Russie. Elle aura besoin de son aide, de sa neutralité au moins, aussi longtemps qu’elle n’aura pas anéanti complètement, <[ill.]> au# |90 moins pour vingt ans, la puissance de la France, détruit <l’Autriche> l’Empire d’Autriche et englobé la Suisse allemande, une partie de la Belgique, la Hollande et <le Danemark> tout le Danemark; la possession de ces deux [G: derniers] royaumes [intercalé: lui] étant <absolument nécessaire> indispensable pour la création et pour la consolidation de sa puissance maritime. Tout cela sera la conséquence nécessaire de son triomphe <en><contre la> sur la France, si seulement ce triomphe est définitif et complet. Mais tout cela, en supposant même les circonstances les plus heureuses pour la Prusse, ne pourra pas se réaliser d’un seul coup. La réalisation [G: L’exécution] de ces projets immenses occupera [G: prendra] bien des années, et pendant tout ce temps, la Prusse aura besoin plus que jamais du concours de la Russie; car il faut bien supposer que le reste de l’Europe, tout lâche et tout stupide qu’il se montre aprésent, finira bien [G: finira pourtant] par se reveiller, quand il sentira le couteau sur sa gorge, et ne se laissera pas préparer [G: accommoder] à la sauce prusso-germanique, <sans résister, sans lutter.> sans résistance et sans <luttes> combats. Seule, la Prusse, même triomphante, même après avoir écrasé la France, serait trop faible pour lutter contre tous les Etats de l’Europe <réunis> réunis. Si la Russie se tournait aussi contre elle, <objet de l’animadversion fanatique des peuples, elle succomberait nécessairement> elle serait perdue. Elle succomberait même avec la neutralité russe; il lui faudra absolument le concours russe [G: effectif de la Russie]; ce même concours qui lui rend aujourd’hui [intercalé: <[ill.]>] un service immense, en tenant en échec l’Autriche <qui, si elle n’était point ménacée par la Russie, Il est évident> car il est évident que si l’Autriche n’était point menacée <à cette heure> par la Russie, le lendemain même de l’entrée des armées allemandes sur le territoire de la France, elle aurait jeté les siennes sur la Prusse, sur l’Allemagne dégarnies de soldats, pour r<é>econquérir sa domination perdue et pour tirer une revanche éclatante de Sadowa.

M<r>. de Bismark est un homme trop prudent pour se brouiller au milieu de circonstances pareilles avec la Russie. Certes cette alliance doit lui être désagréable sous bien des rapports. <Des> Elle le dépopularise en Allemagne. M<r>. de Bismark est sans doute trop homme d’Etat pour attacher une valeur sentimentale à l’amour et à la confiance des peuples. Mais il sait que cet amour et cette# |91 confiance constituent par moments une grande force, la seule chose qui aux yeux d’un profond politique comme lui, soit vraiment respectable. Donc cette impopularité de l’alliance russe le gène. Il doit sans doute regretter que la seule alliance qui reste aujourd’hui à l’Allemagne soit précisément celle que repousse le sentiment unanime de l’Allemagne.

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Quand je parle des sentiments de l’Allemagne, j’entends naturellement ceux de sa bourgeoisie et de son prolétariat. La noblesse allemande n’a point de haine pour la Russie, car elle ne connaît de la Russie que l’Empire, dont la politique barbare et les procédés sommaires lui <plai<t>sent> plaisent, <flattent> flattent ses instincts, conviennent à sa [intercalé: propre] nature. Elle avait pour feu l’Empereur Nicolas une admiration enthousiaste, un vrai culte. Ce Gengis-Khan germanisé, ou plutôt ce prince allemand mongolisé réalisait à ses yeux le sublime idéal du souverain absolu. Elle en retrouve aujourd’hui l’image fidèle dans son roi-croquemitaine, le futur Empereur de l’Allemagne, Ce n’est donc pas la noblesse <russe> allemande qui s’opposera jamais à l’alliance russe. Elle l’appu<y>ie au contraire avec une double passion: d’abord par sympathie profonde pour les tendances <[ill.]> despotiques de la politique russe; ensuite parceque son roi veut cette alliance, et aussi longtemps que la politique royale <voudra> tendra à l’asservissement des peuples, cette volonté pour elle sera sacrée. Il n’en serait pas ainsi sans doute, si le roi devenu tout d’un coup infidèle à toutes les traditions de sa dynastie, décrétait leur émancipation. Alors, mais seulement alors elle serait capable de se révolter contre lui, ce qui d’ailleurs ne serait pas fort dangereux, car la noblesse allemande, toute nombreuse <qu’il> qu’elle est, n’a aucune puissance [intercalé: qui lui soit] propre. Elle n’a point de racines dans le pays, et n’y existe comme caste <militaire et> bureaucratique et militaire surtout, que par la grâce de l’Etat. Au reste, comme il n’est pas probable que le futur Empereur de l’Allemagne signe jamais librement et de son mouvement propre un décret d’émancipation, on peut <[ill.]> espérer que la touchante harmonie qui existe entre lui et sa fidèle noblesse se maintiendra toujours. Pourvu qu’il continue d’être un franc despote, elle restera son esclave dévouée, heureuse de se prosterner devant lui et d’exécuter tous ses ordres si tyranniques et si féroces qu’ils soient.

Il n’en est pas ainsi du prolétariat de l’Allemagne. J’entends surtout# |92 le prolétariat des villes. Celui des campagnes est trop écrasé, trop anéanti et par sa position précaire et par ses rapports de subordination habituelle vis-à-vis des paysans propriétaires et par l’instruction [intercalé: systématiquement] empoisonnée de mensonges politiques et religieux qu’il reçoit dans les écoles primaires, pour qu’il puisse seulement savoir lui-même, <[ill.]> [G: quels] sont ses sentiments et ses voeux. Ses pensées dépassent rarement l’horizon trop étroit de son existence misérable. Il est nécessairement socialiste par position et par nature, mais sans qu’il s’en doute lui-même. Seule la révolution sociale franchement universelle, <mais> et bien large, plus universelle et plus large que ne la <veulent> rèvent les démocrates-socialistes de l’Allemagne, <une révolution qui inserera sur son drapeau ces mots> pourra réveiller le diable qui dort en lui. Ce diable: l’instinct de la liberté, la passion de l’égalité, la sainte révolte, une fois reveillé en son sein, <[ill.]> ne se rendormira plus. Mais jusqu’à ce moment suprême, le prolétaire des campagnes <restera [ill.]> restera, conformement aux recommandations de M<r>. le pasteur, <le sujet fidèle de> l’humble sujet de son roi, [intercalé: et] l’instrument <craintif et passif,> machinal entre les mains de toutes les autorités publiques et privées possibles.

Quant aux paysans propriétaires, ils sont en majorité plutôt portés à soutenir la politique royale qu’à la combattre. Il y a pour cela beaucoup de raisons: d’abord l’antagonisme des campagnes et des villes qui existe en Allemagne aussi bien qu’ailleurs, et qui s’y est solidement établi depuis 1525, alors que la bourgeoisie de l’Allemagne, ayant Luther et Melanchton à sa tête, trahit <[ill.]> d’une manière si honteuse et si desastreuse pour elle-même l’unique révolution de paysans qui eut [G: ait eu] lieu en Allemagne; – ensuite l’instruction profondement rétrograde dont j’ai déjà parlé et qui domine dans toutes les écoles de l’Allemagne et de la Prusse surtout; – l’égoïsme, les instincts et les préjugés de conservation qui sont inherents à tous les propriétaires grands et petits; enfin l’isolement relatif des travailleurs des campagnes qui ralenti<ssen>t d’une manière excessive la circulation des idées, <entrave> et le développement des passions politiques. De tout cela il résulte que les paysans propriétaires de l’Allemagne s’intéressent beaucoup plus à leurs affaires communales qui les touchent de plus près, qu’à la politique générale. Et comme la nature allemande, généralement considérée, est beaucoup plus portée à l’obéissance qu’à la résistance, à la pieuse confiance qu’à la révolte, il s’en suit que le paysan allemand s’en remet volontiers, pour tous les intérêts généraux du pays, à la sagesse des hautes autorités instituées par# |93 Dieu. Il arrivera sans doute un quart d’heure [G: moment] où le paysan de l’Allemagne se réveillera aussi. Ce sera lorsque la grandeur et la gloire du nouvel Empire Prusso-germanique qu’on est en train d’élever [G: de fonder] aujourd’hui, non sans une certaine admiration et même une certaine sympathie mystique et historique de sa part, se traduira pour lui en lourds impôts, en désastres économiques. Ce sera lorsqu’il verra sa petite propriété, grévée de dettes, d’hypothèques, de taxes et de surtaxes de toutes sortes, se fondre et disparaître entre ses mains, pour aller arrondir le patrimoine toujours grossissant des grands propriétaires; <c’est> ce sera lorsqu’il reconnaîtra que, par une loi économique fatale, il est poussé dans le prolétariat à son tour [G: à son tour dans le prolétariat]. Alors il se réveillera et probablement il se révoltera aussi. Mais ce moment est encore éloigné, et s’il fallait l’attendre, l’Allemagne qui ne pèche pourtant pas par une trop grande impatience, pourrait bien perdre patience.

Le prolétariat des fabriques et des villes se trouve dans une situation toute contraire. Quoiqu’attachés comme des serfs, par la misère, aux localités dans lesquelles ils travaillent, les ouvriers, n’ayant pas de propriété, n’ont point d’intérêts locaux. Tous leurs intérets sont d’une nature générale, pas même nationale, mais internationale; [G: parce que] la question du travail et du salaire, la seule qui les intéresse directement, réellement, quotidienement, vivement, mais qui est devenue le centre <de toutes les autres> et la base de toutes les autres questions, tant sociales que politiques et religieuses, tend, aujourd’hui, à prendre, par le simple développement de la toute puissance du capital dans l’industrie et dans le commerce, un caractère absolument international. C’est là ce qui explique la merveilleuse croissance de l’Association Internationale des Travailleurs, association qui, fondée il y a six ans à peine, compte déjà, dans la seule Europe, plus d’un million de membres.

Les ouvriers allemands ne sont pas restés en arrière des autres. Dans ces dernières années surtout ils ont fait des progrès considérables, et le moment n’est pas éloigné peut-être où ils pourront se constituer en une véritable# |94 puissance. Ils y tendent d’une manière, il est vrai, qui ne me paraît pas la meilleure pour atteindre ce but. Au lieu de chercher à former une puissance franchement révolutionnaire, négative, destructive de l’Etat, la seule<,> qui, selon ma conviction profonde, puisse avoir pour résultat l’émancipation intégrale et universelle des travailleurs et du travail, ils désirent, ou plutôt ils se laissent entraîner par leurs chefs à rêver la création d’une puissance positive, l’institution d’un <Etat n> nouvel Etat ouvrier, populaire (Volksstaat), <exclusivement> nécessairement national, patriotique et pangermanique, ce qui les met en contradiction flagrante avec les principes fondamentaux de l’Association Internationale; et dans une position fort équivoque vis à vis de l’Empire Prusso-germanique nobiliaire et bourgeois que Mr de Bismark est en train de pétrir. Ils espèrent sans doute que par la voie d’une <intell> agitation légale d’abord, suivie plus tard d’un mouvement révolutionnaire plus prononcé et plus décisif, ils parviendront à s’en emparer et à le transformer en un Etat purement populaire. Cette politique que je considère comme illusoire et desastreuse, imprime tout d’abord à leur mouvement un caractère réformateur et non révolutionnaire, ce qui d’ailleurs tient peut-être aussi quelque peu à la nature particulière du peuple allemand, plus disposé aux réformes successives et lentes qu’à la révolution. Cette politique offre encore un autre grand désavantage, qui n’est au reste <que la cons> qu’une conséquence du premier: c’est de mettre le mouvement socialiste des travailleurs de l’Allemagne à la remorque du parti de la démocratie bourgeoise. On a voulu renier <cette alliance> plus tard l’existence même de cette alliance, mais elle n’a été que trop bien constatée par l’adoption partielle du programme bourgeoisement-socialiste du <Docteur> Dr Jacobi, comme base d’une entente possible entre les bourgeois démocrates et le prolétariat de l’Allemagne, <et par> ainsi que par les différents essais de transaction, tentés dans les Congrès de Nürenberg et de Stuttgar<d>t. C’est une alliance pernicieuse sous tous les rapports. Elle ne peut apporter aux ouvriers aucune utilité même partielle, parceque le parti des démocrates et des socialistes bourgeois en Allemagne est vraiment un parti trop nul, trop ridiculement impuissant pour leur apporter une force quelconque. Mais elle a beaucoup contribué à rétrécir et à fausser# |95 le programme socialiste des travailleurs de l’Allemagne. Le programme des ouvriers de l’Autriche par exemple, avant qu’ils se soient laissé enrégimenter dans le parti de la Démocratie-socialiste, a été bien autrement large, infiniment plus large et plus pratique aussi qu’il ne l’est aprésent.

Quoi qu’il en soit, c’est bien plutôt une erreur de système que d’instinct. L’instinct des ouvriers allemands est franchement révolutionnaire et le deviendra chaque jour davantage. Les intrigants soudoyés par M<r>. de Bismark auront beau faire, ils ne parviendront jamais à inféoder la masse des travailleurs allemands <dans> à son Empire Prusso-germanique. D’ailleurs le temps des coquetteries gouvernementales avec le socialisme est passé. Ayant désormais pour lui l’enthousiasme servile et stupide de toute la bourgeoisie de l’Allemagne, l’indifférence et la passive obéissance sinon les sympathies des campagnes, toute la noblesse allemande qui n’attend que son [G: qu’un] signe pour exterminer la canaille, et la puissance organisée d’une force militaire immense inspirée et conduite par cette même noblesse, Mr de Bismark voudra nécessairement écraser le prolétariat et extirper dans sa racine, par le fer et le feu, cette gangrène, cette [intercalé: maudite] question sociale dans laquelle s’est concentré tout ce qui reste d’esprit de révolte dans les hommes et dans les nations. Ce sera une guerre à mort contre le prolétariat, en Allemagne, comme partout ailleurs. Mais tout en invitant les ouvriers de tous les pays à s’y bien préparer, je déclare que je ne crains pas cette guerre. Je compte sur elle au contraire pour mettre le diable au corps des masses ouvrières. Elle <mettra fin à > interrompra brusquement [G: coupera court à] tous ces raisonnements sans dénouement et sans fin (in’s Blaue hinein) qui endorment, qui épuisent [intercalé: sans <aucun résultat> amener aucun résultat,] et elle allumera <[ill.]>[G: au sein du] prolétariat de l’Europe cette passion, sans laquelle il n’y a jamais de triomphe. Quant au triomphe final du prolétariat, qui peut en douter? La justice, la logique de l’histoire est pour lui.

L’ouvrier allemand, devenant de jour en jour plus révolutionnaire, a hésité pourtant un instant, au commencement de cette guerre. D’un coté, il voyait Napoléon III, de l’autre Bismark avec son roi-Croquemitaine; <D’un coté l’invasion, de l’autre> le premier représentant l’invasion, les# |96 deux autres la défense Nationale. N’était-il pas naturel que malgré toute son antipathie pour ces deux représentants du despotisme allemand, il ait cru un instant que son devoir d’Allemand lui commandait de se ranger sous leur drapeau? Mais cette hésitation <contre> ne fut pas de longue durée. A peine les premières nouvelles des victoires remportées par les troupes allemandes furent-elles arrivées en Allemagne, aussitôt qu’il devint évident que les Français ne pourront [G: pourraient] plus passer le Rhin, surtout après la capitulation de Sédan, et la chûte mémorable et irrévocable de Napoléon III dans la boue, alors que la guerre de l’Allemagne contre la France, <perdant> perdant son caractère de légitime défense, avait pris celui d’une guerre de conquête, d’une guerre du despotisme allemand contre la liberté de la France, les sentiments du prolétariat allemand changèrent tout d’un coup et prirent une direction ouvertement <antipathique par contre à> opposée à cette guerre [intercalé: et] profondement sympathique pour la <France> république française. Et ici je m’empresse de rendre justice aux chefs du parti de la Démocratie-socialiste, à tout son comité directeur, aux Bebel, aux Liebknecht et à tant d’autres, qui eurent <le courage malgré>, au milieu des clameurs de la gent<e> officielle et de toute la bourgeoisie de l’Allemagne, [intercalé: enragée de patriotisme, le courage] de procla<m>mer hautement les droits sacrés de la France. Ils ont rempli noblement, héroïquement leur devoir, car il leur a fallu vraiment un courage héroïque pour ôser parler un langage humain au milieu de toute cette animalité [G: bourgeoise] rugissante. <des sifflements de l’Allemagne>

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Les ouvriers de l’Allemagne sont naturellement les ennemis <les plus décidés> passionnés de l’alliance et de la politique russe. Les révolutionnaires russes ne doivent pas <même> s’étonner <trop>, ni même trop s’affliger, s’il arrive quelquefois <[ill.]> aux travailleurs allemands d’envelopper le peuple russe lui-même dans la haine <profonde [intercalé: [ill.]] que leur inspire la politique de l’Empire du Tzar russe> si profonde et si légitime que leur inspirent l’existence et tous les actes politiques de l’Empire de toutes les Russies, comme les ouvriers allemands <à leur tour> à leur tour ne devront plus <s’étonner><desormais s’étonner, ni trop s’offenser à leur tour, si le> s’étonner, ni trop s’offenser, <[ill.]> désormais,# |97 s’il arrive quelquefois au prolétariat de la France de ne point établir une distinction convenable entre l’Allemagne officielle, bureaucratique, militaire, nobiliaire, bourgeoise et l’Allemagne populaire. Pour ne pas trop s’en plaindre, pour êtres justes, les ouvriers allemands doivent juger par eux mêmes. Ne confondent-ils pas souvent, trop souvent, suivant en cela l’exemple et les recommandations de beaucoup <leur> de leurs

chefs, l’Empire russe et le peuple russe dans un même sentiment de mépris et de haine, sans se douter seulement que ce peuple est la première victime et l’ennemi irréconciliable et toujours révolté de cet Empire, comme <je l’ai> j’ai eu souvent l’occasion de le prouver dans mes discours et dans mes <écrits> brochures, et comme je l’établirai de nouveau dans le courant de cet écrit. Mais les ouvriers allemands pourront <répondre: Nous ne tenons> objecter qu’ils ne tiennent pas compte des paroles; que leur <vote> jugement est basé sur des faits, et [intercalé: que] tous les faits russes qui se sont manifestés au dehors, <sont> ont été des faits anti-humains, cruels, barbares, despotiques. A cela les révolutionnaires russes n’auront rien à répondre. Ils devront reconnaître que jusqu’à un certain point, les ouvriers allemands ont raison; chaque peuple étant <réellement> plus ou moins solidaire et responsable des actes commis par son Etat, en son nom et par son bras, jusqu’à ce qu’il a [que] [G: ait] renversé et détruit cet Etat. Mais si cela est vrai pour la Russie, cela doit être également vrai pour l’Allemagne.

Certes l’Empire Russe représente et réalise un système barbare, anti humain, odieux, détestable [G: détestable], infame. Donnez-lui tous les adjectifs que Vous voudrez, ce <[ill.]> ne sera pas moi qui m’en plaindrai. [intercalé: <Pat>] Partisan du peuple russe et <non patriote> [intercalé: non <patriote>[ill.][G: patriote] de l’Etat ou] de l’Empire [intercalé: de toutes les Russies,] je défie qui que ce soit de haïr ce dernier plus que moi. Seulement, comme il faut être juste avant tout, je prie les patriotes allemands de vouloir bien observer et reconnaître, qu’à part quelques# |98 hypocrisies de forme, leur royaume de Prusse et leur vieil Empire d’Autriche d’avant 1866, n’ont pas été beaucoup plus libéraux ni [intercalé: beaucoup] plus humains que l’Empire de toutes les Russies, et que l’Empire Prusso-Germanique ou Knouto-Germanique, que le patriotisme allemand élève aujourd’hui sur les ruines et dans le sang de la France, promet même de le surpasser en horreurs. Voyons, l’Empire Russe, tout détestable qu’il est, a-t-il jamais fait à l’Allemagne, à l’Europe la centième partie du mal que l’Allemagne fait aujourd’hui à la France et qu’elle menace de faire à l’Europe tout entière? Certes si quelqu’un a le droit de détester l’Empire de Russie et les Russes, ce sont les Polonais. Certes si les Russes se sont jamais deshonorés et [intercalé: s’il ont] commis des horreurs, en exécutant les ordres sanguinaires <du Tz> de leurs Tzars, c’est en Pologne. Eh bien, j’en appelle aux Polonais eux-mêmes: les armées, les soldats et les officiers russes, pris en masse, ont ils jamais accompli la dixième partie des actes exécrables que les armées, les soldats et les officiers de l’Allemagne, pris en masse, accomplissent <chaque jour> aujourd’hui en France? Les Polonais, ai-je dit, ont le droit de détester la Russie. Mais les Allemands, non, à moins qu’ils ne se détestent eux-mêmes en même temps. <Voyons, quel mal leur [ill.] a-t-il jamais été fait> Voyons, quel mal leur a-t-il jamais été fait par l’Empire Russe? Est-ce qu’un Empereur russe quelconque a jamais rêvé la conquète de l’Allemagne? Lui a-t-il jamais arraché une province? Des troupes russes sont-elles <jamais> venues en Allemagne pour anéantir [G: anéantir] sa république – qui n’a jamais existé, – et pour rétablir sur le trône ses despotes, – qui n’ont jamais cessé de rêgner?

<<<Une> Deux fois seulement, depuis qu’entre l’Allemagne et la Russie, existent des rapports internationaux, des Tzar russe, Pierre III fit beaucoup de mal à l’Allemagne, en sauvant le royaume grand Fredéric II et avec lui le royaume de Prusse avec lui d’une perte imminente (1). [ill.] ruine>>#

|99Deux fois seulement, depuis que des rapports internationaux existent entre la Russie et l’Allemagne, des Empereurs russes <ont fait un mal réel à l’Alle> ont fait un mal positif à cette dernière. La première fois, ce fut Pierre III qui, [intercalé: à peine monté sur le trône,] en 1761, sauva Frédéric le Grand et le royaume de Prusse avec lui d’une ruine imminente,<(1)> en ordonnant à <[ill.]> l’armée russe, qui avait combattu jusque-là [intercalé: avec les Autrichiens] contre lui, de se <de se joindre à lui pour combattre les Autrichiens. retourner conjointement avec lui> joindre à lui contre les Autrichiens. Une autre fois, ce fut l’Empereur Alexandre Ier qui en 1807 sauva la Prusse d’un complet anéantissement.

Voila, sans contredit, deux très mauvais services que la Russie a rendus à l’Allemagne, et si c’est de cela que se plaignent les Allemands, je dois reconnaître qu’ils ont mille fois raison; car en sauvant deux fois la Prusse, la Russie a incontestablement, sinon forgé toute seule, au moins contribué à forger les chaînes de l’Allemagne. Autrement, je ne saurais comprendre vraiment de quoi ces bons patriotes allemands peuvent se plaindre?

En 1813, les Russes sont venus en Allemagne comme des libérateurs et n’ont pas peu contribué, quoiqu’en disent Mrs [G: Messieurs] les Allemands, à la délivrer du joug de Napoléon. Ou bien gardent-ils rancune à ce même Empereur Alexandre, <pour avoir> parcequ’il a empêché, <le Feldmaréchal Prussien> en 1814, le feldmaréchal prussien Blücher de livrer Paris au pillage, comme il en avait exprimé le désir<,>? ce qui prouve que les Prussiens ont eu toujours [G: ont toujours eu] les mêmes instincts et qu’ils n’ont pas changé de nature. En veulent ils à l’Empereur Alexandre pour avoir presque forcé<e> Louis XVIII de donner une constitution à la France, contrairement aux voeux exprimés par le roi de Prusse et par l’Empereur d’Autriche, et d’avoir étonné l’Europe et la France, en se montrant, lui, Empereur de Russie, plus humain et plus libéral que les deux grands potentats de l’Allemagne?#

|100 Peut-être les Allemands ne peuvent-ils pardonner à la Russie l’odieux partage de la Pologne? Hélas! ils n’en ont pas le droit, car ils ont pris leur bonne part du gateau. Certes, ce partage fut-un crime. Mais parmi les brigands couronnés qui l’accomplirent, il y’en eut un russe et deux allemands: l’impératrice Marie Thérèse d’Autriche et le grand roi Frédéric II de Prusse. Je pourrais même dire <qu’il y’eu trois> que tous les trois furent allemands. Car l’impératrice Cathérine II <[ill.]> de lascive mémoire, n’était autre chose qu’une Princesse allemande<,> pur sang. Frédéric II, on le sait, avait bon appétit. N’avait-il pas <[ill.]> proposé à sa bonne commère de Russie de partager également la Suède, où régnait son neveu. L’initiative du partage de la Pologne lui appartint de plein droit. Le royaume de Prusse y a gagné d’ailleurs beaucoup plus que les deux autres <compartageants> coopartageants, car il ne s’est constitué comme [intercalé: une] véritable puissance que par la conquète de la Silésie et par ce partage de la Pologne.

Enfin, les Allemands en veulent-ils à l’Empire de Russie pour la compression violente, barbare, sanguinaire de deux révolutions polonaises, en 1830 et en 1863? Mais derechef ils n’en ont aucun droit: Car en 1830, comme en 1863, la Prusse a été le complice le plus intime du cabinet de St Petersbourg et le pourvoyeur <[ill.]> complaisant <[ill.]> et fidèle de ses bourreaux. <Ces mêmes> Le Ct [G: comte] de Bismark, le chancelier et le fondateur du futur Empire Knouto-Germanique ne s’était-il pas fait un devoir et un plaisir de livrer aux Mourawief et aux Bergh toutes les têtes polonaises qui tombaient sous sa main? <et> et ces mêmes lieutenants prussiens qui étalent <[ill.]> maintenant leur humanité et leur libéralisme pangermanique en France, n’ont-ils pas <fait> organisé, en 1863, en 1864, et en 1865, dans la Prusse polonaise et dans le Grand Duché de Posen, [intercalé: <la chasse aux insurgés polonais>] comme de véritables gendarmes, dont ils ont d’ailleurs <la nature> toute la nature et les goûts, une chasse réglée [G: en règle] contre les malheureux [intercalé: insurgés] polonais qui <fuyssent> fuyaient les Cosaques,# |101 pour les livrer enchaînés aux Cosaques [G: au gouvernement russe]? Lorsqu’en 1863, la France, l’Angleterre et l’Autriche avaient envoyé leurs protestations en faveur de la Pologne au Pce [G: prince] Gortchakoff, seule la Prusse ne voulut point protester. Il lui était impossible de protester pour cette simple raison que, depuis 1860, tous les efforts de sa diplomatie tendirent à dissuader l’Empereur Alexandre II de faire la moindre concession aux Polonais(1) [[(1) Lorsque <Lord B> l’ambassadeur de la Grande Bretagne à Berlin, lord Bloomfield, si je ne me trompe de nom, proposa à M<r>. de Bismark de signer au nom de la Prusse la fameuse protestation des Cours de l’Occident, <Mr> de Bismark s’y refusa, en disant à l’ambassadeur anglais: “Comment voulez Vous que nous protestions quand depuis trois ans nous ne faisons [intercalé: que] répéter à la Russie <qu’> une seule chose, c’est de ne faire aucune concession <aux> à la Pologne.”]]

On voit que sous tous ces rapports, les patriotes allemands n’ont pas le droit d’adresser des reproches à l’Empire Russe. S’il <a> chanté faux, et certes sa voix est odieuse, la Prusse, <[ill.]> actuellement la patrie par excellence de tous les allemands patriotes> qui constitue aujourd’hui la tête, le coeur [intercalé: et] le bras de la grande Germanie unifiée ne lui a jamais refusé son accompagnement volontaire. Reste donc un seul grief, le dernier:

“La Russie, disent les Allemands, [intercalé: <ill.> a exercé], depuis 1815 jusqu’à ce jour, <a exercé> une influence désastreuse sur la politique tant extérieure qu’intérieure de l’Allemagne. Si l’Allemagne est restée si longtemps divisée, si elle reste esclave, c’est à cette influence fatale qu’elle le doit.”

<<J’avoue que ce reproche m’a toujours paru excessivement ridicule, inspiré par la mauvaise foi et indigne d’un grand peuple; la dignité de chaque nation [intercalé: comme de chaque individu,] devant principalement consister en ceci <qu’elle ait> qu’ils aient le courage moral d’accepter toute la responsabilité <de ses actes, de ses défauts><leurs fautes et de> de leurs actes et de leurs propres défauts, et qu’elle <n’en accuse> ne la rejette pas misérablement [intercalé: sur] les autres(1). Sans [ill.] sans s’efforcer misérablement de la rejeter sur les a>>

J’avoue que ce reproche m’a toujours paru excessivement ridicule, inspiré par la mauvaise foi et indigne d’un grand peuple; la dignité de chaque# |102 nation, comme <de> [intercalé: de chaque] individu, devant consister, selon moi, principalement en ceci, que chacun accepte toute la responsabilité de ses actes, sans chercher misérablement à en rejeter la faute sur les autres. N’éprouve-t-on pas le dégoût lorsqu’on entend [G: N’est-ce pas une chose très [ill.] que les jérémiades d’] un grand garçon [G: qui voudrait] se plaindre en pleurnichant qu’un <[ill.]> autre l’ait dépravé, l’ait entraîné dans le [G: au] mal? Eh bien, ce qui n’est pas permis à un gamin, à plus forte doit-il être défendu à une nation, <[ill.]> défendu par le respect [intercalé: même] qu’elle doit avoir pour elle-même$3$#

<<L’accusation, <contre la Russie> des Allemands contre la Russie se décompose en deux accusations différentes et je dirai même presque opposées: Celle d’avoir empéché [si longtemps] l’unité# |103 de l’Allemagne, et celle d’avoir empéché sa liberté. Considérons d’abord la première.

La première question qui se présente d’abord est celle-ci: La Russie est elle jamais [intervenue] militairement en Allemagne, soit pour y changer,# |104 soit pour [lui imposer] un ordre de choses quelconque? Jamais. Donc son action sur l’Allemagne s’est bornée à une pression exclusivement diplomatique. Que cette action ait dû être mauvaise, très mauvaise, qui peut-en-douter? Un Empire despotique et barbare, fondé intérieurement sur la>>#

|105 <<La première question qui se présente d’abord est celle-ci: La Russie est-elle jamais intervenue militairement en Allemagne pour y changer ou pour y introduire un ordre de choses quelconque? Jamais. Donc toute son action sur l’Allemagne s’est bornée à une action exclusivement diplomatique. Cette# |106 compression, sur l’anéantissement matériel, intellectuel et moral de ses peuples, peut-il exercer au dehors une influence qui ne soit excessivement malfaisante? Mais cette action diplomatique, nécessairement malfaisante, de la Russie sur# |107 #

|108 <Dans le courant> A la fin de cet écrit, <et lorsque je viendrai> en jetant un coup d’oeil sur la question germano-slave, je prouverai par des faits historiques irrécusables que l’action diplomatique de la Russie sur l’Allemagne, et il n’y en a jamais eu d’autre, tant sous le rapport de son développement intérieur que sous celui de son extension extérieure, a été nulle ou presque nulle jusqu”<[ill.]> en 1866, beaucoup plus nulle dans tous les cas que ces bons patriotes allemands et que la diplomatie russe elle-même ne se le sont imaginés: Et je prouverai qu’à partir de 1866, le Cabinet de St Petersbourg, reconnaissant du concours moral, sinon de l’aide matérielle, que <la Prusse> celui de Berlin lui a apporté, pendant la guerre de Crimée, et plus <inféodé> inféodé à la politique prussienne que jamais, a puissamment contribué par son attitude menaçante contre l’Autriche et la France, à la complète <réalisation> réussite des <plans> projets gigantesques du Ct [G: comte] de Bismark et par conséquent aussi à l’édification définitive du grand Empire Prusso-Germanique, dont l’établissement prochain va enfin couronner tous les [oeuvres][G: voeux] des patriotes allemands.

Comme le Docteur Faust, ces excellents patriotes ont poursuivi deux buts, deux tendances opposées: l’une vers une puissante unité nationale, l’autre vers la liberté. Ayant voulu concilier deux choses inconciliables, ils ont longtemps paralysé l’une par l’autre, jusqu’à ce qu’enfin, avertis par l’expérience, ils ne se soient décidés à sacrifier l’une pour conquérir l’autre. Et c’est ainsi que sur les ruines, non de leur liberté – ils n’ont jamais été libres – mais de leurs rèves libéraux, ils sont en train de bâtir maintenant leur grand <empire> Empire Prusso-Germanique. Ils constitueront desormais, de leur propre aveu, librement, une puissante nation, un formidable Etat et un peuple esclave.

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Pendant cinquante [intercalé: années] de suite, depuis 1815 jusqu’en 1866, la bourgeoisie allemande avait vécu dans# |109 une singulière illusion par rapport à elle-même: elle s’était crue libérale, elle ne l’était pas du tout. Depuis l’époque où elle reçut le baptème de Melanchton et de Luther, qui l’inféodèrent religieusement au pouvoir absolu de ses princes, elle perdit définitivement tous ses derniers instincts de liberté. La <soumission> résignation et l’obéissance quand même devinrent plus que jamais son habitude et l’expression réfléchie de ses plus intimes <reflexions, et de son superstitieux> convictions, le résultat de son culte superstitieux <de> pour la toute-puissance de l’Etat. Le sentiment de la révolte, cet orgueil <satanique> satanique qui repousse la domination de quelque maître que ce soit, divin ou humain, et qui <seul> seul crée dans l’homme l’amour de l’indépendance et de la liberté, non seulement lui est inconnu, il lui répugne, la scandalise et l’effraye. La bourgeoisie allemande ne saurait vivre sans maître; elle éprouve [intercalé: trop] le besoin de respecter, d’adorer, de se soumettre à qui que ce soit [G: à un maître quelconque.]. Si ce n’est pas un roi, un Empereur, eh bien! ce sera un monarque collectif, l’Etat et tous les fonctionnaires de l’Etat, comme <à Francfort, à Hambourg> c’était [G: le cas] jusqu’ici à Francfort, à Hambourg, à Brème et Lubeck, <réputées> appelées villes républicaines et libres, et qui passeront sous la domination du nouvel Empereur d’Allemagne, sans s’apercevoir même qu’ils ont perdu leur liberté.

Ce qui mécontente le bourgeois allemand, ce n’est donc pas de devoir obéir à un maître: c’est [G: car c’est là] son habitude, <sa passion> sa seconde nature, sa religion, sa passion; <<c’est [ill.] et la petitesse relative de la [ill.] de son maître. Le>> <ce qui> mais c’est l’insignifiance, la faiblesse, l’impuissance relative de celui à qui <[ill.] Celui à qui il veut et [ill.] obéir. Le><il veut obéir, son> il doit et il veut obéir. Le bourgeois allemand possède au plus haut degré cet orgueil de tous les valets qui réfléchissent en eux mêmes l’importance, la richesse, la grandeur, la puissance de leur <maître> maître. C’est ainsi-que s’explique le culte rétrospectif de la figure historique et <my> presque mythique [G: mythique] de l’Empereur d’Allemagne, culte né, en 1815, simultanément avec le pseudo-libéralisme allemand, dont il a été toujours depuis l’accompagnement obligé et qu’il a dû nécessairement étouffer et détruire, tôt ou tard<. Prenez toutes les chansons>, comme il vient de le faire de nos jours. Prenez toutes les chansons patriotiques des Allemands, composées depuis 1815. Je ne parle pas# |110 des chansons des ouvriers socialistes qui ouvrent une ère nouvelle, <et> prophétisent un monde nouveau, celui de l’émancipation universelle. Non, prenez les chansons des patriotes bourgeois, à commencer par <l’hymne> l’hymne pangermanique d’Arendt [G: <d’Arendt> d’Arndt]. Quel est le sentiment qui y domine? Est-ce l’amour de la liberté? Non, c’est celui de la grandeur et de la puissance nationale: “Où est la patrie allemande?” demande-t-il – Réponse: “Aussi loin que la langue allemande retentit.” La liberté n’inspire que très médiocrement ces chanteurs du patriotisme allemand. On dirait qu’ils n’en font mention que par décence. Leur enthousiasme sérieux et sincère appartient à la seule unité. Et aujourd’hui même, de quels arguments se servent-ils pour prouver aux habitants de l’Alsace et de la Lorraine, qui ont été baptisés Français par la Révolution et qui dans ce moment de crise si terrible pour eux se sentent plus passionnement Français que jamais, qu’ils sont Allemands et qu’ils doivent redevenir des Allemands? <Sans> Leurs promettent-ils la liberté, l’émancipation du travail, une grande prospérité matérielle, un noble et large développement humain? Non, rien de tout cela. Ces arguments les touchent si peu eux-mêmes, qu’ils ne comprennent [intercalé: pas] qu’ils puissent toucher les autres. D’ailleurs ils n’oseraient pas pousser si loin le mensonge, dans un temps de publicité où le mensonge devient si difficile, sinon impossible. Ils savent, et tout le monde sait, qu’aucune de ces belles choses n’existe en Allemagne, et que l’Allemagne ne peut devenir <le> un grand Empire Knouto-Germanique qu’en y renonçant pour longtemps, <la réalité étant devenue trop saisissant, trop brutale> même dans ses rèves, la réalité étant devenue trop saisissante aujourd’hui, trop brutale, pour qu’il y’ait place et loisir pour des rêves.

A défaut de toutes ces grandes choses à la fois réelles et humaines, les publicistes, les savants, les patriotes et les poètes de la bourgeoisie allemande leurs parlent de quoi? De la grandeur passée de l’Empire d’Allemagne, des Hohenstaufen et de l’Empereur Barberousse. Sont-ils fous? Sont-ils idiots? Non, ils sont des bourgeois allemands, des patriotes allemands. Mais pourquoi, diable, ces bons# |111 bourgeois, ces excellents patriotes de l’Allemagne adorent-ils tant ce grand passé catholique, impérial et féodal de l’Allemagne? Retrouvent-ils, comme les villes d’Italie, dans le XIIème <siècle>, dans le XIIIeme, dans le XIVeme et dans le XVeme siècle, des souvenirs de puissance, de liberté, d’intelligence et de gloire bourgeoises? La bourgeoisie, ou si nous voulons étendre ce môt, en nous conformant à l’esprit de ces temps réculés, la nation, <et> le peuple allemand <furent-ils alo> fut-il alors moins brutalisé, moins opprimé par ses princes despotes et par sa nobless arrogante? Non, sans doute, ce fut pis qu’aujourd’hui. Mais alors que <diable> vont-ils [G: donc] chercher dans les siècles passés, ces savants bourgeois de l’Allemagne? La puissance du maître. C’est l’ambition des valets.

En présence de ce qui se passe aujourd’hui, le doute n’est plus possible. La bourgeoisie allemande n’a jamais aimé, compris, ni voulu la liberté. Elle vit dans sa servitude, tranquille et heureuse comme un rat dans un <frommage> fromage, mais elle veut que le fromage soit grand. Depuis 1815 jusqu’à nos jours, elle n’a désiré qu’une seule chose; mais cette chose elle l’a voulue avec une passion persévérante, énergique et digne d’un plus noble objet. Elle a voulu se sentir sous la main d’un maître puissant, fut-il un despote féroce et brutal, pourvu qu’il puisse lui donner, en compensation de son esclavage nécessaire, ce qu’elle appelle sa grandeur nationale, pourvu qu’il fasse trembler tous les peuples, y compris le peuple allemand, au nom de la civilisation allemande.

On m’objectera que la bourgeoisie de tous les pays montre [intercalé: aujourd’hui] les mêmes tendances; que partout elle # |112 accourt effarée [G: s’abriter] sous la protection de la dictature militaire, son dernier refuge contre les envahissements de plus en plus ménaçants du prolétariat. Partout elle renonce à sa liberté, <po> au nom du salut de sa bourse, et pour garder ses privilèges, partout elle renonce à son droit. Le libéralisme bourgeois, dans tous les pays, est devenu un mensonge, n’existant plus à peine que de nom.

Oui, c’est vrai. Mais au moins, dans le passé, le libéralisme des bourgeois italiens, suisses, hollandais, belges, anglais et français a réellement existé, tandis que celui de la bourgeoisie allemande n’a jamais existé. Vous n’en trouvez pas de traces [G: aucune trace] ni avant, ni après la Réformation.

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[G: Histoire du libéralisme allemand (en titre)]

La guerre civile, si funeste à la puissance des Etats, est, au contraire et à cause de cela même, toujours favorable au reveil de l’initiative populaire et au développement intellectuel, moral et même matériel des peuples. La raison en est très simple; elle trouble, elle ébranle dans les masses cette disposition moutonnière, si chère à tous les gouvernements, et qui convertit les peuples en autant de troupeaux qu’on paît et qu’on tond à merci. Elle rompt la monotonie abrutissante de leur existence journalière, machinale, dénuée de pensée, et, en les forçant à réfléchir sur les droits respectifs [G: prétentions respectives] des princes ou des partis qui se disputent le droit de les opprimer et de les exploiter, les amène <plus ou moins> le plus souvent à la conscience sinon réfléchie, au moins instinctive de cette profonde vérité, que les droits des uns sont aussi nuls que ceux des autres et que leurs intentions sont également mauvaises. <Mais> En outre, du moment que la pensée, ordinairement endormie, des masses, se réveille sur un point, elle s’étend nécessairement# |113 sur tous les autres. L’intelligence du peuple s’émeut, rompt son immobilité séculaire, <et> sortant des limites d’une foi machinale, brisant le joug des représentations ou des notions traditionnelles et pétrifiées qui lui avaient tenu lieu de toute pensée, elle soumet à une critique sévère, passionnée, dirigée par son bon sens et par son honnête conscience, <toutes ses idoles d’hier, qui vaut> qui valent souvent mieux que la science, toutes ses idoles d’hier. C ‘est ainsi que se réveille <et que nait> l’esprit du peuple. Avec l’esprit naît en lui, l’instinct sacré, [intercalé: l’instinct essentiellement humain] de la révolte, source de toute <liberté> émancipation, et se développent simultanément sa morale et sa prospérité matérielle, filles jumelles de la liberté. Cette liberté <nouvelle>, si bienfaisante pour le peuple, trouve un appui, une garantie et un encouragement dans la guerre civile elle-même, qui, en divisant ses oppresseurs, ses exploiteurs, ses tuteurs ou ses maîtres, diminue nécessairement la puissance malfaisante des uns et des autres. Quand les maîtres s’entredéchirent, le <pauvre> pauvre peuple, délivré, au moins en partie, de la monotonie <d’un ordre> de l’ordre public, ou plutôt de <ce désordre et de cette iniquité><[ill.]> l’anarchie et de l’iniquité pétrifées qui lui sont imposées, sous ce nom d’ordre public, par leur <p> autorité détestable <pratique> peu<vent>t respirer un peu plus à son aise. D’ailleurs les parties adverses, affaiblies par la division et la lutte, ont besoin de la sympathie des masses pour triompher l’une de l’autre. Le peuple devient une maîtresse adulée, recherchée, courtisée. On lui fait <des promesses> toutes sortes de promesses, et lorsque le peuple est assez intelligent pour ne point se contenter de promesses, on lui fait des concessions réelles, politiques et matérielles. S’il ne s’émancipe pas <[quelques mots illisibles]> alors, la faute en est à lui seul.

Le procédé que je viens de décrire est précisément celui par lequel les communes de tous les pays de l’Occident de l’Europe se sont émancipées, plus ou moins, au moyen-âge. Par la manière dont elles se sont émancipées et surtout par les conséquences politiques, intellectuelles et sociales qu’elles ont sû tirer de leur émancipation,# |114 on peut juger de leur esprit, de leurs tendances naturelles et de leurs tempéraments nationaux respectifs.

Ainsi, vers la fin du XIème siècle déjà, nous voyons l’Italie en plein développement de ses libertés municipales, de son commerce et de ses arts naissants. Les villes d’Italie savent profiter de la lutte mémorable des Empereurs et des Papes qui commence, pour conquérir leur indépendance. Dans ce même siècle, la France et l’Angleterre se trouvent déjà en pleine philosophie scolastique, et comme conséquence de ce premier réveil de la pensée dans la foi [G: foi] et de cette première révolte implicite de la raison contre la foi, <nous [ill.]> nous voyons, dans le midi de la France, la naissance de l’hérésie <[ill.]> vaudoise. En Allemagne, rien. Elle travaille, elle prie, elle chante, bâtit ses temples, sublime expression de sa foi robuste et naïve, et obéit sans murmures à ses prêtres, [G: à] ses nobles, [G: à] ses princes et [G: à] son Empereur qui <s’appui> la brutalisent et la pillent sans pitié<,> ni vergogne.

Au XIIeme siècle se forme la grande Ligue des villes <libres> indépendantes et libres de l’Italie, contre l’Empereur et contre le Pape. Avec la liberté politique commence naturellement la révolte de l’intelligence. Nous voyons le grand Arnoldo di Brescia [G: Armand de Brescia] brûlé à Rome pour hérésie en 1155. En France on brule [G: brûle] Pierre de Bruis [G: Bruys] et l’on persécute Abeilard; et ce qui plus est [G: qui est plus], l'<é> hérésie vraiment populaire et révolutionnaire des Alébigeois [G: Albigeois] se soulève contre la domination du Pape, des prêtres et des seigneurs féodaux. Persécutés, ils se répandent dans les Flandres, en Bohème, jusqu’en Bulgarie, pas seulement [G: mais pas] en Allemagne. En Angleterre, le roi Henri Ier [G: Henri 1er Beauclerc] est forcé de signer une charte, base de toutes les libertés ultérieures. Au milieu de ce mouvement, seule la fidèle Allemagne reste immobile et intacte. Pas une pensée, pas un acte qui dénote le réveil d’une volonté indépendante ou d’une aspiration quelconque dans le peuple. Seulement deux faits importants: La création de deux ordres <nouveaux> chevaleresques nouveaux, celui des# |115 croisés Teutoniques et celui des <p>Porte-glaives Livoniens, chargés tous les deux de préparer la grandeur et la puissance du futur Empire Knouto-Germanique, par la propagande armée du Catholicisme et du Germanisme dans le Nord et dans le Nord-Est de l’Europe. On connaît la méthode uniforme et constante dont <ils> firent usage ces aimables propagateurs de l’Evangile du Christ, pour convertir et pour germaniser les populations slaves barbares et payennes. C’est d’ailleurs la même méthode dont [G: que] leurs dignes successeurs <se servent> employent aujourd’hui pour moraliser, pour civiliser, pour germaniser la France; ces trois verbes différents ayant dans la bouche et dans la pensée des patriotes allemands le même sens. C’est le massacre en détail et en masse, l’incendie, le pillage, le viol, la destruction d’une partie de la population et l’asservissement du reste. Dans les pays conquis, autour des camps retranchés de ces civilisateurs forcés, [G: armés,] se formaient ensuite les villes allemandes. Au milieu d’eux venait s’établir le St [G: saint] Evêque, le bénisseur quand même de tous les attentats commis ou <[ill.]> entrepris par ces nobles brigands; avec lui venait une masse [G: troupe] de prêtres, et on baptisait de force les pauvres payens qui avaient survécu au massacre, puis on obligeait ces esclaves de bâtir des Eglises. Attirés par tant de sainteté et de gloire, <venaient> arrivaient ensuite ces bons bourgeois allemands, humbles, serviles, lâchement respectueux vis-à-vis de l’arrogance nobiliaire, à genoux devant toutes les autorités établies, politiques et religieuses, applaties [G: aplatis], en un môt, devant tout ce qui représentait une puissance [intercalé: quelconque,] mais excessivement durs et pleins de mépris [intercalé: et de haine] pour les populations indigènes <vaincues> vaincues; d’ailleurs unissant à ces qualités utiles, sinon très brillantes, une force, une intelligence et une persévérance de travail tout-à-fait respectables, et je ne sais quelle puissance végétative <d’expansion et> de croissance <qui> et d’expansion envahissante qui rendaient ces parasites laborieux très dangereux pour l’indépendance# |116 et pour l’intégrité du caractère national, même dans les pays où ils étaient venus s’établir non par le droit de conquète, mais par grâce, comme en Pologne, par exemple. C’est ainsi que la Prusse Orientale et Occidentale et une partie du Grand Duché de Posen se sont trouvées germanisées un beau jour. – Le second fait [intercalé: allemand] qui <tombe> s’accomplit dans ce siècle, c’est la renaissance du droit romain, provoquée, non sans doute par l’initiative nationale, mais par la volonté spéciale des Empereurs qui, en protégeant et en propageant l’étude des <p>Pandectes retrouvés de Justinien, préparèrent les <bases> bases de l’absolutisme moderne.

Au XIIIeme siècle, <enfin> la bourgeoisie allemande semble se reveiller enfin. La guerre des guelphes et des Gibelins, après avoir duré près d’un siecle, réussit <enfin> à interrompre ses chants et ses rêves et à la <re>tirer de sa pieuse létargie. Elle commence vraiment par un coup de maître. Suivant sans doute l’exemple que leur avaient donné les villes d’Italie, dont les rapports commerciaux s’étaient étendus sur toute l’Allemagne, plus de soixante villes allemandes forment une ligue commerciale et nécessairement politique, formidable, la fameuse Hanse.

Si la bourgeoisie allemande avait eu l’instinct de la liberté, même partielle et restreinte, la seule qui fût possible dans ces temps réculés, elle aurait pu conquérir son indépendance et établir sa puissance politique déjà au XIIIme siècle, comme l’avait fait <déjà> bien avant, la bourgeoisie d’Italie. La situation politique des villes allemandes, à cette époque, ressemblait d’ailleurs beaucoup à celle des villes italiennes, auxquelles elles étaient liées doublement et par les prétentions du St Empire et par les rapports plus réels du commerce.

Comme les cités républicaines d’Italie, les villes allemandes ne pouvaient compter que sur elles-mêmes. # |117 Elles ne pouvaient pas, comme les communes de France, s’appuyer sur la puissance croissante de la centralisation monarchique, le pouvoir des Empereurs, qui <dépendait> résidait beaucoup plus <des><de capacités> dans leurs capacités et dans <l’inf> leur influence personnelles que <des insti> dans les institutions politiques et qui par conséquent variait avec le changement des personnes, n’ayant jamais pu se consolider, ni prendre corps en Allemagne. D’ailleurs toujours occupés des affaires d’Italie et de leur lutte interminable contre les papes, ils passaient les trois quarts de leur <[ill.]> temps hors de l’Allemagne. Par cette double raison, la puissance des Empereurs, toujours précaire et toujours disputée, ne pouvait [intercalé: offrir,] comme celle des rois de France, un<e> appui<s> suffisant et sérieux à l’émancipation <des villes de l’Allemagne> des communes.

Les villes de l’Allemagne<,> ne pouvaient pas non plus, comme les communes anglaises, s’allier avec l’aristocratie terrienne contre le pouvoir <[ill.]> de l’Empereur, pour révendiquer leur part de liberté politique. Les [G: ; les] maisons souveraines et toute la noblesse féodale de l’Allemagne, contrairement à l’aristocratie anglaise, s’étant toujours distinguées par une absence complète de sens politique. C’était tout simplement un ramassis de grossiers brigands, brutals [G: brutaux], stupides, ignorants, insolents, n’ayant de goût que pour la guerre féroce et pillarde, pour la luxure et pour la ribotte [G: débauche]. Ils n’étaient bons que pour attaquer les marchands des villes sur les grandes routes, ou bien pour saccager les villes elles-mêmes quand ils se <trouvaient la> sentaient en force, mais non pour comprendre l’utilité d’une alliance avec elles.

Les villes allemandes, pour se défendre contre la brutale oppression, contre les vexations et contre le pillage régulier ou non régulier des Empereurs, des <P>princes souverains et# |118 des nobles, ne pouvaient donc réellement compter que sur leurs propres forces <respective> et que sur leur alliance entre elles. Mais pour que cette alliance, cette même Hanse qui ne fut jamais rien qu’une alliance <commerciale> presqu’exclusivement commerciale, pût leur accorder une protection suffisante, il aurait <fallus> fallu qu’elle prît un caractère et une importance décidément politique; qu’elle intervînt comme partie reconnue et respectée dans la Constitution même et dans toutes les affaires tant intérieures qu’extérieures de l’Empire.

Les circonstances d’ailleurs étaient extrèmement favorables. La puissance de toutes les autorités de l’Empire avait été considérablement affaiblie par la lutte des Gibe<l>lins et des Guelfes; et puisque les villes allemandes s’étaient senties assez fortes pour former <entre elles> une ligue de défense mutuelle contre tous les pillards couronnés ou non couronnés, <rien ne les empèchait> qui les menaçaient de toutes parts, rien ne les empêchait de donner à cette Ligue un caractère politique beaucoup plus positif, celui d’une formidable puissance collective réclamant et imposant le respect. Elles pouvaient faire davantage: <P>profitant de l’union <fictive et mystique que le St Empire avait> plus ou moins fictive que le mystique St Empire [G: Saint-Empire] avait établie entre l’Italie et l’Allemagne, <elles> les villes allemandes auraient pu s’allier ou se fédérer avec les villes italiennes, comme elles s’étaient alliées avec des filles [G: villes] flamandes et plus tard même avec quelques villes polonaises; elles auraient dû naturellement le faire non sur une base exclusivement allemande, mais largement internationale; et qui sait si une telle alliance, en ajoutant à la force native et un peu lourde et brute des Allemands, l’esprit, la capacité politique et l’amour de la liberté des Italiens, n’eût# |119 pas donné au développement politique et social de l’Occident une <tendance> direction toute différente et bien autrement avantageuse pour la civilisation du monde entier. Le seul grand désavantage qui, probablement, aurait résulté d’une telle alliance, ce serait la formation d’un nouveau monde politique, puissant et libre, en dehors des masses agricoles et par conséquent contre elles; les paysans de l’Italie et de l’Allemagne auraient été livrés encore plus à la merci des seigneurs féodaux, résultat qui, d’ailleurs, n’a point été évité, puisque l’organisation municipale des villes a eu pour conséquence de séparer profondément les paysans des bourgeois et de leurs ouvriers, en Italie aussi bien qu’en Allemagne.

Mais ne rêvons pas pour ces bons bourgeois allemands! Ils rêvent assez eux-mêmes; il est malheureux seulement que leurs rêves n’ont [G: n’aient] jamais eu la liberté pour objet. Ils n’ont jamais eu, ni alors ni depuis, les dispositions intellectuelles et morales nécessaires pour concevoir, pour aimer, pour vouloir et pour créer la liberté. L’esprit d’indépendance leur [intercalé: a] toujours été inconnu. La révolte leur répugne, autant qu’elle les effra<y>ie. Elle est incompatible avec leur caractère résigné et soumis, avec leurs habitudes patiemment et paisiblement laborieuses, avec leur culte à la fois raisonné et mystique de l’autorité. On dirait que tous les bourgeois allemands naissent avec la bosse de la piété, avec la bosse de l’ordre public et de l’obéissance quand même. Avec de telles dispositions, on ne s’émancipe jamais, et même au milieu des conditions les plus favorables, on reste esclave.

C’est ce qui arriva à la Ligue des villes [G: h]anséatiques.# |120 Elle ne sortit jamais des bornes de la modération et de la sagesse, ne demandant que trois choses: Qu’on la laissât paisiblement s’enrichir par son industrie et par son commerce; qu’on respectât son organisation et sa juridiction intérieure; et qu’on ne lui demandât pas des sacrifices d’argent trop énormes, en retour de la protection ou de la tolérance qu’on lui accordait. Quant aux affaires générales de l’Empire, tant intérieures qu’extérieures, la bourgeoisie allemande en laissa volontiers le soin exclusif aux “grands Messieurs” (den grossen Herren), trop modeste elle-même pour s’en méler.

Une si grande modération politique a dû être nécessairement accompagnée [intercalé: ou plutôt même <sont> est un symptôme certain] d’une grande lenteur dans le développement intellectuel et social d’une nation. Et en effet, nous voyons que pendant tout le XIIIeme siècle, <mal> l’esprit allemand, malgré <tout> le grand mouvement commercial et industriel, malgré toute la prospérité matérielle des villes allemandes, ne produit absolument rien. Dans ce même siècle, <on [ill.]> on enseignait déjà, dans les écoles de l’Université de Paris, malgré le Roi et le Pape, une doctrine dont la hardiesse aurait épouvanté nos métaphysiciens et nos théologiens, affirmant, par exemple, que le monde, étant éternel, n’avait pas pu être créé, niant l’immatérialité des âmes et le libre arbitre. En Angleterre, nous trouvons le grand moine Roger Bacon, le divinateur de la science moderne et le vrai [G: véritable] inventeur de la boussole et de la poudre, malgré [G: quoi]que les Allemands veuillent s’arroger [G: s’attribuer] cette dernière <convention> invention, sans doute pour démentir le [G: faire mentir le] proverbe. En Italie naissait Dante. En Allemagne, nuit [G: nuit] intellectuelle complète.

Au XIVe siècle, l’Italie possède déjà une magnifique littérature nationale: Dante, Petrarca [G: Petrarque], Bocaccio [G: Boccace]; et dans l’ordre politique<: [ill.]>, Rienzi, et Michel# |121 Lando, l’ouvrier cardeur, Gonfalonier à Florence. En France, les Communes, représentées aux Etats Généraux, déterminent définitivement leur caractère politique, en appuyant la royauté contre l’aristocratie et le Pape. <<En Angleterre, Jean Wicleff, le vrai initiateur de la Réformation religieuse commence à prècher>> C’est aussi le siècle de la Jaquerie, cette première <révolution> insurrection des campagnes de France, insurrection pour la quelle les socialistes sincères n’auront pas, sans doute, le dédain ni surtout la haine des bourgeois. En Angleterre, Jean Wicleff, le vrai [G: véritable] initiateur de la Réformation religieuse, commence à prècher. En Bohème, pays slave, faisant malheureusement partie de l’Empire [G: germanique], nous trouvons dans les masses populaires, parmi les paysans, la secte si intéressante et <sy> si sympathique des Fratricelli qui osèrent prendre, contre le despote céleste, le parti de Satan, ce chef spirituel de tous les révolutionnaires passés, présents et avenirs [G: à venir], le vrai [G: véritable] auteur de l’émancipation humaine selon le témoignage de la Bible, le négateur de l’Empire céleste comme nous le sommes de tous les Empires terrestres, le créateur de la liberté; celui même que Proudhon, dans son livre sur la Justice, saluait avec une éloquence pleine d’amour. Les Fratricelli préparèrent le terrain pour la révolution de Huss et de Ziska. <La liberté suisse nait enfin dans ce siècle.> – La liberté suisse naît enfin dans ce siècle.

<La [ill.]> La révolte des cantons allemands de la Suisse contre le despotisme de la maison de Habsbourg est un fait <tellement> si contraire à l’esprit national de l’Allemagne, qu’il eut pour conséquence nécessaire, immédiate, la formation d’une nouvelle nation suisse baptisée au nom de la révolte et de la liberté, et comme telle séparée desormais par une barrière infranchissable de l’Empire Germanique.#

|122 Les patriotes allemands aiment à répéter avec la célèbre Chanson pangermanique d’Arndt “que leur patrie s’étend <partout ou [ill.]> aussi loin que résonne leur langue, chantant des louanges au bon Dieu”

“So weit die deutsche Z⇓nge klingt,

Und Gott im Himmel Lieder singt!

S’ils voulaient se conformer plutôt au sens réel de leur histoire qu’aux inspirations de leur phantaisie omnivore [G: fantaisie omnivore], ils auraient dû dire, que leur patrie s’étend aussi loin que l’esclavage des peuples et qu’elle <cesse> cesse là où commence la liberté.

Non seulement la Suisse, mais les villes de la Flandre, liées pourtant avec les villes de l’Allemagne par des intérêts matériels, par ceux d’un commerce croissant et prospère, et malgré qu’elles fissent partie de la Ligue [G: h]anséatique, <tendant> tendirent à partir même de ce siècle, à s’en séparer toujours davantage, sous l’influence de cette même liberté.

[Au verso de cette page, Bakounine a écrit: “12 pages, 110-121. Lettre demain”.]

En Allemagne, pendant tout ce siècle, <malgré même> au milieu d’une prospérité matérielle croissante, aucun mouvement intellectuel ni social. En politique deux faits seulement: le premier, c’est la déclaration des Princes de l’Empire qui, entraînés par l’exemple des rois de France, procla<m>ment que l’Empire doit être indépendant du Pape et que la dignité impériale ne relève que de Dieu seul. Le second fait, c’est l’institution de la fameuse Bulle d’or qui organise définitivement l’Empire et décide qu’il y’aura désormais sept Princes électeurs, en l’honneur des sept cierges [G: chandeliers] de l’apocalypse.

Nous voilà enfin arrivés au XVme siècle. C’est le siècle de la Renaissance. L’Italie est en pleine floraison. Armée [G: Armée] de la philosophie retrouvée de la Grèce antique, elle brise la lourde prison dans laquelle, pendant 10 [G: dix] siècles, le Catholicisme# |123 avait tenu renfermé <l’Italie> l’esprit humain. La foi tombe, la pensée libre renaît. C’est l’aurore resplendissante et joyeuse de l’émancipation humaine. Le sol libre de l’Italie se couvre de libres et hardis penseurs. L’Eglise elle-même y devient payenne. Les Papes et les Cardinaux, dédaigneux pour Aristote et Platon, embrassent la philosophie matérialiste d’Epicure, et oublieux du Jupiter Chrétien, ne jurent plus que par Bacchus et Vénus; ce qui ne les empèche pas de persécuter par moments les libres penseurs dont la propagande entraînante ménace d’anéantir la foi des masses populaires, cette source de leur puissance et de leurs revenus. L’ardent et le génial [G: illustre] propagateur de la foi nouvelle, de la foi humaine, Pic de [G: la] Mirandole, mort si jeune, attire surtout contre lui les foudres du Vatican.

En France et en Angleterre, temps d’arrêt. Dans la première moitié de ce siècle, c’est une guerre odieuse, stupide, fomentée par l’ambition des rois anglais et soutenue bètement par la nation anglaise, une guerre qui fit réculer d’un siècle l’Angleterre et la France. Comme les Prussiens, aujourd’hui, les Anglais du XVeme siècle avaient voulu détruire, soumettre la France. Ils s’étaient même emparés de Paris, ce que les Allemands, malgré toute leur bonne volonté, n’ont pas encore réussi à faire jusqu’ici, et avaient brûlé Jeanne d’Arc à Rouen, comme les Allemands pendent aujourd’hui les Francs-tireurs. Ils

furent enfin chassés de Paris et de France, comme, espérons-le toujours, les Allemands finiront bien par l’être aussi.

Dans la seconde moitié du XVeme siècle en France, nous voyons la naissance du vrai despotisme royal, <[ill.] de> renforcé par cette guerre. C’est l’époque de Louis XI, un rude compère, valant à lui seul Guillaume Ier avec ses Bismark et Moltke, le fondateur de la centralisation bureaucratique et militaire de# |124 <la créa> la France, le créateur de l’Etat. Il daigne bien encore quelquefois s’appuyer sur les sympathies intéressées de sa <bourgeoisie> fidèle bourgeoisie, qui voit avec plaisir son bon roi abbattre [G: abattre] les têtes, [intercalé: si arrogantes et si fières,] de ses seigneurs féodaux; mais on sent déjà à la manière dont il se comporte avec elle, que si elle ne voulait pas l’appuyer, il saurait bien l’y forcer. Toute indépendance, nobiliaire ou bourgeoise, spirituelle ou temporelle, lui est également odieuse. Il abolit la chevalerie et institue les ordres militaires; voilà pour la noblesse. Il impose ses bonnes villes selon sa convenance et dicte sa volonté aux Etats-Généraux; voila pour la liberté bourgeoise. Il défend enfin la lecture des ouvrages [intercalé: des] nominaux et ordonne celle des ouvrages <des> des réaux: [G: (1) [note des Archives Bakounine, t.VII: La note suivante, qui se trouve dans l’édition de 1871, a été ajoutée par Guillaume sur le manuscrit de Bakounine: Note

(1) Les nominaux, matérialistes autant que pouvaient l’être des philosophes scolastiques, n’admettaient pas la réalité des idées abstraites; les réaux, au contraire, <[ill.]> penseurs orthodoxes, soutenaient l’existence réelle de ces idées. <[quelques mots illisibles]>] Voilà pour la libre pensée. Eh bien, malgré <un> une si dure compression, la France donne naissance à Rabelais à la <naissance> fin du <[ill.]> XVme siècle: un génie profondément populaire, gaulois, et tout débordant de cet esprit de révolte humaine qui caractérise le siècle de la Renaissance.

<<En punition de la guerre odieuse qu’elle avait faite à la France, l’Angleterre eut la guerre civile pendant presque toute la <moitié> seconde moitié du XVme siècle. Non cette guerre civile populaire qui, prenant sa source dans la lutte de deux principes opposés, est toujours si favorable au développement de l’intelligence et de la <lutte> liberté d’une nation, mais la guerre de deux dynasties rivales, dont chacune voulait gouverner despotiquement l’Angleterre; l’une, au nom de la féodalité>>

En Angleterre, malgré l’affaissement de l’esprit nécessaire [G: populaire,] conséquence naturelle de la guerre odieuse qu’elle avait faite à la France, nous voyons, pendant tout le XVeme siècle, les disciples de Wicleff<,> propager la doctrine de leur maître, malgré les cruelles persécutions dont ils sont les victimes, et préparer ainsi le terrain à la révolution religieuse qui éclata un siècle plus tard. En même temps, par la voie# |125 d’une propagande individuelle, sourde, invisible et insaisissable, mais néanmoins très vivace, <l’esprit> en Angleterre aussi bien qu’en France, l’esprit libre de la Renaissance tend à créer une philosophie nouvelle. Les villes flamandes, amoureuses de leur liberté et fortes de leur prospérité matérielle, entrent en plein dans le développement artistique et intellectuel moderne, se séparant par là même toujours davantage de l’Allemagne.

Quant à l’Allemagne, <elle dort> nous la voyons dormir de son plus beau sommeil pendant toute la première moitié de ce siècle. Et pourtant, il se passa, <si non au sein de l’Allemagne, au moins> au sein de l’Empire, [intercalé: et dans le voisinage le plus immédiat de l’Allemagne,] un fait immense qui eût suffi pour s<é>ecouer la torpeur de toute autre nation. Je veux parler de la révolte religieuse de Jean Huss, le grand réformateur slave.

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C’est avec un sentiment de profonde sympathie et de fierté fraternelle que je pense à ce grand mouvement national d’un peuple slave. <Ce fut plus qu’un mouvement religieux ni surtout un mouvement religieux><[ill.] pas seulement [ill.]>Ce fut plus qu’un mouvement religieux, ce fut une protestation victorieuse contre le despotisme allemand, contre la civilisation aristocratico-bourgeoise des Allemands; ce fut la révolte de l’antique commune slave contre l’Etat allemand. Deux grandes révoltes slaves avaient eu déjà lieu dans le XIème siècle: l’une contre <[ill.]> la pieuse oppression<s> de ces braves Chevaliers Teutoniques, ancêtres des lieutenants-hoberaux <de la Prusse> actuels de la Prusse. Les insurgés slaves avaient brulé toutes les Eglises et exterminé tous les prêtres. Ils detestaient le Christianisme, et avec beaucoup de raison, parceque le Christianisme, c’était le Germanisme, dans# |126 [en marge: <Maslaw priait Kazimir, [quelques mots illisibles]>] sa forme la moins avenante: c’était <[ill.] le chev> l’aimable Chevalier, le vertueux prêtre et l’honnête bourgeois, tous les trois Allemands pur sang, et représentant comme tels l’idée de l’autorité quand même, et la réalité d’une oppression brutale, insolente et cruelle. La seconde insurrection eut lieu, une trentaine d’années plus tard, en Pologne. Ce fut la première et l’unique insurrection des paysans proprement Polonais. Elle fut étouffée par le roi Kazimir [G: Casimir]. Voici comment cet événement est jugé par le grand historien polonais Lelevel [G: Lelewel] dont le patriotisme et même une certaine prédilection pour la classe qu’il appelle “la démocratie nobiliaire” ne peuvent être mis en doute par personne:

“Le parti de Maslaw (le chef des paysans insurgés de la Mazowie) était populaire et allié du paganisme; le parti de Kazimir [G: Casimir] était aristocrate et partisan du Christianisme” <(c’est-à-dire du Germanisme)>(c’est-à-dire du germanisme) – Et plus loin il ajoute: “Il faut absolument considérer cet événement desastreux comme une victoire remportée sur les classes inférieures, dont le sort ne pouvait qu’empirer à sa suite. L’ordre fut rétabli, mais la marche de l’état social tourna dèslors graduellement au désavantage des classes inférieures.” (Histoire de la Pologne, par Joachim Lelewel T. II p. 19.)

La Bohème s’était laissé germaniser encore plus que la Pologne. <Aussi bien que> Comme cette dernière, <elle n’avait> jamais elle n’avait été conquise par les Allemands, mais elle s’était laissée profondement dépraver par eux. Membre du St Empire, depuis sa formation comme Etat, elle n’a jamais pu s’en détacher pour son malheur, et elle en avait adopté toutes les institutions cléricales, féodales et bourgeoises. Les villes et la noblesse <Tcheques> de la Bohème s’étaient germanisées en partie; <<la dernière surtout, étant de création toute allemande noblesse et bourgeoisie [intercalé: Tcheques] étant de création toute allemande; l’organisation naturelle des communes slaves n’admettant ni [ill.]>> noblesse, bourgeoisie et clergé étaient allemands, non de naissance, mais <d’éducation> de baptême, <et> ainsi que par leur éducation [intercalé: et par leur] position politiques et# |127 <[ill.]> sociales, l’organisation primitive des communes slaves n’admettant ni prètres ni classes. Seuls, les paysans de la Bohème s’étaient <conservés> conservés purs de cette lepre allemande, et ils en étaient naturellement les victimes. Cela explique leurs sympathies instinctives pour toutes les grandes hérésies populaires. Ainsi nous avons vu l’hérésie des Vaudois se répandre en Bohème déjà au XIIème siècle et les Fratricelli au XIVème, et vers la fin de ce siècle ce fut le tour de <la propagande des disciples> l’hérésie de Wicleff, dont les ouvrages furent traduits en langue Bohème. Toutes ces hérésies avaient également frappé aux portes de l’Allemagne; elles ont dû même la traverser pour arriver en Bohème. Mais au sein du peuple allemand elles ne trouvèrent pas le moindre écho.. Portant en elles le germe de la révolte, elles dûrent glisser, sans pouvoir l’entamer, sur sa fidélité inébranlable, ne parvenant pas même à troubler son sommeil profond. Par contre, elles <trouvèrent> durent trouver un terrain propice <et [ill.]> en Bohème, dont le peuple asservi, mais non germanisé, maudissait de plein de [G: du plein de] son coeur et cette servitude et toute la civilisation aristocratico-bourgeoise des <Allemands> Allemands. Cela explique pourquoi, <le peupl> dans la voie de la protestation religieuse, [intercalé: le peuple Tcheche [G: tchèque]] a <pu> dû devancer d’un siècle le peuple allemand.

L’une des premières manifestations de ce mouvement religieux en Bohème fut l’expulsion en masse de tous les professeurs allemands de l’université de Prague, crime horrible que les Allemands ne purent jamais pardonner au peuple Tchech [G: tchèque]. Et pourtant, si l’on y regarde [G: de] plus près, on devra convenir<,> que ce peuple <<<prit> avait pris une mesure juste, [intercalé: <avait été parfaitement dans son droit de>] nécessaire, salutaire en chassant ces corrupteurs patentés et serviles de la jeunesse>> eut mille fois raison de chasser ces corrupteurs patentés et serviles# |128 de la jeunesse slave. A l’exception d’une très courte [G: période], de trente-cinq apeuprès, entre 1813 et 1848, pendant lesquels le dévergondage du libéralisme, voire même du démocratisme français, s’était glissé par contrebande et s’était maintenu dans les universités allemandes, représenté par une vingtaine, une trentaine de savants illustres et animés d’un libéralisme sincère, voyez ce qu’ont été les professeurs allemands jusqu’à cette époque et ce qu’ils sont redevenus, <depuis sous> sous l’influence de la réaction de 1849: les <professeurs de> adulateurs <et de toutes les puissances [ill.]> de toutes les autorités, les professeurs de la servilité. Issus de la bourgeoisie allemande, ils en expriment consciencieusement les tendances et l’esprit. Leur science est la manifestation <de la cons> fidèle de la conscience de l’esclave. C’est la consécration <[ill.]> idéale d’un esclavage historique.

Les professeurs allemands du XVeme siècle, à Prague, étaient au moins aussi serviles, aussi valets que le sont les professeurs de l’Allemagne <moderne> actuelle. Ceux-ci sont dévoués corps et âme à Guillaume Ier le féroce, le maître prochain de l’Empire Knouto-Germanique. Ceux-là étaient servilement dévoués tout d’avance à tous les Empereurs qu’il plairait aux sept Princes electeurs apocalyptiques <de l’Empire de donner à l’Allemagne><de donner au St Empire> de l’Allemagne de donner au St Empire Germanique. Peu leur importait qui était le maître, pourvu qu’il y’eut un maitre<,>. Une société sans maître étant une monstruosité qui devait nécessairement révolter leur imagination bourgeoise-allemande. C’eut été le renversement de la civilisation germanique.

D’ailleurs quelles sciences enseignaient-ils ces professeurs allemands du XVeme siècle? La théologie Catholique Romaine et le code Justinien, deux instruments du despotisme. Ajoutez-y la Philosophie scolastique, et cela à une époque où, après avoir <rendu> sans doute rendu, dans les siècles passés, de grands services à l’émancipation de l’esprit, elle s’était <arrêtée> arrêtée, <immobil> et comme immobilisée dans sa lourdeur monstrueuse et pédante, battue en breche par la pensée moderne <qui avait [ill.]> qu’animait le pressentiment, sinon# |129 <allait retenir les [ruines sages]><acquérir> encore la possession, de la science vivante. Ajoutez-y encore un peu de médecine barbare, <aplique> enseignée, comme <tout> le reste, <d’ailleurs,> dans un latin très barbare; et Vous aurez tout le bagage scientifique de ces professeurs. Cela valait-il la peine de les retenir? Mais il y’avait <un grand besoin> une grande urgence de les éloigner, car, outre qu’ils dépravaient la jeunesse par leur enseignement et par leur exemple servile, ils étaient les agents tres actifs, très zélés de cette fatale maison de Habsbourg qui convoitait déjà la Bohème comme sa proie.

Jean Huss et Jérome de Prague, son ami et son disciple, contribuèrent beaucoup à son [G: leur] expulsion. Aussi, lorsque l’Empereur Sigismond, violant le sauf-conduit qu’il leur avait accordé, les fit juger d’abord, <puis bruler> par le Concile de Constance, <là> [intercalé: puis bruler tous les deux, l’un en 1415 et l’autre en 1416, là, <en>] en pleine Allemagne, <dans> en présence d’un immense concours d’Allemands accourus de loin pour assister au spectacle, aucune voix allemande ne s’éleva pour protester contre cette atrocité déloyale et infâme. Il fallut que cent ans se passassent encore, pour que Luther réhabilitât en Allemagne la mémoire de ces deux <grands> grands réformateurs et martyrs slaves.

Mais si le peuple allemand, probablement <toujours> encore endormi et rèvant, laissa sans protestation <[ill.]> cet odieux attentat, le peuple Tchech [G: tchèque] protesta par une révolution formidable. Le grand, le terrible Ziska, ce héros, ce vengeur populaire, dont la mémoire vit encore, comme une promesse d’avenir, au sein des Campagnes de la Bohème, se leva et, à la tête de ses Taborites, parcourant la Bohème tout entière, il brûla les eglises, massacra les prètres et balaya toute la vermine impériale ou allemande, ce qui alors signifiait la même chose, parceque tous les Allemands en# |130 Bohème étaient des partisans de l’Empereur. Après Ziska, ce fut le grand Procope qui porta la terreur dans le coeur des Allemands. Les bourgeois de Prague eux-mêmes, d’ailleurs infiniment plus modérés que les Hussites des Campagnes, firent sauter par les fenètres, sélon <l’usage> l’antique usage de ce pays, les partisans de l’Empereur Sigismond, <lors> (en 1419), lorsque <l’> cet infame parjure, <l’> cet assassin de Jean Huss et de Jérome de Prague, <[ill.]> eut l’audace <insol> insolente et cynique de se présenter comme compétiteur de la couronne vacante [G: vacante] de Bohème. Un bon exemple à suivre<,>! c’est ainsi que devront être traités, en vue de l’émancipation universelle, toutes les personnes qui voudront s’imposer comme autorités officielles, aux masses populaires, sous quelque masque, sous quelque prétexte et sous quelque dénomination que ce soit.

Pendant dix sept ans de suite, ces Taborites terribles, vivant en communauté fraternelle entre eux, battirent toutes les troupes de la Saxe, de la Franconie, de la Bavière, du Rhin et de l’Autriche que l’Empereur et le Pape envoyèrent en croisade contre eux; ils nettoyèrent la Moravie et la Silésie et portèrent la terreur de leurs armes dans le coeur même de l’Autriche. Ils furent enfin battus par l’Empereur Sigismond. Pourquoi? Parcequ’ils furent affaiblis par les intrigues et par la <p>trahison d’un parti Tchech [G: tchèque] aussi, mais <composé en partie de la> formé par la coalition de la noblesse indigène et de la bourgeoisie de Prague, <et> [intercalé: allemandes d’éducation, de position, d’idées et de moeurs, sinon de coeur, et s’appelant, par opposition aux Taborites communistes et révolutionnaires, le parti des Calixtins; demandant des réformes sages, possibles; représentant en un mot, <à cette époque,> à cette époque, en Bohème, cette [intercalé: même] politique de la modération hypocrite et de l’impuissance habile, que Mrs Palacki, Rieger, Bra⇓ner et Comp. [G: Cie] y représentent si bien <aujourd’hui.> aujourd’hui.

A partir de cette époque, la révolution populaire, <religieuse> commença à décliner rapidement, cédant la place d’abord#

|131 <<Ils crurent à tout, [intercalé: ce qu’on leur dit] ou plutôt ils firent semblant de croire, [que] Mrs Palacki et Rieger sont des hommes trop intelligents et trop instruits, [intercalé: <[quelques mots illisibles]>] pour ne point <connaitre l’état [ill.]> operer celui réel de ces populations plongées dans un état d’oppression et de misère dont on se ferait difficilement une idée en Europe>>#

|132 d’abord à l’influence diplomatique et un siècle plus tard à la domination de la dynastie autrichienne. Les politiques, les modérés, les habiles, profitant du triomphe de l’abhorré Sigismond, s’emparèrent du gouvernement, comme ils le feront probablement en France, après la fin de cette guerre et pour le malheur de la France. Ils servirent, les uns sciemment et avec beaucoup d’utilité pour l’ampleur de leurs <bourse> poches, les autres bètement, sans s’en douter eux-mêmes, d’instruments à la politique autrichienne, comme les Thiers, les Jules Favre, les Jules Simon, les Picard, et bien d’autres <aux><aux> serviront d’instruments à Bismark. L’Autriche les magnétisait et les inspirait. <Ils> Vingt cinq ans après la défaite des Hussites par Sigismond, ces patriotes habiles et prudents portèrent un dernier coup à l’indépendance de la Bohème, en faisant détruire par les mains de leur roi Podiebrad <le camp des Tabor retranché des> la ville de Tabor, ou plutôt le camp retranché des Taborites. C’est ainsi que les <[ill.]> républicains bourgeois de la France sévissent déjà et feront sévir encore bien davantage leur président ou leur roi contre le prolétariat socialiste, ce dernier camp retranché de l’avenir [intercalé: et] de <[ill.] même> la dignité nationale de la France.

<[ill.]> En 1526 la couronne de Bohème échut enfin à la dynastie autrichienne, qui ne s’en désempara plus jamais. En 1620, après une agonie qui dura un peu moins de cent ans, la Bohème, <privée de tous les droits politiques> mise à feu et à sang, dévastée, saccagée, massacrée et à demi dépeuplée, perdant d’un seul coup ce qui lui restait encore d’indépendance, <et> d’existence nationale et de droits politiques, se trouva <[ill.]> enchaînée sous le triple joug de l’administration <autrichienne><allemande> impériale, de la civilisation allemande et des Jésuites autrichiens. Espérons, pour l’honneur et pour le salut de l’humanité, qu’il n’en sera pas ainsi de la France.

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|133 Au commencement de la seconde moitié du XVème siècle, la nation allemande donna enfin une preuve d’intelligence et de vie, et cette preuve, il faut le dire, fut splendide: elle inventa l’imprimerie, et par cette voie, créée par elle-même, elle se mit en rapport avec le mouvement intellectuel de toute l’Europe. Le vent d’Italie, le shirocco de la libre-pensée souffla sur elle, et, sous ce souffle ardent, se fondit son indifférence barbare, son immobilité glaciale. L’Allemagne devint humaniste et humaine.

<Outre la voie> Outre la voie de la presse, il y’en eut une autre encore, moins générale et plus vivante. Des voyageurs allemands, <retournant> revenant d’Italie vers la fin de ce siècle, en rapportèrent des idées nouvelles, l’Evangile de l’émancipation humaine, et le propagèrent avec une religieuse passion. Et cette fois, la sémence précieuse ne fut point perdue. <La terre allemande> Elle trouva en Allemagne un terrain tout préparé pour la recevoir. Cette grande nation, reveillée à la pensée, à la vie, à l’action, allait prendre à son tour la direction du mouvement de l’esprit. Mais hélas! elle se montra incapable de la garder plus de vingt [G: -cinq] <ans> ans en ses mains.

Il faut bien distinguer entre le mouvement de la Renaissance et celui de la Réforme religieuse. En Allemagne, [G: le premier] ne précéda que de peu d’années le second. Il y’eut une courte [G: courte] période, entre <15> 1517 et 1525, où ces deux mouvements parurent se confondre, quoique animés d’un esprit tout à fait opposé<,>: l’un, représenté par des hommes comme Erasme, comme Reuchlin, comme le généreux, l’héroïque et le génial poète et penseur, Ulrich von Hutten, [G: poète et penseur de génie] le disciple de Pic de Mirandole et l’ami de Franz de Sickingen, d’Oecolampande [G: d’Oecolampade] et de Zwingle, celui qui# |134 <représenta> forma en quelque sorte <un vivant> le trait d’union entre l’ébranlement <philosophique> purement philosophique de la <la> Renaissance, la transformation purement religieuse de la foi <dan> par la Réforme protestante, et le soulèvement révolutionnaire des masses, provoqué par les premières manifestations de cette dernière. L’autre, <fanatiquement> représenté principalement par Luther et Melanchton, les deux pères du <mouvem> nouveau développement religieux et théologique <de l’> en Allemagne. L’un [G: Le premier de ces mouvements] profondément humanitaire, tendant, par les travaux philosophiques et littéraires d’Erasme, de Reuchlin et d’autres, à l’émancipation complète de l’esprit et à la destruction des sottes croyances du Christianisme, <et ten> et tendant en même temps par l’action plus pratique et plus héroïque d’Ulrich de Hutten, d’Oecolampade et de Zwingle, à l’émancipation des masses populaires du joug nobiliaire et princier; tandis que l’autre [G: le mouvement de la Réforme], fanatiquement religieux, théologique et, comme tel, plein de respect divin et de mépris humain, superstitieux au point de voir le diable et de lui jeter des encriers à la face [G: tête], comme cela est arrivé, dit-on, à Luther, dans le chateau de la Wartbourg, où l’on montre encore, sur le mur, une tache d’encre, devait nécessairement devenir l’ennemi irréconciliable et de la liberté de l’esprit et de la liberté des peuples.

Il y’eut toutefois, <un moment> comme je l’ai dit, <ces> un moment où ces deux mouvements si contraires d<û>urent réellement se confondre, le premier étant révolutionnaire par principe, le second forcé de l’être par position. D’ailleurs, dans Luther lui-même, il y’avait une contradiction évidente. Comme théologien il était et devait être réactionnaire; mais comme <[ill.]> nature, comme tempérament, comme instinct, il était passionnement révolutionnaire. Il avait la nature de l’homme du peuple, et cette nature puissante n’était point faite pour subir# |135 patiemment le joug de qui que ce soit. Il ne voulait plier que devant Dieu, dans lequel il avait une foi aveugle et dont il croyait sentir la présence et la grâce en son coeur; et c’est au nom de Dieu que le doux Melanchton, le savant théologien et rien qu’un théologien, son ami, son disciple, en réalité son maître et le museleur de cette nature léonine, <parvi> parvint à l’enchaîner définitivement à la réaction.

Les premiers rugissements de ce rude et grand Allemand furent tout-à-fait révolutionnaires. On ne peut s’imaginer, en effet, rien de plus révolutionnaire que ses manifestes contre Rome; que les invectives et [G: les] menaces qu’il lança à la face des Princes de l’Allemagne; que sa polémique passionnée contre <[ill.]> l’hypocrite et luxurieux destopte [G: despote] et réformateur de l’Angleterre, Henry VIII. A partir de 1517, jusqu’en 1525, on n’entendit plus en Allemagne que les éclats de to⎦erre de cette voix qui semblait appeler le peuple d’Allemagne [G: allemand] à une rénovation générale, à la révolution.

Son appel fut entendu. Les paysans de l’Allemagne se levèrent avec ce cri formidable, le cri socialiste: “Guerre aux chateaux, paix aux chaumières!” qui se traduit aujourd’hui par ce cri plus formidable encore: “<Guerre aux> A bas tous les exploiteurs et tous les tuteurs de l’humanité; liberté, <et> et prospérité au travail, <et fraternité du monde humain> égalité de tous et fraternité du monde humain, constitué librement sur <les ruine> les ruines de tous les Etats!”

Ce fut le moment critique pour la Réforme religieuse et pour toute la destinée politique de l’Allemagne: Si Luther avait voulu se mettre à la tête de ce grand mouvement populaire, socialiste, des <q> populations rurales# |136 insurgées contre leurs seigneurs féodaux, si la bourgeoisie des villes l’avait appuyé, c’en était fait de l’Empire, du despotisme princier et de l’insolence nobiliaire en Allemagne. Mais pour l’appuyer, il eût fallu que Luther ne fût pas un théologien, plus soucieux de la gloire divine que de la dignité humaine, et indigné de ce que des hommes opprimés, des serfs qui ne devaient penser qu’au salut de leurs âmes, eussent ôsé r<é>evendiquer leur portion de bonheur humain sur cette terre; il eût fallu aussi que les bourgeois des villes d’Allemagne ne fussent pas des bourgeois allemands.

Ecrasée par l’indifférence <politi> et en très grande partie aussi par l’hostilité <évidente> notoire des villes, et par les malédictions théologiques de Mélanchton et de Luther, beaucoup plus encore que par la force armée des seigneurs et des <P>princes, cette formidable révolte des paysans de l’Allemagne fut vaincue. Dix ans plus tard fut également étouffée une autre insurrection, la dernière qui ait été provoquée en Allemagne par la Réforme relieuse. Je veux parler de la tentative d’une Organisation Mystico-Communiste par les anabaptistes de Munster; <en Westphalie> capitale de la Westphalie. Münster fut pris et Jean de Leyde, leur [G: le] prophète [G: anabaptiste], fut supplicié aux acclamations [G: applaudissements] de Mélanchton et de Luther.

D’ailleurs, déjà cinq ans auparavant, en 1530, les deux théologiens de l’Allemagne avaient posé les <scelé> scellés sur tout mouvement ultérieur, même religieux, dans leur pays, en présentant à l’Empereur et aux <P>princes de l’Allemagne leur Confession d’Ausbourg, qui, pétrifiant d’un seul coup le libre essor des âmes, reniant même cette liberté des consciences individuelles au nom de la quelle la Réformation s’était faite, leur imposant comme une loi<e> absolue et divine un dogmatisme# |137 nouveau, sous la garde de Princes protestants reconnus comme les protecteurs naturels et les chefs du culte religieux, constitua une nouvelle Eglise officielle qui, plus absolue même que l’Eglise Catholique Romaine, aussi servile, vis à vis du pouvoir temporel, que l’Eglise de Byzance, constitua desormais, entre les mains de ces Princes protestants, un instrument

de despotisme terrible, et condamna l’Allemagne tout entière, protestante et par contre coup catholique aussi, à trois siècles au moins du plus abrutissant esclavage, un esclavage, hélas! qui ne paraît pas même aujourd’hui disposé, ce me semble, à faire place à la liberté.$4$

Il a été très heureux pour la Suisse que le Concile de Strassbourg, dirigé, dans cette même année, par Zwingle et Bucer, ait repoussé cette constitution <<de l’esclavage [formulée] par Melanchton sous la pression évidente, [intercalé: [ill.] respect [ill.]] que tout bourgeois, tout professeur et d’autant plus tout théologien de l’Allemagne>> de l’esclavage; une constitution soit disant [G: soi-disant] religieuse et qui l’était en effet, puisqu’au nom de Dieu même, elle consacrait le pouvoir absolu des Princes. Sortie presque exclusivement de la tête théologique et savante du professeur Melanchton, sous la pression évidente du respect profond, illimité, inebranlable, servile, que tout bourgeois et professeur allemand<s> bien né<s> éprouve<nt> pour la personne de [ill.] maîtres [G: ses maîtres], elles fut aveuglement acceptée par le peuple allemand, parceque ses princes <l’ont [voulu]> l’avaient acceptée: symptôme nouveau de l’esclavage historique, non seulement extérieur, mais intérieur, qui pèse sur ce peuple.

<[ill.]>#

|138 <<Sophismes Historiques

de l’Ecole doctrinaire des Communistes

allemands

═════════════

Il existe en Allemagne une Ecole de socialistes ou plutôt de Communistes doctrinaires,>>

Cette tendance, d’ailleurs si naturelle, des <P>princes protestants de l’Allemagne à partager entre eux les débris du pouvoir spirituel du Pape, ou de se constituer chefs de <[ill.]> l’Eglise dans les limites de leurs Etats respectifs, nous la retrouvons également dans d’autres pays monarchiques protestants, <[ill.]> en Angleterre par exemple et en Suède, mais ni dans l’une, ni dans l’autre, elle ne parvint à triompher [intercalé: du fier] <du> sentiment d’indépendance qui s’était réveillé dans <les peuples.><le> les peuples. En Suède, <dans le> en Danemark et en# |139 # |140 # |141 Norwège <surtout>, le peuple, et la classe des paysans surtout, sut maintenir sa liberté et ses droits <contre tous> tant contre les envahissements <tant> de la noblesse que [intercalé: contre ceux] de la monarchie. En Angleterre, la lutte de l’Eglise anglicane, officielle, avec <l’Eglis><l’Eglise> les Eglises libres des presbytériens, <[ill.]> d’Ecosse et des indépendants d’Angleterre, aboutit à une grande et mémorable révolution, de laquelle dâte la grandeur nationale de la Grande Bretagne. Mais en Allemagne le despotisme si naturel des Princes ne rencontra pas les mêmes obstacles. Tout <l’histoire passée> le passé du peuple allemand, si plein de rèves, mais si pauvre de pensées <indépendantes> libres et d’action <populaire> ou d’initiative populaire, l’ayant fondu pour ainsi dire dans le moule de la pieuse soumission et de l’obéissance respectueuse, résignée et passive, il ne trouva pas en lui-même, dans ce moment critique de son histoire, l’énergie et l’indépendance, ni la passion nécessaire pour maintenir sa liberté contre <le despotisme des Princes.> l’autorité traditionnelle et brutale de ses innombrables souverains nobiliaires et princiers. <Il avait pris, il est [ill.]> Dans le premier moment d’enthousiasme, il avait <pris un élan magnifique;> pris, sans <[ill.]> doute, un élan magnifique. Un moment, l’Allemagne sembla trop étroite pour contenir les débordements de sa passion révolutionnaire. Mais <ce ne> ce ne fut qu’un moment, qu’un élan, et comme l’effet passager et factice d’une inflaation cérébrale. La respiration [G: Le souffle] lui manqua bientôt; et lourd, sans haleine et sans force, il s’affaissa <bientôt> sur lui même; <et se laissent> alors, <et> bridé de nouveau <[ill.]> par Melanchton et par Luther, il <fut reconduit> se laissa tranquillement reconduire au bercail, sous le joug historique et salutaire de ses princes.

Il avait fait un rève de liberté et il se reveilla plus esclave que jamais. Dèslors, l’Allemagne devint le vrai centre de la réaction en Europe. Non contente de prècher l’esclavage par son exemple et d’envoyer ses Princes,# |142 ses princesses et ses diplomates pour l’introduire et pour le propager dans tous les pays de l’Europe, elle en fit l’objet de ses plus profondes spéculations scientifiques. Dans tous les autres pays, l’administration, prise dans sa plus large acception, comme l’organisation de l’exploitation bureaucratique et fiscale exercée par l’Etat sur les masses populaires, est considérée comme un <arte> art: l’art de brider les peuples, de les maintenir sous une sévère discipline et de les tondre [G: tondre] beaucoup sans les faire trop crier. En Allemagne, <et> cet art est scientifiquement <enseigné> enseigné dans toutes les universités. Cette science pourrait être appelée la théologie moderne, la théologie du culte <moderne> de l’Etat. Dans cette religion de l’absolutisme terrestre, le souverain prend la place du bon Dieu, les bureaucrates sont les prètres, et <les peuples> le peuple, naturellement, la victime <éternellement> toujours sacrifiée sur l’autel de l’Etat.

<Si j> S’il est vrai, comme j’en ai la ferme <conviction, que par la puissance de la révolte,><[quelques mots illisibles]><seulement> [intercalé: conviction, que seulement par l’instinct de la liberté, par la haine des oppresseurs, et par la puissance de se révolter contre tout ce qui porte le caractère de l’exploitation et de la domination dans le monde,] contre toute sorte d’exploitation et de despotisme, se manifeste la dignité humaine des nations et des peuples, il faut convenir que, depuis qu’il existe une nation germanique jusqu’en 1848, les paysans <seuls> de l’Allemagne seuls ont prouvé [G: par leur révolte du XVIe siècle,] que cette nation n’est pas absolument <[ill.]> étrangère à cette dignité. Si on voulait la juger au contraire <par> d’après <les> les faits et [intercalé: <les>] gestes de sa bourgeoisie, on devrait la considérer comme prédestinée à réaliser l’idéal de l’esclavage <et de se [ill.] volontaire> volontaire.

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$1$ |143Voici en quels termes Mr Louis Blanc décrit le lendemain de la victoire remportée en Juin par les gardes nationales# |144 bourgeoises sur les ouvriers de Paris: – “Rien ne saurait rendre la situation et l’aspect de Paris pendant les heures qui précédèrent et suivirent immédiatement la fin de ce drame inoui. A peine l’état de siège avait-il été déclaré, que des commissaires de police étaient allés dans toutes les directions ordonner aux passants de rentrer chez eux. Et malheur à qui reparaitrait, jusqu’à décision nouvelle, sur le seuil de sa porte! Le décret Vous avait-il surpris vétu d’un habit bourgeois, loin de Votre demeure, Vous étiez reconduit de poste en poste, et sommé de Vous y renfermer. Des femmes ayant été arrêtées portant des messages cachés dans leurs cheveux, et des cartouches ayant été saisies dans la doublure de quelques <fiacres> fiacres, tout devint matière à soupçon. Les cercueils pouvaient contenir de la poudre; on se défia des enterrements, et les cadavres sur la route de l’éternel repos furent notés comme suspects. La boisson fournie aux soldats (de la garde nationale, [intercalé: bien entendu)] pouvait être empoisonnée: on arrêta par précaution de pauvres vendeurs de limonade, et des vivandières de quinze ans firent peur. Défense aux citoyens de se montrer aux croisées, et même de laisser les persiennes ouvertes: car l’espionnage et le meurtre étaient là aux aguets sans doute! Une lampe agitée derrière une vitre, les reflets de la lune sur l’ardoise d’un toit, suffirent pour répandre l’épouvante. Déplorer l’égarement des insurgés; pleurer, parmi tant de vaincus, ceux qu’on avait aimés, nul ne l’eut ôsé impunément. On fusilla une jeune fille parce qu’elle avait fait de la charpie dans une ambulance d’insurgés, pour son amant, peut-être, pour son mari, pour son père!

“La physionomie de Paris fut, durant quelques jours, celle d’une ville prise d’assaut. Le nombre des <édifices> maisons en ruines et des édifices auxquels le canon avait fait breche, témoignait assez de la puissance de ce grand effort d’un peuple aux abois. Des lignes de bourgeois en uniformes coupaient les rues; des patrouilles effarées battaient le pavé… Parlerai-je de la repression?

” ” Ouvriers! Et Vous tous qui tenez encore les armes levées contre la République, une dernière fois, au nom de tout ce qu’il y’a de respectable, de saint, de sacré pour les hommes, déposez Vos armes! L’Assemblée Nationale, la nation tout entière, Vous le demandent. On Vous dit que de cruelles vengeances Vous attendent: ce sont Vos ennemis, les nôtres, qui parlent ainsi! On Vous dit que Vous serez sacrifiés de sang froid! Venez à nous, venez comme des frères repentants et soumis à la loi, et les bras de la République sont prêts à Vous recevoir.” #

|145″Telle était la proclammation que, le 26 Juin, le Général Cavaignac avait adressée aux insurgés. Dans une seconde proclammation adressée, le 26, à la garde nationale et à l’armée, il disait: `Dans Paris, je vois des vainqueurs et des vaincus. Que mon nom soit maudit, si je consentais à y voir des victimes!”

“Jamais assurément plus belles paroles n’avaient été prononcées, en un pareil moment surtout! Mais comment cette promesse fut-elle remplie, juste ciel!…

“…Les représailles eurent, en maint endroit, un caractère sauvage; <c’est que des prisonniers entassés dans le jardin des Tuilleries, au fond du souterrain> c’est que des prisonniers entassés dans le jardin des Tuilleries, au fond du souterrain du bord de l’eau, furent tués au hasard par des balles qu’on leur envoyait à travers les lucarnes; c’est que des prisonniers furent fusillés à la hate dans la plaine de Grenelle, au cimetière Mont-Parnasse, dans les carrières de Montmartre, dans la Cour de l’hôtel de Cluny, au cloitre St Benoit… c’est qu’enfin une humiliante terreur plana, la lutte finie, sur Paris <dévasté…> dévasté…

…”Un trait achevera le tableau.

“Le 3 Juillet, un assez grand nombre de prisonniers furent retirés des caves de l’Ecole militaire, pour être conduits à la préfecture de police, et, de là, dans les forts. On les lia quatre à quatre par les mains et avec des cordes très serrées. Puis, comme ces malheureux avaient de la peine à marcher, épuisés qu’ils étaient par la faim, on apporta devant eux des <écuelles> écuelles remplies de soupe. Ayant les mains garrottées, ils furent obligés de se coucher sur le ventre et de se traîner jusqu’aux écuelles comme des animaux, aux éclats de rire des officiers de <l’escorte> l’escorte, qui appelaient cela le socialisme en pratique! Je tiens le fait d’un de ceux à qui fut infligé ce supplice”.

(Histoire de la Révolution de 1848 par Louis Blanc

Tome second

Voila [intercalé: donc] l’humanité bourgeoise, et nous avons vu comment, plus tard, la justice des Républicains bourgeois s’est manifestée par la transportation, sans jugement, par simple mésure de sureté générale, de 4,348 citoyens sur 15,000 citoyens arrêtés.#

$2$|146Aucun ne personnifie mieux l’immoralité politique et sociale de la bourgeoisie actuelle que M<r>. Emile de Girardin. Charlatan intellectuel sous les apparences d’un penseur sérieux, apparences qui ont trompé beaucoup de gens, jusqu’à Proudhon lui-même qui <avait poussé> eut la naïveté <jusqu’à> de croire que M<r>. de Girardin pouvait <servir><prendre><accepter et servir de bonne foi pour tout de bon au principe> s’attacher de bonne foi et pour tout de bon à un principe quelconque, le ci-devant rédacteur de la Presse <“Presse”> et de <“>la Liberté<“> est <plus qu’un soph> pire qu’un sophiste, c’est un sophistiqueur, un fraudulateur de tous les principes. Il suffit qu’il touche à l’idée la plus simple, la plus vraie, la plus utile, pour qu’elle soit immédiatement faussée et empoisonnée. D’ailleurs il n’a jamais rien <[ill.]> inventé, son <[ill.]> affaire ayant toujours consisté à <juste> falsifier les inventions <des autres> d’autrui. On le considère dans un certain monde, comme le plus habile créateur et rédacteur de journaux. <Certes> Certes sa nature d’exploiteur et de falsificateur des idées d’autrui, et son charlatanisme effronté, ont dû le rendre très propre à ce métier. <<Le seul bût qu’il ait sérieusement poursuivi, le seul qu’il ait atteint, c’était de devenir riche;>> Toute sa nature, tout son être se résument en ces deux mots: réclame et chantage. Au journalisme il doit toute sa fortune; et l’on ne devient pas riche par la <P>presse, quand on reste honnêtement attaché à la même conviction<, ou un seul> et au même drapeau. Aussi nul n’a poussé aussi loin# |147 [suite de la note] l’art de changer habilement et à temps les convictions et ses drapeaux. Il a été tour à tour Orléaniste, républicain et <B>bonapartiste, [intercalé: et il serait devenu légitimiste ou communiste au besoin.] On le dirait doué de l’instinct des rats, car il a su toujours quitter le vaisseau de l’Etat à la veille du naufrage. C’est ainsi qu’il avait tourné le dos au gouvernement de Louis Philippe quelques mois avant la révolution de Fevrier, non pour les <mêmes> raisons qui poussèrent la France à renverser le trône de Juillet, mais [intercalé: pour] des raisons propres à lui et dont les deux principales furent sans doute son ambition vaniteuse et son amour du lucre déçus. Le lendemain de Février il se pose en républicain très ardent, plus républicain que les républicains de la veille; il propose <des> ses idées <<empoisonnées, fraudulées comme toujours, du [ill.] et sa personne; ses idées empoisonnées, fraudulées – une idée et sa personne; une idée par jour, naturellement dérobée à quelqu’un, mais falsifiée et empoisonnée par Mr de Girardin lui-même, au point de donner la mort subite à quiconque l’accepterait [intercalé: aurait eu le malheur de [ill.] une apparence de vérité avec un ineppuisable fond de mensonge, et sa personne, portant naturellement ce mensonge et avec lui, le discrédit et le malheur dans toutes les causes qu’elle embrasse.>> et sa personne; <ses idées> une idée par jour, naturellement dérobée à quelqu’un, mais préparée, transformée par M<r>. Emile de Girardin lui-même, de manière à empoisonner quiconque l’accepterait de ses mains: une apparence de vérité, avec un inép<p>uisable fond de mensonge; et sa personne, portant naturellement ce mensonge et avec lui, le discrédit et le malheur sur toutes les causes qu’elle embrasse. Idées et personne furent repoussées par le mépris populaire. Alors M<r>. de Girardin devint l’ennemi <[ill.]> implacable de la République. Nul ne conspira aussi méchamment contre elle, nul ne contribua autant, au moins d’intention, à sa chûte. <Dès lors il devient un des> Il ne tarda pas à devenir l’un des agents les plus actifs et les plus intrigants de Bonaparte. Ce Journaliste et cet homme d’Etat étaient faits pour s’entendre. Napoléon III <re># |148 [suite de la note] réalisait en effet tous les rêves de M<r>. Emile de Girardin. C’était l’homme fort, se jouant comme lui de tous les principes et <à présent, détestant comme lui> doué d’un coeur assez large pour s’élever audessus de tous les vains scrupules de conscience, [intercalé: audessus] de tous les étroits et ridicules préjugés d’honnêteté, de délicatesse, d’honneur, de moralité publique et privée, <[ill.] même> audessus de tous les sentiments d’humanité; [intercalé: scrupules, préjugés et sentiments,] qui ne peuvent qu’entraver <[ill.]> l’action politique; [intercalé: c’était] l’homme de l’époque, en un môt, évidemment appelé à gouverner le monde. Pendant les premiers jours qui suivirent le Coup d’Etat, il y’eut quelquechose comme une brouille legère entre l’auguste souverain et l’auguste journaliste. Mais ce ne fut [intercalé: <que>] autre chose qu’une brouille d’amants, <causée> causée par la jalousie, <et> par l’envie. M<r>. Emile de Girardin ne se crut point suffisamment récompensé. Il <aimait><aimait> aime sans doute beaucoup l’argent, mais il lui <fallait><fallait> faut aussi des honneurs, une participation au pouvoir. <[ill.].> Voila ce que Napoléon III, malgré toute sa bonne volonté, ne <pouvait> put jamais <[ill.]> lui accorder. Il y<‘>eut toujours près de lui quelque Morny, [intercalé: quelque Fleury,] quelque Billault, quelque Rouher qui l’en empêchèrent. De sorte que ce ne fut [intercalé: seulement] que vers la fin de son règne qu’il put conférer à M<r>. Emile de Girardin la dignité de sénateur de l’Empire. Si Emile Ollivier, l’ami <et en><de coeur> de coeur, [intercalé: l’enfant adoptif et en] quelque sorte <aussi> la créature de M<r>. Emile de Girardin, n’était pas tombé si tôt, nous aurions vu sans doute le grand journaliste ministre. M<r>. Emile de Girardin fut un des principaux <créateurs> auteurs du ministère Ollivier. Dès lors son influence politique s’accrut. Il fut l’inspirateur et le conseiller <éloquent> persévérant des deux [intercalé: derniers] actes <poliques><politiques qui perdirent la France:> politiques de l’Empereur qui ont perdu la France: le <plebiscite et la> plebiscite et la guerre. <Sa passion pour Napoléon III était si grande qu’elle étant même en lui son instinct et sa <prudence> prudence desormais.> Adorateur <des ormais> desormais agréé de NapoIéon III, ami <et [ill.] de Prim> du Général Prim en Espagne, <et> père spirituel d’Emile Ollivier, [intercalé: et sénateur de l’Empire,] M<r>. Emile de Girardin se sentit trop grand [intercalé: homme] à la fin pour <continuer> continuer son <métier> métier de journaliste. Il abandonna la rédaction de “la Liberté”# |149 [suite de la note] à son neveu et <son> disciple, le propagateur fidèle de ses idées, Mr Detroyat et <qui> comme une jeune fille qui se prépare pour sa première communion, il se renferma [intercalé: lui-même] dans un méditatif recueillement afin de recevoir avec toute la dignité convenable ce pouvoir si longtemps convoité et qui allait enfin tomber en ses mains. Quelle desillusion amère. Abandonné cette fois par son instinct ordinaire, M<r>. Emile de Girardin n’avait point senti <cette foi> que l’Empire croulait, et que c’étaient précisément ses inspirations et ses conseils qui le poussaient dans <l’aby> l’ab<y>îme. Il n’était plus temps <de> pour faire volte-face. Entraîné dans la chute, M<r>. de Girardin tomba de toute la hauteur de ses rèves ambitieux, au moment même où <ces rèves> ils semblaient devoir s’accomplir…<… pour lui>. Il tomba applati et cette fois définitivement annulé. Depuis <[ill.]> le 4 Septembre il se donne toutes les peines du monde, mettant en oeuvre des vieux artifices, pour attirer <l’attention du public> sur lui <[ill.]> l’attention du public. Il ne se passe pas une semaine que son <neveu> neveu, le nouveau Rédacteur de la <“Liberté> “Liberté” ne le proclamme le premier homme d’Etat de la France et de l’Europe. Tout cela est en pure perte. Personne ne lit la <“>Liberté,<“> et la France a bien autre chose à faire que de s’occuper des grandeurs de Mr Emile de Girardin. Il est bien mort, cette fois et Dieu <donne> veuille que le charlatanisme moderne <[ill.]> de la presse, qu’il a tant contribué à créer, soit également mort avec lui.#

$3$ |150J’avoue que j’ai été profondément [intercalé: étonné,] en retrouvant ce même grief dans une lettre adressée, l’an passé, par Mr Charles Marx, le célèbre chef des communistes allemands, aux rédacteurs d’une petite feuille russe qui se publiait en langue russe à Genève. Il prétend que si l’Allemagne n’est pas encore démocratiquement organisée, la faute en est seulement à la Russie<,>. Il méconnait singulièrement l’histoire de son propre pays, en avançant une chose <qui d’ailleurs> dont l’impossibilité, en laissant même de côté les faits <[ill.]> historiques, se laisse facilement démontrer par l’expérience de tous les temps et de tous les pays<,>. A-t-on jamais vu une nation inférieure en civilisation imposer ou inoculer ses propres principes à un pays beaucoup plus civilisé, à moins que [intercalé: ce] ne soit par la voie de la conquète? Mais l’Allemagne, que je sache, n’a jamais été conquise par la Russie. Il est donc parfaitement impossible qu’elle ait pu adopter un principe russe quelconque; mais il est plus que probable, il est certain, que, vu son voisinage immédiat et à cause de la prépondérance incontestable de son développement politique, administratif, <[ill.]> juridique, industriel, commercial, scientifique et social, elle a fait passer beaucoup de ses propres idées en Russie, ce dont les Allemands conviennent généralement eux-mêmes, <[ill.]> lorsqu’ils disent, non sans orgueil, que la Russie doit à l’Allemagne le <[ill.]> de civilisation qu’elle possède. Fort heureusement pour nous, pour l’avenir de la Russie, cette civilisation n’a pas pénétré, audelà de la Russie officielle, dans le peuple. Mais en effet, c’est aux Allemands que nous devons notre éducation politique, administrative, policière, militaire et bureaucratique, et tout l’achèvement de notre édifice impérial, voire même notre <auguste dynastie si auguste> auguste dynastie.#

|151Que le voisinage d’un grand Emir<e> Mongolo-Byzantin-Germanique ait été plus <favorabl> agréable aux despotes de l’Allemagne qu’à ses peuples; plus favorable au développement de sa servitude <indigène> indigène, tout-à-fait nationale, germanique, qu’à celui des idées libérales et démocratiques importées de France, qui peut en douter? <L’> L’Allemagne se serait développée beaucoup plus vite dans le sens de la liberté et de l’égalité, si au lieu de l’Empire russe elle avait eu pour voisins les Etats-Unis de l’Amérique du Nord, par exemple. Elle avait eu d’ailleurs un voisin qui la séparait de l’Empire Moscovite. C’était la Pologne, non démocratique il est vrai, nobiliaire, fondée sur le servage des paysans comme l’Allemagne féodale, <et> mais beaucoup moins aristocratique, plus libérale, plus ouverte à toutes les influences humaines que cette dernière. Eh bien! l’Allemagne, impatiente de ce voisinage turbulent, si contraire à ses habitudes d’ordre <et> de <servile soumission><pieuse servilité> servilité pieuse et de loyale soumission, en dévora <la un si> une bonne moitié, laissant l’autre moitié au Tzarat Moscovite, <[ill.] l’> à cet Empire de Toutes les Russies dont elle est devenue par là même, la voisine immédiate. Et maintenant, elle se plaint de <cet im> ce voisinage! C’est ridicule.

La Russie également aurait gagné beaucoup, si, au lieu de l’Allemagne, elle avait pour voisine, à l’Occident, la France; et au lieu de la Chine à l’Orient, l’Amérique du Nord. Mais les Socialistes Révolutionnaires, o<ù>u, comme on commence à les appeler en Allemagne, les anarchistes russes sont trop jaloux de la dignité de leur peuple pour rejeter toute la faute de <leurs> son esclavage sur les Allemands <et> ou sur les Chinois. Et pourtant avec bien plus de raison, ils auraient eu le droit historique de la rejeter [intercalé: aussi bien] sur les uns que sur les autres. Car enfin, il est certain que les hordes Mongoles qui ont conquis <et asservi> la Russie sont venues des frontières de la Chine. II est certain que, pendant plus de deux siècles ils l’ont tenue asservie sous leur joug. Deux siècles de joug tartare, quelle éducation! Fort heureusement, cette éducation ne pénétra [intercalé: jamais] dans le peuple russe proprement dit, dans la masse des <paysans> paysans, qui continuèrent de vivre sous leur loi <[ill.]> coutumière counale, ignorant et détestant tout autre politique et jurisprudence, comme ils le font encore aprésent. Mais elle déprava complètement la noblesse et en grande partie aussi le clergé# |152 russes, et ces deux classes privilégiées, également brutales, également serviles, peuvent être considérées comme les vraies fondatrices de l’Empire Moscovite. Il est certain que cet Empire fut principalement fondé sur l’asservissement du peuple, et que le peuple russe qui n’a point reçue en partage cette vertu de résignation dont [devra] être doué à un si haut degré le peuple allemand, n’a jamais cessé <[ill.]> de <l’ennemi passioné, fanatique de> détester cet Empire, ni de se révolter contre lui. Il a été et il reste encore aujourd’hui le seul vrai socialiste-révolutionnaire <russe> en Russie. Ses révoltes ou plutôt ses révolutions<,> (en 1612, en 1667, en 1771) ont souvent menacé l’existence même de l’Empire Moscovite, et j’ai la ferme conviction, que, sans trop tarder, une nouvelle révolution socialiste populaire, cette fois triomphante, le renversera tout-à-fait. Il est certain que si les Tzars de Moscou, devenus plus tard les Empereurs de St Petersbourg, ont triomphé <jus> jusqu’ici de cette opiniatre et violente résistance populaire, ce n’est que grâce à la science politique, administrative, bureaucratique et militaire que nous ont les Allemands qui, en nous dôtant de tant de belles choses n’ont pas oublié d’apporter, n’ont pas pu ne pas apporter avec eux <<leur culte et leur idée, sinon [quelques mots illisibles] de leur servilité [ill.] desinteressé>> leur culte <du souverain> non plus oriental, mais protestant-germanique du souverain, représentant personnel de la raison d’Etat, la philosophie de la servilité <militai> nobiliaire, bourgeoise, <nobiliaire,> militaire et bureaucratique érigée en système; ce qui fut un grand malheur, selon moi<,>. Car l’esclavage oriental, barbare, rapace, pillard de notre noblesse et de notre clergé était le produit très brutal mais tout-à-fait naturel, de circonstances historiques malheureuses [intercalé: d’une profonde ignorance,] et d’une situation économique et politique <de ces classes> encore plus malheureuse <encore>. <C’était un fait naturel, non> Cet esclavage était un fait naturel, non un système, et comme tel il pouvait et il devait modifier sous l’influence bienfaisante des idées libérales, démocratiques, socialistes et humanitaires de l’Occident. Il s’est modifié en effet, de sorte que pour ne faire <mention> mention que des faits les plus caractéristiques, nous avons vu de 1818 à 1825 plusieurs centaines de nobles, la fleur de notre noblesse, appartenant à la classe la plus élevée et la plus riche en Russie, former une conspiration très# |153 sérieuse et très ménaçante contre le despotisme impérial, <pour> avec le but de fonder sur ses ruines une Constitution monarchique <[ill.]> libérale, selon le désir des uns, ou une république fédérative<, selon celui du> et démocratique, selon celui du grand nombre, <comme> ayant pour <base> base, l’une et l’autre, l’émancipation complète des paysans avec la propriété de la terre. Depuis il n’y a pas eu une seule conspiration en Russie <[ill.] des enfants de la noblesse> à laquelle des jeunes nobles, souvent fort riches, n’a<y>ient participé. D’un autre côté, <c’est une chose connue> tout le monde sait que ce sont précisément les fils de nos prêtres, les étudiants de nos <académies> académies et de nos séminaires, qui constituent la phalange sacrée du parti socialiste-révolutionnaire en Russie. Que Mrs [G: Messieurs] les patriotes allemands, en <présence> présence de ces faits incontestables et que toute leur mauvaise foi proverbiale ne parviendra [intercalé: pas] à détruire, veuillent bien me <citer seulement seulement les noms de des nobles> dire s’il y’a jamais eu en Allemagne <des nobles seulement ou des> [intercalé: <[ill.]>] beaucoup de nobles ou <tant> d’étudiants en théologie qui aient <jamais> conspiré contre l’Etat pour l’émancipation du peuple? – <D’où vient cette pauvreté de sentiment libéraux> [intercalé: Et pourtant ce ne sont pas les nobles ni les théologiens <qui lui manquent. D’où vient donc cette> qui lui manquent. D’où vient donc cette pauvreté, pour ne pas dire cette absence de sentiments libéraux] et démocratiques dans la noblesse, dans le clergé et je dirai aussi, pour être sincère jusqu’au bout, dans la bourgeoisie de l’Allemagne? C’est que dans toutes ces classes respectables, représentantes de la civilisation <franc> allemande, le servilisme n’est pas seulement un fait naturel, produit de causes naturelles, il est devenu un système, une science, une sorte de culte religieux, et à cause de cela même il constitue une maladie incurable. Pouvez Vous Vous imaginer un bureaucrate allemand, ou bien un officier de l’armée allemande, conspirant et se révoltant pour la liberté, pour l’émancipation des peuples? Sans doute non. [G: Non sans doute.] Nous avons bien vu dernièrement des officiers <Hano> et des hauts fonctionnaires du Hanovre conspirer contre M<r>. de Bismark, mais <pourquoi? Pour> dans quel bût? Dans celui de rétablir sur son trône un roi despote, un roi légitime. Eh bien, la bureaucratie russe et le corps des officiers russes <sont pleins> comptent dans leurs rangs beaucoup de conspirateurs pour le peuple. Voila la différence; elle est toute en faveur de la Russie. – Il est donc <certain> naturel que, lors même que <l’influence> l’action asservissante de la civilisation allemande n’a pu parvenir à corrompre complètement même les corps privilégiés et officiels de la Russie, elle <a> ait dû exerc<é>er constamment <sur ces corps><même> sur ces classes une influence malfaisante. Et je le répète, il est fort heureux pour le peuple russe qu’il ait été épargné par cette civilisation, de même qu’il a été épargné par la civilisation des Mongols.

A l’encontre de tous ces faits, les bourgeois patriotes de l’Allemagne # |154 pourront-ils <[ill.] citer> en citer un seul qui constate l’influence pernicieuse de la civilisation Mongolo-Byzantine de <l’Empire> la Russie officielle sur l’Allemagne? Il leur serait complètement impossible de le faire, puisque les Russes ne sont jamais venus en Allemagne ni comme conquérants, ni comme <professeurs> professeurs, ni comme <administrateurs> administrateurs; d’où il résulte que, si l’Allemagne a réellement emprunté quelquechose à la Russie officielle, ce que je nie formellement, ce ne <pourrait> pouvait être que par penchant et par goût.

<<Il serait vraiment beaucoup plus digne d’un compatriote et d’un sincère démocrate-socialiste allemand, comme l’est indubitablement Mr Charles Marx, et <il serait beaucoup plus profitable> bien plus profitable surtout pour la démocratie socialiste en Allemagne, <où, ne [ill.]> de ne point de chercher à consoler la vanité nationale, en <ajoutant> attribuant faussement les crimes; les fautes et la honte de l’Allemagne à des [influences] étrangères , il voudrait>>

Ce serait vraiment un acte beaucoup plus digne d’un excellent patriote allemand et d’un démocrate socialiste sincère, comme l’est indubitablement Mr Charles Marx, et surtout bien plus profitable pour l’Allemagne populaire, si au lieu de [intercalé: chercher à] consoler la vanité nationale, en attribuant faussement les fautes, les crimes et la honte de l’Allemagne à une influence étrangère, il voulait bien employer son érudition immense, pour prouver, conformement à la justice et à la vérité historique, que l’Allemagne a produit, porté et historiquement développé en elle même, tous les éléments de son esclavage actuel. Je lui aurais volontier abandonné le soin d’accomplir un travail si utile, nécessaire surtout au point de vue de l’émancipation <de l’Allemand> du peuple allemand, et qui, sorti de son cerveau et de sa plume, <fondé> appuyé sur cette érudition étonnante, devant laquelle je me suis déjà incliné, serait naturellement infiniment plus complet. <et> Mais comme je <ne> n’espère pas, qu’il <entre jamais dans son système politi><sa politique> trouve jamais convenable et nécessaire de dire [intercalé: toute] la vérité sur ce point, je m’en charge, et je m’efforcerai de prouver dans le courant de cet écrit, que l’esclavage, les crimes et la honte actuelle de l’Allemagne sont les produits tout-à-fait indigènes de quatre grandes causes historiques: la féodalité nobiliaire, dont l’esprit, loin d’avoir été <vaincu> vaincu comme en France, s’est incorporé dans la constitution actuelle de l’Allemagne; l’absolutisme du souverain, sanctionné par le protestantisme et transformé par lui en un objet de Culte; la servilité persévérante <de la bourg> et <chronique de> chronique de la bourgeoisie de l’Allemagne, et la patience à toute épreuve de son peuple. La cinquième cause enfin, qui tient d’ailleurs de très près aux quatre premières, c’est la naissance et la rapide formation de la puissance <mécanique et> toute mécanique et toute antinationale de l’Etat de Prusse.

|155[verso de la page précédente:] <<Que le voisinage immédiat d’un grand Empire <despotique, tartaro-[ill.] ait été favorable> Tartaro-Byzantin-Germanique ait été plus agréable aux despotes de l’Allemagne qu’a ses peuples, plus favorable au développement de son esclavage indigène, naturel, <purement> purement germanique qu’à celui des principes libéraux et démocratiques importés de France en Allemagne, qui peut en douter? C’est aussi sûr qu’il est certain <par exemple>, que leur voisinage de la Chine, par exemple>>#

$4$ |156Pour se convaincre de l’esprit servile qui caractérise l’Eglise luthérienne en Allemagne même encore de nos jours, il suffit de lire la [intercalé: formule de la] déclaration ou promesse [intercalé: écrite] que tout ministre de cette Eglise, dans le royaume de Prusse, doit signer et jurer d’observer avant d’entrer en# |157 fonctions. Elle ne surpasse pas, mais certainement elle égale en servilité, les obligations qui sont imposées au clergé russe. Chaque ministre de l’Evangile en Prusse prète le serment d’être pendant toute sa vie un sujet dévoué et soumis de son <maître et roi et de [ill.] sous ses [ill.] à s> seigneur et maître, non pas le bon Dieu, mais le Roi de Prusse; d’observer scrupuleusement et toujours ses saints commandements et de ne jamais perdre de vue les intérets sacrés de Sa Majesté; d’inculquer ce même respect et cette même obéissance absolue à ses ouailles, et de dénoncer au gouvernement toutes les tendances, [G: toutes les] entreprises, tous les actes qui pourraient être contraires, soit à la volonté, soit aux intérets du souverain. Et c’est à de pareil<le>s esclaves qu’on confie la direction exclusive des écoles populaires en Prusse! Cette instruction tant vantée n’est donc rien qu’un empoisonnement <popula> des masses, une propagation systématique de la doctrine de l’esclavage.# |158 [verso de la page précédente:] <<fonctions. Elle ne surpasse pas, mais elle égale certainement, en servilité, <toute> les obligations qui sont imposées au clergé russe. Chaque ministre de l’Evangile en Prusse doit jurer de rester pendant toute sa vie un sujet dévoue et soumis de son seigneur et maître, pas le bon Dieu, mais le roi de Prusse; de conformer scrupuleusement tous ses actes à ses saints commandements; de ne jamais perdre de vue les intérets sacrés de Sa Majesté; d’inculquer à ses ouailles le respect absolu pour la volonté du roi, et cela dans un pays qui se dit [constitutionnel] et de dénoncer au gouvernement tous les>># |159 [nnverso la page précédente] <<tendances, toutes les entreprises, toutes les actes qui pourraient être contraires soit à la volonté soit aux intérets du souverain. Et c’est à des esclaves pareils qu’on confie officiellement, exclusivement l’instruction du peuple en Prusse et la direction de toutes les écoles primaires. Cette éducation et cette instruction populaires tant vantées de la Prusse, n’est donc en réalité autre chose qu’un empoisonnement populaire, l’enseignement systématique de l’esclavage.>>#

titre: L’Empire Knouto-Germanique et la Révolution Sociale. Suite. Dieu et l’Etat. 1.

titre de l’original:

date: novembre 1870 – avril 1871

lieu: Locarno

pays: Suisse

source: Amsterdam, IISG, Archives Bakunin

langue: français

traduction:

note: Suite de l’Empire Knouto-Germanique. Manuscrit pp. 138-210, intitulé “Sophismes historiques de l’école doctrinaire des communistes allemands”. Les pages 149-247 du manuscrit ont été publiées par Elisée Reclus et Carlo Cafiero en 1881, sous le titre “Dieu et l’état”.

|1Sophismes Historique

de l’Ecole doctrinaire des Communistes Allemands.

<Telle>

Telle n’est pas l’opinion de l’Ecole doctrinaire des socialistes ou plutôt des communistes autoritaires de l’Allemagne; école qui fut fondée un peu avant 1848, et qui rendit, il faut le reconnaître,# |2 des services éminents à la cause du prolétariat non seulement en Allemagne, mais en Europe. C ‘est à elle qu’appartient principalement la grande idée d’une Association Internationale des Travailleurs et aussi l’initiative de sa <première> réalisation première. Aujourd’hui elle se trouve à la tête du Parti de la Démocratie Socialiste des Travailleurs en Allemagne, ayant pour organe le “Volksstaat.”

C’est donc une Ecole parfaitement respectable, ce qui ne l’empêche pas de montrer un fort mauvais caractère quelquefois [[J’en sais quelque chose. Voici bientôt quatre ans que je suis en butte aux plus odieuses attaques, aux accusations les plus <salles> sales et <<aux plus infâmes calomnies de la part des hommes les plus influents de cette coterie scientifico-révolutionnaire. J’en connais quelques uns, et j’ai bien le droit de leur appliquer ces adjectifs un peu forts, <puis> puisqu’ils se sont <ill.> cru permis de m’accuser de toutes sortes d’infamies, tout en sachant fort bien qu’ils mentaient. N’ont ils pas osé dire et imprimer dans le “Volksstaat”, <que j’étais> et même une fois dans le “Réveil” de Paris, rédigé par Mr Délecluse, que j’étais un espion russe, ou un espion de Napoléon III, ou même un espion du Cte de Bismark, de concert avec Mr de <Schw> Schweitzer chef reconnu d’un autre parti socialiste en Allemagne, <fondé par Lassalle> et que je n’ai [intercalé: jamais] rencontré ni personnellement ni <par aucune correspondance> au moyen d’aucune correspondance <[ill.]>>># |3 [suite de la note] aux plus infames calomnies de la part des hommes les plus influents de cette coterie scientifico-révolutionnaire qui a son siège principal à Londres. J’en connais les chefs de longue date, et j’ai toujours professé une grande estime pour leur intelligence hors <de> ligne, pour leur science réelle, vivante, <et> aussi étendue que profonde, et pour leur dévouement inaltérable à la grande <de l’éman> cause de l’émancipation du prolétariat, à laquelle, pendant vingt<s>-cinq ans de suite, au moins, je me plais à le répéter de nouveau, ils <ne discontinuent pas> n’ont pas cessé de rendre les plus considérables services. Je les reconnais donc, sous tous ces rapports, pour des hommes infiniment respectables, et aucune injustice de leur part, si criante et si odieuse qu’elle soit, ne me fera commettre la sottise [intercalé: de nier] l’utilité et l’importance historique tant de leurs travaux théoriques, que de leurs entreprises pratiques. Malheureusement, comme dit un vieux dicton, chaque médaille a son revers. Ces Messieurs sont de fort mauvais coucheurs: irascibles, vaniteux, et querelleurs comme des Allemands, et ce qui est pis, comme des littérateurs allemands, qui, se distinguant, comme on sait, par une absence complète de goût, de respect humain et même de respect de soi-même, ont toujours la bouche pleine d’injures, d’insinuations odieuses et perfides, de <méchantes sournoiseries> méchancetés sournoises et des calomnies les plus sales, contre toutes les personnes qui ont le malheur de ne point absolument abonder dans leur sens et de ne point vouloir, de ne point pouvoir baisser pavillon devant eux. Je comprends et je trouve parfaitement légitime, utile, nécessaire qu’on attaque avec beaucoup <de personnes> d’énergie et de passion non seulement les théories contraires <contraires>, mais encore les personnes qui les représentent, dans tous leurs actes publics et même privés, lorsque ces derniers, duement constatés et prouvés, sont odieux. Car je suis plus ennemi que personne de cette hypocrisie toute bourgeoise qui prétend# |4 [suite de la note] <séparer la vie publique d> élever un mur infranchissable entre la vie publique d’un homme et sa vie privée. Cette séparation est une <vaine> vaine fiction, <un mensonge> un mensonge et un mensonge fort dangereux. L’homme est un être indivisible, complet, et si dans sa vie privée il est un coquin, si dans sa famille il est un tyran, si dans ses rapports sociaux il est un menteur, un trompeur, un oppresseur et un exploiteur, il doit l’être aussi dans ses actes <publiques> publics; s’il s’y présente autrement, s’il cherche à se donner les apparences d’un démocrate libéral ou socialiste, amoureux de la justice, de la liberté et de l’égalité, il ment encore et il doit avoir évidemment l’intention d’exploiter les masses comme il exploite les individus. Ce n’est donc pas seulement un droit, c’est un devoir que de le démasquer, en dénonçant les faits immondes de sa vie privée, <Si l> lorsqu’on en a [intercalé: obtenu] des preuves irrécusables. La seule considération qui <fut> puisse arrêter dans ce cas un homme consciencieux et honnête, c’est la difficulté de les constater, difficulté qui est infiniment plus grande pour les faits de la vie privée, que pour ceux de la vie publique. Mais c’est l’affaire de la conscience, du discernement et de l’esprit de justice de celui qui croit devoir dénoncer un <autre> individu quelconque à <[ill.[> la réprobation publique. S’il le fait, <pa> non poussé par un sentiment de justice, mais par méchanceté, par jalousie ou par haine, tant pis pour lui. Mais il ne doit être permis à personne de dénoncer sans prouver; et plus [intercalé: une] accusation est sérieuse, plus les preuves à l’appui de cette accusation doivent l’être aussi. Celui donc qui accuse un autre homme d’infamie, <est un infame lui-même> doit être considéré comme un infame lui-même, et il l’est en effet, s’il n’appu<y>ie pas cette dénonciation terrible de preuves irrécusables.

Après cette explication nécessaire, je retourne à mes chers et très respectables ennemis de Londres et de Leipsig. J’en connais de longue date les chefs principaux, et je dois dire que nous n’avons# |5 [suite de la note] pas été toujours des ennemis. Loin de là, nous avons eu des rapports assez intimes avant 1848. Il[s] <aurait> auraient été beaucoup plus intimes de ma part si je n’avais été [intercalé: <toujours>] repoussé par ce côté négatif de leur caractère, qui m’a toujours empêché de leur accorder une confiance pleine et entière. Toutefois nous restâmes amis jusqu’en 1848. En 1848, j’eus le grand tort à leurs yeux d’avoir pris contre eux le parti d’un poète illustre, pourquoi ne le nommerai-je pas? de Mr Georges <Herg> Herwegh, pour lequel j’avais une profonde amitié, et qui <s’e> s’était séparé [intercalé: d’eux] dans une affaire <une entreprise> politique, dans la quelle, je le pense maintenant et je le dirai franchement, la justice, la juste appréciation de la situation générale, était de leur côté. Ils l’attaquèrent avec le sans-façon qui distingue leurs attaques, je le défendis avec chaleur, en son absence, personnellement contre eux, à Cologne. <Indae ira> <Indae ira> Inde irae. Je m’en ressentis bientôt. Dans la “<Gazette Rhénane>” (die Rheinische Zeitung), qu’ils <rédigèrent> rédigeaient à cette époque, parut une correspondance de Paris, écrite avec cette lâche sournoiserie et cet art d’insinuations perfides dont les correspondants des journaux allemands possèdent seuls le secret. Le correspondant prêtait à Mme George Sand des discours fort étranges et tout-à-fait <infamants> infamants sur mon compte: elle aurait dit – je ne sais, et le correspondant lui même ne savait naturellement pas ni où, ni à qui, ni comment, puisqu’il avait tout inventé et que selon toutes les probabilités, la correspondance avait été fabriquée à Cologne, – que j’étais un espion russe. Mme Sand protesta noblement, énergiquement; je leur envoyai un ami. Plus que cette protestation, ce démenti formel de Mme Sand, et plus que ma demande d’explication, j’aime à le croire, leur propre sentiment de justice et leur respect pour eux-mêmes les forcèrent alors à insérer dans leur journal une rétractation tout-à-fait satisfaisante.#

|6[suite de la note] Lorsqu’en 1861, <étant> ayant heureusement réussi à m’échapper de Sibérie, je vins à Londres, la première chose que j’entendis de la bouche de Herzen fut celle-ci: Ils avaient profité de mon absence forcée [intercalé: pendant douze années] (de 1849 à 1861, dont j’avais passé huit ans dans différentes forteresses saxo[n]nes, autrichiennes et russes, et quatre ans en Sibérie) pour me calomnier de la manière la plus odieuse, racontant à qui voulait l’entendre que je n’étais pas du tout emprisonné, mais que jouissant d’une pleine liberté et comblé de tous les biens terrestres, j’étais au contraire le favori de l’Empereur Nicolas; [intercalé: et] que mon ancien ami <le dém> l’illustre démocrate polonais, Worzel, mort à Londres <en> vers 1860, <je pense,> et lui, Herzen, eurent toutes les peines du monde pour me défendre contre ces sales et calomnieux mensonges. Je ne leur cherchai pas querelle pour toutes ces aménités allemandes; mais je m’abstins d’aller les voir, voilà tout.

<[ill.]> A peine arrivé à Londres, je <ne> fus salué par une série d’articles dans un petit journal anglais, écrits ou inspirés évidemment par mes chers et nobles amis, <les chefs> les chefs du communisme allemand, mais ne portant aucune signature. Dans ces articles on ôsa dire, “que je n’avais pu m’enfuir qu’avec l’aide du gouvernement russe qui, en me créant la position d’un émigré et d’un martyr de la liberté – titre que j’ai toujours détesté, parce que j’abhorre les phrases – m’avait rendu plus capable encore de lui rendre des services, c’est à dire de faire le métier d’espion pour son compte. Lorsque je déclarai dans un autre journal anglais à l’auteur anonyme de ces articles, qu’à de pareilles infamies on répond non la plume à la main, mais avec la main sans plume, il s’excusa, en prétendant qu’il n’avait jamais voulu dire que je fusse un espion salarié, mais que j’étais un patriote de l’Empire de toutes les Russies, tellement dévoué que “j’avais encouru volontairement toutes les tortures de la prison et de la Sibérie, pour pouvoir mieux servir plus tard la# |7 [suite de la note] politique de cet Empire”. <Que pouvait on répondre à de pareilles inepties?> A de pareilles inepties, il n’y avait évidemment rien à répondre. Ce fut aussi l’avis du grand patriote italien Giuseppe Mazzini et celui de mes compatriotes, Ogaref et Herzen. Pour me consoler, Mazzini et Herzen me dirent qu’ils avaient été attaqués apeuprès de la même manière et fort probablement par les mêmes gens et qu’à toutes les attaques semblables, ils n’ont jamais opposé que leur silence méprisant.

En Décembre 1863, lorsque je traversai la France et la Suisse pour me rendre en Italie, un petit journal de Bâle, je ne sais plus lequel, publia un article dans lequel il prémunissait contre moi tous les émigrés polonais, prétendant que j’avais entraîné dans l’ab<y>îme beaucoup de leurs compatriotes, tout en sauvant toujours du désastre ma propre personne. Depuis 1863 jusqu’en 1867, pendant tout mon séjour en Italie, je fus continuellement injurié et calomnié par beaucoup de journaux allemands. Très peu de ces articles parvinrent à ma connaissance – en Italie on lit peu les Journaux allemands. J’appris seulement qu’on continuait de <m’accuser> m’accabler de calomnies et d’injures, et je finis par m’en soucier aussi peu que je me soucie, soit dit par parenthèse, des invectives de la <P>presse <Russe> russe contre moi.

Plusieurs de mes amis prétendirent et prétendent <que j'[ill.]> que mes calomniateurs étaient soudoyés par la Diplomatie russe. Ce ne serait pas impossible, et je devrais être d’autant plus porté à le croire, que je sais pertinemment, qu’en 1847, après un discours que j’avais prononcé contre l’Empereur Nicolas dans une assemblée polonaise, et pour lequel Mr Guizot, alors ministre des affaires étrangères, m’avait expulsé de France, à la demande du ministre représentant de la Russie, Mr Kisselef, ce dernier, par l’intermédiaire de Mr Guizot lui-même, <avait taché de répandre dans> dont il avait sans doute surpris la bonne foi, avait taché de répandre dans l’émigration polonaise# |8 [suite de la note] l’opinion que je n’étais rien qu’un agent russe. Le gouvernement russe aussi bien que ses fonctionnaires <de toute sorte> ne réculent naturellement devant aucun moyen pour anéantir leurs adversaires. Le mensonge, la calomnie, les infamies de toutes sortes constituent leur nature, et lorsqu’ils employent ces moyens, ils ne font autre chose que de jouir de leur droit incontestable de représentants officiels de tout ce qu’il y a de plus canaille au monde, <<sans <vouloir> préjudice pourtant [ill.] excepté [intercalé: <si l’on excepte pourtant>] l’Allemagne bourgeoise, nobiliaire, patriotique, officieuse et officielle, qui est montée aujourd’hui, je dois l’avouer, par [intercalé: par ses discours, ses écrits <ses discours, ses [ill.]>], ses manifestations et ses actes, tout-à-fait à la hauteur de l’Empire de Toutes les Russies>>, sans préjudice pourtant pour l’Allemagne patriotique, bourgeoise, nobiliaire, officieuse, officielle, qui est montée aujourd’hui, je dois l’avouer humblement, à toute la hauteur politique, morale et humaine de l’Empire de Toutes les Russies.

Eh bien! franchement, je ne pense [intercalé: pas] qu’aucun <ou au moins les principaux> de mes calomniateurs, d’ailleurs si peu honorables, la calomnie étant un <très sale> misérable métier, ou qu’au moins les principaux d’entre eux aient jamais eu, <les rapports> au moins sciemment, des rapports avec la diplomatie russe. Ils se sont inspirés <simplement> principalement de leur propre sottise et de leur méchanceté, voila tout, et s’il y’a eu une inspiration étrangère, elle est venue non de St Pétersbourg, mais de Londres. Ce sont toujours mes bons vieux amis, les chefs des communistes allemands, législateurs de la société à venir et qui, restant eux mêmes enveloppés par les brumes de Londres, comme Moïse l’était par les nuages du Sinaï, ont lancé contre moi, comme une meute de roquets, une foule de petits Juifs allemands et russes, <les uns> tous plus imbé-# |9 [suite de la note] ciles <que les> et plus sales [intercalé: les uns] que les autres.

Maintenant, <-> laissant de coté les roquets, les petits Juifs, et toutes les personnalités misérables, je passe aux points d’accusation qu’ils ont <soulevé> formulés contre moi:

1o) Ils ont ôsé imprimer dans un Journal, d’ailleurs très honnête, très sérieux, <le Volk> mais qui dans cette occasion a trahi son caractère honnête et sérieux, en se faisant l’organe d’une vilaine et sotte diffamation, dans le Volksstaat, que Herzen et moi, nous avons été tous les deux des agents panslavistes, et que nous recevions de larges sommes d’argent d’un Comité panslaviste de Moscou, institué par le gouvernement russe. Herzen était un millionnaire; quant à moi, tous mes amis, toutes mes bonnes connaissances, et le nombre en est assez grand, savent fort bien que je passe ma vie dans une très rude pauvreté. La calomnie est trop ignoble, trop bête, je passe outre.

2o) Ils m’ont accusé de panslavisme et pour prouver mon crime, ils ont cité une brochure que j’avais publiée à Leipzig, vers la fin de l’année 1848, une brochure dans laquelle je me suis efforcé de prouver aux Slaves que loin de devoir attendre leur émancipation de l’appui de <la Russie Impériale> l’Empire de toutes les Russies, ils ne pouvaient l’espérer que de sa complète destruction, <[ill.] cette [ill.] Empire> cet Empire n’étant autre chose qu’une succursale de l’Empire allemand, de la domination abhorrée des allemands sur les Slaves. “Malheur à vous, leur ai-je dit, si vous comptez sur cette Russie impériale, sur cet Empire Tartare et Allemand qui n’a jamais eu rien de slave. Il vous engloutira et vous torturera, comme il le fait avec la Pologne, comme il le fait avec tous les peuples russes emprisonnés en son sein.” <C’est> Il est vrai que dans cette même brochure, j’ai# |10 [suite de la note] ôsé dire aussi que la destruction de l’Empire d’Autriche et de la Monarchie Prussienne était aussi nécessaire au triomphe de la démocratie, que celle de l’Empire du Tzar, et voilà ce que les Allemands, <[ill.]> même les démocrates socialistes de l’Allemagne, n’ont jamais pu me pardonner.

J’ai ajouté encore dans cette même brochure: “Méfiez-vous des passions nationales qu’on cherche à ranimer dans vos coeurs. Au nom de cette monarchie Autrichienne qui n’a jamais fait autre chose qu’opprimer toutes les nations assujetties à son joug, on vous parle maintenant de vos droits nationaux. Dans quel but? Dans celui d’écraser la liberté des peuples, en allumant une guerre fratricide entre eux. On veut rompre la solidarité révolutionnaire qui <[ill.]> doit les unir, qui constitue leur force, la condition même de leur émancipation simultanée, en les soulevant les uns contre les autres au nom d’un patriotisme étroit. Donnez donc la main aux démocrates, aux socialistes révolutionnaires de l’Allemagne, de la Hongrie, de l’Italie, de la France; ne haïssez que vos éternels oppresseurs, les classes privilégiées de toutes les nations; mais unissez vous de coeur et d’action à leurs victimes, les peuples”

Tels étaient l’esprit et le contenu de cette brochure, dans laquelle ces Messieurs sont allés chercher des preuves de mon Panslavisme. Ce n’est pas ignoble seulement, c’est bête, mais ce qui est <encore> plus ignoble que bête, c’est qu’ayant cette brochure sous les yeux, ils en ont cité des passages, naturellement travestis ou tronqués, mais pas un de ces mots par lesquels je stigmatisais et je maudissais l’Empire Russe, en adjurant les peuples slaves de s’en méfier, et la brochure en était pleine. Cela donne la# |11 [suite de la note] mesure de l’honnêteté de ces Messieurs.

J’avoue, que lorsque je lus <d’abord ces articles qui m’accusent de> d’abord ces articles qui parlent de mon Panslavisme, prouvé si bien par cette brochure, comme on voit, je restai stupéfait. Je ne comprenais [intercalé: pas] qu’on pût pousser si loin la malhonnêteté. Maintenant je commence à comprendre. <Les articles ont> Ce qui a dicté ces articles, <ce n’a fut pas reellement la [ill.], ce fut encore un naïveté patriotique, nationale> ce n’était pas seulement l’insigne mauvaise foi de l’auteur, c’était encore une sorte de naïveté nationale et patriotique, très stupide, <il est vrai, mais très> mais fort commune en Allemagne. Les Allemands ont tant et si bien rêvé au milieu de leur historique esclavage, qu’ils ont fini par <s’id> identifier, très naïvement, leur nationalité avec l’humanité, de sorte que, dans leur opinion, détester la domination allemande, mépriser leur civilisation d’esclaves volontaires, signifie être l’ennemi <de l’> du progrès humain. Panslavistes sont à leurs yeux tous les Slaves qui repoussent avec dégoût et colère cette civilisation qu’ils leur<s> veulent imposer.

Si tel est le sens qu’il donnent à ce môt panslavisme, oh! alors je suis panslaviste et du plein de mon coeur! Car vraiment, il est fort peu de choses que je déteste et que je méprise aussi profondément que cette domination infame et que cette civilisation bourgeoise, nobiliaire, bureaucratique, militaire et politique des Allemands. Je continuerai toujours de prêcher aux Slaves, au nom de l’émancipation universelle des masses populaires, la paix, la fraternité, l’action et l’organisation solidaire avec le prolétariat de l’Allemagne, mais pas autrement que sur les ruines de cette domination et de cette civilisation, et dans aucun autre but que celui de la démolition de tous les Empires, slaves et allemands.

<Et voila precisement mon troisième crime: Je preche la destruction des Empires, de tous les Etats. Je prends l’In->]]# |12 et surtout d’avoir pris pour base de ses théories un principe qui est profondement vrai <lorsque> lorsqu’on le considère sous son vrai jour, c’est à dire à un point de vue relatif, mais qui <considéré> envisagé et posé d’une manière absolue, comme l’unique fondement et la source première de tous les autres principes, <devient complètement faux> comme le fait cette école, devient complètement faux.#

|13Ce principe, qui constitue d’ailleurs le fondement essentiel du socialisme positif a été pour la première fois scientifiquement formulé et développé par Mr Charles Marx, le chef principal de l’Ecole des communistes allemands. Il forme la pensée dominante du célèbre Manifeste# |14 des communistes qu’un Comité international de communistes Français, Anglais, Belges et Allemands, réuni à Londres, avait lancé en 1848, sous ce titre: “Proletaires de tous les pays, unissez vous!” Ce manifeste, rédigé, comme on sait, par Mrs Marx et Engels, devint la base de tous# |15 les travaux [intercalé: scientifiques] ultérieurs de l’Ecole, et de l’agitation populaire soulevée plus tard par Ferdinand Lassalle en Allemagne.

Ce principe est l’absolu opposé du principe reconnu par les idéalistes de toutes les Ecoles. Tandis que ces# |16 derniers font dériver tous les faits de l’histoire, y compris le développement des intérets matériels et des différentes phases de l’organisation<s> économique<s> de la société, du développement# |17 des idées, les communistes allemands, au contraire, ne veulent voir dans toute l’histoire humaine, dans les manifestations les plus idéales de la vie tant collective qu’individuelle de la# |18 société, l’humanité, dans tous les développements intellectuels et moraux, religieux, métaphysiques, scientifiques, artistiques, politiques, juridiques et sociaux, <rien que> qui se sont produits dans le passé et qui continuent de se produire dans le présent, rien que des reflets# |19 ou des contre-coups nécessaires du développement <de matériels> <matériels> des faits économiques. Tandis que les idéalistes prétendent que les idées dominent et pro-# |20 duisent les faits: les communistes, d’accord en cela d’ailleurs avec le matérialisme scientifique, disent au contraire que les faits donnent naissance aux idées et que ces dernières ne sont jamais autre chose que l’expression# |21 idéale des faits accomplis; et que parmi tous les faits, les faits économiques, matériels, <constitu> les faits par excellence, constituent la base essentielle, le fondement principiele, dont tous les autres <faits> faits# |22 intellectuels et moraux, politiques et sociaux ne sont plus rien que les dérivatifs obligés.

[GOD AND THE STATE (BEGINING)] Qui a raison, les idéalistes ou les matérialistes? [Avec cette phrase commence la partie du manuscrit utilisée pour la brochure “Dieu et l’Etat” (1882).] Une fois que la question se pose ainsi, l’hésitation devient impossible. Sans doute, les idéalistes ont tort, et [intercalé: seuls] les matérialistes ont raison. Oui, les faits <primes> priment les idées; oui, l’idéal, <est une fleur> comme l’a dit Proudhon, n’est qu’une fleur dont les conditions matérielles d’existence constituent la racine. Oui, toute l’histoire intellectuelle et morale, politique [intercalé: et] sociale de l’humanité est un reflet de son histoire économique.

Toutes les branches de la science moderne, consciencieuse et sérieuse, convergent à proclammer cette grande, cette fondamentale et cette décisive vérité: oui, le monde social, le monde proprement humain, l’humanité en un môt, n’est autre chose que le développement dernier et suprême, – suprême pour nous au moins et relativement à notre planète – la manifestation la plus haute de l’animalité. Mais comme tout développement implique nécessairement une négation, celle de la base ou du point de départ, l’humanité est en même temps et <nécessairement> essentiellement la négation réfléchie et progressive de l’animalité dans les hommes; et c’est précisément cette négation aussi rationnelle <qu’elle est> que naturelle, et qui n’est rationnelle que parcequ’elle est naturelle, à la fois historique et logique, fatale comme le sont les développements et les réalisations de toutes les lois naturelles dans le monde, c’est elle qui constitue et qui crée l’idéal, le monde des convictions intellectuelles et morales, les idées.

Oui, nos premiers ancêtres, nos Adams et nos Eves, furent sinon des gorilles, au moins des cousins très proches du gorilla, des omnivores, des bêtes intelligentes et féroces, douées à un degré infiniment <supérieur> plus grand que <ceux> les animaux de toutes les autres espèces,# |23 de deux facultés précieuses: la faculté de penser et la faculté, le besoin de se révolter.

Ces deux facultés, combinant leur action progressive dans l’histoire, représentent proprement le moment, le côté, la puissance négative dans le développement [intercalé: positif] de l’animalité <dans le monde humain> humaine et créent par conséquent tout ce qui constitue l’humanité dans les hommes.

La Bible, qui est un livre très intéressant et parfois très profond, lorsqu’on le considère comme l’une des plus anciennes manifestations de la sagesse et de la <ph>fantaisie humaines, parvenues jusqu’à nous, exprime cette vérité d’une manière fort naïve dans son mythe du péché originel. Jéhovah, qui de tous les bons Dieux qui ont <été> jamais été adorés par les hommes, est certainement le plus jaloux, le plus vaniteux, le plus féroce, le plus injuste, le plus sanguinaire, le plus despote et le plus ennemi de la dignité et de la liberté humaines, ayant créé Adam et Eve, <pour son bon plaisir> par on ne sait quel caprice, sans doute <par ennui> pour tromper son ennui qui doit être terrible dans son éternellement égoïste solitude, ou pour se donner des esclaves nouveaux, <[ill.]> avait mis généreusement à leur disposition toute la terre, avec tous les fruits et tous les animaux de la terre, <Il n’avait mis à cette complète jouissance qu’une seule restriction> et il n’avait posé à cette complète jouissance qu’une seule limite. Il leur avait expressement défendu de toucher aux fruits de l’arbre de la science. Il voulait donc que l’homme, privé de toute conscience de lui-même, restât une bête éternelle, <en présence du Diieu éternel> toujours à quatre pattes devant le Dieu éternel, son Créateur et son Maître. Mais voici que vient Satan l’éternel révolté, le [intercalé: premier] libre penseur et l’émancipateur des mondes. Il fait honte à l’homme de son ignorance et de son obéissance bestiales; il l’émancipe et imprime sur son front le sceau de la liberté et de l’humanité, en le poussant à désobéir et à manger du fruit de la science.#

|24On sait le reste. Le bon Dieu, dont la prescience, qui constitue une de ses divines facultés, aurait dû l’avertir pourtant de ce qui devait arriver, se mit dans une terrible et ridicule fureur: il maudit Satan, l’homme et le monde <créés par> créés par lui-même, se frappant pour ainsi dire lui-même dans sa création propre, comme font les enfants lorsqu’ils se mettent en colère; et non content de frapper nos ancêtres dans le présent, il les maudit dans toutes les générations à venir, innocentes du crime commis par leurs ancêtres. Nos théologiens catholiques et protestants trouvent cela très profond et très juste, précisément parceque c’est <absurde et> monstrueusement inique et absurde! Puis se rappelant qu’il n’était pas seulement un Dieu de vengeance et de colère, mais encore un Dieu d’amour, après avoir tourmenté l’existence <que> de quelques <milliards> milliards de pauvres êtres humains et les avoir condamnés à un Enfer éternel, il eut pitié du reste, et pour le sauver, pour réconcilier son amour éternel et divin avec sa colère éternelle et divine, toujours avide de victimes et de sang, il envoya au monde, comme une victime expiatoire, son fils unique, afin qu’il fût tué par les hommes. Cela s’appelle le mystère de la Rédemption, base de toutes les religions chrétiennes. Et encore si le divin Sauveur avait sauvé <quelque chose, mais non> le monde humain! Mais non; dans le paradis promis par le Christ, on le sait, puisque c’est formellement annoncé, il n’y aura que fort peu d’élus. Le reste, l’immense majorité des générations présentes et à venir, grilleront éternellement dans l’enfer. En attendant, pour nous consoler, Dieu toujours juste, toujours bon, livre la terre au gouvernement des Napoléon III, des Guillaume Ier, des Ferdinand d’Autriche et des Alexandre de toutes les Russies.#

|25Tels sont les contes <monstrueux> absurdes qu’on raconte et telles sont les doctrines monstrueuses, <qu’on enseigne> <qu’en plein XIXème siècle,> qu’on enseigne, en plein XIXème siècle, dans toutes les écoles populaires de l’Europe, sur l’ordre <expresse> exprès des gouvernements. On appelle cela civiliser les peuples! N’est-il pas évident que tous ces gouvernements sont les empoisonneurs systématiques, les <abbêtisseurs> abêtisseurs intéressés des masses populaires?

Je me suis laissé entraîner loin de mon sujet, par la colère qui s’empare de moi toutes les fois que je pense aux ignobles et criminels moyens qu’on emplo<y>ie pour retenir les nations dans un esclavage éternel, afin de pouvoir mieux <les asservir> les tondre [intercalé: sans doute] <et de les exploiter. Je reviens au [ill.] mythe du péché originel.> Que sont les crimes de tous <[ill.]> les Tropman du monde, en présence de ce crime de lèze-humanité qui se commet journellement, au grand jour, sur toute la surface du monde civilisé, par ceux-là mêmes qui ôsent s’appeler les tuteurs et les pères des peuples? <Des pareilles, voila tout> – Je reviens au mythe du péché originel.

Dieu donna raison à Satan et reconnut que Satan n’avait pas trompé Adam et Eve en leur promettant la science et la liberté, comme récompense de l’acte de désobéissance qu’il les avait induits à commettre; car aussitôt <que> <que l’hom> qu’ils eurent mangé du fruit défendu, Dieu se dit en lui même, – voir la Bible -: “Voilà que l’homme est devenu comme l’un de Nous, il sait le bien [intercalé: et le mal;] empêchons le [intercalé: donc] de manger du fruit de la vie éternelle, afin qu’il ne devienne pas immortel comme Nous”.

Laissons maintenant de côté la partie fabuleuse de ce mythe et considérons-en le vrai sens. Le sens en est très clair: L’homme s’est émancipé, il s’est séparé de <l’animal> l’animalité et s’est constitué comme homme, il a commencé son histoire et son développement proprement humain par un acte de désobéissance et de science, c’est à dire par la révolte et par la pensée.

[Les trois alinéas suivants, retirés par les éditeurs de “Dieu et l’Etat” de la place où ils sont dans le manuscrit, ont été mis au commencement de la brochure.]

Trois éléments ou si vous voulez trois principes# |26 fondamentaux constituent les conditions essentielles de tout développement humain, tant collectif qu’individuel, dans l’histoire: 1. l’animalité humaine; 2) la pensée; et 3o) la Révolte. A la première correspond proprement l’économie sociale et privée; à la seconde, la science; à la troisième, la Liberté. [[Le lecteur trouvera un développement plus complet de ces trois principes dans l’Appendice ajouté à la fin de ce livre, <avec> sous ce titre: Considérations philosophiques sur le fantôme divin, sur le monde réel et sur l’homme.]]

<1) L’animalité humaine.>

Les idéalistes de toutes les Ecoles, aristocrates et bourgeois, théologiens et métaphysiciens, politiciens et moralistes, religieux, philosophes ou poètes, sans oublier les économistes libéraux, adorateurs effrénés de l’idéal, comme on sait, s’offensent beaucoup, lorsqu’on leur dit que l’homme, avec toute son intelligence magnifique, ses idées sublimes et ses aspirations infinies, n’est, aussi bien que toutes les autres choses qui existent dans le monde, rien que matière, rien <que le> qu’un produit de cette vile matière.

Nous pourrions leur répondre que la matière <spontanée> dont parlent les matérialistes, [intercalé: matière] spontanément, éternellement mobile, active, productive; <la> matière <chimique et organique, exprimée, déterminée> chimiquement ou organiquement déterminée et manifestée par <toutes> les propriétés ou les forces mécaniques, physiques, animales et intelligentes qui lui sont foncièrement inhérentes; que cette matière n’a rien de commun avec la vile matière des idéalistes. Cette dernière, produit de leur fausse abstraction, est effectivement un être stupide, inanimé, immobile, incapable de produire la moindre des choses, un <caput mortuum> caput mortuum, une vilaine imagination# |27 opposée à cette belle imagination qu’ils appellent Dieu, l’Etre suprême, vis à vis duquel la matière, leur matière à eux, dépouillée par eux-mêmes de tout ce qui en constitue la nature réelle, représente nécessairement le suprême Néant. Ils ont enlevé à la matière l’intelligence, la vie, toutes les qualités déterminantes, les rapports actifs ou les forces, le mouvement même, sans lequel <elle ne searit> la matière ne serait pas même pesante, ne lui laissant rien que l’impénétrabilité <et l’inertie> <l’inertie> et l’immobilité absolue dans l’espace; ils ont attribué toutes ces forces, propriétés et manifestations naturelles, à l’Etre imaginaire créé par leur fantaisie <abstractive> abstractive; <et> puis, intervertissant les rôles, ils ont appelé ce produit de leur imagination, ce fantôme, ce Dieu qui est le Néant: l’Etre suprême; et, par une conséquence nécessaire, [intercalé: ils] ont déclaré que l’Etre réel, la matière, le monde était le Néant. Après quoi ils viennent nous <déclarer> dire gravement que cette matière est incapable de rien produire, ni même de se mettre en mouvement par elle-même, et que par conséquent elle a dû être créée par leur Dieu.

[Alinéa supprimé par les éditeurs de “Dieu et l’Etat”.] Dans l’Appendice qui se trouve à la fin de ce livre, j’ai mis à nu les absurdités vraiment révoltantes auxquelles on est fatalement amené par cette imagination d’un Dieu, soit personnel, créateur et ordonnateur des mondes; soit même impersonnel, et considéré comme une sorte d’âme divine répandue dans tout l’univers, dont elle <constituait> constituerait ainsi le principe éternel; <l’idée infinie> ou bien comme l’idée infinie et divine, <manifeste> toujours présente et active dans le monde et manifestée toujours par la totalité des êtres matériels et finis. – Ici je me bornerai à relever un seul point.

[Cet alinéa, transposé par les éditeurs de “Dieu et l’Etat”, a été mis après l’alinéa qui, dans le manuscrit, lui fait suite.] On conçoit parfaitement le développement successif# |28 du monde matériel, aussi bien que de la vie organique, animale, et de l’intelligence [intercalé: historiquement] progressive, tant individuelle que sociale, de l’homme, dans ce monde. C’est un mouvement tout-à-fait naturel du simple au composé, de <l’inférieur au supé> bas en haut ou de l’inférieur au supérieur; un mouvement conforme à toutes nos expériences journalières, et par conséquent conforme aussi à notre logique naturelle, aux propres lois de notre esprit qui, ne se formant [intercalé: jamais] et ne <se développant> pouvant se développer qu’à l’aide de ces mêmes expériences, n’en est pour ainsi dire rien que la reproduction mentale, cérébrale, ou le résumé réfléchi.

Le système des idéalistes nous présente <absolument> tout à fait le contraire. C’est le renversement absolu de toutes les expériences humaines et de ce bon sens universel et commun qui est la <base> condition essentielle de toute entente humaine et qui, en s’élevant de cette vérité si simple et si unanimement reconnue, que 2 fois 2 font 4, jusqu’aux considérations scientifiques les plus sublimes et les plus compliquées, <constitue> n’admettant d’ailleurs jamais rien qui ne soit sévèrement confirmé par l’expérience ou par l’observation des choses et des faits, constitue la seule base sérieuse des connaissances humaines.

<Les idéalistes> Au lieu de suivre la voie naturelle de bas en haut, de l’inférieur au supérieur, et du relativement simple au plus compliqué; au lieu d’accompagner sagement, rationnellement, le mouvement progressif <du monde réel> <[ill.]> et réel du monde appelé inorganique au monde organique, végétal, et puis animal, et [intercalé: puis] spécialement humain; de la matière ou de l’être chimique à la matière ou à l’être vivant, et de l’être vivant à l’être pensant, <ils prennent la voie absolument inverse> les <philoso> penseurs idéalistes, <obsédés> obsédés, aveuglés et poussés par le fantôme divin qu’ils ont hérité de la# |29 théologie, prennent la voie absolument contraire. Ils vont de haut en bas, du supérieur à l’inférieur, du compliqué au simple. Ils commencent par Dieu, soit comme personne, soit comme substance ou idée divine, et le premier pas qu’ils font est une <horrible> terrible dégringolade des hauteurs sublimes de <cet> l’éternel idéal dans la <[ill.]> fange du monde matériel; de la perfection absolue dans l’imperfection absolue; de la pensée à l’Etre, ou plutôt de l’Etre suprême dans le Néant. <Comment, et> Quand, comment et pourquoi l’Etre divin, éternel, infini, le <perfection absolu> Parfait absolu, probablement ennuyé de lui-même, s’est-il décidé à ce <salto mortale> salto mortale désespéré, voilà ce qu’aucun idéaliste, ni théologien, ni métaphysicien, ni poète n’a jamais su ni comprendre lui même, ni expliquer aux profanes. Toutes les religions passées et présentes et tous les systèmes de philosophie transcendants roulent sur cet unique et inique mystère. [[Je l’appelle inique, parceque, ainsi que je crois l’avoir démontré dans l’Appendice dont j’ai déjà fait mention, ce mystère a été et continue encore d’être la consécration de toutes les horreurs qui se sont commises et qui se commettent dans le monde humain; et je l’appelle unique parceque toutes les autres absurdités théologiques et métaphysiques qui <abêtissent> abêtissent l’esprit des hommes n’en sont rien que les conséquences nécessaires.]] De<s> saints hommes, des législateurs inspirés, des prophètes, des Messies y ont <[ill. leur existence toute entière> cherché la vie, <et ont> et n’y ont trouvé [intercalé: que] la torture et la mort <parcequ’ils n’ont pas su l’expliquer. Ce mystère terrible>. Comme le sphinx antique, <les [ill.]> il les a dévorés, parcequ’ils n’ont pas su l’expliquer. De grands philosophes, depuis Héraclite et Platon, jusqu’à <Descartes et Hegel, ont écrit un> Descartes, Spinoza, Leibnitz, Kant, Fichte, Schelling et Hegel, sans parler des philosophes indiens, ont écrit des tas de volumes et ont créé des systèmes aussi ingénieux que sublimes, dans lesquels ils ont dit en passant beaucoup de belles et de grandes choses, et découvert# |30 des vérités immortelles, mais qui ont laissé ce mystère, objet principal de leurs investigations <[ill.] et sublimes> transcendantes, aussi <incomplet> insondable qu’il l’avait été avant eux. Mais puisque les efforts gigantesques des plus admirables génies que le monde connaisse, et qui, l’un après l’autre, pendant trente siècles au moins, ayant entrepris toujours de nouveau ce travail de Sisyphe, n’ont abouti qu’à rendre ce mystère plus incompréhensible encore, pouvons-nous espérer qu’il nous sera <expliqué> dévoilé, aujourd’hui, par les spéculations routinières de quelque disciple pédant d’une métaphysique artificiellement réchauffée, et cela à une époque où tous les esprits vivants et sérieux se sont détournés de cette science équivoque, issue d’une transaction, historiquement explicable sans doute, entre la déraison de la foi et la saine raison scientifique?

Il est évident que ce terrible mystère est inexplicable, c’est à dire qu’il est absurde, parceque l’absurde <seul est inexplicable> seul ne se laisse point expliquer. Il est évident que quiconque en a besoin pour son bonheur, pour sa vie, doit renoncer à sa raison, et, retournant s’il le peut à la foi naïve, aveugle, stupide, répéter, avec <[ill.]> Tertullien et avec tous les croyants sincères, ces paroles qui résument la quintessence même de [intercalé: <tout>] la théologie <véritable>:

“<Je crois en ce qui est absurde> Credo quia absurdum.”

Alors toute discussion cesse, et il ne reste plus que la stupidité triomphante de la foi. Mais alors s’élève aussitôt une autre question:

Comment peut naître dans un homme intelligent et instruit le besoin de croire en ce mystère?

Que la croyance en Dieu, Créateur, Ordonnateur, Juge, Maître, Malédicteur, Sauveur et Bienfaiteur# |31 du Monde, se soit conservée dans le peuple et surtout dans les populations rurales, beaucoup plus encore que dans le prolétariat des villes, rien de plus naturel. Le peuple malheureusement est encore très ignorant et maintenu dans cette ignorance par les efforts systématiques de tous les gouvernements qui la considèrent, non sans beaucoup de raison, comme l’une des conditions les plus essentielles de leur propre puissance. Ecrasé par son travail quotidien, privé de loisir, de commerce intellectuel, de lecture, enfin de presque tous les moyens et d’une bonne partie des stimulants qui développent la réflexion dans les hommes, le peuple accepte le plus souvent sans critique et

en bloc les traditions religieuses qui, l’enveloppant dès le bas âge dans toutes les circonstances de sa vie et artificiellement entretenues en son sein par une foule d’empoisonneurs officiels de toutes sortes, prêtres et laïques, se transforment chez lui en une sorte d’habitude mentale et morale, trop souvent plus puissante même que son bon sens naturel.

Il est une autre raison qui <légitime> explique et qui légitime en quelque sorte les croyances absurdes du peuple. Cette raison, c’est la situation misérable à laquelle il se trouve fatalement condamné, par l’organisation économique de la société, dans les pays les plus civilisés de l’Europe. Réduit, sous le rapport intellectuel et moral aussi bien que sous le rapport matériel, au minimum d’une existence humaine, enfermé dans sa vie comme un prisonnier dans sa prison, sans horizon, sans issue, sans avenir même, <s’i> si l’on en croit les économistes,# |32 le peuple devrait avoir l’âme singulièrement étroite et l’instinct a<p>plati des bourgeois pour ne point <en sortir> éprouver le besoin <[ill.]> d’en sortir; mais pour cela il n’a que trois moyens, dont deux <ph>fantastiques et le troisième <seulement> réel. Les deux premiers, c’est le cabaret et l’Eglise, la débauche du corps ou la débauche de l’esprit; le troisième, c’est la révolution sociale. D’où je conclus que cette dernière seule, <infiniment> beaucoup plus au moins que toutes les propagandes théoriques des libres penseurs, sera capable de détruire jusqu’aux dernières traces des croyances religieuses <dans> et des habitudes débauchées dans le peuple, croyances et habitudes qui sont plus intimement liées [intercalé: ensemble] qu’on ne le pense; et, qu’en substituant aux jouissances <illus> à la fois illusoires et brutales de ce dévergondage corporel et spirituel, les jouissances aussi délicates que réelles de l’humanité pleinement <realisé pour chacun et pour> accomplie dans chacun et dans tous, la révolution sociale seule aura la puissance de fermer en même temps tous les cabarets et toutes les Eglises.

Jusque là le peuple, [intercalé: pris en masse,] croira, et s’il <n’aura> n’a pas raison de croire, il en aura au moins le droit.

Il est une <cathé>catégorie de gens qui, s’ils ne croient pas, doivent au moins faire semblant de croire. Ce sont <tous les> tous les tourmenteurs, tous les oppresseurs et tous les exploiteurs de l’humanité: Prêtres, monarques, hommes d’Etat, hommes de guerre, financiers publics et privés, fonctionnaires de toutes sortes, policiers, gendarmes, geôliers et bourreaux, monopo<listes>leurs, capitalistes, pressureurs, entrepreneurs et propriétaires <de toutes les couleurs> <tous jusqu> avocats, économistes, politiciens de toutes les# |33 couleurs, jusqu’au dernier vendeur d’épices, tous répéteront à l’unisson ces paroles de Voltaire:

<“S’il n’y avait point de Dieu il faudrait en inventer un”> Si Dieu n’existait pas, il faudrait l’inventer.

Car, vous comprenez, il faut une religion pour le peuple. C’est la soupape de sûreté.

<Mai> Il existe enfin une catégorie assez nombreuse d’âmes honnêtes mais faibles qui, trop intelligentes pour prendre les dogmes chrétiens au sérieux, les rejetent en détail, mais qui n’ont pas le courage, ni la force, ni la résolution nécessaire pour les repousser en gros. Elles abandonnent à votre critique toutes les absurdités particulières de la religion, elles font fi <des> de tous les miracles, mais elles se cramponent avec désespoir à l’absurdité principale, source de toutes les autres, au miracle qui explique et légitime tous les autres miracles, à l’existence de Dieu. Leur Dieu n’est point l’Etre vigoureux et puissant, le Dieu brutalement positif de la théologie <positive>. C ‘est un Etre nébuleux, diaphane, illusoire, tellement illusoire que quand on croit le saisir il se transforme en Néant; c’est un mirage, un feu follet qui <ni> ne réchauffe ni n’éclaire. Et pourtant ils y tiennent, et ils croyent que s’il allait disparaître, tout disparaîtrait avec lui. Ce sont des âmes <[ill.]> incertaines, maladives, <désorientées> désorientées dans la civilisation actuelle, n’appartenant ni au présent ni à l’avenir, de pâles fantômes <suspendus> éternellement suspendus entre le ciel et la terre, et occupant entre la politique bourgeoise et le socialisme du prolétariat absolument la même position. Ils ne [intercalé: se] sentent pas la force ni de penser jusqu’à la fin, ni de vouloir, ni de se résoudre, et ils <perdent># |34 <leur temps et ils> perdent [intercalé: leur temps et] leur peine [intercalé: en s’efforçant toujours] à concilier l’inconciliable. Dans la vie publique, ils s’appellent les socialistes bourgeois.

Aucune discussion avec eux, ni contre eux n’est possible. <Or> Ils sont trop malades.

Mais il est un petit nombre d’hommes illustres, dont aucun n’ôsera parler sans respect, et dont nul ne songera à mettre en doute ni la santé vigoureuse, ni la force <[ill.] l’esprit> d’esprit, ni la bonne foi. Qu’il me suffise de citer les noms de Mazzini, de Michelet, de Quinet, de [intercalé: John] Stuart Mill. [[<Monsieur> Stuart Mill est peut être le seul dont il soit permis de mettre en doute l’idéalisme sérieux; et cela pour deux raisons: la première, c’est que s’il n’est point <positivement> absolument le disciple, il est un admirateur passionné, un adhérent de la Philosophie <P>positive d’Auguste Comte, philosophie qui, malgré ses réticences nombreuses, est <positivement> réellement athée; la seconde, c’est que Mr Stuart Mill est Anglais, et qu’en Angleterre se proclammer athée, c’est se mettre en dehors de la société, même encore aujourd’hui.]] Ames généreuses et fortes, grands coeurs, grands esprits, grands écrivains, et le premier, <ressusciteur> régénérateur héroïque et révolutionnaire d’une grande nation, ils sont tous les apôtres de l’idéalisme et les contempteurs, les adversaires passionnés du matérialisme, [intercalé: et par conséquent aussi du socialisme,] en philosophie aussi bien qu’en politique.

C’est donc <avec eux> contre eux qu’il faut discuter cette question.

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Constatons d’abord qu’aucun des hommes illustres que je viens de nommer, ni aucun autre penseur idéaliste quelque peu important de nos jours, ne s’est occupé proprement de la partie logique de cette question. Aucun n’a essayé de résoudre philosophiquement la possibilité du salto mortale divin des régions éternelles et pures de l’esprit dans la fange du monde matériel. Ont-ils craint d’aborder cette insoluble contradiction et <des>désespéré de la résoudre,# |35 après que les plus grands génies de l’histoire y ont échoué, ou bien l’ont-ils considérée comme déjà suffisamment résolue? C’est leur secret. Le fait est, qu’ils ont laissé de côté la démonstration théorique de l’existence d’un Dieu, et qu’ils n’en ont développé que les raisons et les conséquences pratiques. Ils en ont parlé tous comme d’un fait <démontré, universellement [ill.],> universellement accepté, et comme tel ne pouvant plus devenir l’objet d’un doute quelconque, se bornant, pour toute preuve, à constater l’antiquité et <l’un> cette universalité même de la croyance en Dieu.

[A partir d’ici Bakounine a utilisé plusieurs passages, légèrement modifiés, du manuscrit antérieur destiné plus tard à former l’Appendice.] Cette unanimité imposante, selon l’avis de beaucoup d’hommes et d’écrivains illustres, et pour ne citer que les plus renommés d’entre eux, <[ill.]> selon l’opinion éloquemment exprimée de Joseph de Maistre et du grand patriote Italien Giuseppe Mazzini, vaut plus que toutes les démonstrations de la science; et si la logique d’un petit nombre de penseurs conséquents et même très puissants, mais isolés, lui est contraire, tant pis, disent-ils, pour ces penseurs et pour leur logique, car le consentement universel, l’adoption universelle et antique d’une idée ont été considérés de tout temps comme la preuve la plus victorieuse de sa vérité. Le sentiment de tout le monde, une conviction qui se retrouve et se maintient toujours et partout, ne sauraient se tromper. Ils doivent avoir leur racine dans une nécessité absolument inhérente à la nature même de l’homme. Et puisqu’il a été constaté que tous les peuples <présents et> passés et présents ont cru et cro<y>ient à l’existence de Dieu, il est <clai> évident que ceux qui ont le malheur d’en douter, <quelque> quelle que soit la logique qui les ait entraînés dans ce doute, sont des <monstres> exceptions anormales, des monstres.

Ainsi donc, l’antiquité et l’universalité d’une croyance serait, contre toute science et contre toute logique, une preuve suffisante# |36 et irrécusable de sa vérité. Et pourquoi?

Jusqu’au siècle de Galilée et de Kopernik tout le monde avait cru que le soleil tournait autour de la terre. Tout le monde ne s’était-il pas trompé? Qu’y a-t-il de plus antique et de plus universel que l’esclavage? L’ant[h]ropophagie, peut-être. Dès l’origine <historique de la société humaine> de la société historique jusqu’à nos jours, il y’a eu toujours et partout exploitation du travail forcé des masses, esclaves, serves ou salariées, par quelque minorité dominante; oppression des peuples par l’Eglise et par l’Etat. Faut-il en conclure que cette exploitation et cette oppression soient des nécessités absolument inhérentes à l’existence même de la société humaine? Voilà des exemples qui <prouvent> montrent que l’argumentation des avocats du bon Dieu ne prouve rien.

Rien n’est, en effet, ni aussi universel, ni aussi antique que l’inique et l’absurde, et c’est au contraire la vérité, la justice qui, dans le développement des sociétés humaines, sont les moins universelles, les plus jeunes; ce qui explique <d’ailleurs> aussi le phénomène historique constant <de la> des persécutions <dont [cruelles?]> inouïes dont <leurs proclamateurs premiers> ceux qui les proclament les premiers ont été et continuent d’être toujours les objets de la part des représentants officiels, patentés et intéressés des croyances universelles et antiques, et <de la part de ces> souvent de la part de ces mêmes masses populaires, qui <finissent toujours> après les avoir bien tourmentés, finissent toujours par adopter et par faire triompher leurs idées.

Pour nous, matérialistes et socialistes révolutionnaires, il n’est rien qui nous étonne, ni nous effra<y>ie dans ce phénomène historique. Forts de notre conscience, de notre amour pour la vérité quand même, de cette passion logique qui constitue à elle seule une grande puissance, [intercalé: et] en dehors de la quelle il n’est point de pensée; forts de notre passion pour la justice et de# |37 notre foi inébranlable dans le triomphe de l’humanité sur toutes les bestialités théoriques et pratiques; forts enfin de <l’appui mutuel> la confiance et de l’appui mutuels que se donnent le petit nombre de ceux qui partagent nos convictions, nous nous résignons pour nous-mêmes à toutes les conséquences de ce phénomène historique, dans lequel nous voyons la manifestation d’une loi sociale <toute> aussi naturelle, [intercalé: aussi] nécessaire et aussi invariable que toutes les autres lois qui gouvernent le monde.

Cette loi est une conséquence logique, inévitable, de l’origine animale de la société humaine; et en vue de toutes les preuves scientifiques, physiologiques, psychologiques, historiques, qui se sont accumulées de nos jours, aussi bien qu’en vue des exploits <actuels des Prussiens, des Allemands qui en donnent une> des Allemands, conquérants de la France, qui en donnent aujourd’hui une démonstration aussi éclatante, il n’est plus possible vraiment d’en douter. Mais du moment qu’on accepte cette origine animale de l’homme, tout s’explique. Toute l’histoire nous apparaît alors comme la négation révolutionnaire, tantôt lente, apathique, endormie, tantôt passionnée et puissante, <<<et> mais toujours humaine> du passé. Elle consiste précisément dans la négation <[ill.]> progressives de <l’humani> l’animalité <primitive> première de l’homme par le développement de son humanité. L’homme, bête féroce, cousin du gorille, est parti de la nuit profonde de l’instinct animal pour arriver à la lumière de l’esprit, ce qui explique d’une manière tout-à-fait naturelle toutes ses divagations passées et nous console en partie de ses erreurs présentes. Il est parti de l’esclavage animal, et traversant l’esclavage divin, terme transitoire entre son animalité et son humanité, il marche aujourd’hui à la conquête et à la réalisation de <son> sa liberté humaine. D’où il résulte que l’antiquité# |38 d’une croyance, d’une idée, loin de prouver quelque chose en sa faveur, doit au contraire nous la rendre suspecte. <Derriè> Car derrière nous est notre animalité et devant nous notre humanité, et la lumière humaine, la seule qui puisse nous réchauffer et nous éclairer, la seule qui puisse nous émanciper <et>, nous rendre dignes, libres, heureux et réaliser la fraternisé parmi nous, n’est jamais au début, mais relativement à l’époque où l’on vit, toujours à la fin de l’histoire. Ne regardons donc jamais en arrière, toujours en avant, car en avant est notre soleil et notre salut; et s’il nous est permis, s’il est même utile, nécessaire de nous retourner, en vue de l’étude de notre passé, ce n’est que pour constater ce que nous avons été et ce que nous ne devons plus être, ce que nous avons cru et pensé, et ce que nous ne devons plus ni croire ni penser, ce que nous avons fait et ce que nous ne devons plus faire jamais.

Voilà pour l’antiquité. Quant à l’universalité d’une erreur, elle ne prouve qu’une chose: la similitude, sinon la parfaite identité de la nature humaine, dans tous les temps et sous tous les climats. Et puisqu’il est constaté que tous les peuples, à toutes les époques de leur vie, ont cru et croient encore en Dieu, nous devons en conclure simplement que l’idée divine, issue de nous mêmes, est une erreur historiquement nécessaire dans le développement de l’humanité, et nous demander pourquoi et comment elle s’est produite dans l’histoire, pourquoi l’immense majorité de l’espèce humaine l’accepte encore aujourd’hui comme une vérité?

Tant que nous ne saurons pas nous rendre compte de la manière dont l’idée d’un monde surnaturel ou divin <a dû> s’est produite et a dû fatalement se produire dans# |39 le développement historique de la conscience humaine, nous aurons beau être scientifiquement convaincus de l’absurdité de cette idée, nous ne parviendrons jamais à la détruire dans l’opinion de la majorité; parceque nous ne saurons jamais l’attaquer dans les profondeurs mêmes de l’être humain, où elle a pris naissance, et, condamnés à une lutte stérile, sans issue et sans fin, nous devrons toujours nous contenter de la combattre seulement à la surface, dans ses innombrables manifestations, dont l’absurdité, à peine <abattue> abattue par les coups du bon sens, renaîtra aussitôt sous une forme nouvelle et non moins insensée; tant que la racine de toutes les absurdités qui tourmentent le monde, la croyance en Dieu restera intacte, elle ne manquera jamais de pousser des rejetons nouveaux. C’est ainsi que de nos jours, dans certaines régions de la plus haute société, le spiritisme tend à s’installer sur les ruines du christianisme.

Ce n’est pas seulement dans l’intérêt des masses, c’est dans celui de la santé de notre propre esprit, que nous devons nous efforcer de comprendre la <genès> genèse historique, la succession des causes qui ont <[ill.] et ont développé> développé et produit l’idée de Dieu dans la conscience des hommes. Car nous aurons beau nous dire et nous croire athées, tant que nous n’aurons pas compris ces causes, nous nous laisserons toujours plus ou moins dominer par les clameurs de cette conscience universelle dont nous n’aurons pas surpris le secret; et vu la faiblesse naturelle de l’individu même le plus fort contre l’influence toute puissante du milieu social qui l’entoure, nous courrons toujours le risque de retomber tôt ou tard, et d’une manière ou d’une <[ill.]> autre, dans l’ab<y>îme de l’absurdité religieuse. Les exemples de ces conversions honteuses sont fréquents dans la société actuelle.

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|40J’ai dit la raison pratique principale de la puissance exercée encore aujourd’hui par les croyances religieuses sur les masses. Ces dispositions mystiques ne dénotent pas tant chez elles une <abhérration> aberration de l’esprit qu’un profond mécontentement du coeur. C’est la protestation instinctive et passionnée de l’être humain contre les étroitesses, les platitudes, les douleurs et les hontes d’une existence misérable. Contre cette maladie, ai-je dit, il n’est qu’un seul remède: c’est la Révolution sociale.

Dans l’Appendice, j’ai tâché d’exposer les causes <psychologiques> qui ont présidé à la naissance et au développement <des hallucinati> historique des hallucinations religieuses dans la conscience de l’homme. Ici <je dois> je ne veux traiter cette question de l’existence d’un Dieu ou de l’origine divine du monde et de l’homme, <au> qu’au point de vue de son utilité morale et sociale, et je ne dirai sur la raison théorique de cette croyance, que peu de mots seulement, afin de mieux expliquer ma pensée.

Toutes les religions, avec leurs Dieux, leurs demi-Dieux, et leurs prophètes, leurs messies et leurs saints, ont été créées par la fantaisie crédule des hommes, non encore arrivés au plein développement et à la pleine possession<s> de leurs facultés intellectuelles; en conséquence de quoi, le ciel religieux n’est autre chose qu’un mirage où l’homme, exalté par l’ignorance et la foi, retrouve sa propre image, mais agrandie et renversée, c’est-à-dire divinisée. L’histoire des religions, celle de la naissance, de la grandeur et de la décadence des Dieux qui se sont succédé dans la croyance humaine, n’est donc rien que le développement de l’intelligence et de la conscience collectives des hommes. A mesure que dans leur <développement> marche historiquement progressive, ils découvraient, soit en <eux, soit> eux-mêmes, soit# |41 dans la nature extérieure, une force, une qualité ou même un grand défaut quelconques, ils <l’> les attribuaient à leurs Dieux, après les avoir exagérés, élargis outre mesure, comme le font ordinairement les enfants, par un acte de leur fantaisie religieuse. Grâce à cette modestie et à cette pieuse générosité des hommes croyants et <créduls> crédules, le ciel s’est enrichi des dépouilles de la terre et, par une conséquence nécessaire, plus le ciel devenait riche, et plus l’humanité, plus la terre devenaient misérables. Une fois la divinité installée, elle fut naturellement proclamée la cause, la raison, l’arbitre et le dispensateur absolu de toutes choses: le monde ne fut plus rien, <et> elle tout; et l’homme, son vrai créateur, après l’avoir tirée du néant à son insu, s’agenouilla devant elle, l’adora et se proclama sa créature et son esclave.

Le christianisme est précisément la religion par excellence parcequ’il expose et manifeste, dans sa plénitude, la nature, la propre essence de tout système religieux, qui est l’appauvrissement, l’asservissement et l’anéantissement de l’humanité au profit de la Divinité.

Dieu étant tout, le monde réel et l’homme ne sont rien. Dieu étant la vérité, la justice, le bien, le beau, la puissance et la vie, l’homme est le mensonge, l’iniquité, le mal, la laideur, l’impuissance et la mort. Dieu étant le maître, l’homme est l’esclave. Incapable de trouver par lui-même la Justice, la Vérité et la Vie éternelle, il ne peut y arriver qu’au moyen d’une révélation divine. Mais qui dit révélation, dit révélateurs, messies, prophètes, prêtres [intercalé: et] législateurs inspirés par Dieu même; et ceux-là une fois reconnus comme les représentants de la Divinité sur la terre, comme les saints instituteurs <et instructeurs> de l’humanité, élus par Dieu même pour# 42 la diriger dans la voie du salut, ils doivent nécessairement exercer un pouvoir absolu. Tous les hommes leur doivent une obéissance illimitée et passive; car contre la Raison Divine il n’y a point de raison humaine, et contre la Justice de Dieu il n’y a point de justice terrestre qui tiennent. Esclaves de Dieu, les hommes doivent l’être aussi de l’Eglise et de l’Etat, en tant que ce dernier est consacré par l’Eglise. Voilà ce que de toutes les religions qui existent ou qui ont existé, le christianisme a mieux compris que les autres, sans excepter même les antiques religions orientales, qui d’ailleurs n’ont embrassé que des peuples [intercalé: distincts et privilégiés], tandis que le christianisme a la prétention d’embrasser l’humanité tout entière; et voilà ce que de toutes les sectes chrétiennes, le catholicisme romain a seul proclammé et réalisé avec une conséquence rigoureuse. C’est pourquoi le christianisme est la religion absolue, la dernière religion; et pourquoi l’Eglise apostolique et Romaine est la seule conséquente, légitime et divine.

N’en déplaise donc aux métaphysiciens et aux idéalistes religieux, philosophes, politiciens ou poètes: L’idée de Dieu implique l’abdication de la raison et de la justice humaines; elle est la négation la plus décisive de <l’humaine> la liberté [intercalé: humaine> et aboutit nécessairement à l’esclavage des hommes, tant en théorie qu’en pratique./

A moins donc de vouloir l’esclavage et l’avilissement des hommes, comme le<s> veulent les jesuites, comme le<s> veulent les mômiers, les piétistes ou les méthodistes protestants, nous ne pouvons [intercalé: pas], nous ne devons [intercalé: pas] faire la moindre concession ni au Dieu de la théologie ni à celui de la métaphysique. Car dans cet alphabet mystique qui commence par dire A devra fatalement finir par dire Z, et qui veut adorer Dieu doit, sans se faire de pueriles illusions, renoncer bravement à sa liberté et à son humanité:

Si Dieu est, <donc> l’homme est esclave; [intercalé: or] l’homme peut, doit être libre, donc Dieu n’existe pas.

<Non> Je défie qui que ce soit de sortir de ce cercle, et maintenant qu’on choisisse.

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|43 [verso de la page précédente, texte rayé par une main inconnue] <<Pages 149-169 inclusivement

Je te prie, cher ami, envoye tout le manuscrit corrigé à Ozeroff qui le demande à grands cris.

En tout, avec ceci, je t’ai envoyé 89 pages (81-169)>>#

|44Est-il besoin de rappeler combien et comment les religions a<b>bêtissent et corrompent les peuples? Elles tuent en eux la raison, ce principal instrument de l’émancipation humaine et les réduit à l’imbécillité, condition essentielle de leur esclavage. Elles deshonorent le travail humain et en font un signe et une source de servitude. Elles tuent la notion et le sentiment de la justice humaine dans leur sein, faisant toujours pencher la balance <en faveur> du côté des coquins triomphants, objets privilégiés de la grâce divine. Elles tuent <l’humaine> la fierté et <l’humaine> la dignité [intercalé: humaines], ne protégeant que les rampants et les humbles. Elles étouffent dans le coeur des peuples tout sentiment <d’humaine> de fraternité [intercalé: humaine] en le remplissant de cruauté divine.

Toutes les religions sont cruelles, toutes sont fondées sur le sang; car toutes reposent principalement sur l’idée du sacrifice, c’est à dire sur l’immolation perpétuelle de l’humanité à <l’inextinguible> l’insatiable <vengeance> vengeance de la Divinité. Dans ce sanglant mystère, l’homme est toujours la victime, <est> et le prêtre, homme aussi, mais homme privilégié par la grâce, est le divin bourreau. Cela nous explique pourquoi les prêtres de toutes les religions, les meilleurs, les plus humains, les plus doux, ont presque toujours dans le fond de leur coeur, et sinon dans le coeur, dans leur imagination, dans l’esprit, – et l’on sait l’influence formidable que l’une et l’autre exercent sur le coeur des hommes – [intercalé: pourquoi] il y’a, dis-je, dans les sentiments de chaque [intercalé: prêtre] quelque chose de cruel et de sanguinaire.

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Tout cela, nos illustres idéalistes contemporains le savent mieux que personne. Ce sont des hommes savants qui savent leur histoire par coeur; et comme ils sont en même temps# |45 des hommes vivants, de grandes âmes <[ill.]> pénétrées d’un amour sincère et profond pour le bien de l’humanité, ils ont maudit et flétri tous ces méfaits, tous ces crimes de la religion avec une éloquence sans pareille. Ils repoussent avec indignation toute solidarité avec le Dieu des religions positives et avec <tous leurs> ses représentants <sur la terre> passés et présents sur la terre.

Le Dieu qu’ils adorent ou qu’ils cro<y>ient adorer se distingue précisement des Dieux <positifs> <[ill.]> réels de l’histoire, en ce qu’il n’est pas du tout un Dieu positif, ni déterminé de quelque manière que ce soit, ni théologiquement, ni même métaphysiquement. Ce n’est ni l’Etre suprême de Robespierre et de J.J. Rousseau, ni le Dieu panthéiste de Spinoza, ni même le Dieu à la fois immanent et transcendant et fort équivoque de Hegel. Ils prennent bien garde de lui donner une détermination positive quelconque, sentant fort bien que toute détermination le soumettrait à l’action dissolvante de la critique. Ils ne diront pas de lui s’il est un Dieu personnel ou impersonnel, <qu’il> s’il a créé ou <qu’il [ill.] le monde> s’il n’a pas créé le monde; ils ne parleront même pas de sa divine providence. Tout cela pourrait le compromettre. Ils se contenteront de dire: Dieu, et rien de plus. Mais alors qu’est-ce que leur Dieu? Ce n’est pas un être, ce n’est pas même une idée, c’est une aspiration.

C’est le nom générique de tout ce qui leur paraît grand, bon, beau, noble, humain. Mais pourquoi ne disent-ils pas alors: l’homme. Ah! c’est que le roi [intercalé: Guillaume] de Prusse et Napoléon III et tous leurs pareils sont également des hommes, et voilà ce qui les embarrasse beaucoup. L’humanité réelle nous pré-sente l’assemblage de tout ce# |46 qu’il y’a de plus sublime, de plus beau, et de tout ce qu’il y’a de plus vil et de plus monstrueux dans le monde. Comment s’en tirer? Alors, ils appellent l’un, divin, et l’autre, bestial, en se représentant la divinité et l’animalité comme les deux pôles, entre lesquels ils placent l’humanité. Ils ne veulent ou ne peuvent pas comprendre que ces trois termes n’en forment qu’un, et que si on les sépare, on les détruit.

Ils ne sont pas forts <en> sur la logique et on dirait qu’ils la méprisent. C’est là ce qui les distingue <profondement> des métaphysiciens panthéistes et déistes, et ce qui <leur donne une> imprime à leurs idées le caractère d’un idéalisme pratique, puisant ses inspirations beaucoup moins dans le développement sévère d’une pensée, que dans les expériences, je dirai presque dans les émotions, tant historiques et collectives qu’individuelles, de la vie. Cela donne à leur propagande une apparence de richesse et de puissance vitale; mais une apparence seulement; car la vie elle-même devient stérile, lorsqu’elle est paralysée par une contradiction logique.

Cette contradiction est celle-ci: Ils veulent Dieu et ils veulent l’humanité. Ils s’obstinent à mettre ensemble deux termes qui, une fois séparés, ne peuvent plus se rencontrer que pour s’entre détruire. Ils disent <en> d’une seule haleine: Dieu et la liberté de l’homme; Dieu, et la dignité et la justice et l’égalité et la fraternité et la prospérité des hommes, – sans se soucier de la logique fatale conformément à laquelle, si Dieu existe, tout cela est condamné à la non-existence. Car si Dieu est, il est nécessairement le Maître éternel, suprême, absolu, et si ce Maître existe, l’homme est esclave; mais s’il est esclave, il n’y a pour lui ni <de> justice, ni <d’>égalité, ni <de> fraternité, ni <de> prospérité possibles. Ils auront beau, contrairement au bon sens et à toutes les expériences de l’histoire, se représenter leur Dieu animé du plus tendre amour pour la liberté humaine. Un maître quoiqu’il fasse et quelque libéral qu’il veuille se# |47 [verso de la page précédente] <<la liberté des hommes, il devrait cesser d’exister.

<Contre> En opposition aux paroles de Voltaire,>># |48 montrer, n’en reste pas moins toujours un maître, et son existence implique nécessairement l’esclavage de tout ce qui se trouve au dessous de lui. Donc si Dieu existait, il n’y aurait pour lui qu’un seul moyen de servir la liberté humaine; ce serait de cesser d’exister.

Amoureux et jaloux de la liberté humaine et la considérant comme la condition absolue de tout ce que nous adorons et respectons dans l’humanité, je retourne la phrase de Voltaire et je dis, que, si Dieu existait réellement, il faudrait le faire disparaître.

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La sévère logique qui me dicte ces paroles est par trop évidente pour que j’aie besoin de <la> développer davantage [intercalé: cette argumentation]. Et il me paraît impossible que les hommes illustres, dont j’ai cité les noms si célèbres et si justement respectés, n’en aient pas été frappés eux mêmes, et qu’ils n’aient point <apperçu> aperçu la contradiction dans laquelle ils tombent, en parlant de Dieu et de la liberté humaine à la fois. Pour qu’ils aient passé outre, il a fallu donc qu’ils aient pensé que cette inconséquence ou que [intercalé: ce] passe-droit logique était pratiquement nécessaire pour le bien même de l’humanité.

Peut-être aussi, que tout en parlant de la liberté comme d’une chose qui <leur> est [intercalé: pour eux] bien respectable<,> et bien chère, la comprennent-ils tout-à-fait autrement que nous ne la comprenons, nous autres, matérialistes et socialistes révolutionnaires. En effet, ils n’en parlent jamais sans y ajouter aussitôt un autre môt, celui de l’autorité, un môt et une chose que nous détestons du plein de nos coeurs.

Qu’est ce que l’autorité? Est-ce la puissance inévitable des lois naturelles qui se manifestent dans l’enchaînement et dans la succession fatale des phénomènes tant du monde physique que <social> du monde social? En effet, contre ces lois la révolte est non seulement défendue, mais elle est encore impossible. Nous pouvons les méconnaître ou ne point encore les connaître, mais nous ne pouvons pas leur désobéir, parcequ’elles constituent la base et les conditions mêmes de notre existence; <de sorte qu’alors même que nous> elles nous enveloppent, nous# |49 pénètrent, règlent tous nos mouvements, nos pensées et nos actes; de sorte qu’alors même que nous croyons leur désobéir, nous ne faisons autre chose que manifester leur toute puissance.

Oui, nous sommes absolument les esclaves de ces lois. Mais il n’y a rien d’humiliant dans cet esclavage, ou plutôt ce n’est pas même l’esclavage. Car l’esclavage suppose un maître<, un législateur> extérieur, un législateur qui se trouve en dehors de celui à qui il commande; tandis que ces lois ne sont pas en dehors de nous; elles nous sont inhérentes, elles constituent notre être, tout notre être; <de sorte qu’une révolte contre elles serait de notre part une révolte contre nous mêmes, un suicide, un non-sens.> tant corporel qu’intellectuel et moral; nous ne vivons, nous ne respirons, nous n’agissons, nous ne pensons, nous ne voulons que par elles. En dehors d’elles, nous ne sommes rien, <ou plutôt> nous ne sommes pas. D’où nous viendrait donc le pouvoir et le vouloir de nous révolter contre elles?

Vis à vis des lois naturelles, il n’est pour l’homme qu’une <[ill.]> seule liberté possible: c’est de les reconnaître et de les appliquer toujours davantage, conformément au but d’émancipation ou d’humanisation tant collective qu’individuelle qu’il poursuit, <aux conditions> à l’organisation de son existence matérielle et sociale. Ces lois une fois reconnues <par l’homme> exercent <sur loi> une autorité qui n’est jamais discutée par la masse des hommes. Il faut, par exemple, être un fou, ou un théologien, ou pour le moins un métaphysicien, un juriste, ou un économiste bourgeois, pour se révolter contre cette loi d’après laquelle 2 x 2 font 4. Il faut avoir la foi pour s’imaginer qu’on ne brûlera pas dans le feu et qu’on ne se noyera pas dans l’eau, <si l’on ne sait pas [ill.]> à moins qu’on n’a<y>it recours à quelque subterfuge qui est encore fondé sur quelque autre loi naturelle. Mais ces révoltes, ou plutôt ces tentatives ou ces folles imaginations d’une révolte impossible, ne forment qu’une exception assez rare, car en général, on peut dire que la masse des hommes, [intercalé: dans sa vie quotidienne,] se laisse gouverner# |50 par le bon sens, <en> ce qui veut dire, par la somme des lois naturelles généralement reconnues, d’une manière àpeuprès absolue.

Le grand malheur, c’est qu’une [intercalé: grande] quantité de lois naturelles déjà <adoptées> constatées, comme telles, par la science, restent inconnues aux masses populaires, grâce <à> aux soins de ces gouvernements tutélaires qui n’existent, comme on sait, que pour le bien des peuples. Il est un autre inconvénient; c’est que la majeure partie<, que dis-je, presque toutes les> des lois naturelles qui sont inhérentes au développement de la société humaine <restent encore inconnues> et qui sont tout aussi nécessaires, invariables, fatales, que les lois qui gouvernent le monde physique, <restent encore inconnues même à la science> n’ont pas été dûment constatées et reconnues par la science elle-même.

Une fois qu’elles auront été reconnues d’abord par la science, et que de la science, au moyen d’un large système d’éducation et d’instruction populaires, elles auront passé dans la conscience de tout le monde, la question de la liberté sera parfaitement résolue. Les <plus> autoritaires les plus récalcitrants doivent reconnaître qu’alors il n’y <aura pas> aura plus besoin ni d’organisation, ni de direction, ni de législation politiques, [intercalé: trois choses qui, soit] <<<toutes ces choses était artificielles, fausses, despotique et par conséquent funestes, quelconque> toutes ces trois choses, également funestes se contraire à la liberté des masses, soit>> qu’elles émanent de la volonté du souverain ou de la votation d’un parlement élu par le suffrage universel, et <fussent elles-mêmes> alors même qu’elles seraient conformes au système des lois naturelles, – ce qui n’a jamais [intercalé: lieu] et ce qui ne pourra jamais avoir lieu – <seront> sont toujours également funestes et contraires à la liberté des masses, parce qu’elles leur imposent un système de lois extérieures, et par conséquent despotiques.

La liberté de l’homme consiste uniquement en ceci, qu’il obéit aux lois naturelles parce qu’il <l’a> les a reconnues lui-même# |51 comme telles, et non parcequ’elles lui <a> ont été extérieurement imposées <par une volonté [intercalé: étrangères]> par une volonté étrangère, divine ou humaine, collective ou individuelle, quelconque.

Supposez une académie de savants, composée des représentants les plus illustres de la science; supposez que cette académie soit chargée de <la législation et> la législation, de l’organisation de la société, et que, ne s’inspirant que de l’amour de la vérité le plus pur, elle ne lui dicte que des lois absolument conformes aux plus récentes découvertes de la science. Eh bien, je prétends, moi, que cette législation et cette organisation seront une monstruosité, et cela pour deux raisons: la première, c’est que la science humaine <est [ill.] très> est toujours nécessairement imparfaite, et qu’en comparant ce qu’elle <[ill.]> a découvert avec ce qu’il lui reste à découvrir, on peut dire qu’elle est toujours à son berceau. De sorte que si on voulait forcer la vie pratique, tant collective qu’individuelle des hommes, à se conformer strictement, exclusivement, aux dernières données de la science, on condamnerait la société aussi bien que les individus à souffrir le martyre sur un lit de Procuste, qui finirait bientôt par les disloquer et par les étouffer, la vie restant toujours infiniment plus large que la science.

La seconde raison est celle-ci: une société qui obéirait à une législation émanée d’une académie scientifique, non parce qu’elle [intercalé: en] aurait compris elle-même le caractère rationnel, dans lequel cas l’existence de l’académie deviendrait inutile, mais parceque cette législation, <émene> émanant de cette académie, <s’imposerait elle au> s’imposerait à elle au nom d’une science qu’elle <vénérerait> vénérerait sans la comprendre, [intercalé: – une telle société] serait une société non d’hommes, mais de brutes. Ce serait une seconde édition de cette pauvre République du Paraguay qui se laissa gouverner si longtemps# |52 par la Compagnie de Jésus. Une telle société ne manquerait pas de descendre bientôt au plus bas degré d’idiotisme.

Mais il est encore une troisième raison qui rend un tel gouvernement impossible. C’est qu’une académie scientifique revêtue de cette souveraineté pour ainsi dire absolue, et fût-elle même composée des hommes les plus illustres, finirait infailliblement et bientôt, [intercalé: elle-même,] par se corrompre et moralement et <mentalement> intellectuellement<, par s’abrutir [ill.] et par s’abettir>. C ‘est déjà aujourd’hui, avec le peu de privilèges qu’on leur laisse, l’histoire de toutes les académies. Le plus grand génie scientifique, du moment qu’il devient un académicien, un savant officiel, patenté, baisse inévitablement et s’endort. Il perd sa spontanéité, sa hardiesse révolutionnaire, <la sauvage et incommode énergie qui caractérise> <cette> <et cet> et cette énergie incommode et sauvage qui caractérise la nature des plus grands génies, appelés [intercalé: toujours] à détruire les mondes <anciens> caducs et à jeter les fondements des mondes nouveaux. Il gagne sans doute en politesse, en sagesse utilitaire et pratique, ce qu’il perd en puissance de pensée -. Il se corrompt en un môt.

C’est le propre du privilège et de toute position privilégiée que de tuer l’esprit et le coeur des hommes. L’homme privilégié soit politiquement, soit économiquement, est un homme intellectuellement et moralement dépravé. Voilà une loi sociale qui n’admet aucune exception, et qui s’applique aussi bien à des nations tout entières qu’aux classes, aux compagnies et aux individus. C’est la loi de l’égalité, condition suprême de la liberté et de l’humanité. Le bût principal de ce livre est précisement de la développer, et d’en démontrer la vérité dans toutes les manifestations de la vie humaine.

Un corps scientifique auquel on aurait confié# |53 le gouvernement de la société, finirait bientôt par ne plus <occuper> s’occuper du tout de science, mais d’une tout autre affaire; et cette affaire, l’affaire de tous les pouvoirs établis, serait de s’éterniser en rendant la société confiée à ses soins toujours plus stupide et par conséquent plus nécessiteuse de son gouvernement et de sa direction.

Mais ce qui est vrai pour les académies scientifiques, l’est également pour toutes les Assemblées constituantes et législatives, lors mêmes qu’elles sont issues du suffrage universel. Ce dernier peut en renouveler la composition, il est vrai, ce qui n’empêche pas qu’il ne se forme en quelques années un corps <privilégié> de politiciens, privilégiés de fait non de droit, et qui [intercalé: en] se vouant exclusivement à la direction des affaires <politiques> publiques d’un pays, finissent par former une sorte d’aristocratie ou d’oligarchie politique. Voir les Etats-Unis d’Amérique et la Suisse.

Ainsi point de législation extérieure et point d’autorité, l’une étant d’ailleurs inséparable de l’autre et toutes les deux tendant à l’asservissement de la société et à l’abrutissement des législateurs eux-mêmes.

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S’en suit-il que je repousse toute autorité? Loin de moi cette pensée. Lorsqu’il s’agit de bottes j’en refère à l’autorité du cordonnier; <s’il> s’il s’agit d’une maison, d’un canal ou d’un chemin de fer, je consulte celle [intercalé: de l’architecte ou] de l’ingénieur. Pour telle science spéciale je m’adresse à tel savant. Mais je ne me laisse imposer ni par le cordonnier, ni l’architecte, ni le savant. Je les écoute librement et avec tout le respect que méritent leur intelligence, leur caractère, leur# |54 savoir, en réservant toutefois mon droit incontestable de critique et de contrôle. Je ne me contente pas de consulter une seule autorité spécialiste, j’en consulte plusieurs; je compare leurs opinions, et je choisis celle qui me paraît la plus juste. Mais je ne reconnais point d’autorité infaillible, même dans les questions toutes spéciales, par conséquent, quelque respect que je puisse avoir pour l’honnêteté et pour la sincérité de tel ou de tel autre individu, je n’ai de foi absolue en personne. Une telle foi serait fatale à ma raison, à ma liberté et au succès même de mes entreprises; elle me transformerait immédiatement en un esclave stupide [intercalé: et] en un instrument de la volonté et des intérêts d’autrui.

Si je m’incline devant l’autorité des spécialistes et si je me déclare prêt <d’en> à en suivre, dans une certaine mesure et pendant tout le temps que cela me paraît nécessaire, les indications <et> et même la direction, c’est parce que cette autorité ne m’est imposée par personne, ni par les hommes ni par Dieu. Autrement je les repousserais avec horreur et j’enverrais au Diable leurs conseils, leur direction et leur science, certain qu’ils me feraient payer par la perte de ma liberté et de ma dignité humaine les bribes de vérité enveloppées de beaucoup de mensonges qu’ils pourraient me donner.

Je m’incline devant l’autorité des hommes spéciaux parce qu’elle m’est imposée par ma propre raison. J’ai la conscience de ne pouvoir [intercalé: embrasser] dans tous ses détails et ses développements positifs qu’une très petite partie de la science humaine. La plus grande intelligence ne suffirait pas pour embrasser le tout. D’où résulte, pour la science aussi bien que pour l’industrie, la nécessité de la division et de l’association du travail. Je reçois et je donne, telle est la vie humaine. Chacun est autorité dirigeante et chacun est dirigé à son tour. Donc il n’y a point d’autorité fixe et constante, mais un échange continu d’autorité et de subordination# |55 [intercalé: mutuelles,] passagères et surtout volontaires.

Cette même raison m’interdît donc de reconnaître une autorité fixe, constante et universelle, parce qu’il n’y a point d’homme universel, d’homme qui soit capable d’embrasser dans cette richesse de détails, sans laquelle l’application de la science à la vie n’est point possible, toutes les sciences, toutes les branches de la vie sociale. Et si une telle universalité pouvait jamais se trouver réalisée dans un seul homme, [intercalé: et qu’il voulût s’en prévaloir pour nous imposer son autorité,] il faudrait chasser cet homme de la société, parce que son autorité réduirait <tous les> inévitablement tous les autres à l’esclavage et à l’imbécillité. Je ne pense pas que la société doive maltraiter les hommes de génie comme elle l’a fait jusqu’à présent. Mais je ne pense pas non plus qu’elle doive trop les engraisser ni leur accorder surtout des privilèges ou des droits exclusifs quelconques; et cela pour trois raisons: d’abord parce qu’il lui arriverait souvent de prendre un charlatan pour un homme de génie; ensuite <parce qu’elle pourrait> parceque, par ce système de privilèges, elle pourrait transformer en un charlatan même un véritable homme de génie, le démoraliser, <l’abbetir,> l’abêtir; <l’abbrutir;> et enfin, parce qu’elle se donnerait un despote.

Je me résume. Nous reconnaissons donc l’autorité absolue de la science, parceque la science n’a d’autre objet que la reproduction mentale, refléchie et aussi systématique que possible, des lois naturelles qui sont <inhérentes> inhérentes à la vie tant matérielle qu’intellectuelle et morale, tant du monde physique que du monde social, ces deux mondes ne constituant dans le fait qu’un seul et même monde naturel. <Mais nous ne reconnaissons ni l’infaillibi> En dehors de cette# |56 autorité uniquement légitime, parce qu’elle est rationnelle et conforme à la liberté humaine, nous déclarons toutes les autres autorités mensongères, arbitraires, despotiques et funestes.

Nous reconnaissons l’autorité absolue de la science, mais nous repoussons l’infaillibilité et l’universalité des <hommes> représentants de la science. Dans notre Eglise à nous – qu’il me soit permis de me servir un moment de cette expression que d’ailleurs je déteste; l’Eglise et l’Etat sont mes deux bêtes noires – dans notre Eglise, comme dans l’Eglise protestante, nous avons un chef, un Christ invisible, la Science; et comme les protestants, plus conséquents même que les protestants, nous ne voulons y souffrir ni <pape infaillible> pape, ni conciles ni conclaves de cardinaux infaillibles, ni évêques, ni <prêtres> même de prêtres. Notre Christ se distingue du Christ protestant et chrétien <par> en ceci, que ce dernier est un Etre personnel, le nôtre impersonnel; le Christ chrétien déjà accompli dans un passé éternel, se présente comme un être parfait, tandis que l’accomplissement et la perfection de notre Christ à nous, de la science, est toujours dans l’avenir, ce qui équivaut à dire qu’ils ne se réaliseront jamais. En [intercalé: ne] reconnaissant l’autorité absolue [intercalé: que] de la science absolue, nous

<ne engageons pas donc beaucoup> n’engageons donc aucunement notre liberté.

J’entends par ce mot, science absolue, la science vraiment universelle qui reproduirait idéalement dans toute son extension et dans tous ses détails infinis, <les> l’univers, le système ou la coordination de toutes les lois naturelles qui se manifestent dans le développement incessant des mondes. Il est évident que cette science, objet sublime de tous les efforts de l’esprit humain, ne se réalisera jamais dans sa plénitude absolue. Notre Christ restera donc éternellement inachevé, ce qui doit <rabbatre> rabattre beaucoup# |57 l’orgueil de ses représentants [intercalé: patentés] parmi nous. Contre ce Dieu le fils au nom duquel ils prétendraient nous imposer leur autorité <insolente> insolente et pédantesque, nous en appellerons à Dieu le père, qui est le monde réel, la vie réelle, dont il n’est lui que l’expression par trop imparfaite, et dont nous sommes, nous, les êtres réels, vivants, travaillants, <battants, et souffrants> combattants, aimants, aspirants, jouissants et souffrants, les représentants immédiats.

Mais tout en repoussant l’autorité absolue, universelle et infaillible des hommes de la science, nous nous inclinons volontiers devant l’autorité respectable, mais relative et très passagère, très restreinte, des représentants des sciences spéciales, ne demandant pas mieux que de les consulter tour à tour, et fort reconnaissants pour les indications précieuses qu’ils voudront bien nous donner, à condition qu’ils veulent bien en recevoir <en retour> de nous-mêmes sur les choses <que> et dans les occasions où nous sommes plus savants qu’eux; et en général, nous ne demandons pas mieux que [intercalé: de voir> des hommes doués d’un grand savoir, d’une grande expérience, d’un grand esprit et d’un grand coeur surtout, <exercent> exercer sur nous une influence naturelle et légitime, librement <exercée> acceptée, et jamais imposée, au nom de quelque autorité officielle que ce soit, céleste ou terrestre. Nous acceptons toutes les autorités naturelles, et toutes les influences de fait, aucune de droit; car toute autorité ou toute influence de droit et comme telle officiellement imposée, devenant <nécessairement> aussitôt une oppression et un <mensonge> mensonge, nous imposerait infailliblement, comme je crois l’avoir suffisamment démontré, l’esclavage et l’absurdité.

En un môt nous repoussons toute législation, toute autorité et toute influence privilégiée, patentée, officielle et légale, même# |58 sortie du suffrage universel, convaincus qu’elles ne pourront tourner jamais qu’au profit d’une minorité dominante et exploitante contre les intérêts de l’immense majorité asservie. –

Voilà dans quel sens nous sommes réellement des anarchistes.

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Les idéalistes modernes entendent l’autorité d’une manière tout-à-fait différente. Quoique libres des superstitions traditionnelles de toutes les religions positives existantes, ils attachent néanmoins à cette idée <d’autorité> de l’autorité un sens divin, absolu. Cette autorité n’est point celle d’une vérité miraculeusement révélée, ni celle d’une vérité rigoureusement [intercalé: et] scientifiquement démontrée. <elle se fonde> Ils la fondent sur un peu d’argumentation quasi-philosophique, et sur beaucoup de foi vaguement religieuse, sur beaucoup de sentiment idéalement, abstractivement poétique. Leur religion est comme un dernier essai<s> de divinisation de tout ce qui constitue l’humanité dans les hommes.

C’est tout le contraire de l’oeuvre que nous accomplissons. Nous croyons devoir, en vue de la liberté humaine, de la dignité humaine et de la prospérité humaine, reprendre au ciel les biens qu’il a dérobés à la terre, pour les rendre à la terre; tandis <qu’ils> que, s’efforçant de <comettre> commettre un dernier larcin religieusement héroïque, <et de rendre au ciel> ils voudraient, eux, au contraire <rendre au ciel> restituer de nouveau au ciel, à ce divin voleur <[ill.]> aujourd’hui démasqué [intercalé: <et [ill.] à son tour> et, mis à son tour au pillage par] <par> l’impiété audacieuse et par l’analyse scientifique des <abbées> libres penseurs, tout ce que l’humanité contient de plus grand, de plus beau, de plus noble.#

|59 [verso de la page précédente] <<sorties du suffrage universel, convaincus qu’elles ne peuvent donner, comme je m’en vais <se prouver encore [ill.] davantage> essayer de le prouver plus bas, qu’un profit d’une minorité dominante et exploitante, contre les intérets et contre la liberté de l’immense majorité>>#

|60Il leur paraît, sans doute, que pour jouir d’une plus grande autorité parmi les hommes, <les id> les idées et les choses humaines doivent être revêtues d’une sanction divine. <Non> Comment s’annonce cette sanction? Non par un miracle, comme dans les religions positives, mais par la grandeur ou par la sainteté même des idées et des choses: ce qui est grand, ce qui est <beau> beau, ce qui est noble, ce qui est juste, est divin. Dans <cette religion là> ce nouveau culte religieux, tout homme qui s’inspire de ces idées, de ces choses, devient un prêtre, <inspiré> immédiatement <et> consacré par Dieu même. Et la preuve? Il n’en est pas besoin d’autre; c’est la grandeur même des idées et des choses qu’il accomplit, <[ill.]> qu’il exprime. Elles sont si saintes qu’elles ne peuvent <[ill.] que de> avoir été inspirées que par Dieu.

Voilà en peu de mots toute leur philosophie: philosophies de sentiments, non de pensées réelles, une sorte de <piétisme> piétisme métaphysique. Cela paraît innocent, mais cela ne l’est pas du tout, et la doctrine <fais> très précise, très étroite et très sèche, qui se cache sous le vague insaisissable de ses formes poétiques, conduit aux mêmes résultats désastreux que toutes les religions positives: c’est à dire à la négation la plus complète de la liberté et de la dignité humaines.

<Déclarer> Proclam<m>er comme divin tout ce qu’on trouve de grand, <dans j> de juste, de noble, de beau dans l’humanité, c’est reconnaître implicitement que l’humanité par elle-même aurait été incapable de <les> le produire; ce qui revient à dire, <que> qu’abandonnée à elle même, sa propre nature est misérable, inique, vile et laide. Nous voilà revenus à l’essence de toute religion, c’est à dire au dénigrement de l’humanité# |61 pour la plus grande gloire de la divinité. Et du moment que l’infériorité naturelle de l’homme et son incapacité foncière de <s’élever> s’élever par lui-même, en dehors de toute inspiration divine, jusqu’aux idées justes et vraies, sont admises, il devient nécessaire d’admettre aussi toutes les conséquences théologiques, politiques et sociales des religions positives. <[ill.]> Du moment que Dieu, l’Etre parfait et suprême, se pose vis-à-vis de l’humanité, les intermédiaires divins, les élus, les inspirés de Dieu sortent de terre pour éclairer, pour diriger et pour gouverner <l’espèce humaine> en son nom l’espèce humaine.

<Mais> Ne pourrait-on pas supposer que tous les hommes soient également inspirés par Dieu? alors il n’y aurait plus besoin d’intermédiaires, [intercalé: sans doute. Mais] cette supposition est impossible, parce qu’elle est trop contredite par les faits. <[ill.]> Il faudrait [intercalé: alors] attribuer <alors> à l’inspiration divine toutes les absurdités et les <contradictions qui se> erreurs qui se manifestent et toutes les horreurs, les turpitudes, les lâchetés et les sottises qui se commettent dans le monde humain. Donc, il <n’y a> n’y a dans ce monde, <dans l’histoire> que peu d’hommes divinement inspirés. Ce sont les grands hommes de l’histoire, les génies vertueux, comme dit l’illustre citoyen et prophète italien Giuseppe <Mazzini> Mazzini. Immédiatement inspirés par Dieu même et s’appuyant sur le consentement universel, exprimé par le suffrage populaire – Dio e Popolo – ils sont appelés à gouverner les sociétés humaines. [[Il y’a six à sept ans, <lors de mon pes> à Londres, j’ai entendu Mr Louis Blanc exprimer àpeuprès la même idée: “La meilleure forme de gouvernement”, m’a t-il dit, “serait celle qui appellerait [intercalé: toujours] aux affaires les hommes de génie vertueux.”]]#

|62Nous voilà retombés dans l’Eglise et dans l’Etat. <Dans> Il est vrai que dans cette organisation nouvelle, établie, comme toutes les organisations politiques anciennes, par la grâce de Dieu, <et seulement formellement appuyer comme dans la formule de Napoléon III et par une sorte de concession à l’esprit moderne> mais appuyée cette fois, <au moins pour la> au moins pour la forme, en guise de concession nécessaire à l’esprit moderne, comme dans les préambules des décrets impériaux de Napoléon III, sur la volonté fictive du peuple, l’Eglise, <il est vrai> ne s’appellera plus Eglise, elle s’appellera Ecole. Mais sur les bancs de cette Ecole ne seront pas assis seulement les enfants; il y’aura le mineur éternel, l’écolier reconnu à jamais incapable de subir ses examens, de s’élever à la science de ses maîtres et de se passer de <la> leur discipline, <de ses maîtres,> le peuple. [[J’ai demandé <un fois> un jour à Mazzini, quelles mesures on prendra pour l’émancipation du peuple, une fois que sa république unitaire triomphante aura été [intercalé: définitivement] établie? “La première mesure, m’a-t-il dit, ce sera <l’établissem> la fondation <d’Eco> des Ecoles pour le peuple.” Et qu’enseignera-t-on dans ces Ecoles au peuple? “Les devoirs de l’homme, le sacrifice et le dévouement” Mais où prendrez-vous un nombre suffisant de professeurs pour enseigner ces choses-là, qu’aucun n’a le droit ni le pouvoir d’enseigner, s’il ne prêche d’exemple? Le nombre des hommes qui trouvent une jouissance suprême dans le sacrifice et dans le dévouement, <est-il> n’est-il pas excessivement restreint? Ceux qui# |63 [suite de la note] se sacrifient au service d’une grande idée, obéissant à une haute passion, et satisfaisant cette passion personnelle en dehors de laquelle la vie elle-même perd toute valeur à leurs yeux, ceux-là pensent ordinairement à tout autre chose qu’à ériger leur action en doctrine; tandis que ceux qui en font une doctrine oublient le plus souvent de la traduire en action, par cette simple raison, que la doctrine tue la vie, tue <l’action> la spontanéité vivante de l’action. Les hommes comme Mazzini, dans lesquels la doctrine et l’action forment une unité admirable, ne sont que de très rares exceptions historiques. Dans le christianisme aussi, il y’a eu de grands hommes, de saints hommes qui ont fait réellement, ou qui au moins se sont passionnement efforcés de faire, tout ce qu’ils disaient, et dont les coeurs débord<ant>ant# |64 [suite de la note] <débordant> d’amour, étaient pleins de mépris pour les jouissances et pour les biens de ce monde. Mais l’immense majorité des prêtres [intercalé: catholiques et protestants] qui par métier ont prêché [intercalé: et qui prêchent] la doctrine de la chasteté, de l’abstinence et de la renonciation, ont démenti généralement leur doctrine par leur exemple. Ce n’est pas en vain, c’est à la suite d’une expérience de plusieurs siècles, que chez les peuples de tous les pays se sont formés ces dictons: “<[ill.]> Libertin comme un prêtre; gourmand comme un prêtre; ambitieux comme un prêtre; <[ill.]> avide, intéressé et cupide comme un prêtre”. Il est donc constaté que les professeurs <des vertus> des vertus chrétiennes, consacrés par l’Eglise, les prêtres, <ont> dans leur immense majorité, ont fait tout le contraire de ce qu’ils ont prêché. Cette majorité même, l’universalité de ce fait prouvent# |65 [suite de la note] qu’il ne faut pas en attribuer la faute aux individus, mais à la position sociale impossible et contradictoire en elle-même, dans laquelle ces individus sont placés. Il y’a dans la position du prêtre chrétien une double contradiction. D’abord celle de la doctrine d’abstinence et de renonciation <avec les> aux tendances et <les> aux besoins positifs de la nature humaine, tendances et besoins qui <chez> dans quelques cas individuels, toujours très <rares> rares, peuvent bien être continuellement refoulés, <écrasées> comprimés et à la fin même complètement anéantis par l’influence constante de quelque <pas> puissante passion intellectuelle et morale; qui, en certains moments d’exaltation collective<s>, peuvent être même oubliés et négligés, <pour un temps> pour quelque temps, <même> par une grande quantité d’hommes [intercalé: à la fois]; mais qui sont <tellem> si foncièrement inhérents à la nature humaine, qu’ils finissent toujours par reprendre leurs droits, <et qui> de sorte que, lorsqu’ils sont empêchés de se satisfaire d’une manière régulière et normale, <cherchent nécessairement une satisfaction [ill.] malfaisante> ils finissent toujours par chercher des satisfactions malfaisantes et monstrueuses. C’est une loi naturelle, et par <consé> conséquent# |66 [suite de la note] fatale, irrésistible, sous l’action funeste de laquelle tombent inévitablement tous les prêtres chrétiens et spécialement ceux de l’Eglise catholique romaine. Elle ne peut frapper les professeurs ou les prêtres de l’Ecole ou de l’Eglise moderne, à moins qu’on ne les oblige, eux aussi, à prêcher l’abstinence et la renonciation chrétiennes.

Mais il est une autre contradiction qui est commune aux uns <et> comme aux autres. Cette contradiction est attachée au titre et à la position même du Maître. Un Maître qui commande, qui opprime et qui exploite, est un personnage très logique et tout-à-fait naturel. Mais un maître qui se sacrifie à ceux <qu’il> qui lui [intercalé: sont] subordonnés de par son privilège divin ou humain, est un être contradictoire et tout-à fait impossible. C’est la constitution même de l’hypocrisie, si bien personnifiée par le Pape# |67 [suite de la note] qui, tout en se disant le dernier serviteur des serviteurs de Dieu, en signe de quoi, suivant l’exemple du Christ, il lave [intercalé: même] une fois par an les pieds de <12> douze mendiants de Rome, se proclame en même [intercalé: temps], comme vicaire de Dieu, le maître absolu et infaillible du monde. Ai-je besoin de rappeler que les prêtres de toutes les Eglises, loin de se sacrifier aux troupeaux confiés à leurs soins, les ont toujours sacrifiés, <en partie à eux-mêmes> exploités et maintenus à l’état de troupeau, en partie pour satisfaire leurs propres passions personnelles et en partie pour servir la <pui> toute-puissance de l’Eglise. Les mêmes conditions, [intercalé: les mêmes causes,] produisent toujours les mêmes effets. Il en sera donc de même pour les professeurs, divinement inspirés et patentés par l’Etat, de l’Ecole moderne. Ils deviendront nécessairement, les uns sans le savoir, les autres avec pleine connaissance de cause, les enseigneurs de la doctrine du sacrifice populaire à la puissance de l’Etat et au profit des classes privilégiées de l’Etat.

Faudra-t-il donc éliminer de la société tout enseignement et abolir toutes les écoles? Non, pas du tout, il faut répandre <en> à pleines mains l’instruction dans les masses, et transformer toutes les Eglises, tous ces temples <dédiés> dédiés à la gloire de Dieu et à l’asservissement des hommes,# |68 [suite de la note] en autant d’écoles <de> d’émancipation humaine. Mais, d’abord, entendons-nous; les écoles proprement dites, dans une société normale, fondée sur l’égalité et sur le respect de la liberté humaine, ne devront exister que pour les enfants et [intercalé: non] pour les adultes; et pour <que> qu’elles deviennent des écoles d’émancipation et non d’asservissement, il faudra en éliminer avant tout cette fiction de Dieu, l’asservisseur éternel et absolu; et il faudra fonder toute l’éducation des enfants et leur instruction sur le développement scientifique de la raison, non sur celui de la foi; sur le développement de la dignité et de l’indépendance personnelles, non sur [intercalé: celui de] la piété et <sur> de l’obéissance <quand même>; sur le culte de la <justice et du respect humain> vérité et de la justice quand mêmes, et avant tout sur le respect humain, qui doit remplacer [intercalé: en tout et partout] le culte divin. Le principe de l’autorité, dans l’éducation des enfants, constitue le point de départ naturel; il est légitime, nécessaire lorsqu’il est appliqué aux enfants en bas âge, alors que leur intelligence ne s’est encore aucunement développée; mais comme le développement de toute chose, et par conséquent de l’éducation aussi, implique la négation successive du point de départ, ce principe doit s’amoindrir graduellement à mesure que leur <indi> éducation et leur instruction s’avance, pour faire place à leur liberté ascendante. Toute éducation rationnelle n’est au fond rien que cette immolation progressive de l’autorité au profit de la liberté, le but final de l’éducation ne <doivent> devant être <[ill.]> que celui de <produi> former des hommes libres et pleins de respect et d’amour pour la liberté d’autrui. Ainsi le premier jour de la vie scolaire, si l’Ecole prend les enfants en bas âge, alors qu’ils commencent# |69 [suite de la note] à peine à balbutier quelques mots, doit être celui de la plus grande autorité et d’une absence àpeuprès complète de liberté; mais son dernier jour doit être par contre celui de la plus grande liberté et de l’abolition absolue de tout vestige du <prestige> principe animal ou divin de l’autorité.

Le principe d’autorité, appliqué aux hommes <arrivés à l’âge> qui ont dépassé ou atteint l’âge de la majorité, <est> devient une monstruosité, une négation flagrante de l’humanité, <et devient nécessairement> une source d’esclavage et de <[ill.]> dépravation intellectuelle et morale. Malheureusement, les gouvernements paternels ont laissé croupir les masses populaires dans une si profonde ignorance, qu’il <devient> sera nécessaire de fonder des Ecoles non seulement pour les enfants du peuple, mais pour le peuple lui-même. Mais de ces Ecoles devront être éliminées absolument les moindres <applications> applications ou manifestations du principe d’autorité. Ce ne seront plus des Ecoles, mais des académies populaires, [intercalé: dans lesquelles il ne pourra plus être question ni d’écoliers ni de maîtres, <et>] où le peuple viendra <prendre> librement prendre, s’il le trouve nécessaire, un enseignement libre, et dans lesquelles, riche de son expérience, il pourra <apprendre> enseigner, à son tour, bien des choses aux professeurs qui lui apporteront des connaissances qu’il <ne possède> n’a pas. Ce sera donc un enseignement mutuel, un acte de fraternité intellectuelle entre la jeunesse instruite et le peuple.

La véritable école pour le peuple et pour tous les hommes faits, c’est la vie. La seule grande et toute-puissante autorité <rationnelle> naturelle et rationnelle à la fois, la seule que nous puissions respecter, ce sera celle de l’esprit collectif et public d’une société fondée elle-même sur l’égalité et sur la solidarité, aussi bien que sur la liberté et# |70 [suite de la note] sur le respect humain et mutuel de tous ses membres. Oui, voilà une autorité nullement divine, toute humaine, mais devant laquelle nous nous inclinerons de grand coeur, certains que loin de les asservir, elle émancipera les hommes. Elle sera mille fois plus puissante, soyez en certains, que toutes vos autorités divines, théologiques, métaphysiques, politiques et juridiques instituées par l’Eglise et par l’Etat, plus puissante que vos codes criminels, vos geôliers [intercalé: <et> vos bourreaux.

La puissance du sentiment collectif <du> ou de l’esprit public est déjà <trop> très <grande> sérieuse aujourd’hui; <bien d’hommes capables> peu d’homme même capables de commettre les plus grands crimes, ôseront> Les hommes les plus capables de commettre des crimes osent rarement le défier, l’affronter ouvertement. Ils chercheront à la tromper, mais ils <n’ôseront pas> se garderont bien de la brusquer, à moins qu’ils ne se sentent <soutenus> appuyés au moins par une <partie du public> minorité quelconque. Aucun homme, quelque puissant qu’il se <croye> croie, n’aura jamais la force <ni le courage> de supporter le mépris unanime de la société, aucun ne <fait> saurait vivre sans se sentir soutenu par l’assentiment et l’estime au moins d’une partie quelconque de cette société. Il faut qu’un homme soit poussé par une immense et bien sincère conviction, pour qu’il trouve en lui le <force [ill.]> courage <de> d’opiner et de marcher contre tous, <Jamais> et jamais un homme égoïste, dépravé et lâche, n’aura <cette force cet> ce courage-là. <Ri>

Rien ne prouve mieux la solidarité naturelle et fatale, cette loi de sociabilité qui relie tous les hommes, <faisant partie d’une même société> que ce fait, que chacun [intercalé: de nous] peut constater, chaque jour, et sur lui même et sur tous les hommes qu’il connaît. Mais si cette puissance sociale existe, pourquoi n’a-t-elle pas suffi jusqu’à l’heure qu’il est, à moraliser, à humaniser les hommes?# |71 [suite de la note] A cette question, la réponse est très simple: Parceque, jusqu’à l’heure qu’il est, elle n’a point été humanisée elle-même; et elle n’a point été humanisée jusqu’ici, parceque la vie sociale dont elle est toujours [intercalé: la fidèle] expression, est fondée, comme on sait, sur le culte divin, non sur le respect humain; sur l’autorité, non sur la liberté; sur le privilège, non sur l’égalité; sur l’exploitation, non sur la fraternité <humaine> des hommes; sur l’iniquité et le mensonge, non sur la justice et sur la vérité. Par conséquent son action réelle, toujours en contradiction avec les théories humanitaires [intercalé: qu’elle professe], a exercé <toujours> constamment une influence funeste et dépravante, non morale. Elle ne comprime pas les vices et les crimes, elle les crée… Son autorité est par conséquent une autorité divine, <inhumaine, malfaisante, [ill.]> antihumaine; son influence est malfaisante et funeste. Voulez-vous les rendre [intercalé: bienfaisantes et] humaines? Faites la révolution sociale. Faites que tous les <intérets> besoins deviennent réellement solidaires; que les intérêts matériels et sociaux de chacun deviennent conformes aux devoirs humains de chacun. Et pour cela, il n’est qu’un seul moyen: Détruisez toutes les institutions de l’Inégalité; fondez l’Egalité économique et sociale de tous, et sur <celle> cette base s’élèvera la liberté, la moralité, l’humanité solidaire de tout le monde.

Je reviendrai encore une fois sur cette question, la plus importante du socialisme.]]#

|72L’Etat ne s’appellera plus Monarchie, il s’appellera République, mais il n’en sera pas moins l’Etat, c’est à dire une tutelle officiellement <[ill.]> et régulièrement établie par une minorité <d’hommes compétents>, d’hommes de génie ou de talent vertueux, pour surveiller et pour diriger la conduite de ce grand, incorrigible et terrible enfant, le peuple. Les professeurs de l’Ecole et les fonctionnaires de l’Etat s’appelleront des républicains; mais ils n’en seront pas moins des tuteurs, des pasteurs, et le peuple restera ce qu’il a été éternellement jusqu’ici, un troupeau. Gare alors#

|73 [verso de la page précédente] <<l’idéalisme moderne. Ils voudraient diviniser l’humanité, et ils l’animalisent au contraire.>># |74 aux tondeurs; car là où il y’a un troupeau, il y’aura nécessairement aussi des tondeurs et des mangeurs du troupeau.

Le peuple dans ce système sera l’écolier et le pupille éternel. Malgré sa souveraineté toute fictive, il continuera de servir d’instrument à des pensées, à des volontés et par conséquent aussi à des intérêts qui ne seront pas les siens. Entre cette situation et ce que nous appelons, nous, la liberté, la seule vraie liberté, il y’a un ab<y>îme. Ce sera, sous des formes nouvelles, l’antique oppression et l’antique esclavage; et là où il y’a esclavage, il y’a misère, abrutissement, la vraie matérialisation de la société, tant des classes privilégiées que des masses.

En divinisant les choses humaines, les idéalistes aboutissent toujours au triomphe d’un matérialisme brutal. Et cela pour une raison très simple: le divin s’évapore et monte vers sa patrie, le ciel, et le brutal seul reste réellement sur la terre.

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|75Oui, l’idéalisme en théorie a pour conséquence nécessaire le matérialisme le plus brutal dans la pratique; non sans doute pour ceux qui le prêchent de bonne foi; le résultat ordinaire, pour ceux-là, est de voir frappés de stérilité tous leurs efforts; mais pour ceux qui s’efforcent de réaliser leurs préceptes dans la vie, pour la société tout entière, en tant qu’elle se laisse dominer par les doctrines idéalistes.

Pour démontrer ce fait général et qui peut paraître étrange de prime abord, mais qui s’explique naturellement, lorsqu’on y réfléchit davantage, les preuves historiques ne manquent pas.

Comparez les deux dernières civilisations du monde antique, la civilisation <greque> grecque et la civilisation Romaine: la quelle est la civilisation la plus matérialiste, la plus naturelle par son point de départ et la plus humainement idéale dans ses résultats? La civilisation grecque. La quelle est au contraire la plus abstraitement idéale à son point de départ, sacrifiant la liberté matérielle# |76 <des hommes> de l’homme à la liberté idéale du citoyen, représentée par l’abstraction du droit juridique, et le développement naturel de la société humaine à l’abstraction de l’Etat, et laquelle est la plus <inhumaine et la plus> brutale dans ses conséquences? La civilisation Romaine sans doute. La civilisation <antique> grecque, comme toutes les civilisations antiques, y compris celle de Rome, a été exclusivement nationale, il est vrai, et elle a eu pour base l’esclavage. Mais malgré ces deux immenses défauts historiques, elle n’en a pas moins conçu et réalisé, la première, l’idée de l’humanité; elle a ennobli et réellement idéalisé la vie des hommes; elle a transformé les troupeaux humains en associations libres d’hommes libres; elle a créé les sciences, les arts, une poésie, une philosophie immortelles et <le> les premières notions du respect humain, par la liberté. Avec la liberté politique et sociale, elle a créé la libre pensée.# |77 Et à la fin du moyen âge, à l’époque de la Renaissance, il a suffi que quelques Grecs émigrés apportassent quelques uns de ses livres immortels en Italie, pour que la vie, la liberté, la pensée, l’humanité, <fussent ressuscitées> enterrées dans le sombre cachot du catholicisme, fussent ressuscitées. L’Emancipation humaine, voilà donc le nom de la civilisation greque. Et le nom de la civilisation Romaine? C’est la conquête, avec toutes ses conséquences brutales. Et son dernier mot? La toute-puissance des Césars. C’est l’avilissement et l’esclavage des nations et des hommes.

Et aujourd’hui encore, qu’est-ce qui tue, qu’est-ce qui écrase brutalement, matériellement dans tous les pays de l’Europe, la liberté et l’humanité? c’est le triomphe du principe Césarien ou Romain.

Comparez maintenant deux civilisations modernes: la civilisation italienne, et la civilisation allemande. La première représente sans doute, dans son caractère général, le matérialisme; la# |78 seconde représente au contraire tout ce qu’il y’a de plus abstrait, de plus pur et de plus transcendant en fait d’idéalisme. Voyons quels sont les fruits pratiques de l’une et de l’autre.

L’Italie a déjà rendu d’immenses services à la cause de l’émancipation humaine. Elle fut la première qui ressuscita et qui appliqua largement le principe de la liberté en Europe, et qui rendit à l’humanité ses titres de noblesse: l’industrie, le commerce, la poésie, les arts, les sciences positives et la libre pensée. Ecrasée depuis par trois siècles de despotisme impérial et papal, et traînée dans# |79 la boue par sa bourgeoisie gouvernante, elle paraît aujourd’hui, il est vrai, bien <déchue> déchue, en comparaison de ce qu’elle avait été. Et pourtant, quelle différence, si on la compare à l’Allemagne! En Italie, malgré cette décadence, espérons-le, passagère, on peut vivre et respirer humainement, librement,# |80 entouré d’un peuple qui semble être <[ill.]> né pour la liberté. L’Italie, même bourgeoise, peut vous montrer <[ill.]> avec orgueil des hommes comme Mazzini et comme Garibaldi. En Allemagne, on respire# |81<<l’air de l’esclavage, et d’un esclavage d’autant plus écrasant qu’il est volontaire; on se sent entouré d’esclaves, fort savants il est vrai, et qui sont à genoux devant leurs héros>># |82<<du jour: Guillaume Ier le roi pieux et féroce, M.M. de Bismark et de Moltke. Dans tous ses rapports internationaux, l’Allemagne, depuis qu’elle existe a été <despotique et brutale, une source constante d’asservissement pour le monde, et> envahissante et despotique; toujours prête à porter son propre asservissement volontaire chez les peuples voisins; elle représente <maintenant> aujourd’hui la négation cynique, <la négation cynique de l’humanité et une menace permanente contre la liberté de l’Europe. Le nom de l’Allemagne aujourd’hui [quelques mots illisibles]> le plus naïvement cynique et en même temps réfléchie, de tous les droits humains, et une menace permanente contre la liberté de l’Europe”.>># |83 l’at<h>mosphère d’un immense esclavage politique et social, philosophiquement expliqué et accepté par un grand peuple, avec une résignation et une bonne volonté réfléchies. Ses héros – je parle toujours de l’Allemagne présente non de l’Allemagne [intercalé: de] l’avenir; de l’Allemagne nobiliaire, bureaucratique, politique et bourgeoise, non de l’Allemagne prolétaire – ses héros sont tout l’opposé de Mazzini et de Garibaldi: ce sont aujourd’hui Guillaume Ier, le féroce et naïf représentant du Dieu protestant, ce sont MMrs Bismark et Moltke, les généraux Manteuffel et Werder. Dans tous ses rapports internationaux, l’Allemagne, depuis qu’elle existe, a été lentement, systématiquement envahissante, conquérante, toujours prête à étendre sur les peuples voisins son propre asservissement volontaire; et depuis qu’elle <se> s’est constituée en puissance unitaire, elle est devenue une menace, un danger pour la liberté <en> de toute l’Europe. Le nom de l’Allemagne, aujourd’hui, c’est la servilité brutale et triomphante.

Pour montrer comment l’idéalisme théorique se transforme incessamment et fatalement en matérialisme pratique, il n’y a qu’à citer l’exemple de toutes les Eglises chrétiennes et, naturellement, avant tout, celui de l’Eglise apostolique et romaine. Qu’y a-t-il de plus sublime, dans le sens idéal, de plus désintéressé, de plus détaché de tous les intérêts de cette terre, que la doctrine du Christ prêchée par cette Eglise, – et qu’y a-t-il de plus brutalement matérialiste que la pratique constante de cette même Eglise, dès le VIIIeme siècle, alors qu’elle a commencé à se constituer comme puissance? Quel a été et quel est encore l’objet principal de tous ses litiges contre les souverains de l’Europe? Les biens temporels, les revenus de l’Eglise, d’abord, et ensuite la puissance temporelle, les privilèges politiques de l’Eglise. Il faut rendre cette justice à l’Eglise,# |84 qu’elle a été la première à découvrir, dans l’histoire moderne, cette vérité incontestable, mais très peu chrétienne, que la richesse et la puissance, l’exploitation économique et l’oppression politique des masses, sont les deux termes inséparables du règne de l’idéalité divine sur la terre: la richesse consolidant et augmentant la puissance, et la puissance découvrant et créant toujours de nouvelles sources de richesses, et toutes les deux assurant, mieux que <[ill.] vérité> le martyre et la foi des apôtres, [intercalé: et] mieux que la grâce divine, le succès de la propagande chrétienne. C’est une vérité historique que l’Eglise ou plutôt les Eglises protestantes ne méconnaissent pas non plus. Je parle naturellement des Eglises <libres> indépendantes de l’Angleterre, de l’Amérique et de la Suisse, non des Eglises asservies de l’Allemagne. Celles-là n’ont point d’initiative propre; elles font ce que leurs maîtres, leurs souverains temporels, <qui sont en> qui sont en même temps leurs chefs spirituels, leur ordonnent [intercalé: de faire.] On sait que la propagande protestante, celle de l’Angleterre et de l’Amérique surtout, <sont inévitablement> <est> se rattache d’une manière très étroite à la propagande des intérêts matériels, commerciaux de ces deux pays: grandes nations; et l’on sait aussi que cette dernière propagande n’a point [intercalé: du tout] pour objet l’enrichissement et la prospérité matérielle <dans> des pays <où> dans lesquels elle pénètre, en compagnie de la parole de Dieu; mais bien l’exploitation de ces pays, en vue de l’enrichissement et de la croissante prospérité matérielle de certaines classes, très <exploitantes> exploitantes à la fois et très pieuses, dans <leurs propres pays> leur propre pays.

En un mot, il n’est point du tout difficile de prouver, l’histoire en main, que l’Eglise, que toutes les Eglises, chrétiennes et non chrétiennes, <n’ont jamais été que de grands compagnies> à côté de leur propagande spiritualiste, et probablement pour en accélérer et [intercalé: en] consolider le succès, n’ont jamais négligé <de instituer> de s’organiser en grandes compagnies pour l’exploitation économique des masses, du travail des masses, sous la protection et [intercalé: avec] la bénédiction directes et spéciales# |85 d’une divinité quelconque; que tous les Etats qui, à leur origine, comme on sait, n’ont été, avec toutes leurs institutions politiques et juridiques et leurs classes dominantes et privilégiées, rien que des succursales temporelles de ces Eglises différentes, n’ont eu [intercalé: également] pour objet principal que cette même exploitation au profit <du minorité> des minorités laïques, indirectement légitimée par l’Eglise; et qu’en général <le rôle> l’action du bon Dieu et de toutes les idéalités divines sur la terre a finalement abouti, toujours et partout, [intercalé: à fonder] le matérialisme prospère du petit nombre sur l’idéalisme fanatique et constamment affamé des masses.

Ce que nous voyons aujourd’hui en est une preuve nouvelle. A l’exception de ces grands coeurs et de ces grands esprits fourvoyés que j’ai nommés plus haut, qui sont aujourd’hui les défenseurs les plus acharnés de l’idéalisme? D’abord ce sont toutes les cours souveraines. En France, c’est Napoléon III et son Epouse Mme Eugénie; <c’est> ce sont tous leurs ci-devant ministres, courtisans et ex-maréchaux; depuis Rouher et Bazaine, jusqu’à Fleury et Piétri; ce sont <tous> <c>les hommes et <toutes> <c>les femmes <<de cette cour impériale et <du monde officiel> de l’officialité impériale>> de ce monde officiel impérial, qui ont si bien idéalisé et sauvé la France. Ce sont leurs journalistes et leurs savants: les Cassagnac, les Girardin, les Duvernois, les Veuillot, les Leverrier, les Dumas… C’est enfin la noire phalange des <innombrables Jésuites de la France> Jésuites et des Jésuitesses innombrables; c’est toute la noblesse et toute la haute et moyenne bourgeoisie de la France. Ce sont les doctrinaires libéraux et les libéraux sans doctrine: les Guizot, les Thiers, les Jules Favre, les Pelletan et les Jules Simon, tous défenseurs acharnés de l’exploitation bourgeoise. En Prusse, en Allemagne, c’est Guillaume Ier, le vrai démonstrateur actuel du bon Dieu sur la terre; ce sont tous ses généraux, tous ses officiers poméraniens et autres, toute son armée, qui forte de sa foi religieuse, vient de conquérir la France de la manière idéale que l’on sait. En Russie,# |86 c’est le Tzar et naturellement toute sa cour, ce sont les Mouravieff et les Berghs, tous les égorgeurs et les pieux convertisseurs de la Pologne – Partout, en un môt, l’idéalisme religieux <et> ou philosophique, l’un n’étant rien que la traduction plus ou moins libre de l’autre, <<sert partout [intercalé: aujourd’hui] de drapeau à l’oppression la plus <sanguinaire et l’exploitation la plus cynique inique brutalement matérialiste du monde; tandis que> brutal et plus sanglante; à l’exploitation <cynique> <iniquement> indignement matérialiste des cestes privilégiés. Tandis qu’au contraire le drapeau du matérialisme théorique et scientifique, le drapeau rouge du socialisme>> sert aujourd’hui de drapeau à la force matérielle, sanguinaire et brutale, à l’exploitation matérielle éhontée; tandis qu’au contraire le drapeau du matérialisme théorique, le drapeau rouge <du socialisme> de l’égalité économique et de la justice sociale, est soulevé par l’idéalisme pratique <et humain> <et humain> des masses opprimées et affamées, tendant à réaliser la plus grande liberté et <le dro> <[ill.]> le droit humain [intercalé: de chacun] dans la fraternité de tous les hommes sur la terre.

<Où> Qui sont les <[ill.]> vrais idéalistes, les idéalistes non de l’abstraction mais de la vie, non du ciel mais de la terre, et qui sont les matérialistes?

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Il est évident que l’idéalisme théorique ou divin a pour condition essentielle le sacrifice de la logique, de la raison humaine, la renonciation à la science. On voit d’un autre côté, qu’en défendant les doctrines idéales, on se <vit> trouve forcément entraîné dans le parti des oppresseurs, et des exploiteurs des masses populaires. Voilà deux grandes raisons qui sembleraient devoir suffire pour éloigner de l’idéalisme tout grand esprit, tout grand coeur. Comment se fait-il que nos illustres idéalistes contemporains, auxquels, certainement, ce ne sont ni l’esprit ni le coeur, <qui manquent> ni la bonne volonté qui manquent, et qui ont voué leur existence entière au service de l’humanité; comment se fait-il<s> qu’ils# |87 [verso de la page précédente] p. 170-199 inclusivement# |88 s’obstinent à rester dans <les rangs de l’i> <le camp> les rangs des représentants d’une doctrine désormais condamnée et désho<n>norée? <Il faut qu’ils y soient>

Il faut qu’ils y soient poussés par une raison très puissante. Ce ne peut être ni la <raison> logique, ni la science, puisque la <raison> logique et la science ont prononcé leur verdict contre la doctrine idéale. Ce ne peuvent être non plus des intérêts personnels, puisque ces hommes sont infiniment élevés au dessus de tout ce qui a nom <d’>intérêt personnel. Il faut donc que ce soit une puissante raison morale. Laquelle? Il ne peut y en avoir qu’une: ces hommes illustres pensent sans doute que les théories ou les croyances idéales sont essentiellement nécessaires à la dignité et à la grandeur morale de l’homme, et que les théories matérialistes par contre le rabaissent au niveau des bêtes.

Et si c’était le contraire qui <serait> fût vrai?

Tout développement, ai-je dit, implique la négation du point de départ. La base ou le point de départ, selon l’école matérialiste, étant matérielle, la négation doit en être nécessairement idéale. <Prennez pour base> Partant de la totalité du monde réel, ou de ce qu’on appelle abstractivement la matière, elle arrive logiquement à l’idéalisation réelle, c’est à dire à l’humanisation <de l’humaine société>, à l’émancipation pleine et entière de la société. Par contre, et par la même raison, la base et le point de départ de l’école idéaliste, étant idéal<s>, elle arrive forcément à la matérialisation de la société, <au triomphe du> à l’organisation d’un despotisme brutal et d’une exploitation inique et ignoble, sous la forme de l’Eglise et de l’Etat. Le développement historique de l’homme, selon l’Ecole matérialiste, est une ascension progressive;# |89 <selon> dans le système des idéalistes, il ne peut être qu’une chute continue.

Quelque question humaine qu’on veuille considérer, on trouve toujours cette même contradiction essentielle entre les deux Ecoles. Ainsi, comme je l’ai déjà [intercalé: fait] observer, le Matérialisme part de l’animalité humaine pour constituer l’humanité; l’idéalisme part de la divinité pour constituer l’esclavage, pour condamner les masses à une animalité sans issue. Le Matérialisme nie le libre arbitre et il aboutit à la constitution de la liberté; l’idéalisme, au nom de la dignité humaine, proclame le libre arbitre, et sur les ruines de toute liberté, il fonde l’autorité. Le Matérialisme repousse le principe d’autorité, parce qu’il le considère, avec beaucoup de raison, comme le corollaire de l’animalité, et qu’au contraire le triomphe de l’humanité, qui est selon lui le bût et le sens principal de l’histoire, n’est réalisable que par la liberté. En un môt, dans quelque question que ce soit, vous trouverez les idéalistes toujours en flagrant délit de matérialisme pratique, tandis qu’au contraire, vous verrez les matérialistes poursuivre et réaliser les aspirations, les pensées les plus largement idéales.

L’histoire, <selon les idéal> dans le système des idéalistes, ai-je dit, ne peut être qu’une chute continue. Ils commencent par une chute terrible et dont ils ne se relèvent jamais: par le salto mortale divin des régions sublimes de l’Idée pure, absolue, dans la matière. Et observez encore dans quelle matière: non dans cette matière éternellement active et mobile, pleine de propriétés et de forces, de vie et d’intelligence, telle qu’elle se présente à nous dans le monde réel; mais dans la matière abstraite, appauvrie et réduite à la misère absolue par le pillage en règle de ces Prussiens de <l’idée> la pensée, <des théol> c’est à dire des théologiens et des métaphysiciens, qui lui ont tout dérobé pour tout donner à leur Empereur, à leur Dieu; <De cette> dans cette# |90 matière, qui privée de toute<s> propriété, de toute action et de tout mouvement propres, ne représente plus, en opposition à l’idée divine, que la stupidité, l’impénétrabilité, l’inertie et l’immobilité absolues.

La chute est si terrible que la Divinité, la personne ou l’idée divine <s’applatit> s’aplatit, perd la conscience d’elle-même et ne se retrouve plus jamais. Et dans cette situation désespérée, elle est encore forcée de faire des miracles! Car du moment que la matière est inerte, tout mouvement qui se <produit> produit dans le monde, même le plus matériel, est un miracle, ne peut être que l’effet d’une intervention divine, de l’action de Dieu sur la matière. Et voilà que cette pauvre Divinité, <abrutie> <dégradée et> quasi-annulée par sa chute, reste quelques milliers de siècles dans cet état d’évanouissement, puis se réveille lentement, s’efforçant toujours en vain de ressaisir quelque vague souvenir d’elle-même; et <chacun des mouvements> <chaque> chaque mouvement qu’elle fait à cette fin dans la matière, devient une création, une formation nouvelle, un miracle nouveau. De cette manière elle passe par tous les degrés de la matérialité et de la bestialité; d’abord gaz<e>, corps chimique simple ou composé, <pierre> minérale, granite, elle se répand ensuite sur la terre comme organisation végétale et animale, puis se concentre dans l’homme. Ici elle semble devoir se retrouver, car elle allume dans chaque être humain une <sorte d’>étincelle <angélique, l’âme immortelle> angélique, une parcelle de son propre être divin, l’âme immortelle.

Comment elle pu parvenir à loger une chose absolument immatérielle dans une chose absolument matérielle; comment le corps peut <[ill.]> contenir, renfermer, limiter, paralyser l’esprit pur? Voilà encore une de ces questions que la foi seule, cette affirmation passionnée et stupide de l’absurde, peut <seule> résoudre. C’est le plus grand des miracles. Ici, nous n’avons# |91 pas à faire autre chose, qu’à constater les effets, les conséquences pratiques de ce miracle.

Après des milliers de siècles de vains efforts pour revenir à elle même, la Divinité, perdue et répandue dans la matière qu’elle anime et qu’elle met en mouvement, trouve un point d’appui, une sorte de foyer pour son propre recueillement. C’est l’homme, c’est son âme immortelle <[ill.] dans son> emprisonnée singulièrement dans un corps mortel. Mais chaque homme considéré individuellement est [intercalé: infiniment] trop restreint, trop petit pour renfermer l’immensité divine, il ne peut en contenir qu’une <infiniment> très petite parcelle, immortelle comme le Tout, mais infiniment plus petite que le Tout. <Voi> Il en résulte que l’Etre divin, l’Etre absolument immatériel, l’Esprit, est <aussi> divisible <que> comme la matière. Voilà encore un mystère dont il faut laisser la solution à la foi.

Si Dieu tout entier pouvait se loger dans chaque homme, alors chaque homme serait Dieu. Nous aurions une immense quantité de Dieux, chacun se trouvant limité par tous les autres et tout de même chacun étant infini; contradiction qui impliquerait nécessairement la destruction mutuelle des hommes, l’impossibilité qu’il y en eût plus qu’un. Quant aux parcelles, c’est autre chose; rien de plus <naturel> rationnel en effet qu’une parcelle soit limitée par une autre [intercalé: et qu’elle soit plus petite que son Tout;] seulement ici se présente une autre contradiction: Etre limité, être plus grand et plus petit, sont des attributs de la matière, non de l’esprit; de l’esprit tel que l’entendent les matérialistes, sans doute, oui, parceque selon les matérialistes, l’esprit réel n’est rien que le fonctionnement de l’organisme tout à fait matériel de l’homme; et alors la grandeur ou la petitesse de l’esprit <depen> dépendent absolument de <la> la plus ou moins grande perfection [intercalé: matérielle] de l’organisme <de l’homme> humain. Mais ces mêmes attributs de limitation et de grandeur relative# |92 ne peuvent pas être attribués à l’esprit tels que l’entendent les idéalistes, à l’esprit absolument immatériel, à l’esprit existant en dehors de toute matière. Là il ne peut y avoir <ni d’espère peut y avoir> ni de plus grand, ni de plus petit, ni aucune limite entre les esprits, car il n’y a qu’un Esprit: Dieu. Si on ajoute que les parcelles infiniment petites et limitées qui constituent les âmes humaines, sont en même temps immortelles, on mettra le comble à la contradiction. Mais c’est une question de foi. Passons outre.

Voilà donc la Divinité déchirée, <et visitée en infiniment petites parties et logée> et logée, par infiniment petites parties, dans une immense quantité <d’hommes> d’êtres humains> de tout sexe, de tout âge, de toutes races et de toutes couleurs. C’est une situation <infiniment malheureuse pour elle> excessivement incommode et malheureuse pour elle; car les parcelles divines se <connaissent> reconnaissent si peu, au début de leur existence humaine qu’elles commencent par s’entre dévorer. Pourtant au milieu de cet état de barbarie et de brutalité tout-à-fait animale, les parcelles divines, les âmes humaines, conservent comme un vague souvenir de leur Divinité primitive, elles sont invinciblement entraînées vers leur Tout; elles se cherchent, elles le cherchent. C’est la Divinité elle-même, répandue et perdue dans le monde matériel qui se cherche dans les hommes, et elle est tellement abrutie par cette multitude de prisons humaines dans lesquelles elle se trouve parsemée, qu’en se cherchant elle commet un tas de sottises.

Commençant par le fétichisme, elle se cherche et elle s’adore elle même tantôt dans une pierre, tantôt dans morceau de bois, tantôt dans un torchon. Il est même fort probable qu’elle ne serait jamais sortie du torchon, si l’autre divinité qui ne s’est pas laissée choir dans la matière, et qui s’est conservée à l’état# |93 d’esprit pur dans les hauteurs sublimes de l’idéal absolu, ou dans les régions célestes, n’avait pas eu pitié d’elle.

Voilà un nouveau mystère. C’est celui de la Divinité qui se scinde en deux moitiés, mais <totale> également totales et infinies toutes les deux et dont l’une – Dieu le père – se conserve dans les pures régions immatérielles; l’autre – Dieu le fils – se laisse choir dans la matière. Nous allons voir tout à l’heure, entre ces deux Divinités séparées l’une de l’autre, [intercalé: s’établir] des rapports continus de haut en bas et de bas en haut; et ces rapports, considérés comme un seul acte éternel et constant, constitueront le St Esprit. Tel est dans son véritable sens théologique et métaphysique, le grand, le terrible mystère de la la Trinité chrétienne.

Mais quittons au plus vite ces hauteurs, et voyons ce qui se passe sur cette terre.

Dieu le père, <voyant ce pauvre Die> voyant, du haut de sa splendeur éternelle, [intercalé: que] ce pauvre Dieu le fils <[ill.] applati> aplati et ahuri par sa chute, <et> s’est tellement plongé <dans> et perdu dans la matière <<qu’il ne parvient pas à [intercalé: s’en] dépêtrer, alors même qu’il s’est <logé> disseminé en une [ill] quantité de parcelles dans une quantité d’hommes, qu’il se perd en pitiés et pour lui faciliter l'[ill.] de sa redivinisation>> qu’arrivé même à l’état humain, il ne parvient pas à se retrouver, se décide enfin à l’aider. Entre cette immense quantité de parcelles à à la fois immortelles, divines, et infiniment petites dans lesquelles Dieu le Fils s’est disséminé au point de ne plus pouvoir s’y reconnaître, Dieu le père choisit celles qui lui plaisent davantage, et il en fait ses inspirés, ses prophètes, ses “hommes de# |94 génie vertueux”, les grands bienfaiteurs et législateurs de l’humanité: Zoroastre, <Zoroastre> Bouddha, Moïse, Confucius, Lycurgue, Solon, Socrate, le divin Platon, <[ill.]>, et Jésus-Christ avant tout, la complète réalisation de Dieu le fils [intercalé: enfin recueilli et] concentré en une seule personne humaine; [intercalé: tous les apôtres, St Pierre, St Paul et St Jean surtout, Constantin le Grand, Mahomet,] puis Grégoire VII, Charlemagne, Dante, selon les uns Luther aussi, [intercalé: Voltaire et Rousseau, Robespierre et Danton,] et beaucoup d’autres grands et saints personnages historiques dont il est impossible de récapituler tous les noms, mais parmi lesquels, comme Russe, je prie de ne pas oublier St Nicolas.

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Nous voici donc arrivés à la manifestation de Dieu sur la terre. Mais aussitôt que Dieu apparaît, l’homme s’anéantit. On dira qu’il ne s’anéantit pas du tout, puisqu’il est lui-même une parcelle de Dieu. Pardon! J’admets qu’une parcelle, une partie d’un tout déterminé, limité, quelque petite que soit cette partie, soit une quantité, une grandeur positive. Mais une partie, une parcelle de l’infiniment grand, <est nécessairement, infini> comparée avec lui, est nécessairement infiniment petite. Multipliez des milliards de milliards avec des milliards de milliards, leur produit en comparaison de l’infiniment grand sera infiniment petit; et l’infiniment petit est égal à zéro. Dieu est tout, donc l’homme et tout le monde réel avec lui, l’univers, ne sont rien. Vous ne sortirez pas de là.

Dieu apparaît, l’homme s’anéantit; et plus la Divinité devient grande, plus l’humanité devient misérable. Voilà l’histoire de toutes les religions; voilà l’effet de toutes les inspirations <divines> et de toutes les législations divines. Le nom de Dieu est la terrible# |95 massue historique avec laquelle les hommes divinement inspirés, les grands génies <vertues> vertueux ont <abbattu> abattu la liberté, la dignité, la raison et la prospérité des hommes.

Nous avons eu d’abord la chute de Dieu. Nous avons maintenant une chute qui nous intéresse davantage, la chute de l’homme, causée par la seule apparition ou manifestation de Dieu sur la terre.

Voyez donc dans quelle erreur profonde se trouvent nos chers et illustres idéalistes. En nous parlant de Dieu, ils cro<y>ient, ils veulent nous élever, nous émanciper, nous <enoblir> ennoblir, et au contraire ils nous écrasent et nous avilissent. Avec le nom de Dieu, ils s’imaginent pouvoir établir la fraternité parmi les hommes, et au contraire ils créent <l’orgueil> l’orgueil, le mépris, ils sèment la discorde, la haine, la guerre, ils fondent l’esclavage. Car avec Dieu viennent nécessairement les différents degrés d’inspiration divine; l’humanité se divise en très inspirés, en moins inspirés, en pas du tout inspirés. Tous sont également nuls devant Dieu, [intercalé: il est vrai,] mais comparés les uns avec les autres, les uns sont plus grands que les autres; non seulement par le fait, ce qui ne serait rien, parce qu’une inégalité de fait se perd d’elle-même dans la collectivité, <si elle> lorsqu’elle n’y trouve rien, aucune fiction ou institution légale <pour s’y accrocher> à laquelle elle puisse s’accrocher; <non> non, les uns sont plus grands [intercalé: que les autres de] par le droit divin [intercalé: de l’inspiration;] ce qui constitue aussitôt une <égali> inégalité fixe, constante, pétrifiée. Les plus inspirés doivent être écoutés et obéis par les <moins> inspirés; et les moins inspirés par les pas du tout inspirés. Voilà le principe de l’autorité bien établi, et avec lui les deux institutions fondamentales de l’esclavage: l’Eglise et l’Etat.

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|96De tous les despotismes, celui des doctrinaires ou des inspirés religieux est le pire. Ils sont si jaloux de la gloire de leur Dieu <[ill.]> et du triomphe de leur idée, qu’il ne leur reste plus de coeur ni pour la liberté, ni pour la dignité, ni même pour les souffrances des hommes vivants, des hommes réels. Le zèle divin, la préoccupation de l’idée finissent par dessécher dans les âmes les plus tendres, dans les coeurs les plus humains, les sources de l’amour humain. Considérant tout ce qui est, tout ce qui se <passe> fait dans le monde au point de vue de l’éternité ou de l’idée abstraite, ils traitent avec dédain les <choses> choses passagères; mais toute la vie des hommes réels, des hommes en chair et en os, n’est composée que de choses passagères; eux-mêmes ne sont que des êtres qui passent, et qui, une fois passés, sont bien remplacés par d’autres <comme eux> tout aussi passagers, mais qui ne <[ill.]> reviennent jamais en personne. Ce <qui est de> qu’il y a de <permanent> permanent ou de relativement éternel dans les hommes réels, c’est le fait de l’humanité qui en se développant constamment <davantage>, passe, toujours plus riche, d’une génération à une autre. Je dis, relativement éternel, parce qu’une fois notre planète détruite, – et elle ne peut manquer d’être détruite ou de se détruire tôt ou tard par son propre développement, toute chose qui a eu un commencement devant nécessairement avoir une fin, – <donc> une fois que notre planète se sera décomposée et dissoute, pour servir sans doute d’élément à quelque formation nouvelle dans le système de l’univers, le seul réellement éternel, qui sait ce qu’il adviendra de tout notre développement humain? Pourtant comme le moment de cette dissolution est immensément éloigné de nous, <dans l’avenir> nous pouvons bien considérer, relativement à la vie humaine si courte, l’humanité comme éternelle. Mais ce fait de l’humanité progressive# |97 lui-même, <ne peut ô> n’est réel et vivant qu’en tant qu’il se manifeste et se réalise dans des temps déterminés, dans des lieux déterminés, dans des hommes réellement vivants, et non dans son idée générale.

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L’idée générale est toujours une abstraction et par la même en quelque sorte une négation de la vie réelle. J’ai constaté dans l’Appendice cette propriété de la pensée humaine, et par conséquent aussi de la science, de ne pouvoir saisir et nommer dans les faits réels que leur sens général, leurs rapports généraux, leurs lois générales; en un mot ce qui est permanent dans <les> leurs transformations continues, mais jamais leur côté matériel, individuel, et pour ainsi dire palpitant de réalité et de vie, mais par là même fugitif et insaisissable. La science comprend la pensée de la réalité, non la réalité elle-même; la pensée de la vie, non la vie. Voilà sa limite, la seule limite vraiment infranchissable pour elle, parce qu’elle est fondée sur la nature même de la pensée humaine, qui est l’unique organe de la science.

Sur cette nature se fondent les droits incontestables et la grande mission de la science, mais aussi son impuissance vitale et même son action malfaisante, toutes les fois que par ses représentants officiels, patentés, elle s’arroge le droit de gouverner la vie. La mission de la science est celle-ci: En constatant les rapports généraux des choses passagères et réelles, en reconnaissant les lois générales qui sont inhérentes au développement des phénomènes tant du monde physique que du monde social, elle <indique> aux hommes les conditions général> plante pour ainsi dire les jalons immuables de la marche progressive de l’humanité, en indiquant aux hommes les conditions générales dont l’observation rigoureuse <sera toujours> est nécessaire et dont <la négligence sera toujours fatale> l’ignorance ou l’oubli seront toujours fatals. En un môt, la science, c’est la boussole de la vie; mais# |98 ce n’est pas la vie. La science est immuable, impersonnelle, générale, abstraite, insensible, comme les lois dont elle n’est rien que la reproduction idéale, réfléchie ou mentale, c’est à dire cérébrale (pour nous rappeler que la science elle-même n’est rien qu’un produit matériel d’un organe matériel de l’organisation matérielle de l’homme, du cerveau). La vie est toute fugitive et passagère, mais <par contr> aussi toute palpitante de réalité et d’individualité, de sensibilité, de souffrances, de joies, d’aspirations, de besoins et de passions. C’est elle seule qui <vit, que se meut, qui marche, qui comprend, qui crée.> spontanément <qui> crée les <êtres réels> choses et tous les êtres réels. La science ne crée <rien> rien, elle constate et reconnaît seulement les créations de la vie. Et toutes les fois que les hommes de la science, sortant de leur monde abstrait, se mêlent de création vivante dans le monde réel, tout ce qu’ils proposent ou ce qu’ils créent, est pauvre, ridiculement abstrait, privé de <sang> sang et de vie, mort-né, pareil <en homunculus> à l’homunculus créé par <le> Wagner <de Faust>, <non le musicien de l’avenir qui est lui même une sorte de créateur abstrait, mais> le disciple pédant <du Docteur> de l’immortel docteur Faust de Göthe. <Il en résu> Il en résulte que la science a pour mission unique d’éclairer la vie, <mais> non de la gouverner.

Le gouvernement de la science et des hommes de la science<s>, s’appelassent-ils même des positivistes, <et> des disciples d’Auguste Comte, [intercalé: ou même des disciples de l’Ecole doctrinaire du communisme allemand,] ne peut être <qu’impuissant> qu’impuissant, <ridicule> ridicule, inhumain, cruel, <funeste, [ill.]> oppressif, exploiteur, malfaisant. On peut dire des hommes de la science, comme tels, ce que j’ai dit des théologiens et des métaphysiciens: ils n’ont ni de sens ni de coeur pour les êtres individuels et vivants. On ne peut pas même leur en faire un reproche, car c’est la conséquence naturelle de leur métier. En tant qu’hommes de science, ils n’ont à faire, ils ne peuvent prendre intérêt qu’aux généralités, qu’aux lois.# |99 139-210. Imprimé.#

titre: L’Empire Knouto-Germanique et la Révolution Sociale. Suite. Dieu et l’Etat. 2.

titre de l’original:

date: novembre 1870 – avril 1871

lieu: Locarno

pays: Suisse

source: Paris, BN, FR Nouv. acq. 23690

langue: français

traduction:

note: Suite de “l’Empire Knouto-Germanique”. Manuscrit pp. 214-247, intitulé “Sophismes historiques de l’école doctrinaire des communistes allemands”. Les pages 149-247 du manuscrit ont été publiées par Elisée Reclus et Carlo Cafiero en 1881, sous le titre “Dieu et l’Etat”. Corrections de Guillaume. On ne sait pas toujours qui est l’auteur de certaines rayures et de la ponctuation: Bakunin ou Guillaume.

|1 [il manque les pages 211-213 du manuscrit] ils ne sont pas exclusivement des hommes de la science, ils sont aussi plus ou moins des hommes de la vie.

Toutefois, il ne faut pas trop s’y fier, et si l’on peut être sûr àpeuprès qu’aucun savant n’ôsera traiter aujourd’hui un homme comme il traite un lapin, il est à craindre toujours que le corps des savants, si on le laisse faire seulement, ne soumette<nt> les hommes réels et vivants à des expériences scientifiques sans doute moins cruelles, mais qui n’en seraient pas moins désastreuses pour leurs victimes humaines. S’ils ne peuvent pas faire des expériences sur le corps des hommes individuels, ils ne <demandent> demanderont pas mieux que d’en faire sur le corps social, et voilà ce qu’il faut absolument empêcher.

Dans leur organisation actuelle, monopolistes de la science et restant comme tels en dehors de la vie sociale, les savants forment certainement une caste à part et qui offre beaucoup d’analogie avec la caste des prêtres. L’abstraction scientifique est leur Dieu, les individualités vivantes et réelles sont les victimes, et ils en sont les immolateurs consacrés et patentés.

La science ne peut sortir de la sphère des abstractions. Sous ce rapport, elle est <infiniment> inférieure à l’art qui, lui aussi, n’a proprement à faire qu’avec des types généraux et des situations générales, mais qui, par un artifice qui lui est propre, sait les incarner dans des formes qui, pour n’être point vivantes, dans le sens de la vie réelle, n’en provoquent pas moins, dans notre imagination, le sentiment ou le souvenir de cette vie; il individualise en quelque sorte les types et les situations qu’il conçoit, et, par ces individualités sans chair et sans os, et, comme telles, permanentes ou immortelles, qu’il a le pouvoir de créer, il nous rappelle les individualités vivantes, réelles, qui apparaissent et qui disparaissent à nos yeux. L’art est donc en quelque sorte le retour de l’abstraction dans# |2 la vie. La science est au contraire l’immolation perpétuelle de la vie fugitive, passagère, mais réelle, sur l’autel des abstractions éternelles.

La science est aussi peu capable de saisir l’individualité d’un homme que celle d’un lapin. C’est à dire qu’elle est aussi indifférente pour l’une que pour l’autre. Ce n’est pas qu’elle ignore le principe de l’individualité. Elle la conçoit parfaitement comme principe, mais non comme fait. Elle sait fort bien que toutes les espèces animales, y compris l’espèce humaine, n’ont d’existence réelle que dans un nombre <indéfini> indéfini d’individus <passagers> qui naissent et qui <meurent> meurent, faisant place à des individus nouveaux également passagers. Elle sait qu’à mesure qu’on s’élève des espèces animales aux espèces supérieures, le principe de l’individualité se détermine davantage, les individus apparaissent plus complets et plus libres. Elle sait enfin que l’homme, le dernier et le plus parfait animal sur cette terre, présente l’individualité la plus complète et la plus digne de considération, à cause de sa capacité de concevoir et de concréter, de personnifier en quelque sorte en lui-même, [intercalé: et] dans son existence tant sociale que privée, la loi universelle. Elle sait, quand elle n’est point viciée par le doctrinarisme soit théologique, soit métaphysique, soit politique et juridique, soit <même [intercalé: par l’orgueil] étroitement scientifique, et> même par un orgueil étroitement scientifique, et lorsqu’elle n’est point sourde aux instincts et aux aspirations spontanées de la vie, elle sait, et c’est là son dernier mot que le respect humain est la loi suprême de l’humanité, et que le grand, le vrai bût de l’histoire, le seul légitime, c’est l’humanisation et l’émancipation, c’est la liberté réelle, la prospérité réelle, le bonheur de chaque individu réel vivant dans la société. Car <à la fin des comptes>, à moins de retomber dans la fiction liberticide du bien public représenté par l’Etat, fiction toujours fondée sur l’immolation systématique des masses populaires, il faut bien reconnaitre que la liberté et la prospérité collectives ne sont réelles que lorsqu’elles représentent la# |3 somme des libertés et des prospérités individuelles.

La science sait tout cela, mais elle ne va pas, elle ne peut aller au delà. L’abstraction constituant sa propre nature, elle peut bien concevoir le principe de l’individualité réelle et vivante, mais elle ne peut avoir rien à faire avec les individus réels et vivants. Elle s’occupe des individus en général, mais non de Pierre et de Jaques, non de tel ou de tel autre individu, qui n’existent point, qui ne peuvent exister pour elle. Ses individus à elle ne sont encore que des abstractions.

Et pourtant ce ne sont pas ces individualités abstraites, ce sont les individus réels, vivants, passagers qui font l’histoire. Les abstractions n’ont point de jambes pour marcher, elles ne marchent que lorsqu’elles sont portées par des hommes vivants. Pour ces êtres réels, composés, non en idée seulement, mais réellement de chair et de sang, la science n’a pas de coeur. Elle les considère tout au plus comme de la chair à développement intellectuel et social. Que lui font les conditions particulières et le sort fortuit de Pierre et de Jaques? Elle se rendrait ridicule, elle abdiquerait et s’annulerait si elle voulait s’en occuper autrement que comme d’un exemple fortuit à l’appui de ses théories éternelles. Et il serait ridicule de lui en vouloir pour cela, car ce n’est pas là sa mission. Elle ne peut saisir le concret; elle ne peut se mouvoir que dans les abstractions. Sa mission, c’est de s’occuper de la situation et des conditions générales de l’existence et du développement soit de l’espèce humaine en général, soit de telle race, de tel<le> peuple, de telle classe ou cat<h>égorie d’individus; des causes générales de leur prospérité ou de leur décadence et des moyens généraux pour les faire avancer en toutes sortes de progrès. Pourvu qu’elle remplisse largement et rationnellement cette besogne, elle aura rempli tout son devoir, et il serait vraiment ridicule et injuste de lui en demander davantage.

Mais il serait également ridicule, il serait désastreux# |4 de lui confier une mission qu’elle est incapable de remplir. Puisque sa propre nature <l’empêche de faire attention à Pierre et à Jaques> la force d’ignorer <à> l’existence et le sort de Pierre et de Jaques, il ne faut jamais lui permettre, ni à elle, ni à personne en son nom, de gouverner Pierre et Jaques. Car elle serait bien capable de les traiter apeuprès comme elle traite les lapins. Ou plutôt, elle <la science> continuerait de les ignorer; mais ses représentants patentés, hommes nullement abstraits, mais au contraire très vivants, ayant des intérets très réels, cédant à l’influence pernicieuse que le privilège exerce fatalement sur les hommes, finiront par les écorcher au nom de la science, comme les ont écorchés jusqu’ici les prêtres, les politiciens de toute couleur et les avocats, au nom de Dieu, de l’Etat et du droit juridique.

Ce que je prêche, c’est donc, jusqu’à un certain point, la révolte de la vie contre la science, ou plutôt contre le gouvernement de la science. Non, pour détruire la science; <à dieu ne plaise!> Ce serait un crime de lèse-humanité, mais pour la remettre à sa place, de manière à ce qu’elle ne puisse plus jamais en sortir. Jusqu’aprésent toute l’histoire humaine n’a été qu’une immolation perpétuelle et sanglante de millions de pauvres êtres humains en l’honneur d’une abstraction impitoyable quelconque: Dieux, patrie, puissance de l’Etat, honneur national, droits historiques, <liberté> droits juridiques, liberté politique, bien public. Tel fut jusqu’à ce jour, le mouvement naturel, spontané et <fat> fatal des societés humaines. Nous ne pouvons rien y faire, nous devons bien l’accepter quant au passé, comme nous acceptons toutes les fatalités naturelles. Il faut croire que c’était la seule voie possible pour l’éducation de l’espèce humaine. Car il ne faut pas s’y tromper:# |5 Même en faisant la part la plus large aux artifices machiavéliques des classes gouvernantes, nous devons reconnaître qu’aucunes minorités n’eussent été assez puissantes pour imposer tous ces horribles sacrifices aux masses humaines, s’il n’y avait eu dans ces masses elles-mêmes un mouvement vertigineux, spontané qui les poussât <toujou> à se sacrifier toujours de nouveau à l’une de ces abstractions dévorantes qui, comme les vampires de l’histoire, se sont toujours nourries de sang humain.

Que les théologiens, les politiciens et les juristes trouvent cela fort beau, cela se conçoit: Prêtres de ces abstractions, ils ne vivent que de cette continuelle immolation perpetuelle [intercalé: des masses populaires.] Que la métaphysique y donne aussi son consentement, ne doit pas étonner non plus. Elle n’a d’autre mission que de légitimer et de rationaliser autant que possible ce qui est inique et absurde. Mais que la science positive elle-même ait montré jusqu’ici les mêmes tendances, voila ce que nous devons constater et déplorer. Elle n’a pu le faire que par deux raisons; d’abord, parceque constituée en dehors de la vie populaire, elle est représentée par un corps privilégié; et ensuite, parcequ’elle s’est posée elle-même, jusqu’ici, comme le bût absolu et dernier de tout développement humain; <tandis que>, par une critique judicieuse, qu’elle est capable et qu’en dernière instance elle se verra forcée d’exercer contre elle-même, elle aurait dû comprendre [G: au contraire] qu’elle n’est elle même qu’un moyen nécessaire pour la réalisation d’un bût bien plus élevé: celui de la complète humanisation de la situation réelle<,> de tous les individus réels qui naissent, qui vivent et qui meurent sur la terre.

L’immense avantage de la science positive sur la# |6 théologie, la métaphysique, la politique et le droit juridique consiste en ceci, qu’à la place des abstractions mensongères et funestes pronées par ces doctrines, elle pose des abstractions vraies qui expriment la nature générale ou la logique même des choses, leurs rapports généraux et les lois générales de leur développement. Voila ce qui la sépare profondement de toutes les doctrines précédentes et ce qui lui assurera toujours une grande position dans l’humaine société. <Mais il est un côté par> Elle constituera en quelque sorte sa conscience collective. Mais il est un côté par lequel elle se rallie absolument à toutes ces doctrines: c’est qu’elle n’a et ne peut avoir pour objet que des abstractions, et qu’elle est forcée, par sa nature même, d’ignorer les individus réels, en dehors desquels les abstractions même les plus vraies n’ont point de réelle existence. <Et> Pour remédier à ce défaut radical, <de la science> voici la différence qui devra s’établir entre l’agissement pratique des doctrines précédentes et celui de la science positive. Les premières se sont prévalues de l’ignorance des masses pour les sacrifier avec volupté à leurs abstractions, d’ailleurs toujours très lucratives pour leurs représentants corporels. La seconde, reconnaissant son incapacité absolue de concevoir les individus réels et de s’intéresser à leur sort, doit définitivement et absolument renoncer au gouvernement de la société; car si elle s’en mêlait, elle ne pourrait faire autrement, que de sacrifier toujours les hommes vivants qu’elle ignore à ses abstractions qui forment l’unique objet de ses préoccupations légitimes.

La vraie science de l’histoire, par exemple, n’existe encore pas, et c’est à peine si on commence à entrevoir aujourd’hui les conditions immensement compliquées de cette science. Mais supposons là enfin réalisée; que pourra-t-elle nous donner? Elle retablira le tableau raisonné et fidèle du développement naturel des conditions# |7 générales tant matérielles qu’idéelles, tant économiques que politiques [G: matérielles et idéelles, économiques et politiques] et sociales, religieuses, philosophiques, esthétiques et scientifiques des sociétés qui ont eu une histoire. Mais ce tableau universel de la civilisation humaine, si détaillé qu’il soit, ne pourra jamais contenir que des appréciations générales et par conséquent abstraites; dans ce sens, que les milliards d’individus humains qui ont formé la matière vivante et souffrante de cette histoire, à la fois triomphante et lugubre, – triomphante au point de vue de ses résultats généraux, lugubre, au point de vue de l’immense hécatombe de victimes humaines “écrasées sous son char”, – que ces milliards <d’individus de victimes obscures> d’individus obscurs, mais sans lesquels aucun de ces grands résultats abstraits de l’histoire n’eussent été obtenus, et qui nôtez le bien, n’ont jamais profité d’aucun de ces résultats, ne trouveront pas même la moindre petite place dans l’histoire. Ils ont vécu, et ils ont été immolés, écrasés, pour le bien de l’humanité abstraite, voila tout.

Faudra-t-il en faire un reproche à la science de l’histoire? Ce serait ridicule et injuste. Les individus sont insaisissables pour la pensée, pour la reflexion, même pour la parole humaine, qui n’est capable d’exprimer que des abstractions, insaisissables dans le présent, aussi bien que dans le passé. Donc la science sociale elle-même, la science de l’avenir continuera forcément de les ignorer. Tout ce que nous avons le droit d’exiger d’elle, c’est qu’elle nous indique, d’une main ferme et fidèle, les causes générales des souffrances individuelles – et parmi ces causes elle n’oubliera sans doute pas l’immolation et la subordination, hélas! trop habituelles encore, des individus vivants aux généralités abstraites – et qu'<elle nous> en même temps elle nous montre les conditions générales# |8 nécessaires à l’émancipation réelle des individus vivant dans la société. Voila sa mission, voila aussi ses limites, au delà desquelles l’action de la science sociale ne saurait être qu’impuissante et funeste. Car au delà de ces limites commencent les prétentions doctrinaires et gouvernementales de ses représentants patentés, de ses prêtres. Et il est <[ill.]> bien temps d’en finir avec tous les papes et les prêtres; Nous n’en voulons plus, alors qu’ils s’appeleraient même des démocrates socialistes

Encore une fois, l’unique mission de la science c’est d’éclairer la route. Mais la <[ill.]> vie seule, délivrée de toutes les entraves gouvernementales et doctrinaires et rendue à la plénitude de son action spontanée, peut créer.

Comment résoudre cette antinomie?

D’un côté la science est indispensable à l’organisation rationnelle de la societé; d’un autre côté, incapable de s’intéresser à ce qui est réel et vivant, elle ne doit pas se mêler de l’organisation réelle ou pratique de la société. Cette contradiction ne peut être résolue que d’une seule manière: par la liquidation de la science comme être moral existant en dehors de la vie sociale de tout le monde et représenté, comme tel, par un corps de savants patentés, et sa diffusion dans les masses populaires. La science, étant appelée désormais à représenter la conscience collective de la société, doit réellement devenir la propriété de tout le monde. Par là, sans perdre rien de son caractère universel, dont elle ne pourra jamais se départir, sous peine de cesser d’être la science, et tout en continuant de ne s’occuper exclusivement que des causes générales, des conditions générales et des rapports généraux des individus et des choses, elle se fondra dans <le fait avec> la vie immédiate et réelle de tous les individus <humains>. Ce sera un mouvement analogue à celui qui a fait dire aux protestants, dans le [G: au] commencement# |9 de la Réforme religieuse, qu’il n’y avait plus besoin<s> de prêtres, tout homme devenant desormais son propre prêtre <à lui>, tout homme, grâce à l’intervention invisible, unique, de notre Seigneur Jesus Christ, <ayant> étant enfin parvenu à avaler son bon Dieu. Mais ici il ne s’agit ni de notre Seigneur Jesus Christ ni du bon Dieu, ni de <l’Etat> la liberté politique, ni du droit juridique, toutes choses soit théologiquement, soit métaphysiquement revélées et <fort [ill.]> toutes également indigestes, comme on sait. Le monde des abstractions scientifiques n’est point révélé; il est inhérent au monde réel, dont il n’est <rien> que l’expression <et> et que la représentation générale ou abstraite. Tant qu’il forme une région séparée, représentée spécialement par le corps des savants, ce monde idéal nous menace de prendre, vis à vis du monde réel, la place du bon Dieu, <et c’est pourqu> <c’est pourquoi> reservant à ses représentants patentés l’office de prêtres. C’est pour cela qu’il faut dissoudre l’organisation sociale séparée de la science par l’instruction générale, égale pour tous et pour toutes; afin que les masses cessant d’être des troupeaux humains paitrés [G: menés] et tondus par des pasteurs privilégiés, puissent prendre desormais leurs propres destinées historiques en leurs mains.(1)

[[(1) La science, en devenant le patrimoine de tout le monde, se mariera en quelque sorte avec la vie immédiate et réelle de chacun. Elle gagnera en utilité et en grâce, ce qu’elle aura perdu en orgueil, en ambition et en pédantisme doctrinaires. Ce qui n’empêchera pas, sans doute, que des hommes de génie, mieux organisés pour les spéculations scientifiques que la majorité de leurs contemporains, ne s’adonnent plus exclusivement que les autres à la culture des sciences, et ne rendent de grands services à l’humanité, sans ambitionner toutefois, d’autre influence sociale que l’influence naturelle qu’une intelligence supérieure ne manque jamais d’exercer sur <ses semblables> son milieu; ni d’autre récompense que la haute jouissance que tout esprit d’élite trouve dans la satisfaction d’une noble passion.]]

Mais tant que les masses ne seront pas arrivées à ce# |10 degré d’instruction, faudra-t-il qu’elles se laissent gouverner par les hommes de la science? A dieu ne plaise! [G: non certes] il vaudrait mieux pour elles <de> se passer de la science, que de se laisser gouverner par des savants. Le gouvernement des savants aurait pour première conséquence de rendre la science inaccessible au peuple et serait nécessairement un gouvernement aristocratique, parceque l’institution actuelle de la science est une institution aristocratique. L’aristocratie de l’intelligence! au point de vue pratique la plus implacable, et au point de vue social la plus arrogante [intercalé: et] la plus insultante, tel serait le régime d’une société gouvernée par la science. Ce régime serait capable de paralyser la vie et le mouvement dans la société. Les savants toujours présomptueux, toujours suffisants, et toujours impuissants, voudraient se mêler de tout, et toutes les sources de la vie se <stériliseraient> dessécheraient sous leur souffle abstrait et savant.

Encore une fois, la vie, non la science, crée la vie; l’action spontanée du peuple lui-même peut seule créer la liberté populaire. Sans doute, il serait fort heureux, si la science pouvait [G: que la science peut] dès aujourd’hui éclairer la marche spontanée du peuple vers son émancipation. Mais mieux vaut l’absence de lumière, qu’une fausse lumière allumée [intercalé: parcimonieusement] du dehors avec le bût évident d’égarer le peuple. D’ailleurs le peuple ne manque pas absolument de lumière. Ce n’est pas en vain qu’il a parcouru une longue carrière historique et qu’il a payé ses erreurs par des siècles de souffrances horribles. Le résumé pratique de ces douloureuses expériences constitue une sorte de science traditionnelle qui sous [G: à] certains rapports, vaut bien la science théorique. Enfin une partie de la jeunesse studieuse, ceux d’entre <ces> les jeunes bourgeois qui se sentiront assez de haine <pour> contre le mensonge, <pour> contre l’hypocrisie, <pour> contre l’iniquité# |11 et contre la lâcheté de [intercalé: la] bourgeoise pour trouver en eux-mêmes le courage de lui tourner le dos et assez de noble passion <humaine> pour embrasser [intercalé: sans reserve] la cause juste et humaine du prolétariat, ceux là seront, comme je l’ai déja dit plus haut, les instructeurs fraternels du peuple; en lui apportant les connaissances qui lui manquent encore, ils rendront parfaitement inutile le gouvernement des savants.

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Si le peuple doit se garder du gouvernement des savants, à plus forte raison doit-il se prémunir contre celui des idéalistes inspirés. Plus ces croyants et ces poètes du Ciel sont sincères, et plus ils deviennent dangereux. L’abstraction scientifique, ai-je dit, est une abstraction rationnelle, vraie dans son essence, nécessaire à la vie dont elle est la répresentation théorique, la conscience. Elle peut, elle doit être absorbée et digérée par la vie. L’abstraction idéaliste, Dieu, est un poison corrosif qui détruit et décompose la vie, <qui la> qui la fausse et la tue. L’orgueil<,> des savants, n’étant rien qu’une arrogance personelle, peut être ployé et brisé. L’orgueil des idéalistes n’étant point personnel, mais un orgueil divin est invincible et implacable. Il peut, il doit mourir, mais il ne cédera jamais et tant qu’il lui restera un souffle, il tendra à l’asservissement du monde sous le talon de son Dieu, comme les lieutenants de la Prusse, [intercalé: ces] idéalistes pratiques de l’Allemagne, voudraient le voir écrasé par la botte éperonnée de leur roi. C’est la même foi, les objets n’en sont pas même beaucoup différents, et le même résultat de la foi, l’esclavage.

C’est en même temps le triomphe du matérialisme le plus crasse et le plus brutal. Il n’est pas besoin de le démontrer pour l’Allemagne, car il faudrait être# |12 aveugle vraiment pour ne pas le voir, à l’heure qu’il est. Mais je crois encore nécessaire par rapport à l’idéalisme divin.

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L’homme, comme tout le reste du monde, [G: la nature [ill.]] est un être complètement matériel. L’esprit, la faculté de penser, de recevoir et de réfléchir les diverses sensations tant extérieures qu’intérieures, de <les comparer> s’en ressouvenir alors qu’elles sont passées et de les réproduire par l’imagination, de les comparer et de les distinguer, d’en abstraire les déterminations communes et de créer par là même des notions générales ou abstraites, enfin de former les idées, en groupant et en combinant, selon des modes différents, ces dernières, l’intelligence en un môt, l’unique créateur de tout notre monde idéal, est une propriété du corps animal et notamment <du cerveau> de l’organisation tout à fait matérielle du cerveau.

Nous le savons d’une manière très certaine, par l’expérience universelle, qu’aucun fait n’a jamais démentie et que tout homme peut vérifier à chaque instant de sa vie. Dans tous les animaux, sans excepter les espèces les plus inférieures, nous trouvons un certain degré d’intelligence, et nous <trouvons> voyons que dans la série [intercalé: des espèces,] l’intelligence animale se développe d’autant plus, que l’organisation d’une espèce se rapproche davantage de celle de l’homme; mais que dans l’homme seul, elle arrive à cette puissance d’abstraction qui constitue proprement la pensée.

L’expérience universelle (1) [[(1) Il faut bien distinguer l’expérience universelle sur laquelle se fonde toute la science, de la foi universelle sur laquelle les idéalistes veulent appuyer leurs croyances; la première est une constatation réelle de faits réels; la seconde n’est qu’une supposition de faits que personne n’a jamais vus et qui par conséquent sont en contradiction avec l’expérience de tout le monde.]] qui, <à la fin des comptes,> est l’unique base et source réelle de toutes nos connaissances réelles, nous démontre donc, primo,# |13 que toute intelligence est toujours attachée à un corps animal quelconque; et secondo, que l’intensité, la puissance de cette fonction animale dépend de la perfection relative de l’organisation animale. Ce second résultat de l’expérience universelle n’est point applicable seulement aux différentes espèces animales, nous le constatons également dans les hommes, dont la puissance intellectuelle et morale dépend d’une manière par trop évidente de la plus ou moins grande perfection de leur organisme, comme race, comme nation, comme classe et comme individus, pour qu’il soit nécessaire de beaucoup insister sur ce point. (1) [[(1) Les idéalistes, tous ceux qui croyent en l’immatérialité et [intercalé: en] l’immortalité de l’âme humaine, doivent être excessivement embarrassés de la différence qui existe entre les intelligences des races, des peuples et des individus. A moins de supposer que les parcelles divines ont été inégalement distribuées, comment expliqueront-ils cette différence? Il y’a malheureusement un nombre trop considérable d’hommes tout-à-fait stupides, bêtes jusqu’à l’idiotisme; auraient-ils reçu en partage une parcelle à la fois divine et stupide? Pour sortir de cet embarras, <ils> les idéalistes doivent nécessairement supposer, que toutes les âmes humaines sont égales, mais que les prisons dans lesquelles elles se trouvent renfermées, les corps humains sont inégaux, les uns plus <que les autres moins capables> capables que les autres de servir d’organe à l’intellectualité pure de l’âme. Une âme aurait de cette manière des organes tres fins, une autre des organes très grossiers à sa disposition. Mais ce sont là des distinctions dont l’idéalisme n’a pas le droit de se servir, dont il ne peut se servir sans tomber lui même dans l’inconséquence et dans le matérialisme le plus grossier. Car devant l’absolue immatérialité de l’âme, toutes les différences corporelles disparaissent; tout ce qui est corporel, matériel, devant apparaître comme indifféremment, également, absolument grossier. L’abyme qui sépare l’âme du corps, l’absolue immatérialité de la matérialité absolue est infini; par conséquent toutes les différences, inexplicables d’ailleurs et logiquement impossibles, qui pourraient exister de l’autre côté de l’abyme, dans la matière, doivent être pour l’âme nulles et non avenues et ne peuvent, ne doivent exercer sur elle aucune influence. En un môt, l’absolument immatériel ne peut être contenu, emprisonné, et encore moins exprimé à quelque degré que ce soit par l’absolument matériel. De toutes les imaginations grossières et matérialistes dans le <pire> sens attaché par les idéalistes à ce mot, c’est à dire <stupides et> brutales, qui aient été engendrées par l’ignorance et par la stupidité primitives des hommes, celle d’une âme immatérielle emprisonnée dans un corps matériel est certainement la plus grossière, la plus crasse; et rien ne prouve mieux la toute puissance exercée même sur les meilleurs esprits par des préjugés antiques, que ce fait <dépl> vraiment déplorable, que des hommes doués d’une haute intelligence puissent en parler encore aujourd’hui. [G: de cette [ill.]]]]

D’un autre côté, il est <notoire,> certain, qu’aucun homme n’a jamais vu, ni pu voir l’esprit pur, détaché de toute forme matérielle, existant séparement d’un corps animal quelconque. Mais si# |14 personne ne l’a vu, comment les hommes ont-ils pu arriver à croire à son existence? Car le fait de cette croyance est notoire, et si non universel comme le prétendent les idéalistes, au moins très général, et comme tel, [intercalé: il est] tout-à-fait digne de notre [G: extrême] attention respectueuse; car une croyance générale, si sotte qu’elle soit, exerce toujours une influence trop puissante sur les destinées humaines, pour qu’il puisse être permis de l’ignorer ou d’en faire abstraction.

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Le fait de cette croyance historique s’explique d’ailleurs d’une manière naturelle et rationnelle. L’exemple que nous offrent les enfants et les adolescents, voire même beaucoup d’hommes qui ont bien dépassé l’âge de la majorité, nous prouve que l’homme peut exercer longtemps ses facultés mentales avant de se rendre compte de la manière dont il les exerce, avant d’arriver à la conscience nette et claire de cet exercice. Dans cette période du fonctionnement de l’esprit inconscient de lui-même, de cette action de l’intelligence naïve ou croyante, l’homme <crée une multitude de> obsédé par le monde extérieur et poussé# |15 par cet aiguillon intérieur qui s’appelle la vie et les multiples besoins de la vie, crée une quantité d’imaginations, de notions et d’idées, nécessairement très imparfaites d’abord, très peu conformes à la réalité des choses et des faits qu’elles s’efforcent d’exprimer. Et comme il n’a pas <comme> la conscience de sa propre action intelligente, comme il ne sait pas encore que c’est lui même qui a produit et qui continue de produire ces imaginations, ces notions, ces idées, comme il ignore lui même leur <origine> origine toute subjective c’est à dire humaine, il les considère naturellement, nécessairement comme des êtres objectifs, [intercalé: comme des êtres] réels, tout à fait indépendants de lui<-même et> et comme existant par eux mêmes<,> et en eux-mêmes.

De cette manière les peuples primitifs, sortant lentement de leur innocence animale, ont créé leurs Dieux. Les ayant créés, ne se doutant pas qu’ils [intercalé: en] furent eux-mêmes <leurs> les créateurs uniques, ils les ont adorés; les considérant comme des êtres réels, infiniment supérieurs à eux-mêmes, ils leur ont attribué la Toute-puissance, et se sont reconnus eux-mêmes pour leurs créatures, leurs esclaves. A mésure que les idées humaines se développaient davantage, les Dieux qui, comme je l’ai déja observé, <n’ont> n’en ont jamais été <rien> que la réverbération fantastique, idéale, poétique ou <leur> l’image renversée; s’idéalisaient aussi. D’abord fétiches grossiers, ils devinrent peu à peu des esprits purs, <séparés> existant en dehors du monde visible, et enfin, à la suite d’un long développement historique, ils finirent par se confondre en un seul Etre divin, Esprit pur, éternel, absolu créateur et maître des mondes.

Dans tout développement <vrai> juste ou faux, réel ou imaginaire, tant collectif qu’individuel [G: collectif ou individuel], c’est toujours le premier pas <qui est le> qui coute, le premier acte qui est le plus difficile. Une fois ce pas franchi<,> et ce premier acte accompli, le reste se déroule naturellement comme une conséquence nécessaire.# |16 Ce qui était difficile dans le développement historique de cette terrible folie religieuse qui continue encore de nous obséder et de nous écraser, c’était donc de poser un monde divin tel quel, <à part> en dehors du monde réel. Ce premier acte de folie, si naturel au point de vue psychologique et par conséquent nécessaire dans l’histoire de l’humanité <collective>, ne s’accomplit pas d’un seul coup. Il a fallu je ne sais combien de siècles pour <faire> développer et pour faire pénétrer cette croyance dans les habitudes mentales des hommes. Mais une fois établie, elle est devenue toute puissante comme le devient nécessairement toute folie qui s’empare du cerveau humain. Prenez un fou; quelque soit l’objet spécial de sa folie, Vous trouverez qui l’idée obscure et <fixe> fixe qui l’obsède lui paraîtra la plus naturelle du monde, et qu’au contraire, les choses naturelles et réelles qui sont en contradiction avec elle lui sembleront des folies ridicules et odieuses. Eh bien, la religion est une folie collective, d’autant plus puissante, qu’elle est une folie traditionnelle et que son origine se perd dans une antiquité excessivement reculée. Comme folie collective, elle a pénétré dans tous les détails tant publics que privés [G: détails publics ou privés] de l’existence sociale d’un peuple, elle s’est incarnée dans la société, elle en est devenue pour ainsi dire l’âme et la pensée collective. Tout homme en est enveloppé depuis sa naissance, il la suce avec le lait de sa mère, l’absorbe <dans> avec tout ce <qui l’> qu’il entend, tout ce qu’il voit. Il en <est s> a été si bien nourri, empoisonné, pénétré dans tout son être, que plus tard; quelque puissant que soit son esprit naturel, il a besoin de faire des efforts inouis pour s’en délivrer, et encore n’y parvient-il jamais d’une manière complète. Nos idéalistes modernes en sont une preuve, et nos matérialistes doctrinaires, les communistes allemands en sont une autre. Ils n’ont pas su se défaire de la religion de l’Etat.

Une fois le monde surnaturel, le monde divin# |17 bien établi dans l’imagination traditionnelle des peuples, le développement des différents systèmes religieux a suivi son cours naturel et logique, toujours conforme d’ailleurs au développement [intercalé: contemporain et] réel, <économique, social et politique [ill.] des peuples> des rapports économiques et politiques dont il a été en tout temps, dans le monde de la fantaisie religieuse, la réproduction fidèle et la consécration divine. C’est ainsi que la folie collective et historique qui s’appelle religion s’est développée, depuis le fétichisme, en passant par tous les degrés du polythéisme, jusqu’au monothéisme chrétien.

Le second pas, dans le développement des croyances religieuses, et le plus difficile, sans doute, après l’établissement d’un monde divin séparé, ce fut précisement cette transition du <Monothé> Polythéisme au Monothéisme, du matérialisme religieux des payens à la foi spiritualiste des chrétiens. Les Dieux payens, et c’était là leur caractère principal, étaient avant tout des Dieux exclusivement nationaux. Puis comme ils furent nombreux, ils conservèrent nécessairement, plus ou moins un caractère matériel, ou plutôt, c’est parcequ’ils étaient encore matériels qu’ils furent si nombreux, la diversité étant un des attributs principaux du monde réel. Les Dieux payens n’étaient pas encore proprement la négation des choses réelles, ils n’en étaient que l’exagération fantastique.

Pour établir sur les ruines de leurs autels si nombreux l’autel <unique> d’un Dieu unique et suprême, Maître du monde, il a fallu donc que fut détruite d’abord l’existence autonomique des différentes nations qui composaient le monde payen ou antique. C’est ce que firent très brutalement les Romains qui, en conquérant la plus grande partie du monde connu des anciens, créerent en quelque sorte, la première ébauche, sans doute tout-à-fait négative et grossière, de l’humanité.

Un Dieu qui s’élevait ainsi au dessus de toutes les différences nationales, tant matérielles que sociales,# |18 de tous les pays, qui en était en quelque sorte la négation directe, devait être nécessairement un être immatériel et abstrait. Mais [G: nous l’avons dit,] la foi si difficile en l’existence d’un Etre pareil, n’a pu naître d’un seul coup. Aussi, <comme je l’ai montré dans l’Appendice>, fut elle longuement préparée et développée par la métaphysique <greque> grecque, qui établit la première <la notion> d’une manière philosophique, la notion de l’Idée divine, modèle éternellement créateur et toujours reproduit par le monde visible. Mais la Divinité <de la philosophie> conçue et créée par la philosophie greque était une Divinité personnelle – aucune métaphysique, lorsqu’elle est conséquente et sincère, ne pouvant s’élever, ou plutôt, ne pouvant se rabaisser jusqu’à l’idée d’un Dieu personnel. Il a fallu donc trouver un Dieu qui fut unique et qui fut très personnel <en même> à la fois. Il se trouva dans la personne très brutale, très égoiste, très cruelle de Jehovah, le Dieu national des Juifs. Mais les <Juf> Juifs, malgré cet esprit national exclusif qui les distingue encore aujourd’hui, étaient devenus de fait, bien avant <l’époque de> la naissance du Christ, <en partie> le peuple le plus international du monde. Entraînés en partie comme captifs, mais beaucoup plus encore poussés par cette passion <du commerce> mercantile qui constitue l’un des traits principaux de leur<s> caractère national, ils s’étaient répandus dans tous les pays, portant partout le culte de leur Jehovah auquel ils devenaient d’autant plus <fidèles> fidèls <à mesure> qu’il les abandonnait davantage.

A Alexandrie ce Dieu terrible des Juifs fit la connaissance personnelle de la Divinité métaphysique <et impersonnelle> de Platon, déja fort corrompue par le contact de l’Orient et se corrompant plus tard encore davantage par le sien. Malgré son exclusivisme national, jaloux et féroce, il ne put résister à la longue aux# |19 grâces de cette Divinité idéale et impersonnelle des Grecs. Il l’épousa, et de ce mariage naquit le Dieu spiritualiste, mais non spirituel, des chrétiens. On sait que les Néoplatoniciens d’Alexandrie furent les principaux créateurs de la théologie chrétienne.

Mais la théologie ne constitue pas encore la religion, comme les éléments historiques ne suffisent pas pour créer l’histoire. J’appelle éléments historiques les dispositions et conditions générales d’un développement réel quelconque, par exemple ici, la conquête des Romains et la rencontre du Dieu des Juifs avec la Divinité <métaphysique> idéale des Grecs. Pour féconder les éléments historiques, pour leur faire produire une serie de transformations historiques nouvelles, il faut un fait vivant, spontané, sans lequel ils auraient pu rester bien des siècles encore à l’état d’éléments, sans rien produire. Ce fait ne manqua pas au Christianisme; ce fut la propagande, le martyre et la mort de Jesus Christ.

Nous ne savons presque rien de ce grand [intercalé: et saint] personnage <historique>; tout ce que les Evangiles nous en rapportent étant si contradictoire et si fabuleux, qu’à peine pouvons-nous y saisir quelques traits réels et vivants. Ce qui est certain, c’est qu’il fut le prêcheur du pauvre peuple, l’ami, le consolateur des misérables, des ignorants, des esclaves et des femmes, et qu’il fut beaucoup aimé par ces dernières. Il<s> promit à tous ceux qui étaient opprimés, à tous ceux qui souffraient ici-bas, – et le nombre en était naturellement immense – la vie éternelle. Il fut, comme de raison, pendu par les représentants de la morale officielle et de l’ordre publique de l’époque. Ses disciples, et les disciples de ses disciples, <se répandirent et> purent se répandre, grâce à la conquête des Romains qui avait détruit les barrières nationales, et <la repandirent> portèrent en effet <leur> la propagande# |20 de l’Evangile nouveau dans tous les pays connus des anciens. Partout ils furent reçus à bras ouverts par les esclaves et les femmes, les deux classes les plus opprimées, les plus souffrantes et naturellement aussi les plus ignorantes du monde antique. <Ce> S’ils firent quelque <peu de> prosélytes dans le monde privilégié et lettré, ils ne le dûrent encore, en très grande partie, qu’à l’influence des femmes. Leur propagande la plus large s’exerça presque exclusivement dans le peuple, aussi malheureux qu’abruti par l’esclavage. Ce fut le premier reveil, la première révolte principielle du prolétariat.

Le grand honneur du Christianisme, son mérite incontestable et tout le secret de son triomphe inoui et d’ailleurs tout-à-fait légitime, ce fut de s’être adressé à ce public souffrant et immense, auquel le monde antique, constituant <l’> une aristocratie intellectuelle et politique <la plus> étroite et <la plus> féroce, déniait jusqu’aux derniers attributs et les droits les plus simples de l’humanité. Autrement il n’aurait jamais pu se répandre. La doctrine qu’enseignaient les apôtres du Christ, toute consolante qu’elle ait pu paraître aux malheureux, était trop révoltante, trop absurde, au point de vue de la raison humaine, pour que des hommes éclairés eussent pu l’accepter. Aussi avec quel triomphe l’apôtre St Paul, ne parle-t-il pas du “scandale de la foi”, et du triomphe de cette divine folie répoussée par les puissants et les sages du siècle, mais d’autant plus [intercalé: passionnément] acceptée par les simples, les ignorants et les pauvres d’esprit.

En effet, il a fallu un bien profond mécontentement de la vie, une bien grande soif du coeur, et une pauvreté apeuprès absolue de l’esprit, pour accepter l’absurdité chrétienne, de toutes les absurdités religieuses, <la plus hardie et> la plus monstrueuse.#

|21Ce n’était pas seulement la négation de toutes les institutions politiques, sociales et religieuses de l’antiquité, c’était le renversement absolu du sens commun, de toute raison humaine. L’Etre effectivement existant, le monde réel était considéré desormais comme le néant; et le produit de la faculté abstractive de l’homme, la dernière, la suprême abstraction, dans la quelle cette faculté, ayant dépassé toutes les choses existantes et jusqu’aux déterminations les plus générales de l’Etre réel, telles que les idées de l’espace et du temps, n’ayant plus rien à dépasser, se repose dans la contemplation de son vide et de son immobilité absolue; (Voyez l’appendice) cet<te> abstractum, ce Caput mortuum absolument vide de tout contenu, le vrai néant, Dieu, est proclammé le seul être réel, éternel, tout puissant Le Tout réel est déclaré nul, et le nul absolu, le Tout. L’ombre devient le corps et le corps s’évanouit comme une ombre.(1) [[(1) Je sais fort bien que dans les systèmes théologiques et métaphysiques orientaux et surtout dans ceux de l’Inde, y compris le Boudhisme, on trouve déja le principe de l’anéantissement du monde réel au profit de l’idéal ou de l’abstraction absolue. Mais il n’y porte pas encore ce caractère de négation volontaire et réfléchie qui distingue le Christianisme, parceque <[ill.]> lorsque ces systèmes furent conçus, le monde proprement humain, le monde de l’esprit humain, de la volonté humaine, [intercalé: de la science] et de la liberté humaines ne s’était pas encore développé comme il <s’e manifes> s’est manifesté depuis, dans la civilisation greco-<et> romaine.]]

C’était d’une audace et d’une absurdité inouies, le vrai scandale de la foi, le triomphe de la sottise croyante sur l’esprit, pour les masses; et pour quelques uns, l’ironie triomphante d’un esprit fatigué, corrompu, desillusionné et dégouté de la recherche honnête et sérieuse de la vérité; le besoin de s’étourdir et de s’abbrutir, besoin qui se rencontre souvent chez les esprits blasés:

“Credo quiam absurdum est”

Je ne crois pas seulement à l’absurde; j’y crois# |22 précisement et surtout parcequ’il est l’absurde. C’est ainsi que beaucoup d’esprits distingués et éclairés, de nos jours, croient au magnétisme animal, au spiritisme, aux tables tournantes – eh mon Dieu! pourquoi aller si loin? croyent encore au Christianisme, à l’idéalisme, à Dieu.

La croyance du prolétariat antique, aussi bien que des masses modernes après lui, était plus robuste, [G: de] moins haut gout et plus simple. La propagande chrétienne s’était adressée à son coeur, non à son esprit; <à son> à ses aspirations éternelles, à ses besoins, à ses souffrances, à son esclavage, non à sa raison qui dormait encore, et pour la quelle les contradictions logiques, l’évidence de l’absurde ne pouvaient par conséquent exister. La seule question qui l’intéressait, ce fut de savoir, quand sonnera l’heure de la délivrance promise, quand arrivera le règne de Dieu? Quant aux dogmes théologiques il ne s’en souciait pas, parcequ’il n’y comprenait rien du tout. Le prolétariat converti au christianisme en constituait la puissance matérielle ascendante, non la pensée théorique.

Quant aux dogmes chrétiens ils furent élaborés comme on sait dans une série de travaux théologiques, littéraires et dans les Conciles, principalement par les néo-platoniciens convertis de l’Orient. L’esprit <propre> grec était descendu si-bas, qu’au VIème siècle de l’ère chrétienne déja, époque du premier Concile, nous trouvons l’idée d’un Dieu personnel, Esprit pur, <suprême> éternel, absolu, créateur <du monde> et maître <existant en> suprême du monde, existant en dehors du monde, unanimement acceptée par tous les pères de l’Eglise; et comme conséquence logique <sa croyance> de cette absurdité absolue, la croyance dèlors naturelle et nécessaire# |23 à l’immatérialité et à l’immortalité de l’âme humaine logée <dans> et emprisonnée dans un corps mortel, mais <seulement> mortel seulement en partie; parceque dans ce corps lui-même il y’a une partie qui tout en étant corporelle est immortelle comme l’âme et doit ressusciter avec l’âme. Tant il a été difficile, même à des pères de l’Eglise, de se représenter l’esprit pur en dehors de toute forme corporelle!

Il faut observer qu’en général le caractère de tout raisonnement théologique et métaphysique aussi, c’est de chercher à expliquer une absurdité <en en inventant toujours une nouvelle> par une autre.

Il a été fort heureux pour le Christianisme d’avoir rencontré le monde des esclaves. Il eut un autre bonheur; ce fut l’invasion des barbares. Les barbares étaient de braves gens, pleins de force naturelle, et surtout animés et poussés par un grand besoin et par <une grande capacité> une grande capacité de vivre; des brigands à toute épreuve, capables de tout dévaster et de tout avaler, de même que leurs successeurs, les allemands actuels; beaucoup moins systématiques et pédants dans leur brigandage que ces derniers, beaucoup moins [intercalé: moraux moins] savants; mais par contre beaucoup plus indépendants et plus fiers, capables de science et non incapables de liberté, comme les bourgeois de l’Allemagne moderne. Mais avec toutes ces grandes qualités, ils n’étaient rien que des barbares, c’est à dire aussi indifférents que les esclaves antiques, dont beaucoup d’ailleurs appartenaient à leur race, pour toutes les questions de la théologie et de la métaphysique. De sorte qu’une fois leur répugnance pratique# |24 rompue, il ne fut pas <du tout> difficile de les convertir [intercalé: théoriquement] au Christianisme.

Pendant dix siècles de suite, le Christianisme, armé de la Toute-puissance de l’Eglise et de l’Etat, et sans concurrence aucune de la part de qui que ce soit, put dépraver <et fausser> abbrutir et fausser l’esprit de l’Europe. Il n’avait point de concurrents, puisqu’en dehors <d’elle> de l’Eglise il n’y <avait> eut point de penseurs, <pas>ni même de lettrés. Elle seule pensait, elle seule parlait, écrivait, elle seule enseignait. Si des hérésies s’élevèrent <dans> en son sein, <ils> elles ne s’attaquèrent jamais qu’aux développements théologiques <ou dogme fondamental> ou <prati> pratiques du dogme fondamental non à ce dogme, <lui même>. La croyance en Dieu esprit pur et créateur du monde et la croyance en l’immatérialité de l’âme restèrent intactes. Cette double croyance devint <le fondement> la base idéale de toute la civilisation Occidentale et Orientale de l’Europe, et elle pénétra, elle s’incarna dans toutes les institutions, dans tous les détails de la vie tant publique que privée [G: vie publique et privée] de toutes les classes aussi bien que des masses.

Peut on s’étonner, après cela, que cette croyance se soit maintenue jusqu’à nos jours et qu’elle <continue> continue d’exercer <une> son influence désastreuse même sur des esprits d’élite comme Mazzini, Quinet, Michelet et tant d’autres? Nous avons vu que la première attaque fut soulevée contre elle par la <magnifique> Renaissance du libre <d’>esprit au XVème siècle, Renaissance qui produisit des héros et des martyrs comme Vanini, comme Giordano Bruno et comme Galilée, <[ill.]> et qui, bien qu’étouffée bientôt par le bruit, le tumulte et les passions <déchainées par lui des R> de la Réforme religieuse, continua sans bruit son travail invisible, léguant aux plus# |25 nobles esprits de chaque génération nouvelle cette oeuvre de l’émancipation humaine par la destruction de l’absurde, jusqu’à ce qu’enfin, <elle ne reparut de nouveau au> dans la seconde moitié du XVIIIeme siecle, elle ne reparut de nouveau au grand jour, élevant hardiment le drapeau de l’athéisme et du matérialisme.

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On put croire alors que l’esprit humain allait enfin se délivrer, une fois pour toutes, de toutes les obsessions divines. C’était une erreur. Le mensonge divin dont l’humanité s’était nourrie, en ne parlant que du monde chrétien, pendant dix-huit siècles, devait se montrer, encore une fois, plus puissant que l’humaine vérité. Ne pouvant plus se servir de la gente noire, des corbeaux consacrés de l’Eglise, des prêtres tant catholiques que protestants [G: prêtres catholiques ou protestants] qui avaient perdu tout crédit, <elle> il se servit des prêtres laïques, des menteurs et sophistes à robe courte, parmi lesquels le rôle principal fut dévolu à deux hommes fatals; l’un l’esprit le plus faux, l’autre la volonté la plus doctrinairement despotique du siècle passé, à J.J. Rousseau et à Robespierre.

Le premier représente le vrai type de l’étroitesse et de la mesquinerie ombrageuse, de l’exaltation sans autre objet que sa propre personne, de <l’exaltation> l’enthousiasme à froid et de l’hypocrisie à la fois sentimentale et implacable, du mensonge forcé de l’idéalisme moderne. On peut le considérer comme le <vrai> créateur de la moderne réaction. En apparence l’écrivain le plus démocratique du XVIIIme siècle, il couve en lui le <tout> despotisme [intercalé: impitoyable] de l’homme d’Etat. Il fut le prophète de l’Etat doctrinaire, comme Robespierre son digne et fidèle disciple essaya d’en devenir le grand prêtre. Ayant entendu dire à Voltaire, que s’il n’y avait pas de Dieu, il faudrait en inventer un, J.J. Rousseau inventa l’Etre Suprême, le Dieu abstrait et stérile des Déistes. Et# |26 c’est au nom de l’Etre Suprême et de la vertu hypocrite commandée par l’Etre Suprême, que Robespierre guillotina les Hebertistes d’abord, ensuite le génie même de cette Révolution, Danton, dans la personne du quel il assassina la République, préparant ainsi le triomphe devenu deslors nécessaire de la dictature <Napoléonienne> <de Napoléon le 1er> de Bonaparte Ier. Après ce grand triomphe, la réaction idéaliste chercha et trouva des serviteurs moins fanatiques, moins terribles, mésurés à la taille considérablement amoindrie de la bourgeoisie de notre siècle <à nous>. En France, ce furent Chateaubriand, Lamartine, et faut-il le dire? Eh! pourquoi non? il faut tout dire, quand c’est vrai, ce fut Victor Hugo lui-même, le démocrate, le républicain, le quasi-socialiste d’aujourd’hui, et à leur suite toute <cette> la la cohorte mélancolique et sentimentale <qui constitue> d’esprits maigres et pâles qui constituèrent, sous la direction de ces maîtres, l’école du romantisme moderne. En Allemagne ce furent les Schlegel, les Tieck, les Novalis, les Werner, ce fut Schelling, et tant d’autres encore dont les noms ne méritent pas même d’être nommés.

La littérature créée par cette école fut le vrai règne des revenants et des fantômes. Elle ne supportait pas le grand jour, le clair-obscur étant le seul élément où elle pût vivre. Elle ne supportait pas non plus le contact brutal des masses; c’était la littérature des ames tendres, délicates, distinguées, aspirant au Ciel, leur patrie, et vivant comme malgré elles sur la terre. Elle avait la politique, les questions du jour en horreur [intercalé: et] en mépris; mais lors qu’elle en parlait par hazard, elle se montrait franchement réactionnaire, prenant le parti de l’Eglise contre l’insolence des libres penseurs, des rois contre les peuples, et de toutes les aristocraties contre la vile canaille des rues. Au reste, comme je viens de le dire, ce qui dominait dans l’Ecole, c’était une indifférence quasi-complète pour les questions politiques. Au milieu des nuages dans lesquels elle vivait, on ne pouvait distinguer que deux points réels: le développement rapide du matérialisme bourgeois et# |27 le déchainement effréné des vanités individuelles.

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Pour comprendre cette littérature, il faut en chercher la raison d’être dans la transformation qui s’était opérée au sein de la classe bourgeoise depuis la révolution de 1793.

Depuis la Renaissance et la Réforme jusqu’à cette Révolution, la bourgeoisie si non en Allemagne, du moins en Italie, en France, en Suisse, en Angleterre, en Hollande, fut le héros et représenta le génie révolutionnaire de l’histoire. De son sein sortirent en plus grande partie les libres penseurs du XVme siècle, les grand réformateurs religieux des deux siècles suivants, et les apotres de l’émancipation humaine, y compris cette fois [intercalé: aussi] ceux de l’Allemagne, du siècle passé. Elle seule, naturellement appuyée sur les sympathies, sur la foi, et sur le bras puissant du peuple, fit la Révolution de 89 et de 93. Elle avait proclammé la déchéance de la Royauté et de l’Eglise, la fraternité des peuples, les droits de l’homme et du citoyen. Voila ses titres de gloire, ils sont immortels.

Dèslors elle se scinda. Un parti considérable d’acquéreurs de biens nationaux, devenus riches, et s’appuyant cette fois non sur le prolétariat des villes, mais sur la majeure partie des paysans de France qui étaient également devenus des propriétaires terriens, aspira à la paix, au rétablissement de l’ordre public et à la fondation d’un gouvernement régulier et puissant. Il acclama donc avec bonheur la dictature du premier Bonaparte, et quoique toujours Voltairien, ne vit pas d’un mauvais oeil son Concordat avec le Pape et le rétablissement de l’Eglise officielle en France: “La religion est si nécessaire au peuple!” Ce qui veut dire que, répue, <et cont> cette partie de la bourgeoisie commença deslors à comprendre, qu’il était urgent dans l’intéret de la conservation de sa position et de ses biens acquis, de tromper la faim non assouvie du peuple, par les promesses d’une mane céleste. – Ce fut alors que commença à prêcher# |28 Chateaubriand.(1)

[[(1) Je crois utile de <rapporter> rappeler ici une anecdote d’ailleurs très connue et tout-à-fait authentique, et qui jete une lumière si précieuse tant sur le caractère personnel de ce <rech> réchauffeur des croyances catholiques que sur la sincérité religieuse de cette époque. Chateaubriand avait apporté au libraire un ouvrage dirigé contre la foi. Le libraire lui observa [G: lui fit observer] que l’athéisme était passé de mode, que le public <qui lisait> lisant n’en voulait plus, et qu’il demandait au contraire des ouvrages religieux. Chateaubriand s’éloigna, mais quelques mois plus tard il lui apporta son “Génie du Christianisme”]]

Napoléon tomba. La Restauration ramena en France, avec la monarchie légitime, <le chre> la puissance de l’Eglise et de l’aristocratie nobiliaire, qui se ressaisirent sinon du tout, au moins d’une considérable partie de leur ancien pouvoir, avec l’intention évidente d’attendre et de choisir un moment propice, pour reprendre le reste. Cette réaction rejeta la bourgeoisie dans la Révolution; et avec l’esprit révolutionnaire se reveilla en elle aussi l’esprit fort. Elle mit Chateaubriand de côté, et recommença à lire Voltaire. Elle n’alla pas jusqu’à Diderot, ses nerfs affaiblis ne supportaient plus une nourriture aussi forte. Voltaire, à la fois esprit fort et déiste, lui convenait au contraire beaucoup. – Béranger et Paul-Louis Courrier exprimèrent parfaitement cette tendance nouvelle. Le “Dieu des bonnes Gens” et l’idéal du roi bourgeois, à la fois libéral et démocratique, dessinés sur le fond majestueux et désormais inoffensif des victoires gigantestes [G: gigantesques] de l’Empire<,>. Telle fut [intercalé: à cette époque] la nourriture intellectuelle quotidienne de la bourgeoisie de France.

Lamartine, aiguillonné par l’envie vaniteusement ridicule de s’élever à la hauteur poétique du grand poète anglais, Byron, avait bien commencé ses hymnes froidement délirants# |29 en l’honneur du Dieu des gentilshommes et de la monarchie légitime. Mais ses chants ne retentissaient que dans les salons aristocratiques. La bourgeoisie ne les entendait pas. Béranger était son poète et Paul Louis Courrier son écrivain politique.

La révolution de Juillet <d’en> eut pour conséquence l’ennoblissement de ses gouts. On sait que tout bourgeois en France porte en lui le type impérissable du bourgeois-gentilhomme qui ne manque jamais de paraître aussitôt qu’il acquiert un peu de richesse et de puissance. En 1830, la riche bourgeoisie avait définitivement remplacé l’antique noblesse au pouvoir. Elle tendit naturellement à fonder une aristocratie nouvelle; aristocratie du capital, sans doute, avant tout; mais aussi <noblesse> aristocratie d’intelligence, de bonnes manières et de sentiments délicats. La bourgeoisie commença à se sentir religieuse.

Ce ne fut pas de sa part une simple singerie des moeurs aristocratiques, c’était en même temps une nécessité de position. Le prolétariat lui avait rendu un dernier service, en l’aidant à renverser encore une fois la noblesse. Maintenant, <elle> la bourgeoisie n’avait plus besoin de son aide, car elle se sentait solidement assise à l’ombre du trône de Juillet, et l’alliance du peuple, désormais inutile, commençait à lui devenir incommode. Il fallait le remettre à sa place, ce qui ne put naturellement se faire sans provoquer une [intercalé: grande] indignation dans les masses. Il devint nécessaire de les contenir. Mais au nom de quoi? Au nom de l’intérêt bourgeois cruement avoué? C’eut été par trop cynique. Plus un intéret est <[ill.]> injuste, inhumain, et plus il a besoin de sanction; et où la prendre, si ce n’est dans la religion, cette bonne protectrice de tous les repus, et cette consolatrice si utile de tous ceux qui <sont affamés> ont faim? Et plus que jamais, la bourgeoisie triomphante sentit que la religion# |30 était absolument nécessaire pour le peuple.

<La bourgeoisie> Après avoir gagné tous ses titres impérissables de gloire dans l’opposition, tant religieuse et philosophique que politique [G: religieuse, philosophique et politique], dans la protestation et dans la révolution, [intercalé: elle] était enfin devenue, <<après tant de siècles de lutte <victo> toujours victorieuse>> la classe dominante <de l’Etat,> et par là même, le défenseur et le Conservateur de l’Etat, ce dernier étant <desormais> à son tour devenu l’institution [intercalé: régulière] de la <propre> puissance exclusive de cette classe. L’Etat c’est la force, et il a pour lui <t> avant tout le droit de la force, l’argumentation triomphante du fusil à aiguille, du chassepot. Mais, l’homme est si singulièrement fait que cette argumentation, tout éloquente qu’elle paraît, ne suffit pas à la longue. Pour lui imposer le respect, il lui faut absolument une sanction morale quelconque. Il faut de plus que cette sanction soit tellement <[ill.]> évidente et simple qu’elle puisse convaincre les masses, <<qui [ill.] il s’agit avant tout maintenant de subordonner moralement à l’Etat>> qui, après avoir été réduites par la force de l’Etat, doivent être amenées maintenant à la reconnaissance morale de son droit.

Il n’y a que deux moyens pour convaincre les masses de la bonté d’une institution sociale quelconque. Le premièr<e>, le seul réel<le>, mais aussi le plus difficile, parcequ’il implique l’abolition de l’Etat, – c’est à dire l’abolition de l’exploitation politiquement organisée de la majorité par une minorité quelconque, – ce serait la satisfaction directe et complète de <toutes les aspirations,> tous les besoins, de toutes les aspirations humaines des masses; ce qui équivaudrait à la liquidation complète de l’existence tant politique qu’économique [G: politique et économique] de la classe bourgeoise, et comme je viens de le dire, à l’abolition de l’Etat. Ce moyen serait sans doute salutaire pour les masses, mais funeste pour les intérets bourgeois. Donc il ne faut pas en parler.#

|31Parlons alors de l’autre moyen qui, funeste pour le peuple [intercalé: seulement,] est au contraire précieux pour le salut des privilèges bourgeois. Cet autre moyen ne peut être que la Religion. C’est ce mirage éternel qui entraine les masses à la recherche des trésors divins, tandis que, beaucoup plus modérée, la classe dominante se contente de partager, fort inégalement d’ailleurs et <[ill.]> en donnant toujours davantage à celui qui possède <déja> davantage, parmi ses propres membres, les misérables biens de la terre et les dépouilles [intercalé: humaines] du peuple, y compris <son droit à la vie et> naturellement sa liberté <et son droit à la vie> politique et sociale.

Il n’est pas, il ne peut exister d’Etat sans religion. Prenez les Etats les plus libres du monde, les Etats Unis d’Amérique ou la Confédération Suisse, par exemple, et voyez quel rôle important <le bon Dieu> la Providence divine, cette sanction suprême de tous les Etats, y joue dans tous les discours officiels. Mais toutes les fois qu’un chef d’Etat parle de Dieu, que ce soit Guillaume Ier l’Empereur Knouto-Germanique ou Grant, le président de la Grande république, soyez certain qu’ils éprouvent> se préparent de nouveau <le besoin> à tondre leurs peuples-troupeaux.

La bourgeoisie française, libérale, Voltairienne, et poussée par son tempérament à un positivisme pour ne point dire à un matérialisme – singulièrement étroit et brutal, étant devenue, par son triomphe de 1830, la classe de l’Etat, a dû donc nécessairement se donner une religion officielle. La chose n’était point facile. Elle ne pouvait se remettre cruement sous le joug du Catholicisme Romain. Il y’avait entre elle et l’Eglise de Rome un abyme de sang et de haine, et quelque pratique et sage qu’on soit [intercalé: devenu,] on ne parvient jamais à réprimer# |32 en son sein, une passion développée par l’histoire. D’ailleurs le bourgeois français se serait <re>couvert de ridicule, s’il allait retourner à l’Eglise, pour y prendre part aux pieuses cérémonies du <conv> culte divin, condition essentielle d’une conversion méritoire et sincère. Plusieurs l’ont <essay> bien essayé, mais leur héroisme n’eut d’autre résultat qu’un scandal stérile. Enfin le retour au catholicisme était impossible à cause de la contradiction insoluble qui existe entre la politique invariable de Rome et le développement des intérets économiques <et politiques> et politiques de la classe moyenne.

Sous ce rapport le Protestantisme est beaucoup plus commode. C’est la religion bourgeoise par excellence. Elle accorde juste autant de liberté qu’il en faut aux bourgeois, et a trouvé le moyen de concilier les aspirations célestes avec le <juste> respect que réclamment les intérets terrestres. Aussi voyons nous, que c’est surtout dans les pays protestants que le commerce et l’industrie se sont développés davantage. Mais il était impossible pour la bourgeoisie de la France de se faire protestante. Pour passer d’une religion à une autre – à moins qu’on ne le fasse par calcul, comme le font quelquefois les Juifs en Russie et en Pologne, qui se font baptiser trois, quatre fois, afin de recevoir chaque fois une rénumération nouvelle, – pour changer de religion, il faut avoir un grain de foi religieuse. Eh bien, dans le coeur exclusivement positif du bourgeois français il n’y a point de place pour ce grain. Il professe l’indifférence la plus profonde pour toutes les questions, excepté celle de sa bourse avant tout, et celle de sa vanité sociale après elle. Il est aussi indifférent pour le protestantisme que pour le Catholicisme. D’ailleurs la bourgeoisie française n’aurait pu embrasser le protestantisme sans se mettre en contradiction avec la routine catholique de la majorité# |33 du peuple français, ce qui eut constitué une grave imprudence de la part d’une classe qui voulait gouverner la France.

Il <y’a [ill.]> restait bien un moyen: c’était de retourner à la religion humanitaire et révolutionnaire du XVIIIeme siecle. Mais cette religion mène trop loin. Force fut donc à la bourgeoisie de créer, pour sanctionner le nouvel Etat, l’Etat bourgeois qu’elle venait de créer, une religion nouvelle, qui put être sans trop de ridicule et de scandal, la religion professée hautement par toute la classe bourgeoise.

C’est ainsi que nacquit le Déisme de l’Ecole doctrinaire.

D’autres ont fait beaucoup mieux que je ne saurais le faire l’histoire de la naissance et du développement de cette Ecole, qui eut une influence si décisive et, je puis bien le dire, funeste sur l’éducation politique, intellectuelle et morale de la jeunesse bourgeoise en France. Elle date de Benjamin Constant et de Mme de Stael, mais son vrai fondateur fut Royer Colard; ses apôtres: Mrs Guizot, Cousin, Villemain et bien d’autres. Son bût hautement avoué: la réconciliation de la Révolution avec la Réaction, ou pour parler le langage de <dernier,> l’Ecole, du principe de la liberté avec celui de l’autorité, naturellement, au profit de ce dernier.

Cette réconciliation signifiait, en politique, l’escamotage de la liberté populaire au profit de <[ill.]> la domination bourgeoise représentée par l’Etat monarchique et constitutionnel; en philosophie, la soumission réfléchie de la libre raison aux principes éternels de la foi. Nous n’avons à nous occuper ici que de cette dernière.

On fut qu’elle fut principalement élaborée par Mr Cousin, le père de l’éclectisme français. Parleur superficiel# |34 et pédant; innocent de toute conception originale, de toute pensée qui lui soit propre, mais très fort dans le lieu commun qu’il a le tort de confondre avec le bon sens, ce philosophe illustre a préparé <savamment,> à l’usage de la jeunesse étudiante [G: studieuse] de la France, un plat métaphysique de sa façon, <et> dont la consommation, rendue obligatoire dans toutes les écoles de l’Etat, soumises à l’Université, a condamné plusieurs générations de suite à une indigestion [G: maladie] du cerveau. Qu’on s’imagine une vinaigrette philosophique, composée des systèmes les plus opposés, un mélange [intercalé: de Pères de l’Eglise, de scolastiques,] de Descartes et de Pascal, de Kant et de psychologues écossais, le tout superposé sur les [G: aux] idées divines et innées de Platon et recouvert d’une couche d’immanence hégélienne, accompagné nécessairement d’une ignorance aussi dédaigneuse que <crasse> complète des sciences naturelles, et prouvant, comme 2 x 2 font 5<,>: <que>

1) L’existence d’un Dieu personnel, l’immortalité de l’âme – et sa détermination spontanée, le libre arbitre. – [intercalé: Et] Comme conséquences de cette triple croyance:

2) La morale individuelle, la responsabilité absolue de chacun devant la loi morale écrite par Dieu dans la conscience de chacun.

La liberté individuelle antérieure à toute societé, mais n’arrivant à son développement que dans la societé.

3.) La liberté de l’individu se réalise d’abord par l’appropriation ou prise en possession de la terre. Le droit de propriété est une conséquence nécessaire de cette liberté.

4. La famille fondée sur l’hérédité de ce droit, d’un côté, et de l’autre sur l’autorité de l’époux et du père, est une institution à la fois naturelle et divine, divine en ce sens que, dès le début de l’histoire, elle se trouve sanctionnée par la religion, par la [verso de la page précédente: 26 pages, 247-272 inclusivement. Après-demain à peu près autant. Attends ta lettre]#

titre: L’Empire Knouto-Germanique et la Révolution Sociale. Suite. 3.

titre de l’original:

date: novembre 1870 – avril 1871

lieu: Locarno

pays: Suisse

source: Amsterdam, IISG, Archives Bakunin

langue: français

traduction:

note: Suite de “L’Empire Knouto-Germanique”. Manuscrit pp. 248-286, intitulé “Sophismes historiques de l’école doctrinaire des communistes allemands”.

|1conscience que les hommes ont de Dieu, si imparfaite que cette conscience soit d’abord.

5). La famille est le germe historique de l’Etat.

6) Développement historique de ces principes éternels, bases de toute civilisation humaine, par le triple mouvement progressif:

(a) de l’intelligence humaine qui étant une émanation et pour ainsi dire une révélation permanente de Dieu dans l’homme, s’est manifestée d’abord par une série de religions soi-disantes révélées, puis, après s’être cherchée vainement dans une foule de systèmes philosophiques, s’est enfin rencontrée, reconnue et complètement réalisée dans le système éclectique de Mr Victor Cousin.

(b) Du travail humain seul producteur des richesses sociales, <et condition matérielle de> sans lesquelles aucune civilisation n’est possible.

(c) Des luttes humaines, tant collectives qu’individuelles, aboutissant toujours à de nouvelles transactions historiques, politiques et sociales

Le tout dirigé <d’une manière invisible> par la Divine Providence.

7) L’histoire, considérée dans son ensemble, est une manifestation continue de la pensée et de la volonté divines. Dieu, esprit pur, être absolu et parfait en lui-même, résidant <en dehors> dans son éternité et dans son immensité infinie, en dehors de l’histoire du monde [[Je demande pardon au lecteur d’entasser, avec si peu de mots, l’une sur l’autre, tant d’absurdités grandioses et monstrueuses – C’est la logique des idéalistes doctrinaires, pas la mienne.]], suit avec une curiosité paternelle et dirige d’une main invisible le développement humain. Voulant absolument, dans sa générosité divine, que les hommes, ses créatures et par conséquent, de fait, ses esclaves, soient libres,# |2 et comprenant qu’ils ne le seraient pas du tout s’il se mêlait trop souvent et trop ostensiblement de leurs affaires, que sa présence non seulement les gênerait, mais les anéantirait [[N’est-ce pas une chose remarquable, que dans toutes les religions on retrouve cette imagination, qu’aucun mortel ne saurait supporter la vue d’un Dieu dans sa gloire immortelle, sans être anéanti, foudroyé, consumé sur le champ; de sorte que tous les Dieux, compatissant à cette faiblesse humaine, se sont montrés aux hommes toujours sous une forme empruntée quelconque, souvent même sous la forme de quelque bête, mais jamais dans leur véritable splendeur. Jehovah a montré une seule fois, je ne me rappelle plus à quel prophète, son propre derrière, et produisit en lui par cette <manifestation> démonstration a posteriori un tel dérangement du cerveau, que le pauvre prophète batit la campagne pendant tout le reste de sa vie. Il est évident que dans toutes les religions il y’a comme un instinct confus de cette vérité, que l’existence de Dieu est incompatible, non seulement avec la liberté, <avec> la dignité et la <avec> raison <de l’hommes> humaines, mais <[ill.]> <avec son> avec l’existence même de l’homme et du monde.]], il ne se manifeste à eux qu’aussi rarement que possible, et que quand cela devient absolument nécessaire à leur salut. Le plus souvent, il les abandonne à leurs propres efforts et au développement de cette double lumière, à la fois humaine et divine, qu’il a allumée dans leurs âmes immortelles: la conscience source de toute morale, et l’intelligence source de toute vérité. Mais lorsqu’il voit que cette lumière commence à faiblir, lorsque les hommes [intercalé: fourvoyés et] trop imparfaits pour pouvoir marcher toujours seuls, s’enfoncent dans une situation sans issue, alors il intervient. Mais comment? Non par l’un de ces miracles extérieurs et matériels dont sont remplies les traditions superstitieuses des peuples et qui sont impossibles parce qu’ils intervertiraient l’ordre et les lois de la nature établis par Dieu même (Oui, l’audace des <penseurs et> idéalistes doctrinaires, va jusqu’à nier ces miracles!), mais par un miracle exclusivement spirituel, intérieur (et qui au point de vue de la raison, de la logique, du bon sens, n’est pas moins absurde et impossible que les miracles grossiers imaginés par la croyance populaire; <et que> ces derniers ont au moins le mérite d’une poétique <naïveté> naïveté, tandis que les miracles soit disant intérieurs, avec toutes leurs prétentions au rationalisme, ne sont [intercalé: rien] que des sottises savamment, froidement, raisonneusement tirées par les cheveux), par un miracle inaccessible aux sens.

Dieu intervient alors en inspirant de sa divine# |3 pensée quelque âme d’élite, moins corrompue, moins fourvoyée et plus intelligente que les autres. Il en fait son prophète, son Messie. Alors, armé de cette pensée qui lui est directement inspirée par Dieu même, – cette inspiration constituant [intercalé: d’ailleurs] un de ces miracles psychologiques qui nous sont donnés et que nous devons accepter comme des faits historiquement constatés, mais qu’il nous sera à jamais impossible de comprendre; et la pensée divine étant toujours mesurée au degré de développement, au caractère et à l’esprit de l’époque, et par conséquent ne se manifestant [intercalé: jamais] dans sa plénitude et dans sa perfection absolue, Dieu étant trop sage et trop amoureux de la liberté des hommes pour leur proposer une nourriture qu’ils seraient incapables de digérer – fort de l’assistance invisible de Dieu, <ce prophète, ce Messie> et attirant à lui toutes les âmes de bonne volonté avec une puissance invincible, ce prophète, ce Messie, proclamme la volonté <divine> divine <de Dieu [ill.] des Dieux> et fonde <[ill.] de Dieu> une religion et une législation <divines> nouvelles.

C’est ainsi que furent établis tous les cultes religieux et tous les Etats. D’où il résulte, que les uns comme les autres, considérés dans ce qu’ils ont d’immuable et en les dégageant de tous les détails qui y ont été apportés par l’imperfection tant intellectuelle que morale des hommes, à différentes époques de leur développement historique, sont des institutions divines et doivent jouir, comme telles, d’une autorité absolue. Voilà l’Eglise et l’Etat, avec leur consécration divine, écrasante, formidable.

8. L’Eglise et l’Etat ont donc un caractère double: divin et humain à la fois. En tant qu’institutions divines, elles sont immuables, et tout leur développement historique consiste seulement en une manifestation plus complète de leur propre nature divine, ou de la pensée de Dieu qui se trouve réalisée en leur sein,# |4 sans que jamais les révélations ou inspirations nouvelles se mettent en <contra-> contradiction avec les révélations et inspirations antérieures, ce qui <serait> constituerait un démenti donné par Dieu à lui-même. Mais comme institutions humaines, l’Eglise et l’Etat, représentés par des hommes, et comme tels devenant solidaires de toutes les passions, de tous les vices et de toutes les sottises humaines, offrent nécessairement d’immenses défauts et sont passibles de grands et salutaires changements. Ce sont ces changements successifs, amenés par le développement progressif moral, intellectuel et matériel des nations, qui constituent le fond sérieux de l’histoire.

9. Dans le développement intellectuel et moral de l’humanité, quoique constamment dirigé par la Providence éternelle, la forme de la révélation religieuse n’est point toujours nécessaire. Elle était inévitable dans les temps réculés de l’histoire, alors que l’intelligence, cette lumière à la fois humaine et divine, cette révélation permanente de Dieu dans les hommes, ne s’était pas encore suffisamment développée; mais à mesure qu’elle prend possession d’elle même, cette forme extraordinaire, insolite, des révélations tend à disparaître de plus en plus, faisant place <à l’inspi> aux inspirations plus rationnelles des philosophes illustres, des grands penseurs qui, mieux armés de cet instrument divin que les autres, aidés d’ailleurs toujours de Dieu, quoique d’une manière le plus souvent, même pour eux mêmes insensible, mais quelquefois aussi en leur faisant sentir cette aide – voire le démon de Socrate – cherchent à surprendre par les efforts de leur propre pensée les mystères de Dieu, mystères qui leur<s> ont été déjà révélés en partie, à eux comme à tout le monde, par toutes les révélations passées; de sorte qu’il ne leur reste plus que la peine de les# |5 développer et de les expliquer, en leur donnant désormais pour sanction et pour base, non plus quelque tradition merveilleuse, mais le propre développement logique de l’humaine pensée.

C’est en cela seulement que les métaphysiciens se séparent des théologiens. Toute la différence qui existe entre eux est dans la forme, non dans le fond. Leur objet est le même; c’est Dieu, ce sont les vérités éternelles, les principes divins, c’est l’ordre religieux, politique et civil, divinement établi et s’imposant aux hommes avec une autorité absolue. Mais les théologiens (beaucoup plus conséquents, selon moi, que les métaphysiciens) prétendent que les hommes ne peuvent s’élever à leur connaissance que par la voie d’une révélation surnaturelle; tandis que les métaphysiciens assurent qu’ils peuvent concevoir Dieu et toutes les vérités éternelles par la seule puissance de la pensée qui est, répètent-ils toujours, la révélation à la fois naturelle (!) et permanente de Dieu dans l’homme.

(Pour nous, naturellement les uns sont aussi absurdes que les autres, et nous préférons même, en fait d’absurdités, celles qui le sont franchement, à celles qui se donnent des apparences de respect pour la raison humaine.)

10) De cette opposition de forme est issue la grande lutte historique de la métaphysique contre la théologie. Cette lutte qui était, d’un côté, légitime et bienfaisante, n’a pas manqué, d’un autre, d’avoir des conséquences détestables. Elle a servi immensément au développement de l’esprit humain, en l’émancipant du joug de la foi aveugle sous lequel voulaient le retenir les théologiens, et en lui faisant <comprendre> reconnaître sa propre puissance et sa capacité de s’élever jusqu’aux choses divines, condition de l’humaine dignité et de l’humaine liberté. Mais en même temps, elle a affaibli dans l’homme# |6 une qualité précieuse; le respect divin, le sentiment de piété. L’esprit humain s’est laissé entraîner trop souvent, par la passion de la lutte et par les triomphes faciles qu’il avait obtenus sur les défenseurs toujours plus ou moins stupides de la foi aveugle et des formes surannées des institutions religieuses, à nier le fond même de la foi; et, nommement, dans le siècle passé, il a poussé l’égarement jusqu’à se proclammer matérialiste et athée et jusqu’à vouloir renverser l’Eglise, oubliant dans son orgueilleuse folie, qu’en ôsant nier l’Etre divin, il proclammait sa propre déchéance, sa matérialisation complète, et que toute sa grandeur, sa liberté, sa puissance consiste précisement dans la capacité qui lui est inhérente de s’élever jusqu’à Dieu, le grand, l’unique objet de toutes les pensées immortelles; oubliant que cette Eglise qu’ils prétendai<en>t <, qu’ils prétendent foll> follement renverser, et qui laisse beaucoup à désirer sans doute sous le rapport de ses moeurs, de ses coutumes, de ses formes, qui ne sont plus à la hauteur du siècle, n’en est pas moins une institution divine, fondée, comme l’Etat, par des hommes divinement inspirés, et qu’elle est encore aprésent l’unique manifestation possible de la Divinité pour les masses ignorantes et par là même incapables de s’élever jusqu’à Dieu par le développement spontané de leur intelligence encore endormie.

Cette abherration de l’esprit philosophique, tout déplorables qu’en eussent été les effets, fut probablement nécessaire pour compléter son éducation historique. Voilà, sans doute, pourquoi Dieu la souffrit. Averti par les tragiques expériences du siècle passé, l’esprit sait maintenant qu’en# |7 déchaînant outre mesure, le principe de la négation et de la critique, il marche dans l’abyme et aboutit au néant; que ce principe, parfaitement légitime et même salutaire, lorsqu’il s’applique avec modération aux formes passagères et humaines des chôses divines, devient pernicieux, nul, impuissant, ridicule, lorsqu’il s’attaque à Dieu. Qu’il est des vérités éternelles qui sont audessus de toute investigation et de toute démonstration, et qui ne peuvent pas même former l’objet d’un doute, parce qu’elles nous sont révélées d’un côté, par la conscience universelle, par la croyance unanime des siècles, et que, d’un autre côté, elles se retrouvent comme idées innées dans l’intelligence de tout homme et sont tellement inhérentes à notre conscience qu’il suffit que nous nous approfondissions en nous mêmes, dans notre être intime, pour <que ne les> qu’elles y apparaissent devant nous dans toute leur simplicité et dans toute leur splendeur. Ces vérités fondamentales, ces axiomes philosophiques sont: l’existence de Dieu, l’immortalité de l’âme, le libre arbitre. Il ne peut, il ne doit plus être question d’en constater la réalité, parceque, comme l’a si bien démontré Descartes, cette réalité nous est donnée, nous est imposée par le fait même que nous trouvons toutes ces idées dans la conscience que notre pensée a d’elle-même. Tout ce que nous avons à faire, c’est de les comprendre, c’est de les développer en les coordonnant dans un système organique. Tel est l’unique objet de la Philosophie.

Et cet objet vient d’être enfin complètement réalisé par le système de Mr Victor Cousin. Désormais le penseur adorera Dieu en esprit et il pourra même se dispenser de tout autre culte. Il a parfaitement le droit de ne point aller à l’Eglise, à# |8 moins qu’il ne trouve utile d’y aller pour sa femme, pour ses filles et “pour les gens.” Mais qu’il y aille ou qu’il n’y aille pas, il respectera toujours l’institution et même le culte de l’Eglise, quelque surannées que puissent lui en paraître les formes; d’abord, parceque l’Eglise est une institution divine; et ensuite, parceque même ces formes, et les fausses idées qu’elles provoquent en partie dans les masses, sont probablement encore nécessaires, dans l’état d’ignorance où se trouve encore le peuple, et qu’en les attaquant brusquement, on courrait le risque d’ébranler des croyances, qui dans la situation en général assez malheureuse dans laquelle se trouve le peuple, forment son unique consolation et l’unique entrave morale qui l’enchaîne….. Il doit enfin les respecter, parceque le Dieu, que l’Eglise et le peuple adorent sous ces formes saugrenues, est le même Dieu devant lequel s’incline gravement la tête majestueuse du philosophe doctrinaire.

Cette pensée consolante et rassurante a été fort bien exprimée par l’un des chefs les plus illustres de l’Eglise doctrinaire, par Mr Guizot lui-même, qui, dans une brochure publiée en 1845 ou 46, se réjouit fort de ce que la divine vérité soit si bien représentée en France, sous ses formes les plus différentes: L’Eglise catholique – dit-il dans <cette> cette brochure que je n’ai pas sous la main, nous la donne sous la forme de l’autorité; l’église protestante, sous la forme du libre examen et de la libre conscience; et l’Université sous celle de la pensée pure. Il faut être un homme bien religieux, n’est ce pas, pour ôser dire, et imprimer, étant un homme intelligent et savant, de pareilles niaiseries!

11) La lutte qui avait mis en opposition les métaphysiciens# |9 avec les théologiens, s’est reproduite nécessairement dans le monde des intérêts matériels et de la politique. C’est la lutte mémorable de la liberté populaire contre l’autorité de l’Etat. Cette autorité, comme celle de l’Eglise, au commencement de l’histoire, fut naturellement despotique; et ce despotisme fut salutaire, les peuples ayant été d’abord trop sauvages, trop grossiers, trop peu mûrs pour la liberté, – ils le sont si peu même encore aujourd’hui! – trop peu capables encore de ployer librement, comme le font aujourd’hui les Allemands, leurs cous sous le joug de la loi divine, de s’assujettir volontairement aux conditions éternelles de l’ordre public. L’homme étant naturellement paresseux, il a bien fallu qu’une force majeure le poussa au travail. C’est ainsi que s’explique et se légitime l’institution de l’esclavage dans l’histoire; non comme une institution éternelle, mais comme une mesure transitoire, ordonnée par Dieu même et rendue nécessaire par la barbarie et par la perversité naturelle des hommes, comme un moyen d’éducation historique.

En instituant la famille fondée sur la propriété [[Les philosophes doctrinaires, aussi bien que les juristes et les économistes supposent toujours que la propriété était antérieure à l’Etat, tandis qu’il est évident, que l’idée juridique de la propriété, aussi bien que le droit de famille, la famille juridique, n’ayant pu naître que dans l’Etat, dont nécessairement le premier acte fut de les constituer.]] et soumise à l’autorité suprême de l’époux et du père, Dieu avait créé le germe de l’Etat. Le premier gouvernement fut nécessairement despotique et patriarcal. Mais à mesure que le nombre des familles libres augmentait, dans une# |10 nation, les liens naturels qui les avaient tout d’abord groupés comme une seule famille, sous la direction patriarcale d’un chef unique, se relachèrent, et cette organisation primitive dût être remplacée par une organisation plus savante et plus compliquée de l’Etat. Ce fut, au commencement de l’histoire, partout, l’oeuvre de la théocratie. A mesure que les hommes, sortant de l’état sauvage, arrivaient à la première conscience, naturellement très grossière, de la Divinité, une caste d’intermédiaires, plus ou moins inspirés, entre le ciel et la terre se formait. Ce fut au nom de la Divinité que les prêtres des premiers cultes religieux instituèrent les premiers Etats, les premières organisations politiques et juridiques de la société. En faisant abstraction de différences secondaires, on retrouve dans tous les Etats antiques quatre castes: La caste des prêtres; celle des nobles guerriers, composée de tous les membres virils et principalement des chefs des familles libres; ces deux premières castes constituant proprement la classe <politique>, l’aristocratie> religieuse, politique et juridique, l’aristocratie de l’Etat; puis la masse apeuprès desorganisée des hôtes, des réfugiés, des clients et des esclaves libérés, personnellement libres, mais privés de droits politiques et même d’une grande partie des droits juridiques, <et> ne participant au culte national que d’une manière indirecte, et constituant ensemble l’élément proprement démocratique, le peuple, Enfin la masse des esclaves, qui n’étaient pas même considérés comme des hommes, mais comme des choses et qui restèrent dans cette condition misérable jusqu’à l’avènement du christianisme.

Toute l’histoire de l’antiquité qui, en se déroulant à mésure que les progrès tant intellectuels que matériels de la civilisation humaine se développaient et s’étendaient davantage, fut toujours dirigée par la main invisible de Dieu, qui intervint non personnellement sans doute, mais au moyen de ses élus et de ses inspirés: Prophètes, prêtres, grands conquérants, hommes politiques, philosophes# |11 et poètes, – toute cette histoire nous présente une lutte incessante et fatale entre ces différentes castes, et une série de triomphes obtenus d’abord par l’aristocratie sur la théocratie, et plus tard, par la démocratie sur l’aristocratie. Quand la démocratie eut définitivement vaincu, incapable d’organiser l’Etat, ce but suprême de toute société humaine sur la terre, et surtout d’organiser l’Etat immense <qu’avait [ill.] la> que la conquête des Romains avait fondé sur les ruines de toutes les existences nationales séparées et qui embrassait presque tout le monde connu des anciens, elle dût céder la place à la dictature militaire, impériale, des Césars. Mais comme la puissance des Césars était fondée sur la destruction de toutes les organisations nationales et partielles de la société antique, représentant par conséquent la dissolution de l’organisme social et la réduction de l’Etat à une existence de fait, uniquement appuyée sur une concentration mécanique des forces matérielles, le césarisme s’est vu fatalement condamné par son propre principe à se détruire lui-même; de manière que lorsque les Barbares, ces fléaux divins envoyés par le Ciel pour renouveler la terre, sont venus, ils n’ont presque plus rien trouvé à détruire.

L’antiquité nous a légué:

Dans le monde spirituel: la première conscience de la divinité et l’élaboration <grandiose de l’idée> métaphysique de l’idée divine; un commencement très sérieux de sciences positives; ses arts merveilleux et sa poésie immortelle.

Dans l’ordre temporel: l’instution sublime de l’Etat, avec le patriotisme, cette passion et cette vertu de l’Etat; le droit juridique, l’esclavage et d’immenses richesses matérielles, créées par le travail accumulé des esclaves, et dilapidées un peu, il est vrai, par la mauvaise économie des barbares, mais qui, néanmoins, réparées, complétées# |12 et accrues depuis, par le travail asservi et réglementé du moyen âge, ont <servi constitué> servi de base première à la constitution des capitaux modernes.

La grande idée de l’humanité est restée complètement inconnue au monde antique. Entrevue vaguement par ses philosophes, elle était trop contraire à une civilisation fondée sur l’esclavage et sur l’organisation exclusivement nationale des Etats, pour avoir pu y être admise. Ce fut le Christ qui l’annonça au monde et qui fut par là même l’émancipateur des esclaves et le destructeur <de la soci> théorique de l’ancienne société.

S’il fut jamais un homme directement inspiré par Dieu, ce fut lui. S’il est une religion absolue, c’est la sienne. En retranchant des Evangiles quelques incohérences monstrueuses, qui y furent évidemment introduites soit par la sottise des copistes, soit par l’ignorance des disciples, on y trouve, sous une forme populaire, toute la divine vérité: Dieu, esprit pur, Père éternel, créateur, <[quelque mots illisibles]> Maître suprême, Providence et Justice du Monde. Son fils unique, l’homme élu, l’homme qui s’inspirant <par> de son saint esprit <et sauveur de ce monde> sauva le monde. Et cet esprit divin, à la fin dévoilé, <et> manifesté [intercalé: et] montrant à <<[ill.] du salut [intercalé: éternel] à tous les hommes de bonne volonté>> tous les hommes la voie du salut éternel. Voilà la <Sainte> divine Trinité. A côté d’elle, l’homme doué d’une âme immortelle, libre et par conséquent responsable, appelé à un perfectionnement infini. Enfin la fraternité de tous les hommes dans le ciel, et leur égalité (c’est à dire leur égale nullité) devant Dieu sont hautement proclammées. Il faudrait être bien difficile vraiment pour demander davantage.

Plus tard, ces vérités ont été sans doute malencontreusement travesties et dénaturées tant par l’ignorance et la sottise que par le zèle indiscret et trop souvent# |13 même passionnément intéressé des théologiens, au point que, lorsqu’on lit <la plupart des livres de la écrits par eux> certains traités de théologie, c’est à peine si on parvient à les reconnaître. Mais la vraie philosophie a précisement pour mission spéciale de les dégager de cet alliage humain et impur et de les rétablir dans toute leur simplicité primitive, à la fois rationnelle et divine. [[L’absurdité criante, révoltante de tous les métaphysiciens consiste précisment en ceci, qu’ils mettent toujours ces deux mots, rationnel et divin, ensemble, comme s’ils ne se détruisaient pas mutuellement. Les théologiens sont vraiment plus consciencieux et beaucoup plus conséquents et plus profonds qu’eux. Ils savent et ils ôsent dire hautement, que pour que Dieu soit un Etre réel et sérieux, il faut absolument qu’il soit au dessus de la raison humaine, la# |14 [suite de la note] seule que nous connaissions et dont nous ayons le droit de parler, et au-dessus de tout ce que nous appelons les lois naturelles. Car s’il n’était que cette raison et ces lois, il ne serait <rien> en effet rien qu’une vaine dénomination nouvelle pour cette raison et pour ces lois, c’est à dire une niaiserie ou une hypocrisie, et le plus souvent, à la fois, l’une et l’autre. Il ne sert à rien de dire que la raison de l’homme est la même que celle de Dieu, seulement limitée dans l’homme, dans Dieu elle est absolue. Si la raison divine est absolue et la notre limitée, celle de Dieu est nécessairement audessus de la nôtre, ce qui ne peut signifier que ceci: la raison divine contient une infinité de choses que notre pauvre raison humaine est incapable de saisir, d’embrasser et encore moins de comprendre, ces choses étant en contradiction avec la logique humaine, parceque si elles ne lui étaient pas contraires, rien ne nous empêcherait de les comprendre, mais alors la raison divine ne serait pas supérieure à la raison humaine.# |15 [suite de la note] On pourrait bien observer que cette différence et une supériorité relative existent même parmi les hommes, les uns parvenant à comprendre des choses que les autres sont incapables de saisir, sans qu’il résulte <pour cela> de cela que <les raison> la raison dont sont doués les uns soit différente de celle qui est départie aux autres. Il en résulte seulement qu’elle est moins développée chez les uns et beaucoup plus développée, soit par l’instruction, soit même par une disposition naturelle, chez les autres. On ne dira pas pourtant que les choses que comprennent les plus intelligents soient contraires à la raison des moins intelligents. Pourquoi donc se révolterait-on à l’idée d’un Etre dont la raison aurait éternellement accompli son développement absolu. D’abord parceque ces deux idées: <éternité> d’éternellement accompli et de développement s’excluent; et surtout parceque le rapport de l’intelligence <parfait> éternellement absolue <[ill.]> de Dieu à la raison éternellement limitée de l’homme, est tout autre que celui d’une intelligence humaine plus développée, <à une> mais tout de même limitée, à une intelligence encore moins développée et par conséquent encore plus limitée. <Ce n’est qu’un diffé> Ici ce n’est qu’une différence toute relative, une différence de quantité, de plus ou de moins, qui ne détruit aucunement l’identité. L’intelligence humaine inférieure, en se développant davantage, peut et doit arriver à la hauteur de l’intelligence humaine supérieure. La distance qui sépare l’une de l’autre peut être, peut nous paraître fort grande, mais étant limitée, elle peut être diminuée et à la fin disparaître. Il n’en est pas ainsi entre l’homme et Dieu; ils sont séparés par un abyme infini. Devant l’absolu, devant l’infinie grandeur toutes les différences des grandeurs limitées disparaissent et s’annulent; <le plus grand> ce qui est relativement le plus grand devient aussi petit que l’infiniment petit. Comparé avec Dieu, le plus grand génie humain est aussi bête que l’idiot<, car les grandeurs relatives>. Donc la différence qui existe# |16 [suite de la note] entre la raison de Dieu et la raison de l’homme, n’est pas une différence de quantité, c’est une différence de qualité. La raison divine est qualitativement autre que la raison humaine, et lui étant infiniment supérieure, et s’imposant à elle comme une loi, elle <l’écrase> l’anéantit, elle l’écrase. Donc les théologiens ont mille fois raison contre tous les métaphysiciens pris ensemble, lorsqu’ils disent qu’une fois l’existence de Dieu admise, il faut hautement proclammer la déchéance de la raison humaine, et que ce qui est folie pour les plus grands génies humains, est par cela même sagesse devant Dieu

“Credo qui am absurdum est”

Oui n’a pas le courage de prononcer ces paroles si sages, si énergiques, si logiques de St Tertullien, doit renoncer à parler de Dieu.

Le Dieu des théologiens est un Etre malfaisant, ennemi de l’humanité, comme le disait feu notre ami Proudhon. Mais c’est un Etre sérieux. Tandis que le Dieu sans chair et sans os <des métaphysiciens>, sans nature, sans volonté, sans action et surtout sans un grain de logique des métaphysiciens, est l’ombre d’une ombre, un fantôme qu’on dirait être expressement ressuscité par les idéalistes modernes, pour couvrir d’un voile complaisant les turpitudes du matérialisme bourgeois et la pauvreté désespérante de leur propre pensée.

Rien ne dénote tant l’impuissance, l’hypocrisie et la lacheté de l’intelligence moderne de la bourgeoisie que d’avoir adopté avec une une unanimité si touchante ce Dieu de la métaphysique.]]#

|17 La révélation chrétienne servit de base à une civilisation nouvelle. Recommençant par le commencement, elle prit pour base et pour point de départ l’organisation d’une nouvelle théocratie, le règne absolu de l’Eglise. C’était fatal. L’Eglise étant l’incarnation visible de la divine vérité et de la divine volonté, devait nécessairement gouverner le monde. Nous retrouvons aussi dans ce nouveau monde chrétien quatre classes qui correspondent aux castes de l’antiquité, <mais qui nous> mais qui nous apparaissent toutefois modifiées par l’esprit nouveau: la classe des prêtres, non héréditaire cette fois, mais se récrutant indifféremment dans toutes les classes; la classe héréditaire des seigneurs féodaux, les guerriers; celle de la bourgeoisie des villes correspondant au peuple libre de l’antiquité; et enfin la classe des serfs, les paysans taillables et corvéables à merci, et remplaçant les esclaves, avec cette différence énorme qu’on ne les considère plus comme des choses, mais comme des êtres humains doués d’une âme immortelle, ce qui n’empêche pas les seigneurs de les traiter comme s’ils n’avaient# |18 pas du tout d’âme.

En outre, nous trouvons dans la société chrétienne un fait nouveau: La séparation désormais inévitable de l’Eglise et de l’Etat. Cette séparation fut la conséquence naturelle du principe international, <universel du christianisme> universellement humain (inhumain, mais divin) du christianisme. Tant que les cultes et les Dieux étaient exclusivement nationaux, ils pouvaient, ils devaient même se fondre avec les Etats nationaux. Mais du moment que l’Eglise avait pris ce caractère d’universalité, la réalisation de l’Etat universel étant matériellement impossible (et pourtant il ne devrait y avoir rien d’impossible pour Dieu!), il a bien fallu que l’Eglise souffrît en dehors d’elle l’existence et l’organisation d’Etats nationaux, soumis naturellement à sa direction suprême et n’ayant droit d’exister# |19 qu’autant qu’elle les avait sanctionnés, mais ayant tout de même une existence séparée de la sienne. De là la lutte historiquement nécessaire entre deux institutions également divines, entre l’Eglise et l’Etat; l’Eglise ne voulant reconnaître aucun droit à# |20 l’Etat qu’autant que ce dernier s’inclinait devant la suprématie de l’Eglise, et l’Etat proclamant, au contraire, qu’institué par Dieu même, aussi bien que l’Eglise, il ne devait relever que de Dieu.#

|21 Dans cette lutte des Etats contre l’Eglise, la concentration de la puissance de l’Etat, représentée par la Royauté, s’appuyait principalement sur les masses populaires plus ou moins asservies par les seigneurs féodaux, sur les serfs des campagnes en partie, mais surtout sur le peuple des villes, sur la bourgeoisie naissante et sur les corporations ouvrières; tandis que l’Eglise trouvait des alliés très intéressés dans les seigneurs féodaux, ennemis naturels de la puissance centralisatrice de la Royauté et partisans de la dissolution de l’unité nationale, de l’Etat. <Cette> De cette triple lutte, religieuse, politique et sociale à la fois, naquit le Protestantisme.

Le triomphe du Protestantisme eut non seulement pour conséquence la séparation définitive de l’Eglise et de l’Etat, mais encore, dans beaucoup de pays, même catholiques, l’absorption réelle de l’Eglise dans l’Etat, et par conséquent la formation des Etats monarchiques absolus, la naissance du despotisme moderne. Tel fut le caractère que prirent, à partir de la seconde moitié du XVIIeme siècle, toutes les monarchies sur le continent de l’Europe.

A mésure que le pouvoir séparé de l’Eglise et l’indépendance féodale des seigneurs s’absorbèrent dans le droit suprême de l’Etat moderne, le servage tant collectif qu’individuel des classes populaires, bourgeoisie, corporations ouvrières et paysans y compris, dût nécessairement disparaître aussi, faisant progressivement place à l’établissement de la liberté civile de tous les citoyens, ou plutôt de tous les sujets de l’Etat (ce qui veut dire# |22 que le despotisme <de l’Etat> plus puissant, mais non moins brutal, et par conséquent plus systématiquement écrasant de l’Etat <su> succéda à celui des seigneurs et de l’Eglise -).

L’Eglise et la noblesse féodale, en s’absorbant dans l’Etat, en devinrent les deux corps privilégiés. L’Eglise tendit à se transformer de plus en plus en un instrument <[ill.]> précieux de gouvernement non plus contre les Etats mais au sein même et au profit exclusif des Etats. Elle reçut desormais de l’Etat l’importante mission de diriger les consciences, d’élever les esprits et de faire la police des âmes, non plus autant pour la gloire de Dieu que pour le bien de l’Etat. La noblesse, après avoir perdu son indépendance politique, devint courtisane de la Monarchie et favorisée par elle, s’empara du monopole du service de l’Etat, ne connaissant désormais d’autre loi que le bon plaisir du monarque. Eglise et aristocratie opprimèrent desormais les peuples non en leur propre nom, mais au nom et par la toute puissance de l’Etat. [[C’est précisément dans cette situation que se trouvent encore <aujourd> aujourd’hui l’Eglise et la noblesse en Allemagne. Ont également tort ceux qui parlent de l’Allemagne comme d’un pays féodal et ceux qui en parlent comme d’un Etat moderne; elle n’est ni féodale, ni tout à fait moderne. Elle n’est <point> plus féodale, puisque la noblesse y a perdu depuis longtemps toute puissance [intercalé: séparée de l’Etat] et jusqu’au souvenir de son ancienne indépendance politique. Les derniers vestiges de la féodalité, représentés par les nombreux souverains de l’Allemagne, membres de la défunte Confédération germanique, vont disparaître bientôt. La Prusse est [intercalé: devenue très] puissante et elle a bon appétit. Elle n’a fait qu’un seul déjeuner de ce pauvre roi de Hanovre, tous les# |23 [suite de la note] autres ensemble lui fourniront le dîner. Quant à la noblesse allemande, elle ne demande pas mieux que d’être asservie et que de servir. En la voyant faire, on dirait qu’elle n’a jamais fait d’autre métier. Laquais de grande maison, de maison princière si l’on veut, voilà sa nature. Elle en a la subordination, le zèle, l’arrogance, la passion. En retour de ces dispositions admirables, elle administre et gouverne toute l’Allemagne. Prenez l’almanach de Gotha <[ill.]>, et voyez combien, parmi cette foule innombrable de [intercalé: hauts] fonctionnaires militaires et civils <[ill.]> qui font la puissance et l’honneur de l’Allemagne, il y’a de bourgeois? A peine un sur vingt ou sur trente. Si donc l’Etat moderne signifie un Etat gouverné par les bourgeois, l’Allemagne n’est point moderne. Sous le rapport du gouvernement, elle en est encore au dix-huitième et au dix-septième siècle. Elle <est moderne> n’est moderne qu’au point de vue économique; sous ce rapport, en Allemagne comme partout, ce qui domine, c’est le capital bourgeois. La noblesse allemande ne représente plus de système économique distinct de celui de la bourgeoisie. Ses rapports féodaux avec la terre [intercalé: et avec les travailleurs de la terre,] fortement ébranlés par les réformes mémorables du Bn Stein<, en 1864> en Prusse, <et> ont été en plus grande partie emportés par les agitations politiques de 1830 et par la tourmente révolutionnaire de 1848 surtout. Il n’y a plus que le Mecklenburg, je pense, où ils se soient conservés, à moins qu’on ne veuille tenir compte de quelques majorats qui se maintiennent encore dans quelques grandes familles princières, et qui ne peuvent manquer de disparaître bientôt devant la toute puissance envahissante du capital bourgeois. Contre cette toute puissance, le Cte de Bismark avec toute son habileté satanique, ni le Gl Moltke avec toute sa# |24 [suite de la note] science stratégique, ni même leur Empereur Croquemitaine avec son armée si chevaleresque ne sauraient prévaloir, ni même lutter. La politique qu’ils feront sera nécessairement favorable au développement des intérêts bourgeois et de l’économie moderne. Seulement cette politique sera faite non par les bourgeois, mais presque exclusivement par les nobles. En paraphrasant une phrase célèbre, on peut caractériser cette politique ainsi:

“Tout pour les bourgeois, rien par eux”

Car il ne faut pas se laisser induire en erreur par tous ces parlements allemands, <particu> <parti> tant particuliers que fédéraux où les bourgeois sont appelés à voter. Il faut avoir la pédantesque naïveté des bourgeois allemands pour prendre ces jeux d’enfants au sérieux. Ce sont autant d’académies où on les laisse bavarder, pourvu qu’ils votent ce qu’on leur ordonne de voter; et ils ne manquent presque jamais de voter comme on veut. Mais lorsqu’ils s’avisent de faire les récalcitrants, alors on se moque d’eux, comme le comte de Bismark l’a fait pendant [tant] d’années de suite avec le parlement de la Prusse. Insulter le bourgeois est un plaisir qu’un Junker prussien ne se refuse jamais.

Donc, pour me résumer, telle est la situation actuelle de l’Allemagne: c’est l’Etat absolu, despotique, tel qu’il s’est formé après la guerre de Trente ans, se servant, pour opprimer les masses, presque exclusivement de la noblesse et du clergé, et continuant à se moquer des bourgeois, à les maltraiter, à les insulter, mais faisant néanmoins leurs affaires. C’est pourquoi les bourgeois allemands, qui sont [intercalé: d’ailleurs] aguerris aux insultes, <ne se révolteront jamais entre lui> se garderont bien de se révolter jamais contre lui.]]#

|25A côté de cette oppression politique des classes# |26 inférieures, il y’avait un autre joug qui pesait lourdement sur le développement de leur prospérité matérielle. L’Etat avait bien libéré les individus et les communes de la dépendance seigneuriale, mais il n’avait point# |27 le travail populaire doublement asservi; <et> dans les campagnes, par les privilèges qui restaient encore attachés <par> à la propriété <de la terre>, ainsi que <et> par les servitudes imposées aux cultivateurs de la terre; et dans les villes, par l’organisation corporative des métiers;# |28 privilèges, servitudes et organisation qui, datant du moyen âge, entravaient l’émancipation définitive de la classe bourgeoise.

La bourgeoisie supporta ce double joug, politique et économique, avec une croissante impatience. Elle était devenue riche et intelligente, beaucoup plus riche et plus intelligente que la noblesse qui la gouvernait et qui la méprisait. Forte de ces deux avantages et soutenue par le peuple, la bourgeoisie se sentait appelée à devenir tout, et elle n’était encore rien. De là la Révolution.

Cette Révolution fut préparée par <la> cette grande littérature du dix-huitième siècle, <dans> au moyen de laquelle la protestation philosophique, la protestation politique et la protestation économique, s’unissant dans une réclamation commune, puissante, impérieuse, énoncée hardiment au nom du droit humain, créèrent l’opinion publique révolutionnaire, un engin [intercalé: de destruction] bien autrement formidable que tous les chassepots, les fusils à aiguille et les canons perfectionnés d’aujourd’hui. A cette nouvelle puissance rien ne put résister. La Révolution se fit, engloutissant à la fois privilèges nobilieres, autels et trônes.

12) Cette union si intime des réclammations pratiques avec le mouvement théorique des esprits au XVIIIeme siècle établit une différence énorme entre les tendances révolutionnaires de cette époque et celles de l’Angleterre au dix-septième siècle. Elle contribua sans doute beaucoup à élargir la puissance de la Révolution, en lui imprimant un caractère international, universel. Mais en même temps, elle eut pour conséquence d’entraîner le mouvement pratique de la Révolution dans les erreurs que la théorie n’avait point su éviter. De même que la négation philosophique s’était <foury> fourvoyée en s’attaquant à Dieu et en se proclammant matérialiste et athée,# |29 de même la négation politique et sociale, <entraînée> égarée par la même passion destructive, s’attaqua aux bases essentielles et premières de toute société, à l’Etat, à la famille et à la propriété, ôsant se proclammer hautement anarchiste et socialiste. – <(> Voir les hébertistes et Babeuf – et plus tard voir Proudhon et <toute l’Ecole> tout le parti des Socialistes Révolutionnaires.<)> – La Révolution se tua de ses propres mains et, <et le triomphe, et> de nouveau, le triomphe de la démocratie déchaînée et désordonnée amena forcement celui de la Dictature militaire.

Cette dictature ne put être de longue durée, la société n’étant ni desorganisée, ni morte, comme elle l’avait été à l’époque de l’établissement de l’Empire des Césars. Les émotions violentes de 1789 et de 1793 l’avaient seulement fatiguée et momentanément épuisée, non anéantie. Privée de toute initiative sous le despotisme égalitaire et glorieux de Napoléon Ier, la bourgeoisie profita de ce <[quelques mots illisibles] forcé> loisir forcé pour se recueillir et pour développer davantage, <dans son propre> en esprit, les germes féconds de la liberté que le mouvement du siècle passé avait déposés en son sein. Avertie par les expériences cruelles d’une révolution avortée, elle renonça aux principes exagérés de 1793 et, retournant à ceux de 1789, qui avaient été l’expression fidèle et vraie des voeux populaires, et non d’une secte, d’un parti, <comme ceux> et qui contenaient en effet toutes les conditions d’une liberté sage, raisonnable, pratique (c’est à dire exclusivement bourgeoise, <et> tout au profit de la bourgeoisie et au détriment du peuple, ce môt de “<[ill.]> pratique”, dans la bouche des bourgeois ne signifiant jamais autre chose), elle les rendit encore plus pratiques, en éliminant tout ce que la philosophie du XVIIIeme siècle y avait introduit de trop vague (c’est à dire de trop démocratique de trop populaire et de trop humainement large), et en les <modifiant># |30 modifiant (c’est à dire en les rétrécissant), selon les besoins et les conditions nouvelles de l’époque. De cette manière elle créa définitivement la théorie du droit constitutionnel, dont Montesquieu, Necker, Mirabeau, Mounier, les frères Duport, Barnave, et tant d’autres, furent les premiers apôtres, et dont Mme de Stael et Benjamin Constant devinrent, sous l’Empire, les propagateurs nouveaux.

Lorsque la Monarchie légitime, ramenée en France par la chute de Napoléon, voulut restaurer l’ancien régime, elle rencontra l’opposition à la fois réfléchie et puissante de la classe bourgeoise qui, sachant desormais ce qu’elle voulait et forte de sa modération même, défendit contre elle, pas à pas, les conquêtes immortelles et légitimes de la Révolution: L’indépendance de la société civile contre les prétentions saugrenues d’une Eglise retombée au pouvoir des Jésuites; le maintien de l’abolition de tous les privilèges nobiliaires; l’égalité de tous devant la loi; enfin le droit de ne point être imposé sans son consentement, de participer au gouvernement et à la législation du pays et de controler les actes du pouvoir, au moyen d’une réprésentation régulière, issue du libre vote de tous les citoyens actifs, c’est à dire <poss> possédants et éclairés du pays. – La monarchie légitime n’ayant pas voulu accepter franchement ces conditions essentielles du droit nouveau, elle tomba.

13) La monarchie de Juillet a réalisé enfin, dans toute sa plénitude, le vrai système de la liberté moderne. Sans doute, il y’a des imperfections; mais ce sont des imperfections qui sont naturellement attachées à toutes les institutions humaines. Celles qu’on trouve dans le système constitutionnel de Juillet doivent être attribuées principalement à l’insuffisance des lumières et de la pratique de la liberté, non seulement dans les masses, mais dans la bourgeoisie elle-même, et en partie peut-être aussi à l’insuffisance politique des hommes qui ont pris en leurs mains# |31 le pouvoir. Ces imperfections sont donc transitoires, elles doivent tomber sous l’influence d’une civilisation progressive. Mais le système en lui même est parfait; il donne une solution pratique à toutes les questions, à toutes les aspirations légitimes, à tous les besoins réels de l’humaine société.

Il s’incline avant tout devant Dieu, cause de toute existence, source de toute vérité, et inspirateur invisible des bonnes pensées; mais tout en l’adorant en esprit, il ne veut plus permettre que des représentants infidèles et fanatiques de son autorité immuable, oppriment et maltraitent le monde en son nom. Il ouvre par la philosophie officiellement enseignée dans toutes les Ecoles de l’Etat, à tous les individus intelligents et de bonne volonté, le moyen d’élever leur esprit et leur coeur jusqu’à la compréhension des vérités éternelles, sans avoir besoin desormais de recourir à l’intervention des prêtres. Les professeurs patentés de l’Etat prennent la place des prêtres, et l’Université devient en quelque sorte l’Eglise du public éclairé. Mais il professe en même temps un respect éclairé pour toutes les Eglises traditionnellement établies, les reconnaissant comme utiles et même indispensables, à cause de l’ignorance des masses populaires. Respectant la liberté des consciences, le système protège également tous les cultes anciens, à condition toutefois que leurs principes, leur morale et leur pratique ne soient pas en contradiction avec les principes, la morale et la pratique de l’Etat.

Le système reconnaît, comme base et comme condition absolue de la liberté, de la dignité et de la moralité humaines, la doctrine du libre arbitre, c’est à dire de l’absolue spontanéité des déterminations de la volonté individuelle, et de la responsabilité de chacun pour ses actes; d’où découle, pour la société, le droit et le devoir de punir.

Le système reconnaît la propriété individuelle et héréditaire et la famille comme les bases et les conditions réelles de la liberté, de la dignité et de la moralité des# |32 hommes. Il respecte ce droit de propriété en chacun, sans lui poser d’autre limite, que le droit égal des autres, ni d’autres restrictions que celles qui sont dictées par les considérations de l’utilité publique, représentée par l’Etat. La propriété, selon lui, est bien un droit naturel, antérieur à l’Etat; mais elle ne devient un droit juridique, qu’autant qu’elle est sanctionnée et garantie, comme tel, par l’Etat. Il est donc juste que l’Etat, en prêtant au propriétaire l’assistance de tous, lui impose des conditions qui sont commandées par l’intérêt de tous. Mais ces restrictions <doiven> ou ces conditions doivent être de telle nature, que tout en modifiant, autant que cela <est> devient absolument nécessaire et pas plus, le droit naturel du propriétaire, dans ses formes et manifestations différentes, elles ne puissent jamais en affecter le fond. Car l’Etat est non la négation, mais bien au contraire la consécration et l’organisation juridique de tous les droits naturels, d’où il suit, que s’il les attaquait dans leur essence, dans leur fond, il se détruirait lui-même. (Il garantit toujours ce qu’il trouve: aux uns, leur richesse, aux autres leur pauvreté; aux uns la liberté fondée sur la propriété, aux autres l’esclavage, conséquence fatale de leur misère – et il force les misérables à travailler toujours et à se faire tuer au besoin pour augmenter et pour sauvegarder cette richesse des riches, qui est la cause de leur misère et de leur esclavage. Telle est la vraie nature et la vraie mission de l’Etat.)

Il en est de même de la famille, d’ailleurs si indissolublement liée, par son principe aussi bien que dans le fait, au principe et au fait de la propriété individuelle et héréditaire. L’autorité de l’époux et du père constituent un droit naturel. La société représentée par l’Etat, la consacre juridiquement. Mais en même temps elle pose certaines limites au pouvoir naturel de l’un et de l’autre, pour sauvegarder un autre droit naturel, celui de# |33 la liberté individuelle des membres subordonnés de la famille, c’est à dire de la mêre et des enfants. Et c’est précisément en lui imposant ces limites <qu’il> qu’elle le consacre, le convertit en droit juridique et donne force de loi à l’autorité maritale et paternelle. Le système considère <<la famille juridique <Le système constitue l’Etat> fondée sur cette double autorité sanctionné par le droit public et sur la propriété juridique [ill.] pour l’Etat, comme la base de la morale, de la civilisation, de l’Etat>> la famille juridique, fondée sur cette double autorité et sur la propriété juridiquement héréditaire, comme la base essentielle de toute morale, de toute civilisation humaine, de l’Etat.

Il considère l’Etat comme une institution divine, en ce sens, qu’il a été fondé et développé successivement, dès le commencement de l’histoire, par la raison divine, objective qui est inhérente à l’humanité, considérée comme un tout, et <que> dont les individus historiques qui ont contribué soit à leur fondation, soit à leur développement, <n’ont été> <[ill.]> n’ont été que les interprètes divinement inspirés. Il considère l’Etat comme la forme inévitable, permanente, unique, absolue de l’existence collective des hommes, c’est à dire de la société; comme la condition suprême de toute civilisation, de tout progrès humain, de la justice, de la liberté, de la commune prospérité; <comme la> en un môt, comme la seule réalisation possible de l’humanité. (Et pourtant, il est évident, comme je le démontrerai plus tard, que l’Etat est la négation flagrante de l’humanité).

Représentant de la raison publique, du bien public et du droit de tout le monde, organe suprême du développement collectif, tant matériel qu’intellectuel et moral, de la société, l’Etat doit être armé, vis-à-vis de tous les individus, <de l’autorité suprême et> d’une grande autorité et d’une d’une formidable puissance. Mais il résulte du principe même de l’Etat que cette autorité, cette puissance ne sauraient, sans détruire son objet et sa base, tendre à la destruction# |34 [verso de la page précédente] 13 pages

273-285 inclusivement –

Je pars demain pour Florence

reviendrai dans dix jours

Adresse tes lettres toujours à Locarno –

Quand pars tu?

Attends de tes nouvelles.

J’embrasse Schwitz[guébel]

Ton MB#

|35 du droit naturel des hommes. Si l’Etat modifie et limite en partie la liberté naturelle <des hommes> de chaque individu, ce n’est que pour la renforcer davantage par la garantie de cette puissance collective dont il est le seul représentant légitime, ce n’est que pour la consacrer, <et> pour la civiliser et pour la convertir, en un môt, en liberté juridique; la liberté naturelle étant la liberté des sauvages, et la liberté juridique étant seule digne des hommes civilisés. L’Etat est donc en quelque sorte l’Eglise de la civilisation moderne, et les avocats en sont les prêtres. D’où il résulte <évidemment que le gouvernement des avocats est le meilleur du monde.> avec évidence que <[ill.]> meilleur gouvernement est celui des avocats.

Dans la liberté politique et juridique, dont l’organisation constitue proprement le bût de l’Etat, se marient les deux principes fondamentaux de toute société humaine, principes qui semblent absolument opposés, au point de s’exclure, et qui pourtant sont tellement inséparables l’un de l’autre que l’un ne saurait exister sans l’autre: Le principe de l’autorité et celui de la liberté (Oui, ils se marient si bien dans l’Etat, que le premier détruit toujours le second, et que là où il le laisse partiellement subsister, au profit d’une minorité quelconque, ce n’est plus comme liberté, mais comme privilège <)> L’Etat convertit donc ce que l’on est convenu d’appeler la liberté naturelle des hommes en esclavage pour tous et en privilège pour quelques uns)

<Au> Dès le commencement de l’histoire, [intercalé: pendant une longue suite de siècles,] c’est le principe de l’autorité qui domina [intercalé: presque exclusivement,] de sorte que le principe de la liberté n’eut pendant très longtemps d’autre moyen de se produire que la révolte, et cette révolte fut poussée, à la fin du XVIIIème siècle, jusqu’à la négation complète du principe d’autorité, ce qui eut pour conséquence, comme on sait, la resurrection de ce dernier, sa domination <de l> de nouveau exclusive, <[ill.]> sous l’Empire, et plus modérée, sous la monarchie légitime restaurée, jusqu’à ce qu’il fut vaincu# |36 de nouveau par une dernière révolte du principe de la liberté. Mais cette fois, la liberté, devenue elle même plus modérée et plus sage (c’est à dire bourgeoise et seulement bourgeoise), ne tenta plus la destruction impossible de l’autorité salutaire et si nécessaire de l’Etat; elle s’allia avec elle, au contraire, pour fonder la Monarchie de Juillet, la Charte-vérité.

L’Etat, comme institution divine, est par la grâce de Dieu. Mais la Monarchie ne l’est pas. Ce fut précisement la grande erreur de la Restauration d’avoir voulu identifier, d’une manière absolue, la forme monarchique et la personne du Monarque avec l’Etat. La monarchie de Juillet fut une institution non divine, mais utilitaire, préférée à la République, parce qu’elle fut trouvée plus conforme aux moeurs de la France et qu’elle était <surtout> rendue nécessaire surtout par la grande ignorance du peuple Français. Aussi le plus beau titre de gloire dont put se prévaloir le roi sorti de la révolution de 1830, <ce fut celui> Louis Philippe, ce fut celui de “la meilleure des Républiques”, titre équivalent apeuprès à celui de “Roi galant-homme”, donné plus tard au roi Victor Emmanuel en Italie.

Le droit divin, le droit collectif, réside donc uniquement dans l’Etat, quelleque soit sa forme, monarchique ou républicaine. Ses deux principes constitutifs, celui de l’autorité et celui de la liberté, ayant chacun une organisation séparée et se complétant mutuellement, forment dans l’Etat un tout organique.

L’autorité et la puissance de l’Etat, puissance si nécessaire, soit pour le maintien du droit et de l’ordre public, à l’intérieur, soit pour la défense du pays contre les ennemis extérieurs, sont représentées par “cette magnifique centralisation”, (Propres paroles de Mr Thiers, mises aujourd’hui en action par Mr Gambetta; elles expriment l’intime conviction, pour ne point dire le culte, de tous les libéraux doctrinaires, autoritaires, et de# |37 l’immense majorité des républicains de la France), par cette splendide machine politique, militaire, administrative, judiciaire, financière, policière, universitaire et voire même religieuse de l’Etat, bureaucratiquement organisée, fondée par la Révolution sur les ruines de l’ancien particularisme des provinces et constituant toute la force du pouvoir moderne.

La liberté politique est représentée dans l’Etat par un corps législatif, issu de la libre élection du pays et régulièrement convoqué. Ce corps a non seulement pour mission de régler les dépenses et de participer, <à la législation du pays, mais> comme <[ill.]> le seul représentant légitime de la souveraineté nationale, à la législation <du pays>, mais il exerce encore, au nom de cette même souveraineté, un contrôle permanent sur tous les actes du pouvoir, et une influence générale, positive, dans toutes les affaires et transactions tant intérieures qu’extérieures du pays. Les divers modes d’organisation de ce droit dépendent beaucoup moins du principe, que d’une quantité de circonstances locales et passagères, des moeurs, du degré d’instruction, des conditions <politiques> et des habitudes politiques d’un pays. Logiquement parlant, dans un pays unitaire et centralisé, comme la France, par exemple, il ne devrait y avoir qu’une seule chambre. Une première chambre ou chambre haute n’a de raison d’être que dans un pays où l’aristocratie nobiliaire constitue encore une classe juridiquement et socialement séparée, comme en Angleterre, ou [intercalé: bien] dans des pays, comme les Etats Unis et la Suisse, où les provinces (les cantons, les Etats) ont conservé au sein même de l’unité politique une existence autonome; mais non pas dans un pays comme la France, où tous les citoyens sont proclammés égaux devant le droit commun, et où toutes les autonomies provinciales se sont dissoutes dans <la> une centralisation <génerale> qui n’admet aucune ombre d’indépendance et de différence, ni collectives ni individuelles. La création d’une chambre des pairs,# |38 nommés à vie par le roi, ne s’explique donc, dans la Constitution de 1830, que comme une mesure de prudence que la nation a cru devoir prendre contre elle-même, comme une sorte d’entrave qu’elle a sagement posée à son propre tempérament par trop révolutionnaire. (Il en résulte toujours ceci, que cette chambre haute; corps des anciens, Chambre des pairs, Sénat, n’ayant encore une raison organique d’existence, aucune racine dans le pays, qu’elle ne représente en aucune manière, n’ayant, par conséquent, aucune puissance, ni matérielle ni morale, qui lui soit propre, n’existe jamais que par le bon plaisir du pouvoir exécutif, et seulement comme une succursale de ce dernier. C’est un instrument très utile pour paralyser, pour annuler souvent la puissance de la Chambre proprement populaire, la soi disant représentation de la liberté nationale; pour faire du despotisme avec des formes constitutionnelles, comme nous l’avons vu faire en Prusse et comme nous le verrons faire encore longtemps en Allemagne. Mais elle ne peut rendre ce service au pouvoir qu’autant que ce dernier est fort par lui même; elle n’ajoute rien à sa force, n’étant elle même forte que par le pouvoir, comme la bureaucratie. Aussi, toutes les fois qu’éclate une révolution, elle s’évanouit comme une ombre).

Il en est de même dans cette autre question si importante du suffrage restreint ou du suffrage universel. Logiquement, on pourrait revendiquer pour tous les citoyens majeurs le droit d’élection, et il n’est point de doute que plus l’instruction et le bien être se répandront dans les masses -(ce qui, heureusement, pour les exploiteurs, ne pourra jamais arriver, tant que durera le gouvernement des classes privilégiées, ou, en général, tant qu’existeront les Etats), et plus ce droit devra s’étendre aussi. Mais dans les questions pratiques et surtout dans celles qui ont pour objet le bon gouvernement et la prospérité d’un pays, les considérations du droit formel, doivent céder le pas à celles de l’intérêt public.#

|39Il est évident que les masses ignorantes subissent trop facilement l’influence pernicieuse des charlatans. (Voir l’influence des prêtres et des gros propriétaires dans les campagne, et celle des avocats et des fonctionnaires de l’Etat dans les villes). Elles n’ont aucun moyen matériel de connaître le caractère, les vraies pensées et les réelles intentions des individus (des politiciens de toutes les couleurs) qui se recommandent à leur suffrage; <leur> la pensée et la volonté des masses sont [intercalé: presque] toujours la pensée et la volonté de ceux qui trouvent un intérêt quelconque à les inspirer, [intercalé: soit] d’une manière, <ou> soit d’une autre. [[J’avoue, que je partage cette opinion des libéraux doctrinaires et qui est aussi celle de beaucoup de républicains modérés. J’en tire seulement <une> des conclusions diamétralement opposées à celles qu’en déduisent les uns et les autres. J’en conclus à la nécessité de l’abolition de l’Etat, comme d’une institution nécessairement oppressive pour le peuple, alors même qu’elle se donne le suffrage universel pour base. Il est clair, pour moi, que le suffrage universel, tant préconnisé par Mr Gambetta, et pour cause, Mr Gambetta étant le dernier représentant inspiré <de> et croyant de la politique avocassière et bourgeoise, que le suffrage universel, dis-je, est l’exhibition à la fois la plus large et la plus raffinée du charlatanisme politique de l’Etat; un instrument dangereux sans doute et qui demande une grande habileté de la part de celui qui s’en sert, mais qui, si on sait bien s’en servir, est le moyen le plus sûr de faire coopérer les masses à l’édification de leur propre prison. Napoléon III a fondé toute sa puissance sur le suffrage universel qui n’a jamais trompé sa confiance. Bismark en a fait la base de son Empire Knouto-Germanique. Je reviendrai plus amplement sur cette question qui constitue, selon moi, le point principal et décisif qui sépare les socialistes révolutionnaires non seulement des républicains radicaux, mais encore de toutes les écoles des socialistes doctrinaires et autoritaires.]] D’un autre côté, le prolétariat, qui constitue pourtant une grande partie de la population, ne possédant rien, n’ayant absolument rien à perdre, <n’ont> n’a aucun intérêt à la conservation de l’ordre public et, par conséquent, ne saurait élire de bons députés. Il préférera toujours des démagogues aux hommes de la conservation. Pour être efficace et sérieuse, la représentation d’un pays doit être la fidèle expression de sa pensée et de sa volonté. Mais cette pensée et cette volonté ne résident réellement, à l’état de conscience, que dans les classes intelligentes et possédantes d’un pays, qui seules sont <[ill.]> capables d’embrasser par leur pensée réfléchie tous les intérêts de l’Etat et qui seules s’intéressent vivement au maintien des lois et de la tranquillité publique. (Cela est parfaitement juste et nul ne saurait <mett># |40 mettre en doute la capacité politique de la classe bourgeoise. Il est certain qu’elle sait beaucoup mieux que le prolétariat, ce qu’elle veut et ce qu’elle doit désirer, et cela pour deux raisons: d’abord parce qu’elle est beaucoup plus instruite que ce dernier, elle a plus de loisir et beaucoup plus de moyens de toutes sortes de connaître les gens qu’elle élit; et ensuite, et c’est même là la raison principale, parceque son bût n’est point nouveau ni immensement large, comme celui du prolétariat; il est au contraire tout connu, et complètement déterminé aussi bien par l’histoire que par toutes les conditions de sa situation présente: ce but, c’est le maintien de sa domination politique et économique. Il est si clairement posé qu’il est très facile de savoir et de deviner <quel homme sera capable de la bien servir, lequel non> lequel des candidats qui briguent le suffrage de la bourgeoisie sera capable de la bien servir, lequel non. Il est donc certain ou presque certain que la bourgeoisie sera toujours représentée selon les désirs les plus intimes de son coeur. Mais ce qui est non moins certain, c’est que cette représentation, excellente au point de vue de la bourgeoisie, sera détestable au point de vue des intérêts populaires. Les intérêts bourgeois étant absolument opposés à ceux des masses ouvrières, il est certain qu’un parlement bourgeois ne pourra jamais faire autre chose que de légiférer l’esclavage du peuple et de voter toutes les mesures qui <seront> auront pour but d’éterniser sa misère et son ignorance<)>. Il faut être bien naïf vraiment qu’un parlement bourgeois puisse voter, librement, dans le sens de l’émancipation intellectuelle, matérielle et politique du peuple. A-t-on jamais vu dans l’histoire qu’un corps politique, une classe privilégiée se soit suicidée, ait sacrifié le moindre de ses intérêts et de ses soi-disant droits, par amour de la justice et# |41 de l’humanité? Je crois avoir déjà observé que même cette fameuse nuit du 4 Août, où la noblesse de France a si généreusement sacrifié ses privilèges sur l’autel de la patrie, <n’a été rien> <[ill]> n’a été rien qu’une conséquence forcée et tardive du soulèvement formidable des paysans qui mettaient [intercalé: partout] le feu aux parchemins et aux châteaux de leurs seigneurs et maîtres. Non, les classes ne se sont jamais sacrifiées et ne le feront jamais, parceque c’est contraire à leur nature, à leur raison d’être, et rien ne se fait et ne peut se faire contre la nature et contre la raison. Bien fou donc serait celui qui attendrait d’une assemblée privilégiée quelconque des mesures et des lois populaires!)

De tout ce qui vient d’être dit, il résulte, qu’il est parfaitement légitime, sage, nécessaire de restreindre, dans la pratique, le droit d’élection. Mais le meilleur moyen de le restreindre, c’est d’établir un cens-électoral, une sorte d’échelle mobile. politique, dont voici la double utilité: d’abord il sauvegarde le corps électoral contre la pression brutale des masses ignorantes; et en même temps, il ne lui permet pas de se constituer en corps aristocratique et fermé, en le tenant toujours ouvert à tous ceux qui, par [intercalé: leur intelligence,] l’énergie de leur travail et la sagesse de leurs épargnes ont su acquérir une propriété soit mobilière, soit immobilière, payant le chiffre voulu de contributions directes. Ce système, il est vrai, offre cet inconvénient, d’exclure du corps électoral un nombre assez considérable de capacités; et pour parer à cet inconvénient on avait proposé d’admettre aussi les capacités. Mais outre la difficulté qu’il y’aurait à déterminer quelles sont les capacités réelles, à moins qu’on ne reconnut comme capables tous ceux qui ont obtenu leur diplôme <dans un collège> du collège, il y’a une considération plus importante encore qui s’oppose à cette adjonction des soi-disantes capacités. Pour être un bon électeur# |42 il ne suffit pas d’être intelligent, d’être instruit, d’avoir même beaucoup de talent, il faut encore et avant tout être moral. Mais comment se prouve la moralité d’un homme? Par sa capacité d’acquérir la proprieté quand il est né pauvre, ou de la conserver et de l’augmenter, lorsqu’il a eu le bonheur de l’hériter [[Voilà le fond intime de la conscience et de toute la morale bourgeoise. Je n’ai pas besoin d’observer combien il est contraire au principe fondamental du christianisme qui, méprisant les biens de ce monde (c’est l’évangile qui fait profession de les mépriser, non les prêtres de l’Evangile), défend d’amasser des trésors sur la terre, parceque dit-il, “Là où sont vos trésors, là est votre coeur”- et qui commande d’imiter les oiseaux du ciel, qui ne labourent ni ne sèment, mais qui vivent tout de même. J’ai toujours admiré <cette> la capacité merveilleuse des protestants, de lire ces paroles évangéliques dans leur propre langue, de faire <néanmoins> très bien leurs affaires, et de se considérer néanmoins comme des chrétiens très sincères. Mais passons. Examinez avec attention <tous les rapp> dans leurs moindres détails les rapports sociaux, tant publics que privés, les discours et les actes de la bourgeoisie de tous les pays, vous y trouverez profondément, naïvement implantée cette conviction fondamentale, que l’honnête homme, l’homme moral c’est celui qui sait acquérir, conserver et augmenter la propriété, et que le propriétaire seul est vraiment digne de respect. En Angleterre, pour avoir le droit d’être appelé gentleman, il faut deux conditions: c’est d’aller à l’Eglise, mais surtout d’être propriétaire. Il y’a dans la langue anglaise une expression très énergique, très pittoresque, très naïve: “Cet homme vaut tant”, c’est à dire cinq, dix, cent mille livres sterling. Ce que les Anglais disent dans leur brutale naïveté, tous les bourgeois du monde le pensent. Et l’immense majorité de la classe bourgeoise en Europe <et> en Amérique, en Australie, dans toutes les colonies Européennes clair-# |43 [suite de la note] semées dans le monde le pense si bien qu’elle ne se doute même pas de la profonde immoralité et inhumanité de cette pensée. Cette naïveté dans la dépravation est une excuse très sérieuse en faveur de la bourgeoisie. C’est une dépravation collective qui s’impose comme une loi morale absolue à tous les individus qui font partie de cette classe, et cette classe embrasse aujourd’hui tout le monde, prêtres, noblesse, artistes, littérateurs, savants, fonctionnaires, officiers militaires et civils, Bohèmes artistiques et littéraires, chevaliers d’industrie et commis, même les ouvriers qui s’efforcent à devenir des bourgeois, tous ceux en un môt qui veulent parvenir individuellement et qui fatigués d’être enclumes, solidairement avec des millions d’exploités, veulent, espèrent devenir marteaux à leur tour – tout le monde enfin, excepté le prolétariat. Cette pensée, étant si universelle, est une véritable grande puissance immorale, que vous retrouvez au fond de tous les actes politiques et sociaux de la bourgeoisie, et qui agit d’une manière d’autant plus malfaisante, pernicieuse, qu’elle est considérée comme la mesure et la base de toute moralité. Elle excuse, elle explique, elle légitime en quelque sorte les fureurs bourgeoises et tous les crimes atroces que les bourgeois ont commis en Juin 1848, contre le prolétariat. Si en défendant les privilèges de la propriété contre les reclammations des ouvriers socialistes, ils n’avaient cru défendre seulement que leurs intérets, ils se seraient montrés sans doute non moins furieux, mais ils n’auraient pas trouvé en eux cette énergie, ce courage, <cette unanimité de la rage,> cette implacable passion et cette unanimité de la rage qui les ont fait vaincre en 1848. Ils ont trouvé en eux toute cette force, parce qu’ils ont été sérieusement,# |44 [suite de la note] profondément convaincus, qu’en défendant leurs intérêts, ils défendaient en même temps les bases <[ill.]> sacrées de la morale; parceque très sérieusement, <la propriété> plus sérieusement qu’ils ne le savent eux-mêmes peut-être, la Propriété est tout leur Dieu, leur Dieu unique, et qui a remplacé depuis longtemps dans leurs coeurs le Dieu <[ill.]> céleste des chrétiens, et comme jadis ces derniers, ils sont capables de souffrir pour lui le martyre et la mort. La guerre implacable et desespérée qu’ils font et qu’ils feront pour la défense de la propriété, n’est donc pas seulement une guerre d’intérets, c’est dans la pleine acception de ce môt une guerre religieuse, et l’on sait les fureurs, les atrocités dont les guerres religieuses sont capables. La propriété est un Dieu; il a déjà <[ill.]> sa théologie (qui s’appelle la politique des Etats, [intercalé: et] le droit juridique) <et l’économie politique)> et nécessairement aussi sa morale, et l’expression la plus juste de cette morale, c’est précisement cette expression: “Cet homme vaut tant”.

La propriété-Dieu a aussi sa métaphysique. C’est la science des économistes bourgeois. Comme toute métaphysique, elle est une sorte de clair-obscur, une transaction entre le mensonge et la vérité, toujours au profit du premier. Elle cherche à donner au mensonge une apparence de vérité, et elle fait aboutir la vérité au mensonge. L’Economie politique cherche à sanctifier la propriété par le travail, et à la représenter comme la réalisation, comme le fruit du travail. Si elle réussit à le faire, elle sauve la propriété et le monde bourgeois. Car le travail est sacré, et tout ce qui est fondé sur le travail, est bon, juste, moral, humain, légitime. Seulement, il faut avoir# |45 [suite de la note] une foi bien robuste pour accepter leur doctrine. Car nous voyons l’immense majorité des travailleurs privée de toute propriété; et ce qui est plus, nous savons de l’aveu même des économistes et par leurs propres démonstrations scientifiques, que dans l’organisation économique actuelle, dont ils sont les défenseurs passionnés, les masses ne pourront jamais arriver à la propriété, que leur travail par conséquent <malgr> ne les émancipe et ne les <enobli> <ennobi> ennoblit pas, puisque malgré tout ce travail, elles sont condamnées à rester éternellement en dehors de la propriété, c’est à dire en dehors de la moralité et de l’humanité. D’un autre côté nous voyons que les propriétaires les plus riches, par conséquent les citoyens les plus dignes, les plus humains, les plus moraux et les plus respectables, sont précisement ceux qui travaillent le moins, ou qui ne travaillent pas du tout. On répond à cela, qu’aujourd’hui il est impossible de rester riche, de conserver et encore moins d’augmenter sa fortune sans travailler. Bien, mais entendons nous: il y’a travail et travail; il y’a le travail de la production, et il y’a le travail de l’exploitation. Le premier est celui du prolétariat, le second celui des propriétaires, en tant que propriétaires. Celui qui fait valoir ses terres, cultivées par les bras d’autrui, exploite le travail d’autrui; celui qui fait valoir ses capitaux soit dans l’industrie soit dans le commerce, exploite le travail d’autrui. Les Banques qui s’enrichissent par les mille transactions du crédit, les Boursiers qui gagnent à la bourse, les actionnaires qui prennent de grosses dividendes sans remuer <un> un doigt; Napoléon III qui est devenu un propriétaire si riche et qui a rendu riches toutes ses créatures, <l’Empereur> le roi Guillaume ler qui fier de ses victoires se prépare à prélever# |46 [suite de la note] des milliards sur cette pauvre France et qui déjà s’enrichit et enrichit ses soldats par le pillage; tous ces gens sont des travailleurs, mais quels travailleurs, bons Dieux! Des exploiteurs de routes, des travailleurs de grands chemins. Et encore, les voleurs et les brigands ordinaires sont ils plus sérieusement travailleurs, puisqu’au moins, pour s’enrichir, ils font usage de leurs propres bras.

Il est évident, pour qui ne veut pas être aveugle, que le travail productif crée les richesses et donne au travailleur la <misère> misère; et que seul le travail improductif, exploiteur, donne la propriété. Mais puisque la propriété, c’est la morale, il est clair que la morale, telle que l’entendent les bourgeois, consiste dans l’exploitation du travail d’autrui.]]#

|47La morale a pour base la famille; mais la famille a pour base et pour condition réelle la propriété; donc il# |48 <<évident que la propriété <est la condition indispensable de toute morale la valeur <[ill.]> morale de l’homme, un homme énergique, intelligent et moral ne peut> doit être considérée comme la base de la morale d’un individu. Un homme intelligent, énergique, honnête ne pourra pas manquer d’acquérir cette propriété qui <est> sera la garantie sociale et la [ill.] manifeste de la moralité>># |49 <<sociale d’un

homme, <[ill.]> la réalisation, le signe visible de sa force de sa virilité [intercalé: <la réali> la manifestation de cette force virile qui]. L’exclusion des capacités non propriétaires est donc parfaitement <juste> légitime; c’est un stimulant pour les individus capables de moralité <et> et une juste>># |50 <<punition pour les <individus> paresses et [intercalé: les] laches, et <ce même temps une> pour la société, une sauvegarde, car un individu qui dédaigne ou qui se montre incapable d’acquérir la propriété, quelques brillants que soient les talents, doit être considéré comme un homme [ill.] de qualités sérieuses, immoral>># |51 [verso de la page précédente] <<une foi bien robuste pour accepter leur doctrine. Car nous voyons que l’immense majorité des travailleurs n’arrivent jamais à la propriété; et ce qui est plus, nous savons, de l’aveu même des économistes bourgeois et grâce à leurs démonstrations scientifiques, que par cette organisation>># |52 <<et dangereux. Il pourra être un démagogue, mais un <citoyen> un utile et bon citoyen, jamais>> évident que la propriété doit être considérée comme la condition et la preuve de la valeur morale d’un homme. Un individu intelligent, énergique, honnête, ne manquera <donc> jamais d’acquérir cette propriété qui est la condition sociale nécessaire de la respectabilité du citoyen et de l’homme, la manifestation de sa force virile, le signe visible de ses capacités en même temps que de ses dispositions et de ses intentions honnêtes. L’exclusion des capacités non propriétaires est donc, non seulement dans le fait, mais encore en principe, une mesure parfaitement légitime. C’est un stimulant pour les individus réellement honnêtes et capables, et une juste punition pour ceux qui, étant capables d’acquérir, négligent ou dédaignent de le faire. Cette négligence, ce dédain, ne peuvent avoir pour source que la paresse, la lacheté ou l’inconséquence du caractère, l’inconsistance de l’esprit. Ce sont des individus fort dangereux; plus leurs capacités sont grandes et plus ils sont condamnables et plus sévèrement ils doivent être châtiés; car ils portent la désorganisation et la démoralisation dans la société (Pilate a eu tort d’avoir fait pendre Jesus Christ pour ses opinions religieuses et politiques; il aurait dû le faire jeter en prison comme fènéant et comme vagabond). Des hommes qui sont doués de capacités, et qui# |53 ne font pas fortune, peuvent devenir sans doute des démagogues fort dangereux, mais jamais d’utiles citoyens.

L’Etat ainsi constitué est la première condition ou la base, et, en même temps, le bût suprême de toute civilisation humaine. Il en est la plus sublime expression sur cette terre. En dehors de l’Etat point de civilisation ou d’humanisation possible des hommes, considérés tant au point de vue individuel, comme êtres <isolés> séparément libres, qu’au point de vue collectif, comme humaine société. Chacun se doit à l’Etat, puisque l’Etat est la condition suprême de l’humanité de chacun et de tous. L’Etat s’impose donc à chacun comme le représentant unique du Bien, du salut, de la justice de tous. Il limite la liberté de chacun au nom de la liberté de tous, le droit de chacun au nom du droit de tous, les intérets individuels de chacun au nom de l’intéret collectif de la société tout entière. [[C’est au nom de cette fiction qui s’appelle tantôt l’intéret collectif, le droit collectif ou la volonté <collective> et la liberté collectives, que <s’établit> les absolutistes jacobins, les révolutionnaires de l’Ecole de J.J. Rousseau et de Robespierre proclamment la théorie menaçante et inhumaine du droit absolu de l’Etat, tandis que les absolutistes monarchiques l’appuient avec beaucoup plus de conséquence logique sur la grâce de Dieu. Les doctrinaires libéraux, <partant du principe de la liberté individuelle,> au moins ceux parmi eux qui prennent les théories libérales au sérieux, partant du principe de la liberté individuelle, se posent tout d’abord, comme on sait, en adversaires de celui de l’Etat. Ce sont eux qui ont dit les premiers que le gouvernement, c’est à dire <l’exercice de l’action> <l’action>]]#

titre: L’Empire Knouto-Germanique et la Révolution Sociale. Suite. Dieu et l’Etat. 4.

titre de l’original:

date: novembre 1870 – avril 1871

lieu: Locarno

pays: Suisse

source: Michel Bakounine, Oeuvres, t.I, éd. par M. Nettlau, Paris, 1895, pp. 263-326

langue: français

traduction:

note: Publié d’après la première publication. Publié par Nettlau sous le titre de “Dieu et l’Etat”. Suite de “l’Empire Knouto-Germanique.” Manuscrit pp. 287-340. Le manuscrit n’a pas été retrouvé. Notes de l’éditeur des Oeuvres: [Oe: ]

|1C’est au nom de cette fiction qui s’appelle tantôt l’intérêt collectif, le droit collectif ou la volonté et la liberté collectives, que les absolutistes jacobins, les révolutionnaires de l’Ecole de J.-J. Rousseau et de Robespierre proclament la théorie menaçante et inhumaine du droit absolu de l’Etat, tandis que les absolutistes monarchiques l’appuient avec beaucoup plus de conséquence logique sur la grâce de Dieu. Les# |2 doctrinaires libéraux, au moins ceux parmi eux qui prennent les théories libérales au sérieux, partent du principe de la liberté individuelle, se posent tout d’abord, comme on sait, en adversaires de celui de l’Etat. Ce sont eux qui ont dit les premiers que le gouvernement, c’est-à-dire le corps des fonctionnaires organisé d’une manière ou d’une autre et chargé spécialement d’exercer l’action de l’Etat, était un mal nécessaire, et que toute la civilisation consistait en ceci, d’en diminuer toujours davantage les attributs et les droits. Pourtant nous voyons, qu’en pratique, toutes les fois que l’existence de l’Etat est mise sérieusement en question, les libéraux doctrinaires ss montrent des partisans non moins fanatiques du droit absolu de l’Etat que les absolutistes monarchiques et jacobins.

Leur culte quand même de l’Etat, en apparence du moins si complètement opposé à leurs maximes libérales, s’explique de deux manières: d’abord pratiquement par les intérêts de leur classe, l’immense majorité des libéraux doctrinaires appartenant à la bourgeoisie. Cette classe si nombreuse et si respectable ne demanderait pas mieux que de s’accorder à elle-même le droit ou plutôt le privilège de la plus complète anarchie; toute son économie sociale, la base réelle de son existence politique, n’a d’autre loi, on le sait, que cette anarchie exprimée dans ces mots# |3 devenus si célèbres: “Laissez faire et laissez passer.” Mais elle n’aime cette anarchie que pour elle-même et à condition seulement que les masses “trop ignorantes pour en jouir sans en abuser” restent soumises à la plus sévère discipline de l’Etat. Car si les masses, fatiguées de travailler pour autrui, allaient s’insurger, toute l’existence politique et sociale de la bourgeoisie croulerait. Aussi voyons-nous partout et toujours que, quand la masse des travailleurs se remue, les libéraux bourgeois les plus exaltés, redeviennent immédiatement des partisans forcenés de l’omnipotence de l’Etat. Et comme l’agitation des masses populaires devient aujourd’hui un mal croissant et chronique, nous voyons les bourgeois libéraux, même dans les pays les plus libres se convertir de plus en plus au culte du pouvoir absolu.

A côté de cette raison pratique, il y en a une autre de nature toute théorique et qui force également les libéraux les plus sincères à revenir toujours au culte de l’Etat. Ils sont et s’appellent libéraux parce qu’ils prennent la liberté individuelle pour base et pour point de départ de leur théorie, et c’est précisément parce qu’ils ont ce point de départ ou cette base qu’ils doivent arriver, par une fatale conséquence, à la reconnaissance du droit absolu de l’Etat.

La liberté individuelle n’est point, selon eux, une création, un produit historique de la société. Ils pré# |4tendent qu’elle est antérieure à toute société, et que tout homme l’apporte en naissant, avec son âme immortelle, comme un don divin. D’où il résulte que l’homme est quelque chose, qu’il n’est même complètement lui-même, un être entier et en quelque sorte absolu qu’en dehors de la société. Etant libre lui-même antérieurement et en dehors de la société, il forme nécessairement cette dernière par un acte volontaire et par une sorte de contrat soit instinctif ou tacite, soit réfléchi et formel. En un mot, dans cette théorie, ce ne sont pas les individus qui sont créés par la société, ce sont eux au contraire qui la créent, poussés par quelque nécessité extérieure, telles que le travail et la guerre. On voit que, dans cette théorie, la société proprement dite n’existe pas; la société humaine naturelle, le point de départ réel de toute humaine civilisation, le seul milieu dans lequel puisse réellement naître et se développer la personnalité et la liberté des hommes lui est parfaitement inconnue. Elle ne reconnaît d’un côté que les individus, êtres existants par eux-mêmes et libres d’eux-mêmes, et de l’autre, cette société conventionnelle, formée arbitrairement par ces individus et fondée sur un contrat soit formel, soit tacite c’est-à-dire l’Etat. (Ils savent fort bien qu’aucun Etat historique n’a jamais eu un contrat pour base et que tous ont été fondés par la violence, par la conquête.# |5 Mais cette fiction du contrat libre, base de l’Etat, leur est nécessaire, et ils se l’accordent sans plus de cérémonie).

Les individus humains dont la masse conventionnellement réunie forme l’Etat, apparaissent, dans cette théorie, comme des êtres tout à fait singuliers et pleins de contradiction. Doués chacun d’une âme immortelle et d’une liberté ou d’un libre arbitre qui leur sont inhérents, ils sont, d’un côté, des êtres infinis, absolus et comme tels complets en eux-mêmes, par eux-mêmes, se suffisant à eux-mêmes et n’ayant besoin de personne, à la rigueur pas même de Dieu, parce que étant immortels et infinis ils sont eux-mêmes des Dieux. D’un autre, ils sont des êtres très brutalement matériels, faibles, imparfaits, limités et absolument dépendants de la nature extérieure qui les porte, les enveloppe et finit par les emporter tôt ou tard. Considérés au premier point de vue, ils ont si peu besoin de la société, que cette dernière apparaît plutôt comme un empêchement à la plénitude de leur être, à leur liberté parfaite. Aussi avons-nous vu, dès le début du Christianisme, des hommes saints et rigides, qui, ayant pris l’immortalité et le salut de leurs âmes au sérieux, ont rompu leurs liaisons sociales et fuyant tout commerce humain ont cherché dans la solitude la perfection, la vertu, Dieu. Ils ont considéré avec beaucoup de raison, avec beaucoup de consé# |6quence logique, la société comme une source de corruption et l’isolement absolu de l’âme comme la condition de toutes les vertus. S’ils sortirent quelquefois de leur solitude, ce ne fut jamais par besoin, mais par générosité, par charité chrétienne pour les hommes qui continuant de se corrompre dans le milieu social, avaient besoin de leurs conseils, de leurs prières et de leur direction. Ce fut toujours pour sauver les autres, jamais pour se sauver et pour se perfectionner eux-mêmes. Ils risquaient au contraire de perdre leurs âmes en rentrant dans cette société qu’ils avaient fuie avec horreur, comme l’école de toutes les corruptions, et aussitôt leur sainte oeuvre achevée ils retournaient au plus vite dans leur désert pour s’y reperfectionner de nouveau par la contemplation incessante de leur être individuel, de leur âme solitaire, en présence de Dieu seul.

C’est un exemple que tous ceux qui croient encore aujourd’hui à l’immortalité de l’âme, à la liberté innée ou au libre arbitre, devaient suivre, pour peu qu’ils désirent sauver leurs âmes, et les préparer dignement pour la vie éternelle. Je le répète encore, les saints anachorètes qui à force d’isolement arrivaient à une imbécillité complète, étaient parfaitement logiques. Du moment que l’âme est immortelle, c’est-à-dire infinie par son essence, libre et d’elle-même, elle doit se suffire à elle-même. Il n’y a que les êtres pas# |7sagers, limités et finis qui puissent se compléter mutuellement; l’infini ne se complète pas. En rencontrant un autre, qui n’est pas lui-même, il se sent au contraire rétréci, donc il doit fuir, ignorer tout ce qui n’est pas lui-même. A la rigueur, ai-je dit, l’âme immortelle devait pouvoir se passer de Dieu même. Un être infini en lui-même ne peut en reconnaître un autre qui lui soit égal à côté de lui, ni encore moins un qui lui serait supérieur au-dessus de lui-même. Tout être qui serait aussi infini que lui-même et qui serait autre que lui, lui poserait une limite et par conséquent en ferait un être déterminé et fini. En reconnaissant un être aussi infini qu’elle-même, en dehors d’elle-même, l’âme immortelle se reconnaît donc nécessairement comme un être fini. Car l’infini n’est réellement tel qu’en embrassant tout et ne laissant rien en dehors de soi-même. A plus forte raison un être infini ne peut, ne doit pas reconnaître un être infini qui lui soit supérieur. L’infinité n’admet rien de relatif, rien de comparatif; ces mots infinité supérieure et infinité inférieure impliquent donc une absurdité. Dieu est précisément une absurdité. La théologie qui a le privilège d’être absurde et qui croit dans les choses précisément parce que ces choses sont absurdes, a mis au-dessus des âmes humaines immortelles et par conséquent infinies, l’infinité supérieure, absolue de Dieu. Mais pour se corriger, elle a créé la fiction de# |8 Satan qui représente précisément la révolte d’un étre infini contre l’existence d’une infinité absolue, contre Dieu. Et de même que Satan s’est révolté contre l’infinité supérieure de Dieu, de même les saints anachorètes du christianisme, trop humbles pour se révolter contre Dieu, se sont révoltés contre l’infinité égale des hommes, contre la société.

Ils ont déclaré avec beaucoup de raison qu’ils n’en avaient pas besoin pour se sauver; et que puisque par une fatalité étrange ils étaient des infinités [Oe: mot illisible (dé….qués)] et déchues, la société de Dieu, la contemplation d’eux-mêmes en présence de cette infinité absolue leur suffisait. Et je le déclare encore, c’est un exemple à suivre pour tous ceux qui croient en l’immortalité de l’âme. A ce point de vue, la société ne peut leur offrir qu’une perdition certaine. En effet, que donne-t-elle aux hommes? Les richesses matérielles tout d’abord qui ne peuvent être produites en proportion suffisante que par le travail collectif. Mais pour qui croit à une existence éternelle, ces richesses ne doivent-elles point être un objet de mépris? Jésus-Christ n’a-t-il point dit à ses disciples: “Ne ramassez point de trésors sur cette terre, carlà où sont vos trésors, là est votre coeur.” – et une autre fois: “Il est plus facile à une grosse corde (un chameau, d’après une autre version), de# |9 passer par le trou d’une aiguille, qu’à un riche d’entrer dans le royaume céleste”. (Je m’imagine toujours la figure que doivent faire les pieux et riches bourgeois protestants de l’Angleterre, de l’Amérique, de l’Allemagne, de la Suisse, en lisant ces sentences si décisives et si désagréables pour eux).

Jésus-Christ a raison, entre la convoitise des richesses matérielles et le salut des âmes immortelles, il y a une incompatibilité absolue. Et alors, pour peu qu’on croie réellement à l’immortalité de l’âme, ne vaut-il pas mieux renoncer au confort et au luxe que donne la société et vivre de racines comme l’ont fait les anachorètes en sauvant son âme pour l’éternité, que de la perdre au prix de quelques dizaines d’années de jouissances matérielles. Ce calcul est si simple, si évidemment juste, que nous sommes forcés de penser que les pieux et riches bourgeois, banquiers, industriels, commerçants, qui font de si excellentes affaires par les moyens que l’on sait, tout en ayant toujours des paroles de l’Evangile à la bouche, ne comptent aucunement sur l’immortalité de l’âme pour [Oe: eux] et qu’ils l’abandonnent généreusement au prolétariat, se réservant humblement pour eux-mêmes ces misérables biens matériels qu’ils amassent sur cette terre.

En dehors des biens matériels, que donne encore la société? Les affections charnelles, humaines, terres# |10tres, la civilisation et la culture de l’esprit, toutes choses qui sont immenses au point de vue humain, passager et terrestre, mais qui devant l’éternité, devant l’immortalité, devant Dieu sont égales à zéro. La plus grande sagesse humaine n’est-elle point folie devant Dieu?

Une légende de l’Eglise orientale raconte que deux saints anachorètes s’étant emprisonnés volontairement pendant quelques dizaines d’années dans une île déserte, s’isolant même l’un de l’autre et passant nuit et jour dans la contemplation et dans la prière, étaient arrivés à ce point qu’ils avaient même perdu l’usage de la parole; de tout leur ancien dictionnaire, ils n’avaient conservé que trois ou quatre mots qui réunis ensemble ne présentaient aucun sens, mais qui n’en exprimaient pas moins, devant Dieu, les aspirations les plus sublimes de leurs âmes. Ils vivaient naturellement de racines comme les bêtes herbivores. Au point de vue humain, ces deux hommes étaient des imbéciles ou des fous, mais au point de vue divin, à celui de la croyance en l’immortalité de l’âme, ils se sont montrés des calculateurs bien plus profonds que Galilée et Newton. Car ils ont sacrifié quelques dizaines d’années de prospérité terrestre et d’esprit mondain pour gagner la béatitude éternelle et l’esprit divin. Donc il est évident qu’en tant que doué d’une âme immortelle, d’une infinité et d’une liberté inhérentes# |11 à cette âme, l’homme est un être éminemment antisocial. Et s’il avait été toujours sage, si préoccupé exclusivement de son éternité, il avait eu l’esprit de mépriser tous les biens, toutes les affections et toutes les vanités de cette terre, il ne serait jamais sorti de cet état d’innocence ou d’imbécillité divine et ne se serait jamais formé en société. En un mot Adam et Eve n’auraient jamais goûté du fruit de l’arbre de la science et nous aurions tous vécu comme des bêtes dans ce paradis terrestre que Dieu leur avait assigné pour demeure. Mais du moment que les hommes ont voulu savoir, se civiliser, s’humaniser, penser, parler et jouir des biens matériels, ils ont dû nécessairement sortir de leur solitude et s’organiser en société. Car autant ils sont intérieurement infinis, immortels, libres, autant ils sont extérieurement limités, mortels, faibles et dépendants du monde extérieur.

Considérés au point de vue de leur existence terrestre, c’est-à-dire non fictive mais réelle, la masse des hommes présente un spectacle tellement dégradant, si mélancoliquement pauvre d’initiative, de volonté et d’esprit, qu’il faut être doué vraiment d’une grande capacité de se faire illusion pour trouver en eux une âme immortelle et l’ombre d’un libre arbitre quelconque. Ils se présentent à nous comme des êtres absolument et fatalement déterminés: déterminés avant tout par la nature extérieure, par la configuration du# |12 sol et par toutes les conditions matérielles de leur existence; déterminés par les innombrables rapports politiques, religieux et sociaux, par les coutumes, les habitudes, les lois, par tout un monde de préjugés ou de pensées élaborées lentement par les siècles passés, et qu’ils trouvent en naissant à la vie dans la société, dont ils ne sont jamais les créateurs, mais les produits d’abord et plus tard les instruments. Sur mille hommes on en trouvera à peine un, duquel on puisse dire à un point de vue non absolu mais seulement relatif, qu’il veut et qu’il pense de soi-même. L’immense majorité des individus humains, non seulement dans les masses ignorantes, mais tout aussi bien dans les classes civilisées et privilégiées, ne veulent et ne pensent que ce que tout le monde autour d’eux veut et pense, ils croient sans doute vouloir et penser eux-mêmes, mais ils ne font que reparaître servilement, routinièrement, avec des modifications tout à fait imperceptibles et nulles, les pensées et les volontés d’autrui. Cette servilité, cette routine, sources intarissables du lieu commun, cette absence de révolte dans la volonté et cette absence d’initiative dans la pensée des individus sont les causes principales de la lenteur désolante du développement historique de l’humanité. Pour nous, matérialistes ou réalistes, qui ne croyons ni en l’immortalité de l’âme ni dans le libre arbitre, cette lenteur, tout affligeante qu’elle soit, apparaît comme un fait naturel.# |13 Parti de l’état de gorille, l’homme n’arrive que très difficilement à la conscience de son humanité et à la réalisation de sa liberté. D’abord il ne peut avoir ni cette conscience, ni cette liberté; il naît bête féroce et esclave, et il ne s’humanise et ne s’émancipe progressivement qu’au sein de la société qui est nécessairement antérieure à la naissance de sa pensée, de sa parole et de sa volonté; et il ne peut le faire que par les efforts collectifs de tous les membres passés et présents de cette société qui est par conséquent la base et le point de départ naturel de son humaine existence. Il en résulte que l’homme ne réalise sa liberté individuelle ou bien sa personnalité qu’en se complétant de tous les individus qui l’entourent, et seulement grâce au travail et à la puissance collective de la société, en dehors de laquelle, de toutes les bêtes féroces qui existent sur la terre, il resterait, sans doute toujours la plus stupide et la plus misérable. Dans le système des matérialistes qui est le seul naturel et logique, la société loin d’amoindrir et de limiter, crée au contraire la liberté des individus humains. Elle est la racine, l’arbre et la liberté est son fruit. Par conséquent, à chaque époque, l’homme doit chercher sa liberté non au début, mais à la fin de l’histoire, et l’on peut dire que l’émancipation réelle et complète de chaque individu humain est le vrai, le grand but, la fin suprême de l’histoire.#

|14Tout autre est le point de vue des idéalistes. Dans leur système, l’homme se produit d’abord comme un être immortel et libre et il finit par devenir un esclave. Comme esprit immortel et libre, infini et complet en lui-même, il n’a pas besoin de société; d’où il résulte que s’il se met en société, ce ne peut être que par une sorte de déchéance, ou bien parce qu’il oublie et perd la conscience de son immortalité et de sa liberté. Etre contradictoire, infini à l’intérieur comme esprit, mais dépendant, défectueux et matériel au dehors, il est forcé de s’associer non en vue des besoins de son âme, mais pour la conservation de son corps. La société ne se forme donc que par une sorte de sacrifice des intérêts et de l’indépendance de l’âme aux besoins méprisables du corps. C’est une vraie déchéance et un asservissement pour l’individu intérieurement immortel et libre, une renonciation au moins partielle à sa liberté primitive.

On sait la phrase sacramentelle qui dans le jargon de tous les partisans de l’Etat et du droit juridique, exprime cette déchéance et ce sacrifice, ce premier pas fatal vers l’asservissement humain. L’individu jouissant d’une liberté complète à l’état de nature, c’est-à-dire avant qu’il ne soit devenu membre d’aucune société, fait, en entrant dans cette dernière, le sacrifice d’une partie de cette liberté, afin que la société lui garantisse tout le reste. A qui demande# |15 l’explication de cette phrase, on répond ordinairement par une autre: “La liberté de chaque individu humain ne doit avoir d’autres limites que celle de toutes les autres individus.” En apparence, rien de plus juste, n’est-ce pas? Et pourtant cette théorie contient en germe toute la théorie du despotisme. Conformément à l’idée fondamentale des idéalistes de toutes les écoles et contrairement à tous les faits réels, l’individu humain apparaît comme un être absolument libre tant et seulement tant qu’il reste en dehors de la société, d’où il résulte que cette dernière, considérée et comprise uniquement comme société juridique et politique, c’est-à-dire comme Etat, est la négation de la liberté. Voilà le résultat de l’idéalisme, il est tout contraire comme on voit, aux déductions du matérialisme, qui conformément à ce qui se passe dans le monde réel, font procéder la liberté individuelle des hommes de la société, comme une conséquence nécessaire du développement collectif de l’humanité.

La définition matérialiste, réaliste et collectiviste de la liberté tout opposée à celle des idéalistes, est celle-ci: L’homme ne devient homme et n’arrive tant à la conscience qu’à la réalisation de son humanité que dans la société et seulement par l’action collective de la société tout entière; il ne s’émancipe du joug de la nature extérieure que par le travail# |16 collectif ou social qui seul est capable de transformer la surface de la terre en un séjour favorable aux développements de l’humanité; et sans cette émancipation matérielle il ne peut y avoir d’émancipation intellectuelle et morale pour personne. Il ne peut s’émanciper du joug de sa propre nature, c’est-à-dire il ne peut subordonner les instincts et les mouvements de son propre corps à la direction de son esprit de plus en plus développé, que par l’éducation et par l’instruction; mais l’une et l’autre sont des choses éminemment, exclusivement sociales; car en dehors de la société l’homme serait resté éternellement une bête sauvage ou un saint, ce qui signifie à peu près la même chose. Enfin l’homme isolé ne peut avoir la conscience de sa liberté. Etre libre, pour l’homme, signifie être reconnu et considéré et traité comme tel par un autre homme, par tous les hommes qui l’entourent. La liberté n’est donc point un fait d’isolement, mais de réflexion mutuelle, non d’exclusion mais au contraire de liaison, la liberté de tout individu n’étant autre chose que la réflexion de son humanité ou de son droit humain dans la conscience de tous les hommes libres, ses frères, ses égaux.

Je ne puis me dire et me sentir libre seulement qu’en présence et vis-à-vis d’autres hommes. En présence d’un animal d’une espèce inférieure, je ne suis ni libre, ni homme, parce que cet animal est inca# |17pable de concevoir et par conséquent aussi de reconnaître mon humanité. Je ne suis humain et libre moi-même qu’autant que je reconnais la liberté et l’humanité de tous les hommes qui m’entourent. Ce n’est qu’en respectant leur caractère humain que je respecte le mien propre. Un anthropophage qui mange son prisonnier, en le traitant de bête sauvage, n’est pas un homme mais une bête. Un maître d’esclaves n’est pas un homme, mais un maître. Ignorant l’humanité de ses esclaves, il ignore sa propre humanité. Toute la société antique nous en fournit une preuve: les Grecs, les Romains ne se sentaient pas libres comme hommes, ils ne se considéraient pas comme tels de par le droit humain; ils se croyaient des privilégiés comme Grecs, comme Romains, seulement au sein de leur propre patrie, tant qu’elle restait indépendante, inconquise et conquérant au contraire les autres pays, par la protection spéciale de leurs Dieux nationaux, et ils ne s’étonnaient point, ni ne croyaient avoir le droit et le devoir de se révolter, lorsque, vaincus, ils tombaient eux-mêmes dans l’esclavage.

C’est le grand mérite du Christianisme d’avoir proclamé l’humanité de tous les êtres humains, y compris les femmes, l’égalité de tous les hommes devant Dieu. Mais comment l’a-t-il proclamée? Dans le ciel, pour la vie à venir, non pour la vie présente et réelle, non sur la terre. D’ailleurs cette égalité à ve# |18nir est encore un mensonge, car le nombre des élus est excessivement restreint, on le sait. Sur ce point là, les théologiens des sectes chrétiennes les plus différentes sont unanimes. Donc la soi-disant égalité chrétienne aboutit au plus criant privilège, à celui de quelques milliers d’élus par la grâce divine sur des millions de damnés. D’ailleurs cette égalité de tous devant Dieu, alors même qu’elle devait se réaliser pour chacun, ne serait encore que l’égale nullité et l’esclavage égal de tous devant un maître suprême. Le fondement du culte chrétien et la première condition de salut, n’est-ce pas la renonciation à la dignité humaine et le mépris de cette dignité en présence de la grandeur divine? Un chrétien n’est donc pas un homme, dans ce sens qu’il n’a pas la conscience de l’humanité, et parce que, ne respectant pas la dignité humaine en soi-même, il ne peut la respecter en autrui; et ne la respectant pas en autrui, il ne peut la respecter en soi-même. Un chrétien peut être un prophète, un saint, un prêtre, un roi, un général, un ministre, un fonctionnaire, le représentant d’une autorité quelconque, un gendarme, un bourreau, un noble, un bourgeois exploitant ou un prolétaire asservi, un oppresseur ou un opprimé, un tortureur ou un torturé, un maître ou un salarié, mais il n’a pas le droit de se dire un homme, parce que l’homme ne devient réellement tel que lorsqu’il res# |19pecte et qu’il aime l’humanité et la liberté de tout le monde, et que sa liberté et son humanité sont respectées aimées, suscitées et créées par tout le monde.

Je ne suis vraiment libre que lorsque tous les êtres humains qui m’entourent, hommes et femmes, sont également libres. La liberté d’autrui, loin d’être une limite ou la négation de ma liberté, en est au contraire la condition nécessaire et la confirmation. Je ne deviens libre vraiment que par la liberté d’autres, de sorte que plus nombreux sont les hommes libres qui m’entourent et plus profonde et plus large est leur liberté, et plus étendue, plus profonde et plus large devient ma liberté. C’est au contraire l’esclavage des hommes qui pose une barrière à ma liberté, ou ce qui revient au même, c’est leur bestialité qui est une négation de mon humanité parce que encore une fois, je ne puis me dire libre vraiment, que lorsque ma liberté, ou ce qui veut dire la même chose, lorsque ma dignité d’homme, mon droit humain, qui consiste à n’obéir à aucun autre homme et à ne déterminer mes actes que conformément à mes convictions propres, réfléchis par la conscience également libre de tous, me reviennent confirmés par l’assentiment de tout le monde. Ma liberté personnelle ainsi confirmée par la liberté de tout le monde s’étend à l’infini.

On voit que la liberté, telle qu’elle est conçue par# |20 les matérialistes, est une chose très positive, très complexe et surtout éminemment sociale, parce qu’elle ne peut être réalisée que par la société et seulement dans la plus étroite égalité et solidarité de chacun avec tous. On peut distinguer en elle trois moments de développement, trois éléments, dont le premier est éminemment positif et social; c’est le plein développement et la pleine jouissance de toutes les facultés et puissances humaines pour chacun par l’éducation, par l’instruction scientifique et par la prospérité matérielle, toutes choses qui ne peuvent être données à chacun que par le travail collectif, matériel et intellectuel, musculaire et nerveux de la société tout entière. Le second élément ou moment de la liberté est négatif. C’est celui de la révolte de l’individu humain contre toute autorité divine et humaine, collective et individuelle.

C’est d’abord la révolte contre la tyrannie du fantôme suprême de la théologie, contre Dieu. Il est évident que tant que nous aurons un maître au ciel, nous serons esclaves sur la terre. Notre raison et notre volonté seront également annulées. Tant que nous croirons lui devoir une obéissance absolue, et vis-à-vis d’un Dieu il n’y a point d’autre obéissance possible, nous devrons nécessairement nous soumettre passivement et sans la moindre critique à la sainte# |21 autorité de ses intermédiaires et de ses élus: Messies, prophètes, législateurs divinement inspirés, empereurs, rois et tous leurs fonctionnaires et ministres, représentants et serviteurs consacrés des deux grandes institutions qui s’imposent à nous comme établies [Oe: par] Dieu même pour la direction des hommes: de l’Eglise et de l’Etat. Toute autorité temporelle ou humaine procède directement de l’autorité spirituelle ou divine. Mais l’autorité c’est la négation de la liberté. Dieu, ou plutôt la fiction de Dieu, est donc la consécration et la cause intellectuelle et morale de tout esclavage sur la terre, et la liberté des hommes ne sera complète que lorsqu’elle aura complètement anéanti la fiction néfaste d’un maître céleste.

C’est en suite et en conséquence la révolte de chacun contre la tyrannie des hommes, contre l’autorité tant individuelle que sociale représentée et légalisée par l’Etat. Ici il faut pourtant bien s’entendre et pour s’entendre il faut commencer par établir une distinction bien précise entre l’autorité officielle et par conséquent tyrannique de la société organisée en Etat, de l’influence et de l’action naturelle de la société non officielle, mais naturelle sur chacun de ses membres.

La révolte contre cette influence naturelle de la société est beaucoup plus difficile pour l’individu que la révolte contre la société officiellement organisée,# |22 contre l’Etat, quoique souvent elle soit tout aussi inévitable que cette dernière. La tyrannie sociale, souvent écrasante et funeste, ne présente pas ce caractère de violence impérative, de despotisme légalisé et formel qui distingue l’autorité de l’Etat. Elle ne s’impose pas comme une loi à laquelle tout individu est forcé de se soumettre sous peine d’encourir un châtiment juridique. Son action est plus douce, plus insinuante, plus imperceptible, mais d’autant plus puissante que celle de l’autorité de l’Etat. Elle domine les hommes par les coutumes, par les moeurs, par la masse des sentiments, des préjugés et des habitudes tant de la vie matérielle que de l’esprit et du coeur et qui constituent ce que nous appelons l’opinion publique. Elle enveloppe l’homme dès sa naissance, le transperce, le pénètre, et forme la base même de sa propre existence individuelle; de sorte que chacun en est en quelque sorte le complice contre lui-même, plus ou moins, et le plus souvent sans s’en douter lui-même. Il en résulte, que pour se révolter contre cette influence que la société exerce naturellement sur lui, l’homme doit au moins en partie se révolter contre lui-même, car avec toutes ses tendances et aspirations matérielles, intellectuelles et morales, il n est lui-même rien que le produit de la société. De là cette puissance immense exercée par la société sur les hommes.#

|23Au point de vue de la morale absolue, c’est-à-dire de celui du respect humain, et je m’en vais dire tout à l’heure ce que j’entends par ce mot, cette puissance de la société peut être bienfaisante, comme elle peut être aussi malfaisante. Elle est bienfaisante lorsqu’elle tend au développement de la science, de la prospérité matérielle, de la liberté, de l’égalité et de la solidarité fraternelle des hommes, elle est malfaisante lorsqu’elle a des tendances contraires. Un homme né dans une société de brutes reste à très peu d’exceptions près une brute; né dans une société gouvernée par les prêtres, il devient un idiot, un cagot; né dans une bande de voleurs, il deviendra probablement un voleur; né dans la bourgeoisie il sera un exploiteur du travail d’autrui; et s’il a le malheur de naître dans la société des demi-dieux qui gouvernent cette terre, nobles, princes, fils de rois, il sera selon les degrés de ses capacités, de ses moyens et de sa puissance un mépriseur, un asservisseur de l’humanité, un tyran. Dans tous ces cas, pour l’humanisation même de l’individu, sa révolte contre la société qui l’a vu naître devient indispensable.

Mais, je le répète, la révolte de l’individu contre la société, c’est une chose bien autrement difficile, que sa révolte contre l’Etat. L’Etat est une institution historique, transitoire, une forme passagère de la société, comme l’Eglise elle-même dont il est le frère cadet,# |24 mais il n’a point le caractère fatal et immuable de la société qui est antérieure à tous les développements de l’humanité et qui, participant pleinement de la toute-puissance des lois, de l’action et des manifestations naturelles, constitue la base même de toute existence humaine. L’homme, au moins depuis qu’il a fait son premier pas vers l’humanité, depuis qu’il a commencé à être un être humain, c’est-à-dire un être parlant et pensant plus ou moins, naît dans la société, comme la fourmi naît dans sa fourmilière et comme l’abeille dans sa ruche; il ne la choisit pas, il en est au contraire le produit, et il est aussi fatalement soumis aux lois naturelles qui président à ses développements nécessaires, comme il obéit à toutes les autres lois naturelles. La société est antérieure et à la fois elle survit à chaque individu humain, comme la nature elle-même; elle est éternelle comme la nature, ou plutôt née sur la terre, elle durera aussi longtemps que durera notre terre. Une révolte radicale contre la société serait donc aussi impossible pour l’homme qu’une révolte contre la nature, la société humaine n’étant d’ailleurs autre chose que la dernière grande manifestation ou création de la nature sur cette terre; et un individu qui voudrait mettre la société, c’est-à-dire la nature en général et spécialement sa propre nature en question, se mettrait par là même en dehors de toutes les conditions d’une réelle existence, s’élan# |25cerait dans le néant, dans le vide absolu, dans l’abstraction morte, dans Dieu. On peut donc aussi peu demander si la société est un bien ou un mal, qu’il est impossible de demander si la nature, l’être universel, matériel, réel, unique, suprême, absolu, est un bien ou un mal; c’est plus que tout cela; c’est un immense fait positif et primitif, antérieur à toute conscience, à toute idée, à toute appréciation intellectuelle et morale, c’est la base même, c’est le monde dans lequel fatalement et plus tard se développe pour nous ce que nous appelons le bien et le mal.

Il n’en est pas ainsi de l’Etat; et je n’hésite pas à dire que l’Etat c’est le mal, mais un mal historiquement nécessaire, aussi nécessaire dans le passé que le sera tôt ou tard son extinction complète, aussi nécessaire que l’ont été la bestialité primitive et les divagations théologiques des hommes. L’Etat n’est point la société, il n’en est qu’une forme historique aussi brutale qu’abstraite. Il est né historiquement dans tous les pays du mariage de la violence, de la rapine, du pillage, en un mot de la guerre et de la conquête, avec les Dieux créés successivement par la fantaisie théologique des nations. Il a été dès son origine et il reste encore à présent la sanction divine de la force brutale et de l’iniquité triomphante. C’est, dans les pays même les plus démocratiques comme les Etats-Unis de l’Amérique et la Suisse,# |26 [Oe: mot illisible] régulière du privilège d’une minorité quelconque et de l’asservissement réel de l’immense majorité.

La révolte est beaucoup plus facile contre l’Etat, parce qu’il y a dans la nature même de l’Etat quelque chose qui provoque à la révolte. L’Etat c’est l’autorité, c’est la force, c’est l’ostentation et l’infatuation de la force. Il ne s’insinue pas, il ne cherche pas à convertir: et toutes les fois qu’il s’en mêle, il le fait de très mauvaise grâce; car sa nature, ce n’est point de persuader, mais de s’imposer, de forcer. Quelque peine qu’il se donne pour masquer cette nature comme le violateur légal de la volonté des hommes, comme la négation permanente de leur liberté. Alors même qu’il commande le bien, il le dessert et le gâte, précisément parce qu’il le commande, et que tout commandement provoque et suscite les révoltes légitimes de la liberté; et parce que le bien, du moment qu’il est commandé, au point de vue de la vraie morale, de la morale humaine, non divine sans doute, au point de vue du respect humain et de la liberté, devient le mal. La liberté, la moralité et la dignité humaine de l’homme consiste précisément en ceci, qu’il fait le bien, non parce qu’il lui est commandé, mais parce qu’il le conçoit, qu’il le veut et qu’il l’aime.

La société, elle, ne s’impose pas formellement, of# |27ficiellement, autoritairement, elle s’impose naturellement, et c’est à cause de cela même que son action sur l’individu est incomparablement plus puissante que celle de l’Etat. Elle crée et elle forme tous les individus qui naissent et qui se développent en son sein. Elle fait passer en eux lentement, depuis le premier jour de leur naissance jusqu’à celui de leur mort, toute sa propre nature matérielle, intellectuelle et morale; elle s’individualise pour ainsi dire dans chacun.

L’individu humain réel est si peu un être universel et abstrait, que chacun, du moment qu’il se forme dans les entrailles de sa mère, se trouve déjà déterminé et particularisé par une foule de causes et d’actions matérielles, géographiques, climatologiques, ethnographiques, hygiéniques et par conséquent économiques, qui constituent proprement la nature matérielle exclusivement particulière à sa famille, à sa classe, à sa nation, à sa race, et autant que les penchants et les aptitudes des hommes dépendent de l’ensemble de toutes ces influences extérieures ou physiques, chacun naît avec une nature ou un caractère individuel matériellement déterminé. De plus, grâce à l’organisation relativement supérieure du cerveau humain, chaque homme apporte en naissant, à des degrés d’ailleurs différents, non des idées et des sentiments innés comme le prétendent les idéalistes,# |28 mais la capacité à la fois matérielle et formelle de sentir, de penser, de parler et de vouloir. Il n’apporte avec lui que la faculté de former et de développer les idées, et comme je viens de le dire, une puissance d’activité toute formelle, sans aucun contenu. Qui lui donne son premier contenu? La société.

Ce n’est pas ici le lieu de rechercher comment se sont formées les premières notions et les premières idées, dont la plupart furent naturellement très absurdes, dans les sociétés primitives. Tout ce que nous pouvons dire avec une pleine certitude, c’est que d’abord elles n’ont pas été créées isolément et spontanément par l’esprit miraculeusement illuminé d’individus inspirés, mais bien par le travail collectif, le plus souvent imperceptible de l’esprit de tous les individus qui ont fait partie de ces sociétés et dont les individus marquants, les hommes de génie n’ont jamais pu donner que la plus fidèle ou la plus heureuse expression, tous les hommes de génie avant toujours été comme Voltaire, “prenant leur bien partout où ils le trouvaient”. Donc c’est le travail intellectuel collectif des sociétés primitives qui a créé les premières idées. Ces idées ne furent d’abord rien que de simples constatations, naturellement très imparfaites des faits naturels et sociaux et des conclusions encore moins judicieuses tirées de ces faits. Tel fut le commencement de toutes les représentations, ima# |29ginations et pensées humaines. Le contenu de ces pensées, loin d’avoir été créé par une action spontanée de l’esprit humain, lui fut donné d’abord par le monde réel tant extérieur qu’intérieur. L’esprit de l’homme, c’est-à-dire le travail ou le fonctionnement tout à fait organique et par conséquent matériel de son cerveau, provoqué par les impressions tant extérieures qu’intérieures que lui transmettent ses nerfs, n’y ajoute qu’une action toute formelle, consistant à comparer et à combiner ces impressions des choses et des faits en des systèmes justes ou faux. C’est ainsi que naquirent les premières idées. Par la parole ces idées ou plutôt ces premières imaginations se précisèrent, se fixèrent en se transmettant d’un individu humain à un autre; de sorte que les imaginations individuelles de chacun se rencontrèrent, se contrôlèrent, se modifièrent, se complétèrent mutuellement, et se confondant plus ou moins en un système unique, finirent par former la conscience commune, la pensée collective de la société. Cette pensée transmise par la tradition d’une génération à une autre et se développant toujours davantage par le travail intellectuel des siècles, constitue le patrimoine intellectuel et moral d’une société, d’une classe, d’une nation.

Chaque génération nouvelle trouve à son berceau tout un monde d’idées, d’imaginations et de sentiments qu’elle reçoit comme un héritage des siècles# |30 passés. Ce monde ne se présente pas d’abord à l’homme nouvellement né sous sa forme idéale, comme système de représentations et d’idées, comme religion, comme doctrine; l’enfant serait incapable de le recevoir ni de le concevoir sous cette forme; mais il s’impose à lui comme un monde de faits incarné et réalisé tant dans les personnes que dans toutes les choses qui l’entourent, en parlant à ses sens par tout ce qu’il entend et ce qu’il voit dès le premier jour de sa vie. Car les idées et les représentations humaines, n’ayant été d’abord rien que les produits des faits réels, tant naturels que sociaux, dans ce sens qu’ils en ont été la réflexion ou la répercussion dans le cerveau humain et la reproduction pour ainsi dire idéale et plus ou moins judicieuse de ces faits par cet organe absolument matériel de la pensée humaine, acquièrent plus tard, après qu’elles se sont bien établies, de la manière que je viens d’expliquer, dans la conscience collective d’une société quelconque, la puissance de devenir à leur tour des causes productives de faits nouveaux, non proprement naturels, mais sociaux. Elles finissent par modifier et par transformer, très lentement il est vrai, l’existence, les habitudes et les institutions humaines, en un mot tous les rapports des hommes dans la société, et par leur incarnation dans les choses les plus journalières de la vie de chacun, elles deviennent sensibles, palpables# |31 pour tous, même pour les enfants. De sorte que chaque génération nouvelle s’en pénètre dès sa plus tendre enfance, et quand elle arrive à l’âge viril, où commence proprement le travail de sa propre pensée, nécessairement accompagné d’une critique nouvelle, elle trouve en elle-même aussi bien que dans la société qui l’entoure, tout un monde de pensées ou de représentations établies, qui lui servent de point de départ et lui donnent en quelque sorte la matière première ou l’étoffe pour son propre travail intellectuel et moral. De ce nombre sont les imaginations traditionnelles et communes que les métaphysiciens, trompés par la manière tout à fait insensible et imperceptible, par laquelle, venant du dehors, elles pénètrent et s’impriment dans le cerveau des enfants, avant même qu’ils ne fussent arrivés à la conscience d’eux-mêmes, appellent faussement les idées innées.

Telles sont les idées générales ou abstraites sur la divinité et sur l’âme, idées complètement absurdes, mais inévitables, fatales dans le développement historique de l’esprit humain qui n’arrivant que très lentement à travers beaucoup de siècles à la connaissance rationnelle et critique de soi-même et de ses manifestations propres, part toujours de l’absurde pour arriver à la vérité et de l’esclavage pour conquérir la liberté; idées sanctionnées par l’ignorance universelle et par la stupidité des siècles, aussi bien que# |32 par l’intérêt bien entendu des classes privilégiées, au point qu’aujourd’hui même, on ne saurait se prononcer ouvertement et dans un langage populaire contre elles, sans révolter une notable partie des masses populaires et sans en courir le danger d’être lapidé par l’hypocrisie bourgeoise. A côté de ces idées tout abstraites et toujours en liaison très intime avec elles, l’adolescent trouve dans la société et par suite de l’influence toute-puissante exercée par cette dernière sur son enfance, il trouve en lui-même une quantité d’autres représentations ou idées beaucoup plus déterminées et qui touchent de plus près à la vie réelle de l’homme, à son existence journalière. Telles sont les représentations sur la nature et sur l’homme, sur la justice, sur les devoirs et les droits des individus et des classes, sur les convenances sociales, sur la famille, sur la propriété, sur l’Etat et beaucoup d’autres encore qui règlent les rapports des hommes entre eux. Toutes ces idées qu’il trouve incarnées dans les choses et dans les hommes, en naissant, et qui s’impriment dans son propre esprit par l’éducation et par l’instruction qu’il reçoit, avant même qu’il ne soit arrivé à la connaissance de soi-même, il les retrouve plus tard consacrées, expliquées, commentées par les théories qui expriment la conscience universelle ou le préjugé collectif et par toutes les institutions religieuses, politiques et économiques de la société dont# |33 il fait partie. Et il en est tellement imprégné lui-même, que fût-il ou non personnellement intéressé à les défendre, il en est involontairement, par toutes ses habitudes matérielles, intellectuelles et morales, le complice.

Ce dont il faut s’étonner, ce n’est donc pas de l’action toute-puissante que ces idées, qui expriment la conscience collective de la société, exercent sur la masse des hommes: mais bien au contraire, qu’il se trouve, dans cette masse, des individus qui ont la pensée, la volonté et le courage de les combattre. Car la pression de la société sur l’individu est immense, et il n’y a point de caractère assez fort, ni d’intelligence assez puissante qui puissent se dire à l’abri des atteintes de cette influence aussi despotique qu’irrésistible. Rien ne prouve le caractère social de l’homme que cette influence. On dirait que la conscience collective d’une société quelconque, incarnée aussi bien dans les grandes institutions publiques que dans tous les détails de sa vie privée et servant de base à toutes ses théories, forment une sorte de milieu ambiant, une sorte d’atmosphère intellectuelle et morale, nuisible mais absolument nécessaire à l’existence de tous ses membres. Elle les domine, elle les soutient en même temps, les reliant entre eux par des rapports coutumiers et nécessairement déterminés par elle,# |34 même; inspirant à chacun la sécurité, la certitude et constituant pour tous la condition suprême de l’existence du grand nombre, la banalité, le lieu-commun, la routine.

Le plus grand nombre des hommes, pas seulement dans les masses populaires, mais dans les classes privilégiées et éclairées aussi bien et souvent même plus que dans les masses, ne se sentent tranquilles et en paix avec eux-mêmes que lorsque dans leurs pensées et dans tous les actes de leur vie ils suivent fidèlement, aveuglément la tradition et la routine: “Nos pères ont pensé et fait ainsi, nous devons penser et faire comme eux; tout le monde autour de nous pense et agit ainsi, pourquoi penserions et agirions nous autrement que tout le monde?” Ces mots expriment la philosophie, la conviction et la pratique des quatre-vingt-dix-neuf centièmes parties de l’humanité, prise indifféremment dans toutes les classes de la société. Et comme je l’ai déjà observé, c’est là le plus grand empêchement au progrès et à l’émancipation plus rapide de l’espèce humaine.

Quelles sont les causes de cette lenteur désolante et si proche de la stagnation qui constitue, selon moi, le plus grand malheur de l’humanité? Ces causes sont multiples. Parmi elles, l’une des plus considérables sans doute, c’est l’ignorance des masses. Privées généralement et systématiquement de toute éducation# |35 scientifique, grâce aux soins paternels de tous les gouvernements et des classes privilégiées qui trouvent utile de les maintenir aussi longtemps que possible dans l’ignorance, dans la piété, dans la foi, trois substantifs qui expriment à peu près la même chose, elles ignorent également l’existence et l’usage de cet instrument d’émancipation intellectuelle qu’on appelle la critique, sans laquelle il ne peut y avoir de révolution morale et sociale complète. Les masses qui ont tout intérêt à se révolter contre l’ordre des choses établi, y sont encore plus ou moins rattachées par la religion de leurs pères, cette providence des classes privilégiées.

Les classes privilégiées qui n’ont plus aujourd’hui quoi qu’elles disent, ni la piété ni la foi, y sont rattachées à leur tour par leur intérêt politique et social. Pourtant, il est impossible de dire que ce soit là la seule raison de leur attachement passionnel pour les idées dominantes. Quelque mauvaise opinion que j’aie de la valeur actuelle, intellectuelle et morale de ces classes, je ne puis admettre que l’intérêt seul soit le mobile de leurs pensées et de leurs actes.

Il y a sans doute dans chaque classe et dans chaque parti un groupe plus ou moins nombreux d’exploiteurs intelligents, audacieux et consciencieusement malhonnêtes, ce que l’on appelle les hommes forts, libres de tous préjugés intellectuels et moraux, éga# |36lement indifférents à toutes les convictions et se servant de toutes au besoin pour atteindre leur but. Mais ces hommes distingués ne forment jamais dans les classes les plus corrompues qu’une minorité très infime; la foule y est aussi moutonnière que dans le peuple lui-même. Elle subit naturellement l’influence de ses intérêts qui lui font de la réaction une condition d’existence. Mais il est impossible d’admettre qu’en faisant de la réaction elle n’obéisse seulement qu’à un sentiment d’égoïsme. Une grande masse d’hommes, même passablement corrompus, lorsqu’elle agit collectivement, ne saurait être aussi dépravée. Il y a dans toute association nombreuse, et à plus forte raison dans les associations traditionnelles, historiques, comme les classes, fussent-elles même arrivées à ce point d’être devenues absolument malfaisantes ou contraires à l’intérêt et au droit de tout le monde, un principe de moralité, une religion, une croyance quelconque, sans doute très peu rationnelles, le plus souvent ridicules et, conséquemment, très étroites, mais sincères, et qui constituent la condition morale, indispensable de leur existence.

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L’erreur commune et fondamentale de tous les idéalistes, erreur qui est d’ailleurs une conséquence très logique de tout leur système, c’est de chercher# |37 la base de la morale dans l’individu isolé, tandis qu’elle ne se trouve et ne peut se trouver que dans les individus associés. Pour le prouver, commençons à faire justice, une fois pour toutes, de l’individu isolé ou absolu des idéalistes.

Cet individu humain solitaire et abstrait est une fiction, pareille à celle de Dieu, toutes les deux ayant été créées simultanément par la fantaisie croyante ou par la raison enfantine, non réfléchie, expérimentale et critique mais imaginative des peuples, d’abord, et plus tard développées, expliquées et dogmatisées par les théories théologiques et métaphysiques des penseurs idéalistes. Toutes les deux, représentant un abstractum vide de tout contenu et incompatible avec une réalité quelconque, aboutissent au Néant. Je crois avoir prouvé l’immoralité de la fiction de Dieu: plus tard, dans l’Appendice je prouverai encore davantage son absurdité. Maintenant je veux analyser la fiction aussi immorale qu’absurde de cet individu humain absolu ou abstrait, que les moralistes de l’Ecole idéale prennent pour base de leurs théories politiques et sociales.

Il ne me sera pas difficile de prouver que l’individu humain qu’ils préconisent et qu’ils aiment, est un être parfaitement immoral. C’est l’égoïsme personnifié, l’être antisocial par excellence. Puisqu’il est doué d’un est doué d’une âme immortelle, il est infini et com# |38plet en lui-même; donc il n’a besoin de personne, pas même de Dieu, à plus forte raison n’a-t-il pas besoin d’autres hommes. Logiquement il ne devait point supporter l’existence d’un individu égal ou supérieur, aussi immortel et aussi infini, ou plus immortel ou plus infini que lui-même, soit à côté soit au-dessus de lui. Il devrait être le seul homme sur la terre, que dis-je, il devrait pouvoir se dire le seul être, le monde. Car l’infini qui trouve quoi que ce soit en dehors de lui-même, trouve une limite, n’est plus l’infini, et deux infinis qui se rencontrent, s’annulent.

Pourquoi les théologiens et les métaphysiciens, qui se montrent d’ailleurs des logiciens si subtils, ont-ils commis et continuent-ils de commettre cette inconséquence d’admettre l’existence de beaucoup d’hommes également immortels, c’est-à-dire également infinis, et au-dessus d’eux celle d’un Dieu encore plus immortel et plus infini? Ils y ont été forcés par l’impossibilité absolue de nier l’existence réelle, la mortalité aussi bien que l’indépendance mutuelle des millions d’êtres humains qui ont vécu et qui vivent sur cette terre. C’est un fait dont, malgré toute leur bonne volonté, ils ne peuvent faire abstraction. Logiquement, ils auraient dû en conclure que les âmes ne sont pas immortelles et qu’elles n’ont point d’existence séparée de leurs enveloppes corporelles et mortelles, et qu’en se limitant et se trouvant dans|39 une dépendance mutuelle, rencontrant en dehors d’eux-mêmes une infinité d’objets différents, les individus humains, comme tout ce qui existe dans ce monde, sont des êtres passagers, limités et finis. Mais en reconnaissant cela, ils devraient renoncer aux bases mêmes de leurs théories idéales, ils devraient se ranger sous le drapeau du matérialisme pur, ou de la science expérimentale et rationnelle. C’est à quoi les convie aussi la voix puissante du siècle.

Ils restent sourds à cette voix. Leur nature d’inspirés, de prophètes, de doctrinaires et de prêtres, et leur esprit poussé par les subtils mensonges de la métaphysique, habitué aux crépuscules des fantaisies idéales, se révoltent contre les franches conclusions et contre le plein jour de la vérité simple. Ils l’ont tellement en horreur qu’ils préfèrent supporter la contradiction qu’ils créent eux-mêmes par cette fiction absurde de l’âme immortelle, soit à devoir en chercher la solution dans une absurdité nouvelle, dans la fiction de Dieu. Au point de vue de la théorie, Dieu n’est réellement autre chose que le dernier refuge et l’expression suprême de toutes les absurdités et contradictions de l’Idéalisme. Dans la théologie, qui représente la métaphysique enfantine et naïve, il apparaît comme la base et la cause première de l’absurde, mais dans la métaphysique proprement dite, c’est-à-dire dans la théologie subtilisée et rationalisée, il en# |40 constitue au contraire la dernière instance et le suprême recours, dans ce sens que toutes les contradictions qui paraissent insolubles dans le monde réel, on les explique en Dieu et par Dieu, c’est-à-dire par l’absurde enveloppé autant que possible d’une apparence rationnelle. L’existence d’un Dieu personnel et l’immortalité de l’âme sont deux fictions inséparables, sont les deux pôles de la même absurdité absolue, l’un provoquant l’autre et l’un cherchant vainement son explication, sa raison d’être dans l’autre. Ainsi pour la contradiction évidente qu’il y a entre l’infinité supposée de chaque homme et le fait réel de l’existence de beaucoup d’hommes, donc quantité d’êtres infinis qui se trouvent, en dehors l’un de l’autre, se limitant nécessairement; entre leur mortalité et leur immortalité; entre leur dépendance naturelle et leur indépendance absolue l’un de l’autre, les idéalistes n’ont qu’une seule réponse: Dieu; – si cette réponse ne vous explique rien, et ne vous satisfait pas, tant pis pour vous. Ils ne peuvent pas vous en donner d’autre.

La fiction de l’immortalité de l’âme et celle de la morale individuelle, qui en est la conséquence nécessaire, sont la négation de toute morale. Et sous ce rapport, il faut rendre justice aux théologiens, qui, beaucoup plus conséquents, plus logiques que les métaphysiciens, nient hardiment ce que l’on est con# |41venu d’appeler aujourd’hui la morale indépendante, déclarant, avec beaucoup de raison, que du moment qu’on admet l’immortalité de l’âme et l’existence de Dieu, il faut reconnaître aussi qu’il ne peut y avoir qu’une seule morale, c’est la loi divine, révélée, la morale religieuse, c’est-à-dire le rapport de l’âme immortelle avec Dieu par la grâce de Dieu. En dehors de ce rapport irrationnel, miraculeux et mystique, le seul saint et le seul salutaire, et en dehors des conséquences qui en découlent pour l’homme, tous les autres rapports sont nuls.

La morale divine est la négation absolue de la morale humaine. La morale divine a trouvé sa parfaite expression dans cette maxime chrétienne: “Tu aimeras Dieu plus que toi-même et tu aimeras ton prochain autant que toi-même”, ce qui implique le sacrifice de soi-même et du prochain à Dieu. Passe pour le sacrifice de soi-même, il peut être taxé de folie; mais le sacrifice du prochain est, au point de vue humain, absolument immoral. Et pourquoi suis-je forcé à un sacrifice inhumain? Pour le salut de mon âme. C’est le dernier mot du Christianisme. Donc pour complaire à Dieu et pour sauver mon âme, je dois sacrifier mon prochain. C’est l’absolu égoïsme. Cet égoïsme non diminué, ni détruit, mais seulement masqué dans le Catholicisme, par la collectivité forcée et par l’unité autoritaire, hiérarchique et despo# |42tique de l’Eglise, apparaît dans toute sa franchise cynique dans le Protestantisme, qui est une sorte de “sauve qui peut” religieux.

Les métaphysiciens à leur tour s’efforcent de pallier cet égoïsme qui est le principe inhérent et fondamental de toutes les doctrines idéales, en parlant fort peu, aussi peu que possible des rapports de l’homme avec Dieu, et beaucoup des rapports mutuels des hommes. Ce qui n’est pas du tout beau, ni franc, ni logique de leur part; car du moment qu’on admet l’existence de Dieu, on est forcé de reconnaître la nécessité des rapports de l’homme avec Dieu: et on doit reconnaître qu’en présence de ces rapports avec l’être absolu et suprême, tous les autres rapports sont nécessairement simulés. Ou bien Dieu n’est pas Dieu, ou bien sa présence absorbe, détruit tout. Mais passons…

Les métaphysiciens cherchent donc la morale dans les rapports des hommes entre eux, et en même temps, ils prétendent qu’elle est un fait absolument individuel, une loi divine écrite dans le coeur de chaque homme, indépendamment de ses rapports avec d’autres individus humains. Telle est la contradiction inextricable sur laquelle est fondée la théorie morale des idéalistes. Du moment que je porte antérieurement à tous mes rapports avec la société et par conséquent indépendamment de toute influence de cette société# |43 sur ma propre personne, une loi morale écrite primitivement par Dieu même dans mon coeur, cette loi morale est nécessairement étrangère et indifférente sinon hostile à mon existence dans la société; elle ne peut concerner mes rapports avec les hommes, et ne peut régler seulement que mes rapports avec Dieu, comme l’affirme très logiquement la théologie. Quant aux hommes, au point de vue de cette loi, ils me sont parfaitement étrangers. La loi morale s’étant formée et inscrite en mon coeur en dehors de tous mes rapports avec eux, elle ne peut avoir rien à faire avec eux.

Mais, dira-t-on, cette loi vous commande précisément d’aimer les hommes, autant que vous-mêmes, parce qu’ils sont vos semblables et de ne leur rien faire que vous ne voudriez pas qu’il soit fait à vous-même, d’observer à leur égard l’égalité, l’équation morale, la justice. A ceci je réponds que s’il est vrai que la loi morale contient ce commandement, je dois en conclure qu’elle ne s’est formée et qu’elle n’a pas été écrite isolément dans mon coeur; elle suppose nécessairement l’existence antérieure de mes rapports avec d’autres hommes, mes semblables, et par conséquent elle ne crée pas ces rapports, mais les trouvant déjà naturellement établis, elles les règle seulement, et en est en quelque sorte la manifestation développée, l’explication, le produit. D’où il résulte que la# |44 loi morale n’est pas un fait individuel, mais social, une création de la société.

S’il en était autrement, la loi morale inscrite dans mon coeur serait absurde; elle réglerait mes rapports avec des êtres avec lesquels je n’aurais aucuns rapports et dont j’ignorerais même l’existence.

A cela les métaphysiciens ont une réponse. Ils disent que chaque individu humain l’apporte bien, en naissant, inscrite par la main de Dieu même dans son coeur, mais qu’elle ne s’y trouve d’abord qu’à l’état latent, seulement à l’état de puissance, non réalisée, ni manifestée pour l’individu lui-même, qui ne peut la réaliser, et qui ne parvient à la déchiffrer, en lui-même, qu’en se développant dans la société de ses semblables; que l’homme, en un mot, n’arrive à la conscience de cette loi, qui lui est inhérente, que par ses rapports avec d’autres hommes.

Par cette explication, sinon judicieuse, du moins très plausible, nous voilà ramenés à la doctrine des idées, des sentiments et des principes innés. On connaît cette doctrine; l’âme humaine, immortelle, et infinie en son essence, mais corporellement déterminée, limitée, alourdie et pour ainsi dire aveuglée et anéantie dans son existence réelle, contient tous ces principes éternels et divins, mais à son insu, sans s’en douter d’abord le moins du monde. Immortelle, elle doit être nécessairement éternelle dans le passé aussi# |45 bien que dans l’avenir. Car si elle avait eu un commencement, elle aurait inévitablement une fin, elle ne serait point immortelle. Qu’a-t-elle été, qu’a-t-elle fait pendant toute cette éternité qu’elle laisse derrière elle? Dieu seul le sait; quant à elle-même elle ne s’en souvient pas, elle l’ignore. C’est un grand mystère, plein de contradictions criantes, pour résoudre lesquelles il faut en appeler à la contradictions suprême, à Dieu. Toujours est-il qu’elle conserve sans s’en douter elle-même, dans on ne sait quel endroit mystérieux de son être, tous les principes divins. Mais perdue dans son corps terrestre, abrutie par les conditions grossièrement matérielles de sa naissance et de son existence sur la terre, elle n’a plus la capacité de les concevoir, ni même la puissance de s’en ressouvenir. C’est comme si elle ne les avait pas du tout. Mais voici que dans la société une foule d’âmes humaines, toutes également immortelles par leur essence, et toutes également abruties, avilies et matérialisées dans leur existence réelle, se rencontrent. D’abord elles se reconnaissent si peu qu’une âme matérialisée en mange une autre. L’anthropophagie, on le sait, fut la première pratique du genre humain. Ensuite, continuant à se faire une guerre acharnée, chacune s’efforce à s’asservir toutes les autres – c’est la longue période de l’esclavage, période qui est bien loin d’être arrivée à son# |46 terme aujourd’hui. Ni dans l’anthropophagie ni dans l’esclavage on ne trouve sans doute aucune trace des principes divins. Mais dans cette lutte incessante des peuples et des hommes entre eux qui constitue l’histoire et à la suite même des souffrances sans nombre qui en sont le résultat le plus clair, les âmes peu à peu se réveillent, sortant de leur engourdissement, de leur abrutissement, rentrant en elles-mêmes, se reconnaissant et s’approfondissant toujours davantage dans leur être intime, provoquées et suscitées d’ailleurs l’une par l’autre, elles commencent à se souvenir, à pressentir d’abord, puis à entrevoir et à saisir plus clairement les principes que Dieu, de toute éternité, y a tracés de sa main propre.

Ce réveil et ce souvenir s’effectuent d’abord dans les âmes non les plus infinies et les plus immortelles, ce qui serait une absurdité; l’infini n’admettant ni de plus ni de moins, ce qui fait que l’âme du plus grand idiot est aussi infinie et immortelle que celle du plus grand génie; ils s’effectuent dans les âmes les moins grossièrement matérialisées, et par conséquent plus capables de se réveiller et de se ressouvenir. Ce sont les hommes de génie, les inspirés de Dieu, les révélateurs, les législateurs, les prophètes. Une fois que ces grands et saints hommes, illuminés et provoqués par l’esprit, sans l’aide duquel rien de grand ni de bon ne se fait dans ce monde, une fois qu’ils ont retrouvé# |47 en eux-mêmes une de ces divines vérités que chaque homme porte inconsciemment en son âme, il devient naturellement beaucoup plus facile aux hommes plus grossièrement matérialisés de faire cette même découverte en eux-mêmes. Et c’est ainsi que toute grande vérité, tous les principes éternels manifestés d’abord dans l’histoire comme des révélations divines, se réduisent plus tard à des vérités divines sans doute, mais que chacun néanmoins peut et doit retrouver en soi-même et reconnaître comme les bases de sa propre essence infinie, ou de son âme immortelle. Cela explique comment une vérité d’abord révélée par un seul homme, se répandant peu à peu au dehors, fait des disciples, d’abord peu nombreux et ordinairement persécutés aussi bien que le maître par les masses et par les représentants officiels de la société; mais se répandant toujours davantage à cause même de ces persécutions, elle finit par envahir tôt ou tard la conscience collective, et après avoir été longtemps une vérité exclusivement individuelle, se transforme à la fin en une vérité socialement acceptée; réalisée tant bien que mal, dans les institutions publiques et privées de la société, elle en devient la loi.

Telle est la théorie générale des moralistes de l’école métaphysique. A la première apparence, ai-je dit, elle est très plausible et semble réconcilier les choses les plus disparates: la révélation divine et la# |48 raison humaine, l’immortalité et l’indépendance absolue des individus, avec leur mortalité et leur dépendance absolue, l’individualisme et le socialisme. Mais en examinant cette théorie et ses conséquences de plus près, il nous sera facile de reconnaître que ce n’est qu’une réconciliation apparente qui couvre sous un faux masque de rationalisme et de socialisme, l’antique triomphe de l’absurdité divine sur la raison humaine et de l’égoïsme individuel sur la solidarité sociale. En dernière instance, elle aboutit à la séparation et à l’isolement absolu des individus, et par conséquent à la négation de toute morale.

Malgré ses prétentions au rationalisme pur, elle commence par la négation de toute raison, par l’absurde, par la fiction de l’infini perdu dans le fini ou par la supposition d’une âme, d’une quantité d’âmes immortelles logées et emprisonnées dans des corps mortels. Pour corriger et pour expliquer cette absurdité, elle est forcée d’avoir recours à une autre, à l’absurdité par excellence, à Dieu, sorte d’âme immortelle, personnelle, immuable, logée et emprisonnée dans un univers passager et mortel et gardant tout de même son omniscience et son omnipotence. Lorsqu’on lui pose des questions indiscrètes, qu’elle est naturellement incapable de résoudre, parce que l’absurde ne se résout, ni ne s’explique, elle répond par ce mot terrible de Dieu, l’absolu mystérieux, qui ne# |49 signifiant absolument rien ou signifiant l’impossible, selon elle, résout, explique tout. C’est son affaire et son droit, car c’est pour cela, qu’héritière et fille plus ou moins obéissante de la théologie, elle s’appelle la métaphysique.

Ce que nous avons à considérer ici, ce sont les conséquences morales de sa théorie. Constatons d’abord que sa morale, malgré son apparence socialiste, est une morale profondément, exclusivement individuelle, après quoi il ne nous sera plus difficile de prouver qu’ayant ce caractère dominant, elle est en effet la négation de toute morale.

Dans cette théorie, l’âme immortelle et individuelle [Oe: de] chaque homme, infinie ou absolument complète par son essence, et comme telle n’ayant absolument besoin d’aucun être, ni de rapports avec d’autres êtres pour se compléter, se trouve emprisonnée et comme anéantie d’abord dans un corps mortel. Dans cet état de déchéance, dont les raisons sans doute nous resteront éternellement inconnues, parce que l’esprit humain est incapable de les expliquer et que l’explication s’en trouve seulement dans le mystère absolu, dans Dieu; réduite à cet état de matérialité et de dépendance absolue vis-à-vis du monde extérieur, l’âme humaine a besoin de la société pour se réveiller, pour se ressouvenir, pour reprendre connaissance d’elle-même et des principes divins qui# |50 de toute éternité ont été déposés par Dieu même en son sein et qui constituent proprement son essence. Tels sont le caractère et la partie socialistes de cette théorie. Les rapports d’hommes à hommes et de chaque individu humain vis-à-vis de tous les autres, la vie sociale en un mot, n’y apparaissant que comme un moyen nécessaire de développement, que comme un pont de passage, non comme le but; le but absolu et dernier pour chaque individu, c’est lui-même, en dehors de tous les autres individus humains; c’est lui-même, en présence de l’individualité absolue, devant Dieu. Il a eu besoin des hommes pour sortir de son anéantissement terrestre, pour se retrouver, pour ressaisir son essence immortelle, mais une fois qu’il l’a retrouvée, ne puisant sa vie désormais qu’en elle seule, il leur tourne le dos et reste plongé dans la contemplation de l’absurde mystique, dans l’adoration de son Dieu.

S’il conserve alors encore quelque rapports avec les hommes, ce n’est point par besoin moral, ni par conséquent par amour pour eux, parce qu’on n’aime que ce dont on a besoin et que ce qui a besoin de vous; et l’homme qui a retrouvé son essence infinie et immortelle, complet en lui-même n’a plus besoin de personne, il n’a seulement besoin que de Dieu, qui par un mystère que les métaphysiciens seuls comprennent, paraît posséder une infinité plus infinie et# |51 une immortalité plus immortelle que celles des hommes; soutenu désormais par l’omniscience et par l’omnipotence divines, l’individu recueilli et libre en lui-même ne peut plus avoir besoin d’autres hommes. Donc s’il continue encore de garder quelques rapports avec eux, ce ne peut être que pour deux raisons.

D’abord, parce que tant qu’il reste affublé de son corps mortel, il a besoin de manger, de s’abriter, de se couvrir, de se défendre aussi bien contre la nature extérieure que contre les attaques des hommes, et lorsqu’il est un homme civilisé, il a besoin d’une quantité de choses matérielles qui constituent l’aisance, le confort, le luxe et dont plusieurs, inconnues à nos pères, sont considérées aujourd’hui par tout le monde comme des objets de première nécessité. Il aurait bien pu suivre l’exemple des saints des siècles passés et s’isolant dans quelque caverne se nourrir de racines. Mais il paraît que ce n’est plus dans les goûts des saints modernes, qui pensent sans doute que le confort matériel est nécessaire au salut de l’âme. Donc il a besoin de toutes ces choses; mais ces choses ne peuvent être produites que par le travail collectif des hommes: le travail isolé d’un seul homme serait incapable d’en produire seulement la millionième partie. D’où il résulte que l’individu en possession de son âme immortelle et de sa liberté intérieure indépendante de la société, le saint moderne, a matérielle# |52ment besoin de cette société, sans en avoir, au point de vue moral, le moindre besoin. Mais quel est le nom qu’on doit donner à des rapports qui n’étant motivés que par des besoins exclusivement matériels, ne se trouvent pas en même temps sanctionnés, appuyés par un besoin moral quelconque? Evidemment, il ne peut y en avoir qu’un seul, c’est l’exploitation. Et en effet, dans la morale métaphysique et dans la société bourgeoise qui a, comme l’on sait, cette morale pour base, chaque individu devient nécessairement l’exploiteur de la société, c’est-à-dire de tous, et l’Etat, sous ses formes différentes, depuis l’Etat théocratique et la Monarchie la plus absolue jusqu’à la République la plus démocratique basée sur le suffrage universel le plus large, n’est autre chose qui le régulateur et le garantisseur de cette exploitation mutuelle.

Dans la société bourgeoise, fondée sur la morale métaphysique, chaque individu, par la nécessité ou par la logique même de sa position, apparaît comme un exploiteur des autres, parce qu’il a besoin de tous matériellement et il n’a besoin de personne, moralement. Donc chacun, fuyant la solidarité sociale comme une entrave à la pleine liberté de son âme, mais la cherchant comme un moyen nécessaire pour l’entretien de son corps, ne la considère qu’au point de vue de son utilité matérielle, personnelle, et ne lui ap# |53porte, ne lui donne que ce qui est absolument nécessaire pour avoir non le droit, mais le pouvoir d’assurer de cette utilité par lui-même. Chacun la considère en un mot comme un exploiteur. Mais quand tous sont également exploiteurs, il faut nécessairement qu’il y en ait d’heureux et de malheureux, parce que toute exploitation suppose des exploités. Il y a donc des exploiteurs, qui le sont en même temps en puissance et en réalité; et d’autres, le grand nombre, le peuple, qui ne le sont seulement qu’en puissance de vouloir, mais non en réalité. Réellement ils sont les éternels exploités. En économie sociale, voilà donc à quoi aboutit la morale métaphysique ou bourgeoise à une guerre sans merci et sans trève entre tous les individus, à une guerre acharnée où le plus grand nombre périt pour assurer le triomphe et la prospérité du petit nombre.

La seconde raison qui peut induire un individu arrivé à la pleine possession de soi-même de conserver des rapports avec d’autres hommes, c’est le désir de plaire à Dieu et le devoir de remplir son second commandement; le premier étant d’aimer Dieu plus que soi-même, et le second d’aimer les hommes, ses prochains, autant que soi-même et de leur faire, pour l’amour de Dieu, tout le bien qu’il désire qu’on lui fasse.

Remarquez ces mots: “pour l’amour de Dieu”;# |54 ils expriment parfaitement le caractère du seul amour humain qui soit possible dans la morale métaphysique, qui consiste précisément à ne point aimer les hommes pour eux-mêmes, par propre besoin, mais seulement pour complaire au maître souverain. Au reste, il doit en être ainsi; car du moment que la métaphysique admet l’existence d’un Dieu, et les rapports de l’homme avec Dieu, elle doit, comme la théologie, leur subordonner tous les rapports humains. L’idée de Dieu absorbe, détruit tout ce qui n’est pas Dieu, remplaçant toutes les réalités humaines et terrestres par des fictions divines.

Dans la morale métaphysique, ai-je dit, l’homme arrivé à la conscience de son âme immortelle et de sa liberté individuelle devant Dieu et en Dieu, ne peut pas aimer les hommes, parce que moralement il n’en a plus besoin, et parce qu’on ne peut aimer, ai-je ajouté encore, que ce qui a besoin de vous.

Si l’on en croit les théologiens et les métaphysiciens, la première condition est parfaitement remplie dans les rapports de l’homme avec Dieu, car ils prétendent que l’homme ne peut se passer de Dieu. L’homme peut donc et doit aimer Dieu, puisqu’il en a tant besoin. Quant à la seconde condition, celle de ne pouvoir aimer que ce qui a besoin de cet amour, on ne la trouve point réalisée dans les rapports de l’homme avec Dieu. Ce serait une impiété que de dire# |55 que Dieu peut avoir besoin de l’amour des hommes. Car avoir besoin signifie manquer d’une chose qui est nécessaire à la plénitude de l’existence, c’est donc une manifestation de faiblesse, un aveu de pauvreté. Dieu, absolument complet en lui-même, ne peut avoir besoin de personne, ni de rien. N’ayant aucun besoin de l’amour des hommes, il ne peut les aimer; et ce qu’on appelle son amour pour les hommes n’est rien qu’un écrasement absolu, pareil et naturellement plus formidable encore que celui que le puissant Empereur de l’Allemagne exerce aujourd’hui vis-à-vis de tous ses sujets. L’amour des hommes pour Dieu ressemble aussi beaucoup à celui des Allemands pour ce monarque devenu aujourd’hui si puissant, qu’après Dieu, nous ne connaissons pas de puissance plus grande que la sienne.

L’amour vrai, réel, expression d’un besoin mutuel et égal, ne peut exister qu’entre égaux. L’amour du supérieur à l’inférieur, c’est l’écrasement, l’oppression, le mépris, c’est l’égoïsme, l’orgueil, la vanité triomphants dans le sentiment d’une grandeur fondée sur l’abaissement d’autrui. L’amour de l’inférieur au supérieur, c’est l’humiliation, les terreurs et les espérances de l’esclave qui attend de son maître soit le malheur, soit le bonheur.

Tel est le caractère du soi-disant amour de Dieu pour les hommes et des hommes pour Dieu.# |56 C’est le despotisme de l’un et l’esclavage des autres.

Que signifient donc ces mots: aimer les hommes et leur faire le bien, pour l’amour de Dieu? C’est de les traiter comme Dieu veut qu’ils soient traités; et comment veut-il qu’ils soient traités? Comme des esclaves. Dieu, par sa nature, est forcé de les traiter ainsi. Etant lui-même le Maître absolu, il est forcé de les considérer comme des esclaves absolus; les considérant comme tels, il ne peut faire autrement que de les traiter comme tels. Pour les émanciper il n’aurait qu’un seul moyen; ce serait d’abdiquer, de s’annuler et de disparaître. Mais ce serait trop exiger de sa toute-puissance. Il peut bien, pour concilier l’amour étrange qu’il ressent pour les hommes avec son éternelle justice, non moins singulière, sacrifier son fils unique, comme nous le raconte l’Evangile; mais abdiquer, se suicider pour l’amour des hommes il ne le fera jamais, au moins qu’on ne l’y force par la critique scientifique. Tant que la fantaisie crédule des hommes lui permettra d’exister, il sera toujours le souverain absolu, le Maître d’esclaves. Il est donc évident que traiter les hommes selon Dieu, ne peut signifier autre chose que de les traiter en esclaves. L’amour des hommes selon Dieu, c’est l’amour de leur esclavage. Moi, individu immortel et complet, grâce à Dieu, et qui me sens libre précisément, parce que je suis l’esclave de Dieu, je n’ai besoin d’aucun# |57 homme pour rendre une félicité et mon existence intellectuelle et morale plus complètes, mais je garde mes rapports avec eux pour obéir à Dieu, et les aimant pour l’amour de Dieu, les traitant selon Dieu, je veux qu’ils soient esclaves de Dieu comme moi-même. Donc s’il plaît au Maître souverain de m’élire pour faire prévaloir sa sainte volonté sur la terre, je saurai bien les y forcer. Tel est le vrai caractère de ce que les adorateurs de Dieu sincères et sérieux appellent leur amour humain. Ce n’est pas autant le dévouement de ceux qui aiment que le sacrifice forcé de ceux qui sont les objets ou plutôt les victimes de cet amour. Ce n’est pas leur émancipation, c’est leur asservissement pour la plus grande gloire de Dieu. Et c’est ainsi que l’autorité divine se transforme en autorité humaine et que l’Eglise fonde l’Etat.

Selon la théorie, tous les hommes devraient servir Dieu de cette manière. Mais on le sait, tous sont appelés, mais il y a peu d’élus. Et d’ailleurs, si tous étaient également capables de le remplir, c’est-à-dire, si tous étaient arrivés au même degré de perfection intellectuelle et morale, de sainteté et de liberté dans Dieu, ce service même deviendrait inutile. S’il est nécessaire, c’est que l’immense majorité des individus humains ne sont pas arrivés à ce point, d’où il résulte que cette masse encore ignorante et profane doit être aimée et traitée selon Dieu, c’est-à-dire gouvernée,# |58 asservie par une minorité de saints, que, d’une manière ou d’une autre, Dieu ne manque jamais de choisir lui-même et d’établir dans une position privilégiée qui leur permette de remplir ce devoir.#

[[Dans le bon vieux temps, lorsque la foi chrétienne, non encore ébranlée et représentée principalement par l’Eglise catholique romaine, florissait dans toute sa puissance, Dieu n’avait aucune difficulté à désigner ses élus. Il était entendu que tous les souverains, grands et petits, régnaient par la grâce de Dieu, à moins qu’ils n’eussent été excommuniés; la noblesse elle-même fondait ses privilèges sur la bénédiction de la sainte Eglise. Le protestantisme lui-même, qui bien malgré lui-même sans doute, a contribué puissamment à la destruction de la foi, sous ce rapport au moins a laissé parfaitement intacte la doctrine chrétienne: “Toutes les autorisés, a-t-il répété avec l’apôtre saint Paul, viennent de Dieu.” Il a même renforcé l’autorité du souverain en proclamant qu’elle procédait immédiatement de Dieu, sans avoir besoin de l’intervention de l’Eglise, et en lui subordonnant au contraire cette dernière. Mais depuis que la philosophie du siècle dernier, unie à la révolution bourgeoise, eurent porté un coup si mortel à la foi et renversé toutes les institutions fondées sur cette foi, la doctrine de l’autorité a de la peine de se retablir dans la conscience des hommes. Les souverains actuels continuent bien de se dire “par la grâce de Dieu”, mais ces mots qui avaient jadis une signification si palpitante de vie, si puissante, si réelle, ne sont plus considerés par les classes intelligentes et même par une partie du peuple lui-même, que comme une phrase vieillie et banale, qui ne signifie au fond rien du tout. Napoléon III avait essayé de la rajeunir en lui adjoignant cette autre phrase: “et par la volonté du peuple”, qui ajoutée à la première ou bien s’annule et l’annule en même temps, ou bien signifie que tout ce que le peuple veut, Dieu le veut. Reste à savoir ce que veut le peuple, et quel est l’organe# |59 qui exprime le plus fidèlement cette volonté. Les démocrates radicaux s’imaginent que c’est toujours l’Assemblée élue par le suffrage universel. D’autres encore plus radicaux, y ajoutent le referendum, la votation immédiate du peuple entier sur chaque nouvelle loi un peu importante. Tous, conservateurs, libéraux, radicaux modérés et radicaux extrêmes s’accordent sur ce point que le peuple soit gouverné, soit qu’il élise lui-même ses directeurs et ses maîtres, soit qu’ils lui soient imposés, il faut qu’il ait des directeurs et des maîtres, il faut qu’il se laisse conduire par ceux qui [Oe: l’]ont.

Tandis que dans les siècles passés on réclamait l’autorité, naïvement, au nom de Dieu, on la réclame aujourd’hui, doctrinairement, au nom de l’intelligence; ce n’est plus les prêtres d’une religion déchue, mais les prêtres patentés d’intelligence doctrinaire qui réclament le pouvoir, et cela à une époque où cette intelligence fait évidemment banqueroute. Car jamais les hommes instruits et savants, et en général, ce que l’on appelle les classes éclairées ne firent montre d’une telle dégradation morale, d’une telle lâcheté, d’un tel égoïsme et d’une si complète absence de convictions que de nos jours. A force de lâcheté, malgré toute leur science, elles sont démeurées stupides, ne comprenant rien, que la conservation de ce qui est, espérant follement arrêter le cours de l’histoire par la force brutale de la dictature militaire, devant laquelle elles sont aujourd’hui misérablement prosternées.

Comme jadis les représentants de l’intelligence et de l’autorité divines, l’Eglise et les prêtres, s’étaient trop évidemment alliés à l’exploitation économique des masses, ce qui fut aussi la cause principale de leur déchéance, de même aujourd’hui les représen# |60tants de l’intelligence et de l’autorité humaines, l’Etat, les corps savants et les classes éclairées, se sont trop évidemment identifiés avec cette même oeuvre d’exploitation cruelle et inique, pour avoir pu conserver la moindre force morale, le moindre prestige. Condamnés par leur propre conscience, ils se sentent démasqués, et n’ont pas d’autre recours, contre le mépris qu’ils savent n’avoir que trop bien mérité, que l’argumentation féroce de la violence organisée et armée. Cette organisation fondée sur trois choses détestables: bureaucratie, police et armée permanente, voilà ce qui constitue aujourd’hui l’Etat, le corps visible de l’intelligence exploitante et doctrinaire des classes privilégiées.

Contre cette intelligence pourissante et mourante, une nouvelle intelligence, jeune vigoureuse, pleine d’avenir et de vie, sans doute non encore scientifiquement développée, mais aspirant à la science nouvelle dégagée de toutes les sottises de la métaphysique et de la théologie, se réveille et se forme dans les masses populaires. Cette intelligence n’aura ni professeurs patentés, ni prophètes, ni prêtres, mais s’allumant dans chacun et dans tous, elle ne fondera ni Eglise nouvelle, ni Etat nouveau; elle détruira jusqu’aux derniers vestiges de ce principe fatal et maudit de l’autorité, tant humaine que divine, et rendant sa pleine liberté à chacun, elle réalisera l’égalité, la solidarité et la fraternité du genre humain#]]

|59La phrase sacramentelle pour le gouvernement des masses populaires, pour leur propre bien sans doute, pour [Oe: les] saluts de leurs âmes, sinon pour celui de leurs corps, dans les Etats théocratiques et aristocra# |60tiques, pour les saints et les nobles, et dans les Etats doctrinaires, libéraux, voire même républicains et basés sur le suffrage universel, pour les intelligents et les riches, est la même: “Tout pour le peuple, rien par le peuple.” Ce qui signifie que les saints, les nobles, ou bien les gens privilégiés soit au point de vue de l’intelligence scientifiquement développée, soit à celui de la richesse, beaucoup plus rapprochée de l’idéal, ou de Dieu, disent les uns, de la# |61 raison, de la justice et de la vraie liberté, disent les autres, que ne le sont les masses populaires, ont la sainte et noble mission de les y conduire. Sacrifiant leurs intérêts et négligeant leurs propres affaires, ils doivent se dévouer au bonheur de leur frère cadet, le peuple. Le gouvernement n’est pas un plaisir, c’est un pénible devoir: on n’y cherche pas la satisfaction soit de son ambition, soit de sa vanité, soit de sa cupidité personnelle, mais seulement l’occasion de sacrifier au bonheur de tout le monde. C’est pour cela sans doute que le nombre des compétiteurs aux fonctions officielles est toujours si petit, et que rois et ministres, grands et petits fonctionnaires n’acceptent le pouvoir qu’à leur coeur défendant.

Tels sont donc, dans la société conçue selon la théorie des métaphysiciens, les deux genres différents et même opposés de rapports qui peuvent exister entre les individus. Le premier est celui de l’exploitation, et le second celui de gouvernement. S’il est vrai que gouverner signifie se sacrifier pour le bien de ceux qu’on gouverne, ce second rapport est en effet en pleine contradiction avec le premier, avec celui de l’exploitation. Mais entendons-nous. Selon la théorie idéale, soit théologique soit métaphysique, ces mots, le bien des masses, ne peuvent signifier leur bien-être terrestre, ni leur bonheur temporel; qu’est-ce que c’est que quelques dizaines [Oe: d’années] de vie terrestre# |62 en comparaison de l’éternité. On doit donc gouverner les masses non en vue de cette félicité grossière que nous donnent les puissances matérielles sur la terre mais en vue de leur salut éternel. Les privations et les souffrances matérielles peuvent être même considérées comme un manque d’éducation, étant prouve que trop de jouissances corporelles tuent l’âme immortelle. Mais alors la contradiction disparaît: exploiter et gouverner signifient la même chose, l’un complétant l’autre et lui servant à la fin de moyen et de but.

Exploitation et Gouvernement, le premier donnant les moyens de gouverner, et constituant la base nécessaire aussi bien que le but de tout gouvernement qui à son tour garantit et légalise le pouvoir d’exploiter, sont les deux termes inséparables de tout ce qui s’appelle politique. Dès le début de l’histoire, ils ont formé proprement la vie réelle des Etats: théocratiques, monarchiques, aristocratiques et voire même démocratiques. Antérieurement et jusqu’à la grande révolution de la fin du XVIIIe siècle, leur liaison intime avait été masquée par les fictions religieuses, loyales et chevaleresques; mais depuis que la main brutale de la bourgeoisie eut déchiré tous les voiles, d’ailleurs passablement transparents, depuis que son souffle révolutionnaire eut dissipé toutes ses vaines imaginations, derrière lesquelles l’Eglise et l’Etat, la# |63 théocratie, la monarchie et l’aristocratie avaient pu si longtemps tranquillement accomplir toutes leurs turpitudes historiques; depuis que la bourgeoisie, ennuyée d’être enclume fut devenue marteau à son tour; depuis qu’elle eut inauguré l’Etat moderne, en un mot, cette liaison fatale est devenue pour tous une vérité révélée et même incontestée.

L’exploitation, c’est le corps visible, et le gouvernement, c’est l’âme du régime bourgeois. Et comme nous venons de le voir, l’une et l’autre, dans cette liaison si intime, sont au point de vue théorique aussi bien que pratique, l’expression nécessaire et fidèle de l’idéalisme métaphysique, la conséquence inévitable de cette doctrine bourgeoise qui cherche la liberté et la morale des individus en dehors de la solidarité sociale. Cette doctrine aboutit au gouvernement exploiteur d’un petit nombre d’heureux ou d’élus, à l’esclavage exploité du grand nombre, et pour tous, à la négation de toute moralité et de toute liberté.

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Après avoir montré comment l’idéalisme, partant des idées absurdes de Dieu, de l’immortalité des âmes, de la liberté primitive des individus et de leur morale indépendantes de la société, arrive fatalement# |64 à la consécration de l’esclavage et de l’immortalité, je dois montrer maintenant comment la science réelle, le matérialisme et le socialisme, – ce second terme n’étant d’ailleurs que le juste et complet développement du premier, – précisément parce qu’ils prennent pour point de départ la nature matérielle et l’esclavage naturel et primitif des hommes, et parce qu’ils s’obligent par là même de chercher l’émancipation des hommes non en dehors, mais au sein même de la société, non contre elle, mais par elle, doivent aboutir tout aussi nécessairement à l’établissement de la plus large liberté des individus et de l’humaine moralité. [Oe: ici le manuscrit se termine]#

titre: L’Empire Knouto-Germanique et la Révolution Sociale. Résumé des pages 149-246 et 286-339 du manuscrit

titre de l’original:

date: printemps 1871

lieu: Locarno

pays: Suisse

source: Amsterdam, IISG, Archives Bakunin

langue: français

traduction:

note:

|1149) – Qui a raison idéalistes ou matérialistes? premiers – Oui, les faits priment les idées – Oui, toute l’histoire intellect[uelle], morale etc., est un reflet de l’histoire économique –

L’humanité est le suprême et dernier développement de l’animalité – Oui, – Mais tout développement implique une négation – celle de la base et du point de départ – donc l’humanité est en même temps la négation réfléchie et progressive de l’animalité dans les hommes.

Nos premiers ancêtres, cousins du gorilla, bêtes féroces douées à un degrés supérieur de deux facultés précieuses: les facultés de penser et de se révolter.

150) 151) Bible – péché originel.

152) 153) Trois éléments, trois principes fondamentaux constituent les conditions essentielles du développement humain – 1) L’animalité humaine – (économie sociale et privée) – 2. La Pensée (Science) 3. La Révolte (Liberté).

1) L’Animalité humaine.

Les idéalistes se révoltent contre l’origine animale et matérielle de l’homme – Leur idée abstraite de la ville matière – Ils l’ont appauvrie pour enrichir leur Dieu – puis déclare cette matière incapable de faire et de bouger.

(Appendice – Considér[ations] philos[ophiques] sur le fantome divin, sur le monde réel et sur l’homme)

154. 155) – Ordre naturel de bas en haut – ordre absurde de haut en bas de l’esprit à la matière – dégringolade – salto mortale –

156.Messies et philosophes en vain cherché l’explication.

157 – Mystère inexplicable parcequ’absurde?

Qui veut y croire doit se décider à l’absurde – Comment peut naître ce besoin de croire?

158Chez les oppresseurs naturel – Chez le peuple naturel aussi – ignorance – misère – socialisme seul peut tuer la religion.

159) Ames faibles – entre le ciel et la terre –

160

161. Mais hommes illustres Mazzini, Michelet, Quinet, Stuart Mill – pourquoi croire? – Ils ont renoncé à la démonstration logique.

162) 163 – Unanimité, antiquité des croyances –

Antiquité – absurdité – animalité – Tous annonceurs de pensées nouvelles persécutés – cela ne nous effraye pas – ne nous étonne pas – loi naturelle.

164, 165 l’ame parti de l’animalité pour arriver à l’humanité –

166. Universalité – Pourquoi la religion nécessaire dans l’histoire -#

|2167) 168) 169. – Essais d’explication sommaire – Dieu est, donc homme esclave.

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Nouvel envoi le 1er Mars

p. 170 –

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170) – Les religions abrutissent – Les illustres idéalistes le savent bien.

171) Le Dieu qu’ils adorent pas réel, pas être, pas même idée – aspiration tout ce qu’il y a de beau et de grand – Pourquoi ne disent-ils pas l’homme – Ah c’est qu’il y a Guillaume Ier et Socrate homme tous les deux – Pour eux deux pôles divinité – animalité et au milieu l’humanité

172) Ils méprisent la logique – Leur contradiction: ils veulent Dieu et ils veulent l’humanité, l’autorité et la liberté –

173) Si Dieu existait réellement, il faudrait le faire disparaître – Qu’est ce que l’autorité? – Nous n’en reconnaissons qu’une seule celle des lois naturelles, contre lesquelles point <[ill.]> de révolte possible.

174- 175 – 176 Une fois reconnues chacun s’y soumet – Mais seulement une petite partie est reconnue – et les lois sociales apeuprès inconnues – La liberté de l’homme consiste en ceci qu’il obéit aux lois naturelles parcequ’il les a reconnus, et non parcequ’elles lui sont imposées. – La science est toujours

177 moindre que la vie – Point de gouvernement d’académie scientifique – Cette académie finirait-elle même par s’abrutir -C’est le propre du privilège de tuer le coeur et l’esprit. – La même chose pour les assemblées politiques –

Je ne repousse pas toute autorité –

178 – Autorité spéciale – librement acceptée et controlée et transitoire.

179. Division du travail – Chacun autorité à son tour –

180. Reconnaissons donc l’autorité absolue de la science –

181 – Mais nous repoussons l’universalité et l’infaillibilité des représentants de la science – La science jamais achevée – Dans Notre Eglise le Christ#

|3182. C’est la science absolue – jamais accomplie – Contre les prétentions [de] ses représentants nous appelons à Dieu le père la vie –

Nous acceptons les autorités relatives, spécialistes, passagères à tour de rôle.

Repoussons toute législation, autorité, influence patentée officielle, légale comme funeste et ne pouvant servir qu’intérets des minorités

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183. L’autorité des idéalistes, divine, absolue – Un dernier effort desespéré de diviniser l’humain – Tout le contraire de ce que nous faisons –

184 Pour donner une plus grande autorité aux bonnes idées, ils croient nécessaire la sanction divine – Dans leur nouveau culte sans miracles, tout homme qui exprime une idée bonne, grande est inspiré par Dieu – Et la preuve? Pas nécessaire – la bonté même de l’idée – Cela paraît très innocent – C’est funeste – Même résultat desastreux que religions positives – Proclammer divin le bon, c’est déclarer que l’homme par lui même n’en est pas capable – Revenons à l’Essence de toute religion dénigrement de

185. l’humanité – Glorification de la divinité – Dieu – donc ses interprètes – le gouvern[ement] de ses élus, de ses inspirés – Impossible de supposer que tous soient également inspirés. Donc Gouvernement de Génies vertueux – Maz[zini], Louis Blanc –

186) – Retombés dans l’Eglise – (Ecole) – Etat – République – au fond la même chose – (Sur l’Ecole polémique contre Mazzini) contre sacrifice –

187) En divinisant les choses humaines, les idéalistes aboutissent au triomphe du matérialisme brutal.

188) L’idéalisme en théorie a pour conséquence le matérialisme dans la pratique. Preuves historiques: Civilisation Grecque et

189-90 191 – Civilisation Romaine – Italienne et Germaine.

196) – 197 Catholicisme et toutes les religions –

Qui sont aujourd’hui les Idéalistes théoriques? Napoléon III,

199 etc. – et les Matérialistes – les peuples voulant l’humanité – Qui sont les vrais idéalistes, non de l’abstraction, mais de la vie, non du ciel, mais de la terre – et qui sont les matérialistes –

200 – Quelle raison pousse les hommes illustres dans l’idéalisme malgré tout cela – Ils croient l’idéalisme nécessaire à la grandeur morale de l’homme, et pensent que le matérialisme#

|4201 rabaisse l’homme au niveau des bêtes – Et si c’était le contraire qui serait vrai –

─────────

P 200 – (Envoyés le 9 Mars).

200). Tout développe[ment] implique la négation du point de départ; donc les idéalistes partant de l’esprit arrivent à la matière – de la liberté à l’esclavage. – Le développement historique selon

201. matérialistes continuelle ascension – et selon les idéalistes, décadence; – Dans toutes les questions: Vous prendrez l’idéalisme théorique en flagrant délit de matérialisme pratique –

202. L’histoire chez les idéalistes une chute continue, à commencer par le salto mortale divin de l’esprit dans la matière et quelle matière! – La Divinité applatie – tout mouvement dans cette matière un miracle. C’est la Divinité qui se cherche – Elle allume enfin dans chaque homme une étincelle mystique, une parcelle d’elle-même. Comment l’immortel se loge dans le mortel?

203 – le plus grand miracle. Comment une âme peut être plus petite,

204 plus stupide qu’une autre? – La Divinité divisée en une infinité de parcelles – Ces parcelles cherchent leur Tout – La Divinité applatie ne se retrouverait jamais, si la Divinité en haut, non tombée, Dieu le père, ne lui venait en aide –

205. Nouveau mystère – Dieu le Père choisit parmi les parcelles les prophètes –

206. Donc voici manifestation de Dieu sur la terre – l’homme s’anéantit – Plus la Divinité apparaît grande, plus l’homme devient misérable – Erreur profonde des idéalistes – ils croient

207 ennoblir l’homme par Dieu – le principe d’autorité – l’Eglise et l’Etat –

208 – De tous les despotismes celui des doctrinaires inspirés le plus détestable – Le zèle divin tue l’amour divin – <Dédain des choses> [Sub specie aeternitatis] – Dédain des choses passagères – Mais le passager remplit la vie des hommes réels.

209 L’idée générale toujours abstraction – La science elle-même ne comprend que les abstractions – sa mission éclairer, montrant lois générales, non gouverner. Le gouvernement des hommes de la science oppressif, exploiteur, détestable – Ne pouvant pas

210 comprendre Jaques, elle ne doit pas gouverner Jaques – Ils

211-13-14 traiteraient comme des lapins.

217. La révolte de la vie contre la science – Avantage de la science, elle peut s’humaniser – la théologie et métaphysique non – La science de l’histoire ainsi que science sociale ne

220 peuvent embrasser que choses générales.

221. La science doit se fondre dans la vie.

223. La vie non la science, crée la vie – mieux vaut pour les masses se passer de science que de se laisser gouverner par des savants.

224. Les idéalistes mille fois pis – L’orgueil des idéalistes soutenu par Dieu -#

|5224) L’idéalisme c’est l’esclavage – C’est le triomphe du matérialisme le plus crasse.

225. L’homme être tout-à fait matériel – L’esprit fonction matérielle. Comment les hommes arrivés à croire à l’existence

227. séparée de l’esprit pur? C’est de la psychologie historique.

228. L’homme crée son Dieu dans le monde puis l’adore – De cette manière les peuples primitifs créent leur Dieu – Le plus difficile c’est de poser le monde divin – Après tout roule de lui-même – Comment tradition, habitude, folie historique devient nature sociale – Comment folie historique s’établit si fort que le naturel paraît impossible et le fou seul réel – Une fois établie très difficile même pour grands esprits de s’en délivrer –

230. Le second pas difficile – foi Dieu unique – Condition: conquête romaine – humanité.

231 – Métaphysique grecque – idée de la Divinité impersonnelle – 3me Condition Dieu juif épouse idée divine – naît Dieu Chrétien – Par éléments historiques – faut fait vivant – Jesus Christ – precha aux esclaves – scandale de la foi – renversement de la raison – Je crois à l’absurde – 1er [Public] –

236. 2d Invasion des barbares –

237. Pendant 10 siècles depuis enseignés par l’Eglise – 1er Attaque Renaissance – 2d dixhuitième – pourquoi pas vaincre –

238. Réaction – Rousseau – Robespierre –

239. Chateaubriand – Ecole romantique –

240 – La bourgeoisie et la littérature –

241 – Restauration rejette bourgeoisie dans Voltaire – Béranger – Paul-Louis Courrier –

242. Juillet – bourgeoisie devient conservatrice – Deux moyens pour convaincre les masses – Révolution – Religion – Quelle religion? Catholicisme impossible. Protestantisme impossible – Crée Déisme doctrinaire –

246 – Ecole doctrinaire – Benjamin Constant, Mme Staël, Royer Colard, Guizot, Cousin, Villemain – Réconciliation de la révolution – liberté avec la réaction – autorité au profit de cette dernière. En politique escamotage de la liberté populaire – En philosophie, soumission de la raison aux principes éternels de la foi -# [Ici suivent trois pages restées blanches dans le manuscrit.]

|6 P. 286 – [intercalé: Fiction] Liberté, droit, bien collectif – représentés par le droit absolu de l’Etat.

287) Pourquoi la bourgeoisie déteste l’Etat et l’adore –

raison pratique

288. Raison théorique – théorie de la liberté individuelle, en dehors de la société.

290 – Les vrais indualistes les saints hermites – Exemple à suivre.

294 – Les hommes réels – mélancolique spectacle – absolument déterminés et par la nature et la société – Lenteur du

295 développement naturel au point de vue matérialiste.

296. Mais non pour les idéalistes – L’homme déchu, forcé de s’associer pour vivre et pour se retrouver

297. La liberté de l’un limite de l’autre – Alors l’Etat négation de la liberté

298. Liberté selon les matérialistes

301. Liberté selon matérialistes – très complèxe – trois moments ou éléments – Le premier positif – et social: développement de toutes les facultés humaines

302. Second moment: Révolte de l’individu contre autorité divine et humaine – Contre l’Etat

303. Révolte contre la société plus difficile – immense puissance de la société s[ur] les individus qui en sont les produits –

306. La société ni bien, ni mal – avant cela – L’Etat c’est le mal –

307 La société ne s’impose pas légalement – elle s’insinue – L’individu réel, si peu un être universel ou abstrait – qu’il dépend du tout –

308. Cerveau travail formel – Contenu donné par société –

309. Raconter comment –

312. Avec cette puissance, ce qui étonne, c’est qu’il se soit trouvé des hommes qui se révoltent

313. Masse des hommes routiniers –

314. Pourquoi les masses se révoltent difficilement – ignorance – Classes privilégiées – privilèges –

315. Impossible d’admettre que classes privilégiées conduites par le seul intérêt – il y’a dans toute grande association – un principe moralisateur -Erreur Fondamentale des Idéalistes – Liberté, Morale individuelle -#

|7316. Individu isolé être profondément immoral

320 – Les métaphys[iciens] cherchent morale dans rapports des hommes entre eux et en même temps disent qu’elle est individuelle –

322 – Société <trans> moyen transitoire de développement pour les hommes –

325. Théorie Générale des moralistes métaphys[iques]. Réconciliation apparente entre raison Dieu, socialisme et individualisme –

326. Malgré ce socialisme apparent – morale individuelle – donc immorale –

327. Dans cette société des idéalistes seulement deux sortes de rapports possibles entre individus: exploitation et gouvernement

330. Aimer les hommes pour l’amour de Dieu – les aimer esclaves – les gouverner –

331. Dieu ne peut aimer – l’homme ne peut aimer Dieu que comme esclave, mais il a besoin de Dieu, et Dieu n’a pas besoin de lui

339

────────────────────────────────────────────────────────────────

[le manuscrit s’arrête ici]#

titre: L’Empire Knouto-Germanique et la Révolution Sociale. Plan d’Ouvrage

titre de l’original:

date: printemps 1871

lieu: Locarno

pays: Suisse

source: Nettlau, M., Michael Bakunin. Eine Biographie, t.II, Londres, 1896-1898, pp.533-534

langue: français

traduction:

note: Publié d’après la première publication.

|1L’Idéalisme – c’est le règne de la Fiction.

La fiction, une ombre renversée, traduite en réalité par son contraire – un paravent cachant des turpitudes.

Dieu Fiction – Créateur, Libérateur, Providence

Réalité – Annullateur, Despote –

Propriété Fiction – Produit du travail, signe de la liberté et droit

Réalité – Conquête – Appropriation du droit d’autrui – négation.

Famille Fiction – Amour, Moralité.

Réalité – Subordination de l’homme à la chose – transaction commerciale.

Etat Fiction – Bien public – Droit commun –

(Réalité) – Exploitation du bien de tous au profit de quelques-uns – Privilège.

Université Fiction – Science.Réalité – Pédantisme, charlatanisme.# |2Donc après avoir établi, expliqué la

nature de la fiction, démolir fictions:

Dieu, Libre arbitre, Propriété, Morale, Etat, Civilisation, Justice, Liberté, Humanité. –

Idéalisme – Matérialisme.

Justice – Injustice. –

L’idéalisme historiquement nécessaire, l’humanité commençant toujours non par les réalités, mais par les symboles – L’idéalisme a créé tous les symboles des bonnes choses. Mais par une dialectique qui lui est propre, il a produit dans le monde réel son contraire – Matérialisme crasse.

Nous les matérialistes, les socialistes, nous voulons que les symboles deviennent réalité – et c’est pour cela que nous voulons détruire toutes les fictions idéales – Nous les vrais idéalistes en pratique – eux, les matérialistes.

Ils donnent pour base à la morale 3 négations de la morale:

1) L’individualisme – le libre arbitre.

2) L’injustice – la propriété.

3) la famille – l’hypocrisie.

L’idéalisme considère l’Etat comme la forme absolue de la société – condition suprême de la civilisation, prospérité, progrès, justice, liberté; comme seule réalisation possible de l’humanité. Et pourtant négation de l’humanité.

E8″2″>@ [dit]: L’Etat convertit la liberté naturelle de tous en esclavage de tous, et en privilège pour quelques-uns.#

titre: L’Empire Knouto-Germanique et la Révolution Sociale. Fragments et variantes. Fragment B.

titre de l’original:

date: novembre 1870 – avril 1871

lieu: Locarno

pays: Suisse

source: Amsterdam, IISG, Archives Bakunin

langue: français

traduction:

note: Manuscrit pp. 81-102.

|1<<Eh bien! Oui, telle est incontestablement, non sans doute la pensée explicite – elle n’ôserait pas s’avouer à elle-même – mais l’instinct profondement bourgeois et pour cela même unanime qui inspire tous les décrets des chefs actuels du Gouvernement de la Défense Nationale; aussi bien que les actes de leurs délégués provinciaux: préfets, souspréfets, Commissaires extraordinaires, avocats Généraux et procureurs de la République, presque tous avocats ou rédacteurs de journaux républicains sous l’Empire et formant en majeure partie la fine fleur du jeune radicalisme bourgeois. Aux yeux de tous ces jeunes et enthousiastes patriotes, aussi bien que dans l’opinion historiquement constatée de Mr Jules Favre, la révolution sociale constitue un danger bien autrement grave pour la France que même l’invasion des Prussiens; et à très peu d’exceptions près, chacun de ces dignes citoyens préférerait voir la France amoindrie subir le joug de M de Bismark que de devoir sa délivrance à un soulèvement populaire qui démolirait du même coup la domination économique et politique de leur classe. De là leur indulgence excessive pour la trahison Bonapartiste et leur sévérité passionnée, leurs persécutions implacables contre les socialistes révolutionnaires, représentants de ces classes ouvrières qui seules prennent aujourd’hui au sérieux la délivrance de la France.

Il est évident que ce ne sont pas de vains scrupules de justice, mais bien la crainte de provoquer et d’encourager la Révolution sociale qui empêche le Gouvernement provisoire de cette triste République de sévir contre la <flagrante> conspiration <de toute la gente> Bonapartiste. Autrement, comment expliquer qu’ils ne l’eussent pas fait depuis le 4 Septembre? Ont-ils pu douter un instant de leur droit, de leur devoir de <p> récourir aux mesures les plus énergiques, au nom du salut de la France, contre tous les partisans avoués d’un régime infame?>>

─────────

<Considérons d’abord le droit>

Je l’ai déjà dit, le Bonapartisme ne représent proprement ni principe, ni parti, ni un intéret historique et organique quelconque dans le développement économique et politique du pays. Ce fut tout simplement, <<une bande de malfaiteurs qui, [intercalé: nuitamment, audacieusement s’est emparée de la France,] profitant de la profonde discorde qui [intercalé: existe] dans la société française, entre la bourgeoisie, le prolétariat des villes et les paysans, en s’appuyant d’un côté sur la lacheté de la première, sur la fatale desorganisation du second et sur la non moins>> ai-je ajouté# |2 encore, une bande de malfaiteurs qui, profitant de la discorde profonde qui existe entre les différentes classes de la société française, s’est nuitamment, par un coup de main audacieux, emparée de la France; et qui, une fois assise au pouvoir, a pu s’y maintenir vingt ans, <<non un représentant non un principe ou un grand intéret quelconque, mais, si je puis m’exprimer ainsi, trois grands défauts ou trois grands malheurs>> ne représentant autre chose que trois grands <vices> vices ou trois grands malheurs de la France: la lacheté desormais incurable de sa bourgeoisie, la désorganisation de ses <classes> masses ouvrières et l’ignorance de ses paysans, et n’ayant pour appui que <quatre> trois choses également detestables et qui toutes les trois ont puissamment coopéré, pendant ces vingt dernières années à perdre la France: Une organisation bureaucratique qui a fini par tuer tout mouvement national spontané et par désorganiser toutes les forces vives de la France; une discipline militaire brutale et stupide, <appliquée quat> maintenue dans une armée, descendue à l’état d’une immense garde prétorienne, par des officiers systematiquement, savamment abbrutis, et qui fait du soldat une machine entre les mains de chefs aussi incapables que profondement corrompus; enfin le grand fléau catholique, représenté par <une forme> l’armée non moins formidable de ces “hommes noirs” dont le chef est à Rome et qui, <veillant, guettant cette pauvre France comm> veillant sur cette pauvre France comme sur une noble proie qui peut leur échapper <[ill.]> à chaque instant, y sèment avec la superstition la plus <crasses> crasse, toutes les divisions et toutes les idées politiques qui sont propres à maintenir les populations rurales dans un éternel esclavage.

Voila, certes, des appuis, des conditions et des raisons d’existence qui n’ont aucun droit au respect humain et qui ne sauraient être respectés [intercalé: aujourd’hui] que par des hommes plus politiques que sincères, et qui voudraient s’en servir à leur tour pour arriver et pour se maintenir au pouvoir. Quant aux résultats qu’une pareille politique peut produire, nous les voyons maintenant: c’est l’état actuel de la France.

Nous avons vu les bases du Bonapartisme, voyons maintenant ses moyens? Il n’en a eu qu’un seul, mais tout puissant: la Corruption, moyen que d’ailleurs il n’a point inventé, qu’il a reçu comme un héritage historique, le seul dont il <a> ait pu faire usage et dont il a été lui-même le produit.

Entendons nous d’abord sur la signification de ce môt corruption. En laissant d’abord de côté toutes les questions ayant rapport à la morale privée, qui d’ailleurs est toujours inséparable de la morale collective, j’entends sous ce môt# |3 [verso de la page précédente: <<fatale ignorance des derniers, et de l’autre sur l’ambition misérable et criminelle de quelques chefs de l’armée, sur cette discipline abbrutissante et stupide qui fait du soldat une machine entre les mains de ses généraux, aussi bien que sur le concours intéressé et non moins criminel de cette autre armée “d’hommes noirs” dont le chef est à Rome et qui n’attendaient qu’un moment propice pour ressaisir leur proie séculaire; <<s’est maintenu, par un coup de main <[ill.]>, <audacieux emparé> emparé audacieux de la France;>> et qui, une fois assise au pouvoir, a pu s’y maintenir, grâce à cette organisation bureaucratique qui livre la France enchaînée.>># |4 le détachement de l’individu de tout intérêt et de toute solidarité collective, au nom de son intérêt exclusivement personnel. Une classe, une collectivité restreinte quelconque [intercalé: <[ill.]> ]: Eglise, ordre religieux, aristocratie, bourgeoisie, bureaucratie, armée, police, jusqu’aux bandes de brigands, peuvent être excessivement immorales, c’est à dire contraires à la solidarité universelle des hommes, par leurs bases, par les conditions de leur existence exclusive et privilégiée, aussi bien que par les buts qu’elles poursuivent, sans être encore corrompues; elles ne le deviennent que lorsqu’elles se dissolvent sous la pression des intérets privés des individus <qui les composent.> dont elles sont composées. Il est vrai que plus les intérets d’une classe sont contraires aux intérets généraux de la société et plus facile devient la corruption de ses membres, à cause de l’immoralité même du principe qui sert de base à son existence; à moins, toutefois, que cette immoralité ne soit masquée à ses propres yeux par quelque grande fiction idéale, patriotique ou religieuse. C’est ce qui a eu précisement lieu pour l’Eglise et pour l’aristocratie nobiliaire, et ce qui explique la longue durée de leur puissance dans le passé et <leur> la persistance avec laquelle elles s’obstinent à vivre même encore aujourd’hui, alors que toutes les conditions de la vie sociale leur en contestent la possibilité. Cela explique encore pourquoi la bourgeoisie, à peine arrivée au pouvoir, a commencé à montrer tous les signes d’une dissolution et d’une décadence incontestables Trop réaliste par la nature même de ses occupations quotidiennes, pour pouvoir s’abriter sous les idéalités grandioses de la religion et <de la> du patriotisme, elle a dû se recouvrir pauvrement des idéalités fort équivoques [intercalé: et fort discutées] de la métaphysique et du droit juridique et n’est jamais parvenue<,> à masquer, même à ses propres yeux, ses <nudités> réalités disgracieuses. Sous ce rapport, les agioteurs de de la bourse, les grandes compagnies industrielles, commerciales et banquières, les spéculateurs financiers et politiques des Etats, enfin les bandes de contrebandiers ou de brigands présentent les collectivités les plus facilement corruptibles, parceque plus réalistes encore que la grande masse des bourgeois, ils rejettent cyniquement tout masque, toute apparence idéale et se présentent ouvertement dans leur réel caractère, comme des exploiteurs associés de la fortune et du travail des nations. Les individus qui composent ces différentes associations ne s’unissent plus au nom d’un principe quelconque, vrai ou faux; ils ne sont liés que par l’intéret bien entendu de chacun. Voila la vraie corruption. Et encore peut-il <dire> dire, que parmi toutes ces cathégories de francs# |5 exploiteurs, les bandes de contrebandiers, <et> de brigands et de ceux qu’on appelle proprement des voleurs, présentent comparativement les plus grandes conditions de moralité. D’abord, ils sont en majeure partie, misérables; ils luttent pour la vie: voila un intéret tout-à-fait légitime. Ensuite, ils ne jouissent pas du respect et des plus hautes protections sociales, comme les spéculateurs, les voleurs et les brigands fortunés et privilégiés de <la so> l’Etat, de la banque, de l’industrie et du commerce; ils sont persécutés et pourchassés comme des bêtes fauves par cette société qui n’a su leur donner ni éducation, ni instruction, ni moyens d’existence; mais qui en revanche leur applique largement tous les bienfaits du code criminel. Ils sont donc en guerre permanente contre cette societé qui n’a jamais été pour eux qu’une maratre, et courent dans cette guerre à outrance des dangers, qui <les unissent forcément et plus étroitement entre eux> les forcent à s’unir plus étroitement entre eux, que <ne peuvent> n’ont besoin de l’être les exploiteurs officiels, patentés et privilégiés de la <société> haute société. Cette union forcée constitue <pour> le plus souvent <entre eux> en leur sein une sorte de moralité collective, et s’élève même parfois jusqu’à un degré de passion commune qui devient la source d’actes et de dévouements vraiment héroïques.

Il est donc bien entendu que ce mot de Corruption ne s’applique pas aux classes, si immoral que soit leur principe, aussi longtemps qu’elles restent fortement constituées au nom d’une idéalité quelconque, ni même à des bandes de <[ill.]> voleurs et de brigands non patentés, aussi longtemps qu’existe un lien de solidarité passionnée entre eux, capables <d’inspirer> de leur inspirer des actes d’héroisme et de dévouement. Il ne s’applique qu’aux individus qui se détachent de l’intéret commun d’une collectivité quelconque, et <[ill.]> encore lorsqu’ils s’en détachent, non pour embrasser des intérets collectifs plus larges et plus justes, ce qui <constituerait non une corruption> <serait le signe non de la corruption, mais> au contraire le signe d’une moralisation relative, mais uniquement dans un intérêt personnel. Ainsi, aussi longtemps qu’un individu reste fidèlement et passionnément attaché aux intérets communs <<d’une collectivité quelconque, [intercalé: <idéalisés de quelque manière qu’ils soient>] quelques immoraux que soient les actes, au point de vue humain, ou de la morale universelle, on ne peut pas dire de lui qu’il soit corrompu.>> et plus ou moins idéalisés d’une collectivité quelconque, quelques immoraux que soient les actes [intercalé: qu’il commet] en servant cette dernière et de concert avec elle, on ne pourra jamais dire de lui qu’il soit corrompu.#

|6Ainsi, un brigand, un voleur représentent sans doute des intérets collectifs excessivement immoraux; ils sont incontestablement criminels et nuisibles à la societé toute entière. Mais aussi longtemps qu’ils restent fidèles à leur bande, au point de se dévouer à son salut, on aurait tort de les appeler des hommes corrompus. Qu’y a-t-il de plus malfaisant et de plus repoussant, de plus brutal et de plus inhumain, de plus contraire à [intercalé: tout] ce qu’au dix-neuvième siècle on est convenu d’appeler civilisation et morale, que la conduite de tous ces généraux et officiers des armées de l’Allemagne, dignes représentants <de cette haute noblesse germanique,> d’une noblesse aussi servile qu’arrogante, et qui se livrent aujourd’hui, <avec> en France, avec une ardeur qui décèle leurs véritables instincts, aux plaisirs ordinairement défendus, mais à cette heure permis et même commandés, de la dévastation, du pillage, du massacre et de la cruauté en tous genres, sous les drapeaux du <leur> nouvel Empereur de l’Allemagne, dont ils sont, selon l’énergique expression de Börne, plus que les serviteurs, les laquais? Eh bien! quelques dégoutants et odieux que soient leurs actes, du moment qu’en les commettant, ils croient remplir les devoirs de patriotes allemands et de sujets fidèles de leur maître, s’ils croient servir de cette manière l’honneur de leur drapeau national, ou [intercalé: même] seulement les intérets et la gloire de la classe nobiliaire, <dont> à laquelle ils appartiennent en majeure partie, tout ce qu’on pourra dire de ces gens c’est qu’ils sont des bruttes, des sauvages<, des ennemis acharné> civilisés, des ennemis acharnés [intercalé: et dangereux] de tout ce qui est humain dans l’humanité; mais on ne pourra pas dire d’eux qu’ils soient des hommes corrompus. On ne pourra pas même le dire de ces espions dont le Cte de Bismark semble avoir couvert la France, et dont plusieurs, dit-on, <exercent> exercent leur vil métier par pur patriotisme.

Un jésuite qui, non pour un intéret personnel, mais pour la plus grande gloire de l’Eglise et de Dieu, et pour l’enrichissement de son ordre, commettrait toutes les horreurs que feu Eugène Sue avait# |7 amoncelées sur la tête de <son> ce pauvre [intercalé: père] Rodin, serait sans doute un être profondement pernicieux, mais non corrompu. Un <jeune r> bourgeois qui, inspiré non par la lacheté ni par un intéret individuellement égoiste, mais pour sauvegarder l’existence de sa classe contre la révolution sociale, <sacrifi> livrerait la France aux Prussiens, mériterait toutes les dénominations que Vous voudrez, mais non celle d’un homme corrompu. Lorsqu’un jeune radical bourgeois, tel que Mr Andrieux, le procureur de la République à Lyon, par exemple, oubliant ses poliçoneries de libre penseur et de démocrate socialiste, caresse d’une main les bonapartistes et de l’autre sévit contre les représentants de la pensée populaire, tout ce que Vous pourrez dire de lui, c’est qu’il est rentré seulement dans la moralité de sa classe. Mais lorsque Vous voyez, au contraire, un ouvrier, <ci-devant socialiste révolutionnaire,> comme Mr Brialou, par exemple, poussé dans le Conseil municipal de Lyon par l’élection de ses ci-devant camarades, leur tourner le dos, les tromper, sacrifier <leurs> les intérets du peuple et ceux de la France aux intérets de la bourgeoisie, oh alors; dites, qu’il y a eu trahison et corruption, à moins qu’il n’y ait sotte vanité et niaiserie.

La corruption, ai-je dit, n’est point une invention Bonapartiste; elle date de la formation du premier Etat politique dans l’histoire; mais il a été réservé à nos jours d’en faire une institution politique de l’Etat. Aucun n’a d’ailleurs jamais existé sans [intercalé: se] servir plus ou moins de la corruption comme d’un moyen nécessaire de gouvernement; <<Dans l’antiquité il y’a eu beaucoup moins de classe pour la corruption que sous l’ère chrétienne, et au moyen âge beaucoup moins qu’aujourd’hui. Dans l’antiquité le culte religieux et l’Etat faisaient un, et ce fut <même> proprement l’existence même de l’Etat qui fut l’objet permanent et réel du culte religieux. L’abandon>> aucun n’ayant jamais pu être assez puissant, par la seule organisation régulière des intérets et des classes privilégiées dont il était le représentant et le défenseur naturel, pour n’avoir eu rien à craindre, soit de ses# |8 [verso de la page précédente:] Corruption de la classe bourgeoise.# |9 ennemis du dehors, soit de ceux de l’intérieur. Et quand ces ennemis ne pouvaient être ni satisfaits par <une> leur admission au nombre des privilégiés de l’Etat, ni détruits, ni paralysés, ni même intimidés par sa puissance, il fallait bien que l’Etât cherchât à les corrompre. Seulement le nombre des corrompus fut infiniment moindre dans le passé qu’il ne l’est de nos jours; moindre avant la <moy> révolution, beaucoup moindre au moyen âge et comparativement nul dans l’antiquité.

Dans le monde antique le culte religieux et l’Etat <faisait> faisaient un, au point que l’Etat lui-même était proprement, sous la multiple forme de Dieux différents, l’objet permanent et réel du culte religieux. L’abandon des intérets [intercalé: de l’Etat] y fut donc considéré toujours par l’opinion publique comme le sacrilège le plus criminel et le plus méprisable. D’ailleurs, dans le monde antique, [intercalé: aucun individu humain] n’était encore parvenu à se poser en dehors de toute société, comme un être ayant une existence à part, indépendante de toute solidarité politique et sociale. L’homme n’existait encore proprement pas ou n’existait que comme un objet de la méditation des philosophes; en réalité, il n’y avait que le citoyen, et chaque citoyen avait mis toute son âme, ou même plutôt ne trouvait son âme, le principe de son existence personnelle, que dans cette collectivité nationale organisée et restreinte qui s’appelait l’Etat. La corruption et la trahison, dans cet âge d’or de la politique, devaient donc être sans doute excessivement difficiles et rares.

Le Christianisme donna à l’âme une âme individuelle en dehors de l’Etat et même en dehors de la société. Il déposa incontestablement en son sein le germe de l’égoïsme sanctifié et légitimé par la religion; celui du salut éternel de chacun, avec l’assurance qu’il y’a fort peu d’élus et que par conséquent l’immense majorité de ses concitoyens est irrévocablement condamnée à servir de pature éternelle au diable. Par cette doctrine, le Christianisme détruisit l’antique solidarité politique; mais il ne la détruisit que pour en créer une nouvelle: la solidarité des élus ou des saints, l’Eglise, solidarité spirituelle et celeste, et par contre coup une autre solidarité temporelle: celles des nouveaux Etats bénis et consacrés par l’Eglise. Au moyen âge, il y’eut donc deux mondes# |10 solidaires, liés irrévocablement et en même temps opposés: l’Eglise et l’Etat. Leur antagonisme fondamental, en se développant toujours davantage, eut pour conséquence lente, mais nécessaire, de détacher beaucoup d’âmes soit de l’une, soit de l’autre, et, souvent, à la fois de l’une et de l’autre. Entre ces deux ordres de solidarité, absorbés par une lutte perpétuelle, il s’était formé, naturellement et nécessairement, une troisième catégorie de collectivités plus restreintes et par la même plus fortement cimentées, plus intimement unies que l’Eglise et que l’Etat: ce furent les classes et les corporations, séparées et néanmoins inséparables de l’une et de l’autre, et prenant nécessairement parti pour l’une ou pour l’autre: la noblesse plutôt et le plus souvent pour l’Eglise, la bourgeoisie et les corporations ouvrières plutôt <pour l’Etat,> et le plus fréquemment pour l’Etat. Quant à la masse du peuple, les paysans, les serfs servant de piedestal inévitable et toujours sacrifié au développement de l’un et de l’autre, elle flottait toujours incertaine entre les deux se penchant toujours du côté qui semblait lui promettre une protection, un allégement, un salut qui ne se réalisaient jamais.

Dans cette organisation il y’avait également peu de place pour l’individualisme et par conséquent aussi peu de prise pour la corruption. Le moyen âge ne fut en réalité rien qu’une lutte civile perpetuelle, une lutte organisée il est vrai, mais barbare et impitoyable pour les vaincus, et rien ne cimente tant l’union, rien n’est aussi propre d’élever le sentiment de la solidarité jusqu’à la passion, que la lutte. D’ailleurs l’intérêt même des personnes commandait cette solidarité: au milieu de ce combat sans merci et sans trêve, l’individu ne pouvait sauver son existence qu’en s’appuyant sur sa collectivité respective. Enfin l’esprit religieux qui dominait alors en Europe, avait imprimé à toutes ces associations, si criminel même qu’en fut l’objet selon les idées d’alors, un caractère sacré et mystique – La fidélité et l’honneur étaient considérés comme des vertus en quelque sorte religieuses. Les insurrections et les trahisons individuelles, <étaient donc> furent par conséquent, comparativement à notre époque,# |11 fort rares; produites généralement par quelque violente passion, elles encourraient la réprobation universelle et aboutirent presque toujours soit au répentir, soit à un châtiment terrible. Pour qu’un individu se révolta au moyen âge, cet individu, fût-il même un Empereur ou un Roi, il lui fallait beaucoup d’héroisme, tant chacun s’y trouvait enchaîné par les liens [intercalé: excessivement compliqués] d’une solidarité à la fois mystique, politique et sociale.

Au sortir du moyen âge, depuis la seconde moitié du XVme siècle, jusqu’à la première moitié du XVIIme inclusivement, deux cathégories de gens pour ne point dire deux classes, commencèrent à montrer une propension remarquable vers l’émancipation individuelle dans le sens de la corruption: ce furent les bandes militaires et les politiciens. L’une et l’autre se développèrent d’abord et principalement en Italie.

Les bandes ne furent proprement pas italiennes. Composées en majeure partie de Français, d’Espagnols et surtout d’Allemands, elles furent attirées en Italie par les guerres tant civiles qu’étrangères dont ce beau et malheureux pays fut si longtemps le théatre. Elles ne furent en réalité autre chose que des bandes de brigands, plus ou moins organisées et disciplinées, composées <de gens> d’individus de toutes nations, gens de sac et de corde, sans autre lien de solidarité entre eux que le vice, la barbarie et l’amour du butin, sans foi, ni loi, et offrant leurs services au mieux payant, sans s’enquérir le moins du monde de la justice ou de l’injustice de sa cause, pourvu qu’il payât bien. Ces bandes étaient en majeure partie composées d’esprits forts qui, pareils à ces politiciens dont je vais parler tout à l’heure, se <moque> moquaient de Dieu et du diable, ce qu’elles prouvèrent bien dans la première moitié du XVIeme siècle, lorsqu’amenées <devant> devant Rome par le Connétable de Bourbon, Général du très catholique Empereur et defenseur de la religion, Charles Quint, elles saccagèrent impitoyablement cette sainte Capitale du monde catholique. Elles <dépa> composèrent en grande partie les armées Impériales [intercalé: et Bavaroises] pendant la guerre de trente ans.#

|12Plus tard, elles furent incorporées dans les armées permanentes et régulières des [intercalé: grands] Etats, dans lesquelles elles [intercalé: apportèrent naturellement] toute la férocité, toute la dissolution qu’elles avaient contractées en exerçant pendant plus de deux siècles leur lucratif et impitoyable métier de brigands dans la plus grande partie des pays de l’Europe. Seulement dans les armées permanentes, toutes ces glorieuses qualités furent non détruites, mais énergiquement comprimées par une discipline de fer <aussi féroce et> non moins féroce et impitoyable qu’elles mêmes, et <par la même> se trouvèrent forcées par la-même à ne plus s’exercer qu’au profit des Etats. C’est ainsi que naquit cette fameuse vertu du dévouement des soldats tant pronée aujourd’hui par tous les amoureux de l’ordre quand même, monarchistes et républicains. Cette vertu n’est autre chose que le mépris ou l’ignorance stupide de tous les droits humains, de toutes les sympathies humaines et la férocité habituelle des brigands réduits par une discipline implacable à l’état d’instruments mécaniques, obéissant aveuglément aux volontés de chefs absolus. Les exploits inouis des armées de l’Allemagne dans ce malheureux pays de France, exploits qui remplissent aujourd’hui les colonnes de tous les journaux, et qui continueront de gonfler d’un orgueil stupide [intercalé: les coeurs de] cette bonne bourgeoisie allemande, jusqu’à ce qu’ils ne se tournent contre elle, ce qu’ils ne peuvent manquer de faire bientôt, ces <action> exploits dont chacun est un crime, en font foi. Se trompent donc beaucoup ceux qui s’imaginent que nos armées permanentes actuelles procèdent de la chevalerie. N’en déplaise aux hobéraux de l’Allemagne, elles n’ont rien à faire avec elle. Elles procèdent directement des corps <francs> francs saccageurs, massacreurs et pillards du moyen age, et en ont conservé même encore aujourd’hui toute la nature; car les armées permanentes des Etats même les plus civilisés Vous retrouverez toujours, plus ou moins bien masqué, le vieux brigand, le vieux pillard du moyen âge, sans doute enchaîné par la discipline, mais non moins féroce et n’attendant que le signal de son chef pour s’en donner à coeur de joie.

Les bandes <de brigands> militaires, ai-je dit, quoiqu’elles eussent commencé leurs exploits en Italie, étaient plutôt espagnoles et françaises qu’italiennes, et plutôt allemandes qu’espagnoles et Françaises. Mais la race des politiciens au contraire fut d’abord exclusivement italienne. La science et l’art de la politique moderne sont Italiens de naissance.# |13 [verso de la page précédente] <<des intérets de l’Etat y fut toujours considéré par l’opinion publique comme un sacrilège. D’ailleurs, dans le monde antique, aucun individu n’était encore parvenu à se poser séparément et à concevoir la possibilité d’une existence <pour ainsi dire> isolée, en dehors de toute solidarité avec une collectivité quelconque. Il avait [intercalé: pour ainsi dire] toute son âme dans cette collectivité; il ne pouvait donc pas s’en séparer aisement. Sous le régime chrétien, au moyen âge, l’antagonisme <permanent> fondamental de l’Eglise et de l’Etat, en se développant toujours davantage, eut pour conséquence <naturelle> <[ill.]> lente mais nécessaire de détacher les âmes, [intercalé: successivement,] soit de l’une, soit de l’autre et souvent à la fois de l’une et de l’autre. Mais l’esprit religieux qui dominait alors <toute l’Europe> <en> et qui pénétrait jusqu’aux moindres institutions sociales de l’Europe, rattachait fatalement tous les individus à leur collectivité respective, classe ou corporation. Les insurrections individuelles, produites généralement par quelque passion violente et encourrant toujours la réprobation [intercalé: universelle], que dis-je, la malédiction <générale> de tout le monde, ne pouvaient être donc que partielles et très rares, et aboutissaient presque toujours soit au répentir, soit à quelque châtiment terrible. Au moyen âge, pour se révolter, un individu quelconque, fût-il même un Empereur et un Roi, avait besoin d’un vrai héroisme, tellement chacun s’y trouvait enchaîné par les liens excessivement compliqués d’une solidarité sociale à la fois temporelle et mystique.>>#

|14L’Italie fut vraiment la mère de la Civilisation moderne, sous tous les rapports, bons et mauvais. Pendant que toute l’Europe, partagée entre la brutalité de la force matérielle et la stupidité d’une foi assomante, était plongée dans un sommeil douloureux et pesant, dès la seconde moitié du XIme siècle déjà, plusieurs villes d’Italie: Venise, Genes, Florence, Milan, Pavie et d’autres étaient en pleine république, les deux premières surtout florissantes par leur commerce et par leur industrie. Au XIIme siècle, elles fondaient déjà leur première Ligue contre l’Empereur et le Pape. Au XIIIme elles jetaient les premières bases de l’art moderne. Au XIVme elles <ont> avaient une magnifique littérature: la poésie de Dante et la prose de Bocaccio, dont <les fer> l’esprit à la fois incisif, pratique et hardi <ne fut égalé que par Voltaire [ill.]> tourné contre la religion et contre la domination de l’Eglise, ne fut égalé que par Voltaire quatre siècles plus tard. Au XVme, l’Italie eut la Renaissance des Littératures Grecque et Latine, Christophe Colomb et les premiers philosophes athées. Au XVI siècle enfin, siècle de Machiavel, elle étonna le monde par le génie incomparable de ses grands peintres, par l’héroisme de ses libres penseurs, et en même temps par sa chute profonde; car ce fut précisément l’époque oû succombant à la fin sous le double despotisme de l’Empereur et du Pape, cette fois coalisés contre elle, l’Italie perdit toutes ses libertés. Au XVIIème siècle <elle> pareille au soleil qui se couche, elle jeta <comme> un dernier éclat et comme un rayon d’adieu [intercalé: au monde humain] par le génie immense de Galilée, le vrai père des sciences positives modernes, et dans la personne duquel <l’Italie fut> elle se vit forcée <dem> de demander pardon devant l’Inquisition de Rome, d’avoir <ôsé> <avoir encore du génie> <encore> <encore> encore ôsé conserver son impérissable génie.

Pendant ces cinq siècles de liberté et de prospérité commerciale, industrielle, artistique, littéraire, philosophique et sociale, les villes italiennes eurent le loisir de développer et d’expérimenter toutes les formes politiques depuis la tyrannie passagère de leurs petits despotes, intelligents et féroces jusqu’aux démocraties les plus populaires. Elles renouvelèrent sur la base nouvelle du Catholicisme toutes les expériences des cités de la# |15 Grèce antique, ce qui ne put manquer de produire à la fin un art nouveau: celui de conquérir et de conserver le pouvoir par tous les moyens possibles, et une science nouvelle, la science de l’Etat, représentée par des politiciens de métier, gens qui étonnèrent le monde par leurs crimes audacieux et féroces et par le rafinement profond de leur expérience et de leur corruption. Pendant cinq siecles l’Italie ne présenta pas autre chose qu’une lutte acharnée pour la conquête du pouvoir entre les classes, les partis<,> et les individus – ce qui constitue en effet l’unique objet, l’unique préoccupation sérieuse de la politique. Chaque petite ville italienne présentait comme un monde à part où se réproduisait le même drame politique, modifié par quelques circonstances locales et qui lui étaient particulières; chaque ville était donc une sorte d’académie ou les individus et les classes étaient pour ainsi dire forcées d’étudier pratiquement la science et l’art de la politique. Ajoutez y encore les rivalités et les luttes interminables des villes entre elles, et au fond <de [intercalé: toute] cette multiplicité> de toute cette complication et de cette multiplicité de rapports différents la grande lutte, la lutte éternelle du Pape et de l’Empereur, des Guelfes et des Gibellins. Tout cela a dû necessairement contribuer à former le caractère politique des Italiens et à lui imprimer à la fin ce caractère d’astuce et de perversité profonde qu’on lui a tant reproché – Les Sforza, les Borgia, les Médicis avaient déjà vécu et agi, avant que Nicolo Machiavelli, le grand fondateur de la politique positiviste ait écrit ses immortels ouvrages.

Machiavel n’a pas inventé les perversités <de la politique,> nécessairement inhérentes à toute politique, ils les a seulement constatées, coordonnées et résumées en un système non artificiel, mais tout-à-fait naturel, c’est à dire conforme à la logique même des choses dont il avait fait l’objet de son étude. Il a fait tout simplement l’histoire naturelle, la description physiologique de la société telle <qu’il la voyait sous> qu’elle se présentait à ses yeux, et il en a déduit les principes généraux.# |16 Du fond même de l’histoire passée et contemporaine de l’Italie, mieux que tout autre, avant et même après lui, il a su dégager les principes éternels de la politique.

Quel est selon lui le principe essentiel de la politique? Il est affreux, mais il est réel. C’est le crime. Les Etats ne peuvent se fonder et ils ne peuvent se consolider et se conserver que par le crime; mais du moment que le crime sert d’instrument à l’Etat, il devient la vertu. Tel est le grand principe de Machiavel, tel est aussi le principe éternel de tous les Etats passés, présents et à venir.

Machiavel était un grand patriote. Témoin consterné de la chute profonde de son pays, il en voulait passionnément l’émancipation et la reconstruction, et contre le pape et contre l’Empereur. Il n’en <cherchait> espérait plus la restauration par le Catholicisme, comme Dante. Deux siècles s’étaient passés depuis Dante; et les crimes des Papes, la dissolution de l’Eglise et des pretres aidant, les classes éclairées en Italie et même une partie de la population des villes, avaient quasi complètement perdu la foi religieuse. La divinité représentée par l’Eglise avait fait trop de mal à l’Italie; Machiavel et ses contemporains ne pouvaient plus compter que sur les moyens humains, sauf à employer la religion elle-même comme moyen, là ou elle continuait [intercalé: encore] d’exercer une action réelle sur l’esprit des populations. La religion étant morte dans les coeurs de la partie la plus éclairée <de l> des populations italiennes, surtout dans les villes – et on sait que même jusqu’à l’heure présente, la population<s des campagne n’ont jamais été considérées> des campagnes n’est <[ill.] ne sont> considérée<s> par les hommes d’Etat italiens que comme une cariatide ou une vache à lait indispensable<<s, mais jamais comme une <poli> <p> politique par les hommes d’Etat italiens, – donc la religion étant morte, tous les organismes>> toutes les institutions politiques et sociales, toutes les <associations> associations, toutes les classes qui avaient été fondées [intercalé: et longtemps inspirées] par le Catholicisme <<et jadis inspirées par lui, tombaient nécessairement en ruine, chacune ne pouvait plus [intercalé: servir] de base à>> furent nécessairement entraînées dans une ruine commune; aucune ne pouvait plus servir de base à la rénovation de la patrie italienne <<de sorte que la nature, la réalité sociale organisée et vivante se refusait desormais à servir d’appui, forcé était [ill.] d’en créer un artificiellement, un nouveau>>. Mais du moment, que les forces vives de la nation, sa réalité sociale organisée et vivante se refusait à servir d’appui <[ill.]> naturel à sa regénération <politique> comme Etat, il fallait bien s’en créer un nouveau en dehors même de la vie nationale et de la liberté populaire, par les artifices d’une politique <profondement> sincèrement patriotique, <par> quant#

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|172.

Histoire de la Corruption.

Armées.

Machiavel. Etat.#

|18 à son bût, mais profondement astucieuse <par rapport> quant aux moyens qui seuls <pouvaient désormais servir à la> paraissaient désormais pouvoir conduire à la réalisation de ce bût. Il fallait ressusciter l’Italie par la violence et par le mensonge, par une série de crimes audacieux habilement calculés d’avance.

Telle est la pensée du livre: “Le Prince”. <Au fon> D’ailleurs Machiavel n’était pas plus Monarchiste que républicain. Il était Italien avant tout. Au fond [intercalé: par tempérament et par habitude] il était même beaucoup plus porté vers la forme républicaine que vers la forme monarchique <de l’Etat>. Mais ce qu’il voulait <avant surtout> surtout, c’était un grand et puissant Etat italien, monarchique ou républicain, et il était convaincu que Monarchie et République devaient également se fonder desormais sur une série d’artifices audacieux <formés dans la> et habiles, dirigés dans la première contre les partis soi-disant populaires, dans la seconde contre les partis franchement réactionnaires et contre les aspirants au trône surtout, et dans l’une comme dans l’autre, ayant pour objet de tromper et d’enchaîner les masses populaires. Machiavel était d’ailleurs un esprit par trop positif et par trop éclairé pour ne pas <comprendre> voir que le <courant> courrant universel de l’histoire, en son temps, <avait tour> s’était décidement tourné à la formation des grandes monarchies, et <peut-être aussi> pour ne pas comprendre [intercalé: aussi] que l’existence d’un grand Etat puissamment centralisé était incompatible avec la forme républicaine.

[[Les partisans de la république purement politique nous citent toujours l’exemple des Etats-Unis d’Amérique pour prouver la possibilité d’une grande République et celui de la Grande Bretagne pour démontrer la compatibilité de la puissance de l’Etat avec la liberté des Citoyens. Et ils oublient toujours d’ajouter que dans l’Amérique du Nord il n’y a eu proprement à l’origine que des Etats, non l’Etat. Il est incontestable que de nos <joures> jours [intercalé: depuis la dernière guerre surtout,] les Etats Unis d’Amérique tendent à se <centraliser> concentrer et à se fusionner toujours davantage <dans> et à former un seul Etat puissant et indivisible. C’est le résultat d’un grand triomphe politique; la politique n’ayant nécessairement, toujours et partout, qu’un seul objet principal: la formation d’une grande puissance au détriment de la justice humaine et de la liberté. Si cette tendance [intercalé: nouvelle] des Américains du Nord vers la Centralisation politique devait être couronnée de succès, c’en serait fait de leur liberté et de leur forme républicaine; et elle ne tarderait pas sans doute de l’être, grâce à cette impulsion naturelle qui pousse fatalement# |19 [suite de la note] toutes les démocraties exclusivement politiques, et fondées comme telles sur l’inégalité des conditions sociales et sur le travail salarié des masses, à se transformer tôt ou tard, d’abord en <une> dictatures [intercalé: militaires] plus ou moins masquées sous des formes républicaines, et en suite en <franche monarchie> dictatures monarchiques, également masquées sous des formes constitutionnelles, si le grand mouvement socialiste qui, dans ces dernières années, s’est propagé en Amérique aussi bien qu’en Europe, et qui tend foncièrement à remplacer le gouvernement politique d’en haut par l’organisation économique et sociale d’en bas, ne nous faisaient espérer que toutes ces tentatives de créer une centralisation poli# |20 [suite la note] tique puissante <s’échoueront> échoueront devant la volonté <moins> désormais moins aveugle sinon encore parfaitement éclairée des masses populaires.

Quant à la liberté incontestablement supérieure dont on jouit en Angleterre, en comparaison avec tous les autres Etats de l’Europe, il est évident <que parceque> <qu’elle existe que parceque> que cette liberté ne peut continuer de s’y maintenir encore aujourd’hui, que parceque, par des raisons historiques que tout le monde doit connaître, la Grande Bretagne n’est pas encore parvenue à se constituer proprement en Etat unitaire, buraucratiquement et militairement centralisé, tous les efforts <des Tudor> ambitieux et despotiques des Tudors, des Stuarts et de la maison de Hanovre ayant échoué devant l’alliance antique de l’aristocratie et de la bourgeoisie. La puissance de l’Etat, nécessairement despotique et incompatible toujours avec la pleine liberté, avec la vraie liberté populaire, ne s’est fait sentir jusqu’ici qu’en Irlande, où l’aristocratie et la majeure partie de la bourgeoisie eut besoin de cette puissance pour se maintenir contre l’animosité croissante et contre les aspirations socialistes du peuple irlandais. Mais les mêmes <causes> causes ne manqueront pas de produire bientôt les mêmes effets en Angleterre et en Ecosse, le mouvement socialiste de plus en plus prononcé et général du prolé# |21 [suite la note] tariat de ces deux pays devant nécessairement pousser la noblesse et la bourgeoisie écossaises et anglaises à chercher leur salut dans une plus forte concentration de la puissance de l’Etat. C’était, on ne l’ignore pas, l’idée fondamentale et le but secret de Lord Palmerston qui avait toutes les tendances et tous les instincts d’un homme d’Etat du Continent. Mais de son vivant la réalisation en était encore impossible, personne, excepté quelques esprits isolés peut-être, n’ayant prévu le développement menaçant et immense que devaient prendre le mouvement socialiste, d’un côté et de l’autre la puissance militaire de la Prusse et de la Russie. Aujourd’hui les hommes [intercalé: d’Etat] les plus libéraux de l’Angleterre, <comme> y compris le vieux rival de Lord Palmerston, Lord John Russell lui-même, commencent à comprendre que l’Angleterre doit se donner à son tour une puissance militaire formidable, si elle veut se maintenir comme Etat contre son propre prolétariat, à l’intérieur, et contre la coalition menaçante de la Russie et de la Prusse, à l’extérieur. Mais une fois cette puissance créée, adieu les libertés anglaises!

Pour quiconque veut penser sérieusement, sans parti pris et ne fondant ses conclusions politiques que sur la marche inévitable des choses, sur les rapports réels, aussi bien que sur les conditions respectives des Etats et des classes, il doit être clair qu’aujourd’hui, en Europe de même qu’en Amérique, il ne reste plus que deux grands courrants, deux grandes tendances réelles et sérieuses: l’une poussant le monde civilisé vers la formation des grands Etats, des formidables aglomérations politiques, despotiques, mécaniques, militaires et buraucratiques, fondées nécessairement sur la subordination définitive, pour ne point dire sur l’esclavage des masses laborieuses au profit de la classe possédante et privilégiée, mais également subordonnée à cette toute puissance de l’Etat; et l’autre, poussant le prolétariat de tous les pays vers son émancipation complète par la destruction des Etats et en faisant entrevoir, dans un avenir plus ou moins rapproché, l’organisation d’un monde international nouveau fondé par la liberté, sur les bases de l’égalité économique et sociale. Et que tout ce qui se passe, tout ce qui s’efforce vainement à se produire et à se maintenir entre ces deux tendances fatalement opposées, dénué desormais de toute raison d’être et de tout moyen sérieux d’existence, n’est plus que fantôme et fumée.

Je ne doute pas que le mouvement populaire, résultat de la logique même de l’histoire et des nécessités inhérentes à la nature humaine, ne doive finir par triompher. Mais il me parait de plus en plus certain que ce triomphe définitif de l’humanité sur la brutalité ne pourra être obtenu qu’au prix de luttes terribles et d’immenses sacrifices.]]# |22 Il était donc <[ill.]> devenu monarchiste non par son sentiment qui était profondément républicain, mais par sa grande raison qui, appuyée sur une profonde <exp> connaissance de la situation italienne, ne lui montrait d’autre salut <contre> pour <cette malheureuse> sa malheureuse patrie,# |23 <Italie> menacée et déja écrasée par le double joug [intercalé: à la fois] temporel et spirituel de l’Empereur et du Pape que dans la <fondation> formation artificielle d’une puissante monarchie <Italienne>, fondée non sur la coopération sympathique et active, mais sur l’écrasement, sur l’anéantissement politique et social, intellectuel et moral des populations italiennes.

Machiavel, avec une sagacité merveilleuse, avait <prédit> déviné et prédit dans son livre le principe fondamental des Etats modernes, tels qu’ils devaient s’établir, sur les ruines du moyen âge, après les guerres religieuses, sur tout le continent de l’Europe, moins les Pays-Bas et la Suisse, <sur tout le> à partir de la seconde moitié du XVIIme siècle. Ce principe <n’est> n’étant autre que celui d’une grande puissance artificielle et essentiellement mécanique, fondée sur l’exploitation réglée, systématique, scientifique des richesses et des forces vives d’une nation et organisée de manière à maintenir <ces derniers> cette dernière dans une subordination absolue, <Ce principe> porte en lui-même la condamnation et la mort <des nations> de tous les éléments proprement nationaux, l’esclavage ostensible ou masqué des populations et le triomphe du <<Césarisme, du militarisme, de la bureaucratie, de la police quand même, et de la religion de l’Etat. C’est le système qui, après avoir été réalisé dans sa plénitude [intercalé: en Russie], sous la triple influence, également néfaste, des Tartares <et> de Byzance et de nos civilisateurs allemands en Russie, et dont l’établissement définitif et complet à l’Occident de l’Europe, avait été contrecarré, à partir de la fin du siècle dernier jusqu’à nos jours, par une <suite> série de mouvements révolutionnaires, dont aucun, il faut le dire ouvertement n’a encore aboutit jusqu’ici, plus ou moins avortés, mais qui nous menace de s’introniser triomphalement aujourd’hui, au milieu même de l’Europe,>> <pouvoir Central, militaire, burau> pouvoir central absolu, militaire, buraucratique, policier et fiscal et devenu lui même l’objet d’une <Culte religieux.> sorte de culte religieux. C’est le système# |24 qui, sous la triple influence, également néfaste, des Tartares, de Byzance et d’une civilisation officiellement importée de l’Allemagne, s’est complètement réalisé dans l’Empire Germano-Oriental de toutes les Russies; c’est le système qui à partir de la paix de Westphalie, inauguré d’abord en France par des aventuriers politiques venus d’Italie à la suite de Cathérine et de Marie de Médicis, puis élargi et agrandi par le génie de Richelieu, s’est <établi> définitivement établi <<sous le règne de Louis XIV; c’est [intercalé: enfin] le système <qui> qui s’est assis sur les racines de l’Empire Germanique, grâce à la réforme religieuse dont l’action, partout ailleurs émancipatrice, dans la seule Allemagne <a tué> <a eu pour effet singulier de tuer> a produit cet effet singulier de tuer complètement l’indépendance des caractères et des esprits, <[ill.]> ayant rempli dans ce pays de rêveurs, pendant près de deux siècles<, le même office> et demi apeuprès, le même office que le <Capitalisme> Christianisme,>># |25 [verso de la page précédente] <<entouré de tout le pédantisme consciencieux et scientifique et du servilisme honnête, voluptueux et passionné et entouré de l’autre>> acclamé et brutalement soutenu d’un côté par la barbarie d’une noblesse arrogante et stupide et de l’autre par l’enthousiasme patriotique,# |26 sous le règne de Louis XIV, et qui, – survivant à toutes les révolutions <et loin d’être amoindrie, au contraire renforcé par chacune,> dont chacune bien loin de l’amoindrir l’a au contraire fortifié davantage, après avoir donné à la France pendant deux siècles consécutifs, la puissance et la gloire, s’épuisant enfin et épuisant, <[ill.]>#

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Etat

Machiavel

Angeleterre#

|28 démoralisant la France par ses triomphes continus, <l’a enfin encore> a fini par la plonger dans la situation terrible dans laquelle elle se trouve présentement; situation dont elle ne pourra sortir que par la révolution sociale, c’est à dire par le renversement définitif du système, par la destruction de l’Etat. C’est <enfin> le système que le triomphe du Protestantisme a fait asseoir, <sur les ruines du> en Allemagne, sur les ruines du viel Empire germanique; <Car la réforme religieuse> car l’action de la Réforme religieuse, émancipatrice et stimulante partout ailleurs, a produit dans ce pays de respectueuse subordination et de pieuse rêverie, un effet singulier: elle y a paralysé complètement, pendant deux siècles au moins, l’essort des esprits, et y a définitivement établi la religion du pouvoir temporel, le culte de l’autorité <des chefs et> des Princes et des employés de l’Etat. Elle a rempli et elle continue de remplir encore aujourd’hui, en Allemagne, l’office que le Christianisme Oriental remplit depuis trop longtemps en Russie: celui de tourner les âmes, isolément, égoïstement préoccupées de leur propre salut, vers le ciel, et de livrer les corps et les biens de chacun et de tous à l’arbitraire absolu du souverain.

[[Dans une lettre adressée, il y’a quelque mois, à la rédaction d’une petite feuille, paraissant en langue russe, à Genève, le Chef reconnu des communistes allemands, Mr Charles Marx a énoncé un sophisme historique qui m’a fort étonné venant d’un homme aussi intelligent et aussi savant que lui. Il prétend que si l’Allemagne se trouve encore soumise au régime absolu de ses princes, il faut l’attribuer principalement à l’influence fatale de la Russie. Il méconnaît singulièrement l’histoire de son propre pays en avançant une chose qui d’ailleurs se trouve en contradiction flagrante avec l’expérience de tous les temps et de tous les pays. A-t-on jamais vu une nation inférieure en civilisation imposer et inoculer ses propres principes à un pays incomparablement plus civilisé, à moins que ce n’eut été par la voie de conquête? Mais l’Allemagne, que je sache, n’a jamais été# |29 [suite de la note] conquise par la Russie. Il est donc vraiment impossible qu’elle ait pu adopter un principe russe quelconque, mais il est plus que probable, il est certain, que vu son voisinage immédiat et à cause de la prépondérance incontestable de son développement politique, [intercalé: industriel, commercial, scientifique et social,] elle a fait passer beaucoup de ses propres idées [intercalé: en Russie], ce dont les Allemands conviennent généralement eux-mêmes, lorsqu’ils disent, non sans orgueil, que la Russie doit à l’Allemagne le peu de civilisation qu’elle possède. Et, en effet, c’est aux Allemands que nous devons, sous le rapport politique et administratif, militaire et buraucratique, l’achèvement de notre édifice impérial. Nous lui devons en outre notre chère dynastie <impériale> régnante qui est allemande pur sang.

A moins d’ignorer ou de nier l’histoire, Mr Charles Marx doit reconnaître que le peuple <ru>, ou plutôt les peuples russes – car il y’en a au moins deux principaux, celui de la Grande Russie et celui de la Petite Russie, parlant deux langues et ayant sous beaucoup de rapports deux histoires différentes – que ces peuples, dis-je, n’ont aucunément contribué à l’élévation de cet Empire, dont le germe s’est développé à Moscou sous la domination et sous l’influence [intercalé: très] brutale des Tartares et qui n’a pas gagné beaucoup, sous le rapport humain, en recevant plus tard la bénédiction de Byzance. J’ai <assez parlé autre part de la byzance> me suis assez explicitement prononcé dans maintes occasions, sur la férocité monstrueuse de cet établissement politique, fondé<e> sur la méconnaissance et le mépris absolu de tout ce qui est humain dans les hommes, pour avoir besoin d’exprimer encore une fois toute l’horreur qu’il m’inspire. Mais ce que je ne croirai jamais [intercalé: avoir] suffisamment répété<e>, c’est cette vérité historique incontestable et si consolante pour nous, partisans, non de l’Empire, mais des peuples russes, c’est que ces peuples n’en ont pas été seulement les victimes; ils en ont été, dès sa première formation jusqu’à nos jours, les ennemis irréconciliables, jamais résignés et toujours révoltés. Dès la seconde moitié du XVème siecle jusqu’au commencement du XVIIème, l’histoire intérieure <ne présente> de la Russie ne présente autre# |30 [suite de la note] chose que la lutte perpétuelle et la plus obstinée du peuple de la Grande Russie défendant son indépendance et ses libertés communales contre les envahissements politiques<, despotique> des Tzars de Moscou et contre <[ill.]> l’oppression et l’exploitation économique de leur <burea> noblesse, <de> c’est à dire de leur bureaucratie héréditaire. En 1612 ce fut un soulèvement populaire et général de toutes les provinces russes, <soulè> une révolution triomphante et qui abattit d’un seul coup l’insolente oppression jésuitico-aristocratique de l’invasion polonaise et le despotisme Tartaro-Byzantin des Tzars de Moscou. Cette révolution se termina sottement par l’élection d’un nouveau Tzar auxquels les députés des provinces imposèrent une Constitution qu’il jura d’observer et qu’il se promit naturellement de violer. Cinquante ans après cette [intercalé: malheureuse] élection <mémorable>, la situation du peuple des campagnes et des villes, dans toutes les provinces de l’Empire aussi bien qu’à Moscou était devenue intolérable. Horriblement opprimé, tourmenté et pillé par l’administration du Tzar, il avait été définitivement attaché à la glèbe et livré comme esclave à la merci d’une bureaucratie nobiliaire féroce. Le peuple se souleva de nouveau. Cette fois le signal de l’insurrection <populaire> fut donné parle peuple de Moscou. En 1662, le prolétariat révolté de Moscou avait entouré la résidence d’été du Tzar Alexis, fils du Tzar élu et père de Pierre Ier, surnommé le Grand, demandant à grands cris qu’on lui livre les boyars détestés. <La> L’insurrection fut réprimée par les troupes du Tzar Alexis. Il y’eut comme de raison un massacre terrible, des exécutions sommaires et en masse, des supplices sans nom et sans nombre. L’ordre public avait été rétabli. Mais cinq ans plus tard, un vengeur populaire se leva, Sten’ka Razin (1667-1671), simple Cosaque du Don et la plus grande figure <populaire qu’ait jamais présentée l’histoire de la Russie,>, actuellement encore le héros de la légende populaire. Il ébranla l’Empire. Son système révolutionnaire était des plus simples; il pendit tous les nobles, tous les fonctionnaires militaires et civils du Tzar et une masse de prêtres, déclarant qu’on n’avait pas besoin de ces derniers, même pour se marier, puisqu’il suffisait de faire trois fois le tour d’un arbre, selon l’antique coutume payenne, pour être marié. Partout où il triomphait, après avoir fait table rase de tous les représentants de l’ordre politique, juridique, nobiliaire et clérical de l’Etat, il reconstituait l’ancienne commune Slave avec la propriété collective et le gouvernement <populaire> des assemblées populaires. Aussi fut-il attendu par le peuple de Moscou et par celui des provinces les plus reculées de l’Empire comme un Sauveur, comme un Messie. S’il avait pu continuer sa marche triomphante jusqu’à Moscou, c’en serait probablement fait de l’Empire Moscovite, et nous n’aurions jamais eu d’Empereurs Allemands, et il ne resterait plus en Russie ni clergé officiel, ni bureaucratie# |31 nobiliaire et propriétaire de la terre. Quelle direction aurait pu prendre alors le développement historique de ce peuple immense? Qui peut le dire? Probablement que le moment n’était pas encore mur et que le peuple n’était pas encore assez mur pour le triomphe d’une révolution aussi largement socialiste. Stenka Razin, après avoir remporté d’éclatantes victoires, fut enfin défait par les troupes moscovites déjà disciplinées quelque peu par des officiers allemands. Il fut pris et suplicié à Moscou après avoir été torturé de la manière la plus atroce, étonnant ses tourmenteurs eux-mêmes par sa fière contenance de révolutionnaire irréconciliable, se moquant d’eux et montrant une indifférence [intercalé: si parfaite] au milieu des plus affreuses douleurs, que <ses tourmenteurs> tous les témoins, les boyars et les prêtres, le déclarèrent enchanté et <inaccessible à la> aussi inaccessible aux souffrances qu’à la pitié, “aussi impitoyable pour lui même que pour <tous> les autres”, <dit [ill.]> dit son historien, Mr Kostomaroff.

Cette fois le peuple fut vaincu pour longtemps. Juste cent ans se passèrent depuis l’exécution de Stenka Razin jusqu’au soulèvement de Pougatcheff en 1771, sous Cathérine II. Ces cent<s> ans furent employés par le Tzar Pierre Ier et par ses successeurs à la fondation, à l’élargissement [intercalé: extérieur] et à la consolidation intérieure du nouvel Empire Moscovito-Petersbourgeois. C’est ici que commence proprement l’intervention civilisatrice des Allemands. L’économie de cet Empire était toute simple: En bas, comme piedestal <et> ou comme matière première de cette monstrueuse fabrique de l’Etat, le peuple vaincu, et réduit par Pierre Ier au dernier degrés d’asservissement: <le peuple> l’esclave sans voix et sans droit, privé de toute propriété et devenu lui-même la propriété de la classe servile, de la noblesse. Au milieu, comme instruments de l’Etat, les deux classes privilégiées, cette noblesse et le Clergé officiel, toutes les deux réduites par Pierre Ier au dernier degré de dégradation et devenues plus que jamais les serves de l’Etat; l’une constituant une sorte de bureaucratie héréditaire, dont tous <et que> les fils <était> étaient forcés de servir l’Etat, jusqu’à ce qu’il ce plaise au gouvernement de <lui> leur donner <son> leur congé, dépendant [intercalé: d’ailleurs] d’une manière absolue, <lui, sa> eux, leur propriété, <sa liberté, sa vie, sa famille de leur vouloir du sou> leur vie, [ill.], la liberté et la vie de tous les membres, masculins et féminins de leurs familles du bon ou du mauvais vouloir du souverain, et passibles des plus atroces comme des plus humiliants châtiments corporels. Le Clergé officiel, une sorte de police noire, ayant mission de surveiller, d’espionner, de dénoncer les individus et les masses, et de les endoctriner en identifiant le Tzar avec Dieu dans la croyance populaire. Audessus de tous et de tout, le Tzar-Dieu, <comme la personnification suprême de l’Etat.> personnification suprême de l’Etat.#

|32 [suite de la note] Tous les éléments nécessaires à la fondation d’un grand Empire conquérant [intercalé: <étaient> se trouvaient donc réunis entre les mains du Tzar réformateur:] Un peuple vaincu et réduit à une impuissance transitoire, forcé de subir, de nourrir le monde officiel<, de travailler> et de se faire tuer pour la grandeur de l’Etat; une canaille nobiliaire stupide et plongée dans la plus crasse ignorance, il est vrai, rapace, voleuse, horribleme tyrannique pour ce malheureux peuple livré à sa merci, mais prosternée comme un esclave devant le souverain, capable de supporter de sa part toutes les atrocités possibles et même impossibles, et rompue à toutes les hontes, à toutes les servitudes, à toutes les turpitudes. C’était un excellent instrument de Gouvernement despotique et bureaucratique, auquel il ne manquait que trois choses: l’intelligence et la science qui, grâce aux leçons si utiles des Allemands ne manquent plus aujourd’hui, et l’honnêteté, qui continue de manquer toujours; <mais qui avait alors beaucoup plus qu’aujourd’hui> par contre elle possédait alors dans une mesure beaucoup plus prononcée qu’aujourd’hui une qualité inappréciable et qui compensait tous ces défauts, une qualité que la buraucratie militaire et civile de l’Allemagne et de la Prusse surtout possède seule au même degré, aujourd’hui [intercalé: <même>], parait-il, [intercalé: même] plus que jamais: C’était sa disposition et sa promptitude à <remplir> exécuter les mesures les plus révoltantes, les plus atroces, lorsqu’elles lui étaient commandées par le Souverain. Pour être juste, il faut pourtant reconnaître cette importante différence entre la buraucratie russe et la buraucratie allemande, que la première exécute souvent ces mesures par mouvement spontané et par barbarie naturelle, alors même qu’elles ne lui sont pas commandées et même quelquefois lorsqu’elles sont expressement prohibées, tandis que la bureaucratie allemande, composée <d’hommes occi> de fonctionnaires occidentalement civilisés et ordinairement très doux, très honnêtes, modestes et aimables dans leur vie privée, ne les exécute que lorsqu’elles lui sont expressement commandées, mais alors <elle les exécute> impitoyable comme une machine, elle les exécute avec une ponctualité consciencieuse et d’autant plus inéxorable. La barbarie n’est point dans son caractère; mais l’obéissance quand même constitue sa religion, sa nature<<. Quand [intercalé: de sorte que pour elle, contre les ordres de] sa Majesté le Roi a parlé, il n’y a plus pour elle ni droit, ni justice, ni humanité qui tiennent.>>; de sorte, que, pour elle, toute expression de la volonté souveraine, quelle qu’elle soit, est sacrée, et lorsque sa Majesté le Roi a parlé, il n’y a plus ni droit, ni justice, ni humanité qui tiennent. Volonté souveraine du Roi = Raison d’Etat, expression transcendante du Culte de l’Etat, voila la loi suprême pour tout buraucrate allemand, militaire et civil<e>; sa vraie, son unique religion.

Le second instrument gouvernemental qui se trouvait entre les mains du Tzar <réformateur, ai-je dit> réformateur, <Dieu terrestre> ai-je dit, c’était le Clergé officiel, appelé et complètement disposé à bénir ou [verso de la page:]

4

Etat – France – Allemagne

Marx – Russie]]]#

|33C’est enfin le système qui – s’appuyant, d’une part, sur la brutalité <à la fois arrogante et servile> militaire d’une noblesse dont l’abjecte prosternation <aux moindres volontés> devant du Souverain, n’est égalée que par le stupide mépris# |34 qu’elle témoigne à tout ce qui dans la hiérarchie sociale se trouve placé au dessous d’elle, et de l’autre, sur <<la servilité infinie et inépuisable, honnête, convaincue, passionnée de la bourgeoisie allemande, le servile patriotisme d’une bourgeoisie>> le patriotisme servilement passionné d’une bourgeoisie humble, <respectueuse> patiente et obéissante jusqu’à la mort, est en train de <fonder> créer maintenant le Second Empire d’Allemagne, l’Empire Prusso-Germanique, fondé sur la crainte de Dieu et sur le respect quand même de< toutes les>s autorités et de tous les personnages haut placés.#

titre: L’Empire Knouto-Germanique et la Révolution Sociale. Fragments et variantes. Fragment C.

titre de l’original:

date: novembre 1870 – avril 1871

lieu: Locarno

pays: Suisse

source: Amsterdam, IISG, Archives Bakunin

langue: français

traduction:

note: Texte écrit entièrement sous forme de note. Manuscrit pp. 95-140.

|1toutes les démocraties exclusivement politiques à se transformer en [intercalé: simple] dictature [intercalé: républicaine] d’abord et plus tard en franche monarchie, si le grand mouvement socialiste qui, dans ces dernières années s’est propagée en Amérique aussi bien qu’en Europe, et qui tend foncièrement à remplacer le gouvernement d’en haut, sous toutes ses formes, par l’organisation d’en bas des masses populaires, ne nous faisait espérer que toutes ces tentatives de créer une puissante centralisation politique echoueront devant la volonté désormais moins aveugle sinon encore parfaitement éclairée des masses populaires.

Il en est de même des libertés anglaises qui furent, comme <[ill.]> on sait, la source originele et unique des libertés américaines. Les libertés dont on jouit encore en Angleterre ne sont pas les produits ni des dons de l’Etat; elles se sont formées au sein de la vie nationale, [intercalé: en dehors de l’activité de l’Etat,] par une transaction [intercalé: immédiate,] conclue, il y’a plus de six siècles, entre l’aristocratie et les communes contre la royauté, c’est à dire contre l’Etat. Ou bien, si l’on veut donner le nom d’Etat à l’ensemble des institutions politiques et sociales de l’Angleterre, telles qu’elles se sont naturellement développées dans l’histoire, il faut reconnaître alors qu’il existe deux sortes d’Etats d’origine et de nature complètement opposées: l’un <l’Etat> Catholique-Romand, l’autre Anglo-Saxon-Protestant. On pourrait-y ajouter, avec beaucoup de raison, l’Etat Oriental transformé et perfectionné au point de vue Chrétien, d’abord à <Byzance> Constantinople et plus tard à <St Petersbourg> Moscou <et à St Petersbourg,>: l’Etat Byzantin, <Moscovite qui ont l’honneur insigne> -Tartar<o->e, Moscovite définitivement <formé> achevé et constitué, c’est à dire germanisé <à St Petersbourg> par les Empereurs de St Petersbourg. Mais cette forme de l’Etat, comme je m’en vais le montrer tout-à-l’heure n’est pas une forme <différente> essentiellement différente de la forme Catholique-romande; elle n’en est rien que l’idéale perfection, <un idéal ver le quel tous les Etats Catholiques tendent irrevocablement> vers laquelle tendent avec plus ou moins de succès tous les Etats du Continent de l’Europe, depuis qu’ils ont secoué le joug de l’Eglise et qu’ils ont commencé à se servir de la religion comme d’un excellent moyen de gouvernement<, t>. Toute la différence qui les avait séparés de l’Etat Oriental<, c’est> n’ayant consisté qu’en ceci: <dès l> dans leur origine les Etats Catholiques furent les serfs plus ou moins respectueux et soumis de l’Eglise, tandis que l’Etat Oriental dès <ses premiers jours le maître> l’abord fut son maître.

Peut-être faudrait-il parler encore de l’Etat proprement allemand issu du protestantisme et fondé au dix-septième siècle, d’abord sous la forme de# |2 beaucoup de petits Etats autonomes et absolus, très mal fédérés entre eux, sinon en dehors, du moins dans une indépendance complète de <l’antique> l’ancien Empire Catholique des <Germains> Germains. Cet Empire, successeur jadis tout puissant de l’Empire Romain ne put jamais se relever <depuis le> du coup terrible que lui avait porté le Protestantisme. Il <train> traina encore, après la paix de Westphalie, une existence de paralytique pendant <<un peu plus d’un siècle et demi. Définitivement anéanti par l’Empereur Napoléon 1er il laissa à sa place <son> un successeur bien <amoindri, l’> amoindri sous la forme de cet Empire d’Autriche <qui paraît devoir> <a tout l’air aujourd’hui de devoir subir bientôt le même sort,> qui, à son tour a bien l’air aujourd’hui de devoir subir bientôt le même sort, un siècle et demi, jusqu’à ce que recevant>> un siècle et demi, jusqu’à ce qu’enfin, anéanti et déclaré dissous par Napoléon 1er, il ne disparut de la scène, au commencement de ce siècle, en laissant après lui un successeur bien amoindri sous la forme de cet Empire d’Autriche qui, à son tour, paraît devoir subir bientôt le sort de son antique et grand prédécesseur. Aujourd’hui les petits Etats protestants de l’Allemagne, la Bavière catholique y compris, incapables de continuer plus longtemps leur existence séparée et subissant [intercalé: bien malgré eux] la dictature militaire et politique de la Prusse, sont en train de se fusionner dans un Empire nouveau, et qui n’a rien de commun avec l’antique Empire Germanique: dans un grand Etat protestant, fortement centralisé sous les apparences d’une <fondat> fédération illusoire et évidemment passagère, militaire, buraucratique, piétiste <et despotique>, policier, nobilier et despotique. C’est enfin, après soixante ans d’aspirations douloureuses, de chansons et d’attente, la réalisation du grand rêve des patriotes allemands, l’accomplissement de la grande unité germanique sous la discipline à la fois religieuse et temporelle d’un Empereur-Soldat.

L’Empire de Russie, ai-je dit, c’est l’Etat idéal, <dans toute sa franche nudité sans hypocri> vers lequel tendent irrévocablement tous les autres Etats; l’Etat dans toute sa franche nudité, sans hypocrisie et sans phrases. Son économie, son organisation intérieure et sa politique extérieure<s> sont toutes simples et ne sont que des conséquences nécessaires de son principe unique: l’Etat personnifié dans le Tzar, c’est l’incarnation de Dieu sur la terre; d’où il résulte que tout doit lui être subordonné, sacrifié. Contre lui il n’est point de droit qui tienne, lui seul est le droit. Intérêts des individus <et> ou des masses,# |3 prospérité matérielle, développement et liberté intellectuelle et morale, dignité, sentiments et rapports humains tout doit être immolé à la réalisation d’un seul but: la grandeur, l’extension indéfinie et la <puissance> toute puissance de l’Etat. Tel est l’unique sens officiel du mot patriotisme dans l’Empire de toutes les Russies. Par contre, le patriotisme non officiel, celui qui a pour objet l’émancipation des peuples qui s’y trouvent enchaînés, le patriotisme révolutionnaire ne peut avoir qu’un seul but: la destruction de l’Empire. La politique intérieure de l’Empire, ai-je dit, découle naturellement de son principe: c’est la compression et l’exploitation indéfinies des masses populaires considérées comme la matière inerte de la puissance de l’Etat. Son organisation est on ne peut plus simple: La nation ou plutôt l’aglomération forcée de nations différentes qui composent l’Empire <est divisée> se divise en deux cathégories: la masse gouvernée et la classe gouvernante; cette dernière formant <une sorte de> une bureaucratie immense, religieuse, militaire et civile, en partie héréditaire, en partie même élective, mais toujours oppressive, puissante et servile. A l’extérieur, la politique de l’Empire ne peut avoir qu’un seul but: la conquête. Tel est cet Empire de Russie dont les populations Slaves de l’Autriche attendent sottement leur émancipation aujourd’hui.

Après lui, le plus idéal sera certainement le nouvel Empire <de> d’Allemagne.

Il y’a quelques mois, l’illustre chef des communistes allemands, Mr Charles Marx a adressé <à un petit> au rédacteur d’une <très> petite feuille paraissant quelquefois en langue russe à Genève une lettre très étrange, dans laquelle il prétend que le régime <despotique,> absolu, retrograde, [intercalé: nobiliaire] militaire <nobiliaire et> buraucratique et policier qui sévit aujourd’hui plus que jamais en Allemagne, y a été importé de Russie. C’est méconnaître singulièrement l’histoire de son propre pays et avancer une chose qui se trouve en contradiction flagrante avec l’expérience historique de tous les autres pays. <A-t-on># |4 A-t-on jamais vu une nation inférieure en civilisation imposer et inoculer ses principes à un pays incomparablement plus civilisé, à moins que ce ne soit par la voie de conquête? Mais l’Allemagne ne fut jamais conquise par la Russie. Il est donc absolument impossible qu’elle ait jamais pu adopter un principe russe quelconque; mais il est plus que probable, que, vu son voisinage immédiat, elle a fait passer en Russie beaucoup de ses propres principes, ce dont les Allemands d’ailleurs conviennent eux-mêmes lorsqu’ils disent, non sans orgueil, que la Russie doit à l’Allemagne le peu de civilisation qu’elle possède. Et en effet, c’est aux Allemands que nous devons l’achèvement, ou pour me servir de l’expression inventée par feu l’Empereur Napoléon III, le couronnement de notre édifice impérial, sous le rapport politique, militaire et buraucratique. Nous n’avions apporté pour la construction de cet édifice qu’un matériel, immense il est vrai, mais sans forme: notre férocité tartare et notre esclavage byzantin – (Je parle ici de nos classes plus ou moins gouvernantes et privilégiées, de la noblesse et de notre clergé, non du peuple, non de ces millions de paysans asservis qui furent et qui restent dans notre histoire les uniques et les perpetuels révoltés). Ces dispositions que les Allemands semblent admirer dans le secret de leur coeur et qu’ils nous envient peut-être, mais à la hauteur desquelles ils ne manqueront pas sans doute de s’élever bientôt, pour peu qu’ils continuent à se laisser <continu> éduquer par les baguettes de M.M. de Bismark et de Moltke et par la théologie de ce bon Mr de Muller, leur ministre des Cultes, qui pour <germaniser> regermaniser la Lorraine et l’Alsace vient d’y envoyer des momiers protestants et des jésuites catholiques, – ces dispositions sont incontestablement très précieuses, mais elles ne suffisaient pas à la fondation d’un grand Empire. Il fallait encore pour cela la science bureaucratique et militaire, et avec elle le culte occidental, à la fois consciencieux et intelligent, du pouvoir despotique, la théorie de la servilité, <cette> et cette passion de domesticité, dont le tableau si réjouissant en Allemagne, avait une fois arraché au grand patriote Börne ce cri de douleur et de honte: “Il faut bien le dire, les autres peuples sont trop souvent des esclaves, mais nous autres Allemands, nous sommes toujours des laquais.#

|5Voila les trésors que les allemands <que les> nous ont apporté avec une généreuse profusion; et pour combler leurs bienfaits ils nous ont donné une maison impériale de race allemande pure, des Holstein-Gottorp, pour nous gouverner et pour nous civiliser. De sorte qu’on peut considérer tout notre monde officiel comme un enfant adoptif de l’Allemagne: c’est un Tartare germanisé; et l’Empire Russe comme une succursale de cette immense patrie Germanique, appelée à régénérer ou ce qui veut dire la même chose, à serviliser <le monde> l’univers selon la croyance <des patriotes les plus exaltés> <exagérés de l’Allemagne> des patriotes tédesques les plus enragés.

Quant à l’honneur d’avoir fait passer quelques uns de nos principes byzantins ou tartares en Allemagne nous devons absolument le décliner. Nous avons assez de nos propres péchés pour nous charger encore des pécadilles des Allemands. Nul doute que le voisinage d’un grand Empire déspotique à l’Orient ne soit un excellent appui pour le despotisme prussien; comme il n’y a point de doute aussi que le voisinage immédiat de la Chine ne soit une condition très favorable au développement du régime asiatique en Russie. Mais il est impossible d’en conclure que la Chine ait transplanté ses principes en Russie, ou que cette dernière ait transporté les siens en Prusse. Encore la première assertion est elle véridique en ce sens, que les mêmes Tartares qui avaient préalablement envahi et conquis la Chine, sont venus conquérir plus tard la Russie, et qu’ils en ont réellement mongolisé la classe officielle – Mais les Russes, comme je viens de le dire déjà, n’ont jamais conquis l’Allemagne, donc il leur a été impossible de la russifier.

Mr Charles Marx n’a donc pas besoin d’aller chercher en Russie les germes du despotisme princier, de l’arrogance nobiliaire et de la servilité bourgeoise qui constituent la vie politique de son pays. Pour peu qu’il veuille s’en donner la peine il les retrouvera dans l’histoire même de l’Allemagne depuis que le protestantisme lui a imprimé un caractère nouveau.#

|6En Angleterre comme en Ecosse, quoi qu’en dise Buckle, les effets de la réforme religieuse ne furent pas moins bienfaisants. La Grande Bretagne date proprement sa nouvelle existence du règne d’Elizabeth et du protectorat de Cromwell, les deux champions officiels, l’une légitime, l’autre révolutionnaire, du Protestantisme. Mais là aussi, malgré toutes les tendances despotiques qu’Elizabeth avait héritées de son père, le mouvement religieux fut essentiellement populaire. En faisant décapiter une reine, Marie Stuart, Elizabeth obéit encore plus à la volonté apeuprès unanime et passionnement exprimée du peuple anglais, qu’à ses propres passions jalouses, vaniteuses et vindicatives. Quant à Cromwell, il fut évidemment l’expression la plus pure et la plus complète d’une profonde révolution populaire à la fois religieuse, libérale et égalitaire. Les puritains anglais, après Ulrich v. Hutten, Thomas Münzer et les anabaptistes de Münster toutefois, furent les premiers qui proclamèrent dans l’histoire le dogme de l’égalité politique et sociale qui reçut même un commencement d’exécution par la suppression de la chambre des Lords, sous le régime de Cromwell. Mais comme ils placèrent ce dogme nouveau sous l’égide du Bon Dieu, le protecteur éternel et naturel de toutes les inégalités politiques et sociales, leur dogme tomba dans l’eau. Il se retrouva un siècle plus tard, de l’autre coté de l’Océan, dans cette nouvelle Angleterre <de l’Amérique du Nord>, où il fut transporté par les compagnons exaltés et farouche de Cromwell et de Milton, par ces grands puritains religieux qui ne pouvant ni ne voulant se réconcilier ni avec la royauté,, ni avec la noblesse, <sont> se condamnant à un exil volontaire, sont allés jeter les sémences d’une liberté jusque là <connu> inconnue sur le sol vierge de l’Amérique du Nord. Personne n’ignore que du triomphe du Protestantisme, non officiel ou anglican, mais populaire, dissident date le grand essor industriel, commercial et politique de la Grande Bretagne. Mais ce qu’il ne faut pas oublier non plus, c’est que sa grande littérature et son développement# |7 scientifique et philosophique datent également de cette même époque mémorable. Pour le prouver il n’y a qu’à citer les grands noms de Shakespeare et de Bacon, contemporains d’Elizabeth, et celui de Milton l’ami de Cromwell; et dans le courant du XVIIème siècle, <avec Milton> avant et après Milton les noms de Fletcher, de Johnson, de Thomson, de Dryden, de Shaftesbury; les noms de Thomas <Hobbes> Hobbes, de <Newton> et de Locke; enfin ceux de Nepper, de Harvey, de Boïle, de Hallei et du plus grand de tous, Newton.

Les effets du protestantisme en France ne furent pas moins remarquables. Sans parler des passions religieuses qui remuèrent profondément toute la nation française – et pour une nation qui veut vivre et produire quelque chose de grand, il est toujours bon de se rémuer – considérons seulement l’élan immense que la propagande calviniste y avait imprimé à tous les caractères, à tous les esprits. Comme en Angleterre et comme en Hollande, le Protestantisme créa en France des héros, des martyrs et des saints par centaines, par milliers, et parmi eux des grands hommes comme l’amiral Coligny [intercalé: comme Sully,] et comme Henri IV lui même; de grands esprits comme Rabelais, <comme [ill.]> comme Montaigne qui, tous les deux, d’ailleurs, comme Erasme; procédaient encore plus de la Renaissance que de ce mouvement religieux qu’ils dominaient de toute la hauteur de leur science et de leur génie. Sous le rapport politique le Calvinisme en France prit dès l’abord un caractère décidemment républicain. Logiques et entiers comme le sont naturellement les Français, ayant toujours le coeur voisin de l’esprit et la main voisine du coeur, les huguenots avaient compris, avec une sagacité merveilleuse et avec cette santé d’instinct qui conduit droit au bût, que le renversement du pouvoir temporel [intercalé: de la royauté] devait être la conséquence nécessaire de l’abolition du pouvoir spirituel de l’Eglise, de sorte qu’après avoir renié le pape, ils tendirent invinciblement à renier le roi. C’est en vain que des écrivains [intercalé: modernes,] historiens, philosophes# |8 et publicistes des écoles doctrinaires, unitaires, centralisatrices et catholico-révolutionnaires s’efforcent de nous démontrer aujourd’hui que le mouvement politique des huguenots de la France fut un mouvement aristocratique, nobiliaire, provoqué par les chefs de grandes maisons qui profitant des troubles religieux, tendaient à réconstituer leur puissance féodale antérieurement abattue par la puissance royale. C’est en vain qu’ils s’efforcent de nous représenter cette dernière comme ayant rempli à cette époque une oeuvre essentiellement démocratique. Rien n’est aussi dangereux selon moi que ces sophismes historiques à l’aide desquels on <est> a voulu non seulement excuser, mais légitimer la Ste Barthelemy elle même, en l’appelant un grand acte de salut populaire contre les tendances rétrogrades de la noblesse française. De même, l’Ecole moderne des communistes allemands, poussée par son antipathie instinctive, toute bourgeoise et très prononcée contre tout ce qui tient à la vie et au développement spontané des paysans, [intercalé: ou des travailleurs] des campagnes, s’effor<cent>ce de nous persuader et de se persuader <eux-mêmes> elle-même aujourd’hui, que la repression <malheureuse> si fatale de la révolte des paysans de <l’Allemagne la Fo> l’Allemagne par la coalition des Princes et des nobles <soutenus par l’argent et par les sympathies> encouragés par Melanchthon et par Luther et soutenus par les villes, en 1525, fut un immense triomphe pour la civilisation moderne. Nous allons voir tout-à l’heure quelles furent les conséquences de ce <trio> beau triomphe pour l’Allemagne, auquel il faut attribuer, selon moi, l’esclavage qui pèse encore sur elle <jusqu’à aujourd’hui> jusqu’ici. Revenant au protestantisme français, j’observe d’abord qu’il y’eut beaucoup plus de nobles dans le parti catholique que dans celui des Huguenots; et certes les Guise les Guise ne furent pas plus démocrates que l’amiral Coligny. Quant à la royauté, [intercalé: représentée d’abord par Cathérine de Medicis et plus tard par Henri IV, elle] ne fut ni aristocrate, ni démocrate, ni catholique, ni protestante, mais seulement politique, tendant par une nécessité inhérente à sa propre nature, à soumettre tous egalement sous le même joug absolu, mais se servant tout à tour des uns, pour combattre et pour annuler les autres. Mais elle avait fini par comprendre que le Protestantisme, au moins en France,# |9 non sans doute en Allemagne, était beaucoup plus incompatible avec l’absolutisme royal que la religion Catholique, et que cette dernière depuis la chutte irrévocable de la puissance papale surtout, etait devenue un magnifique moyen pour maintenir les populations dans une soumission stupide. Son calcul fut parfaitement juste. Les faits actuels ne le démontrent que trop. C’est le Catholicisme, maître quasi-absolu des campagnes qui <a empêché> empêche encore, aujourd’hui le triomphe de la révolution et l’établissement définitif de la Republique en France.

Pour apprécier la franchise des sentiments républicains, voire même démocratiques des protestants français du XVIme siècle, il n’y à qu’à lire leurs correspondances récemment publiées et leurs écrits: C’est la même prosternation d’esclaves, le même abandon absolu de soi-même devant Dieu et la même fierté révolutionnaire et virile en présence des hommes, que nous voyons, à part la différence des caractères nationaux, chez les calvinistes des Pays-Bas et de la Grande-Bretagne. Enfin, il est un fait qui prouve d’une manière éclatante que le protestantisme <fran> français était loin d’avoir un caractère exclusivement ou même principalement nobiliaire. On sait que la Révocation de l’Edit de Nantes (en 1685) et les persécutions tyranniques et cruelles exerce contre les Protestants par Louis XIV et par son ministre Louvois, tous les deux <dirigés> dirigés par Mme de Maintenon femme du roi et par <lur> leur Confesseur jésuite, le père <Lettellier> Letellier, eurent pour conséquence immédiate la décadence de l’industrie française et sa naissance contemporaine dans les pays étrangers; double fait qui s’explique par l’émigration en masse d’ouvriers protestants <français> de la France et par leur établissement en Suisse, en Hollande, en Angleterre et dans différents pays d’Allemagne. Ces ouvriers ne firent point partie de la noblesse française sans doute, ni même de la bourgeoisie. C’étaient des prolétaires, des hommes du peuple.#

|10Enfin l’esprit de protestation, d’investigation hardie et de fière indépendance spirituelle et morale qui avait été suscité en France par la double action de la Renaissance [intercalé: payenne] et de la Réforme chrétienne fut le vrai et l’unique créateur de cette magnifique litterature du dix-septième siècle, de laquelle date proprement la France moderne. Il me suffira de nommer les grands noms de Descartes, de Gassendi, de Pascal et en dernier lieu de Pierre Bayle d’un coté, et de l’autre ceux de Corneille, de la <<Fontaine, de Molière, de Racine et de Poussin le grand peintre, <pour caractériser> [intercalé: <et de Sully,> et de Sully, de Richelieu, de [ill.] et de Colbert, les grands ministres, pour caractériser] cette époque qui au point de vue industriel, commercial, artistique et intellectuel, mérite réellement à partir de l’avènement <d’Henri IV> d’Henri IV jusqu’à la mort de Colbert, a réellement mérité la dénomination de Grand Siècle>> Fontaine, de Molière, de Racine et de Poussin le grand peintre, de Sully, de Richelieu et de Colbert les grands ministres, pour caractériser cette époque qui, à partir de l’avènement d’Henri IV jusqu’à la mort de Colbert, au point de vue industriel, commercial, artistique et intellectuel, a réellement mérité la dénomination de Grand Siècle. Ce qui distingua surtout les travaux artistiques et scientifiques des grands esprits de ce siècle ce fut le caractère d’une haute et humaine sociabilité qui les fit créer une puissance intellectuelle et morale collective, entièrement indépendante de la toute-puissance ministérielle et royale, quoiqu’en ait-dit plus tard le grand poète allemand Schiller, dans une pièce de vers bien connue, adressée à la muse allemande; beaucoup plus indépendante et surtout plus pratiquement émancipatrice, pour ne point dire révolutionnaire, que ne le fut jamais la littérature allemande, même aux jours de sa plus grande prospérité.#

|11Il s’établit dès lors à Paris comme un foyer d’esprit à la fois philosophique, scientifique et artistique et naturellement aussi, quoique avec toutes sortes de ménagements commandés par la prudence, politique, à la barbe du despotisme jaloux de Richelieu d’abord et plus tard de Louis XIV. C’est ainsi que déjà en 1630, nous trouvons réunis autour de Pierre Gassendi <(né 1592)> (né en 1592), humaniste et physicien, attaquant à la fois Aristote et polémisant contre le Dieu métaphysique de Descartes, comme Bayle, son héritier direct polémisa plus tard contre celui de Spinoza, une société de matérialistes ou d’Epicuriciens comme ils s’appelaient alors, et parmi ses disciples on trouve les noms de Chapelle, de Molière, de l’abbé de Chaulieu et celui du maréchal Catinat. Plus tard, l’Ecole platonique de l’hôtel Rambouillet (Mme de Lafayette, le Duc de la Rochefoucauld, l’auteur des maximes), transportée dans la rue Tournelle, se transforma en une nouvelle école d’épicuriciens qui compta, parmi beaucoup d’autres membres: Ninon de Lenclos, Mme Scarron, St Evremont, le Cte de Grammont, et la Dsse de Bouillon-Mancini. Encore plus tard, Bernier, Chapelle<,> et Molière, tous les trois disciples de Gassendi, transportèrent ce foyer de propagande matérialiste <au> à Auteuil et puis à Neully. Au commencement du XVIIIme siècle; les inévitables Chapelle et Chaulieu fondirent la société de Neuilly dans celle d’Anet et du Temple, où se retrouvèrent avec eux: le Prieur de Vendome, Mme de Bouillon, le Mquis de La Farre, J.B. Rousseau, Campistron, le Bn de <Breteuil> Breteuil, le Mquis de Dangeau, le Président de Mesmes, le Président Ferrand, le Duc de Nevers, le Maréchal Catinat, le Cte de Fiesque, le Duc de La Feuillade, le Duc de Foix. Parallelement à cette société mère, sous son influence et en alliance intime avec elle, s’élevèrent, en 1723 et en 1730, deux sociétés nouvelles: celle des épicuriciens de Sceaux qui compta parmi ses membres: Hamilton, le Cardinal de Polignac# |12 St Aulaire, Malézieux, Lamothe, Fontenelle et Voltaire; et celle du Caveau composée de Crébillon père et fils, de Gresset, de Piron, de la Bruyère, de Gentil-Bernard etc. A la fin du XVIIeme et <dans le p> <au com> dans le premier quart du XVIIIeme siècle, Pierre Bayle (né en 1647), protestant et comme tel émigré à Genève, fut le vrai précurseur de Voltaire. <Sous le prétexte de défendre> Résumant en quelque sorte tout le travail du siècle passé, sous le prétexte de défendre le Protestantisme contre les attaques des écrivains catholiques, il se moqua de toutes les religions, et fit paraître en 1720 <à Genève> son Grand Dictionnaire historique et critique qui fut en quelque sorte le précurseur de l’Encyclopédie.

On voit que le mouvement intellectuel de la France au<x> XVIIème siècle, loin d’être réactionnaire, hypocrite et courtisan, comme on a bien voulu le dire depuis, sans doute pour relever l’indépendance abstraite et stérile de la muse allemande, avait fidèlement continué le courant d’émancipation intellectuelle et morale sinon encore politique du siècle de la Renaissance et de la Reformation, et avait formé comme un chainon intermédiaire entre le mouvement passé et celui de la grande philosophie humanitaire et franchement révolutionnaire du XVIIIème siècle, faisant déjà alors de Paris un centre intellectuel, non seulement pour la France, mais pour tous les pays civilisés de l’Europe, moins l’Allemagne, sans doute, qui, à partir de la Réformation, s’était complètement isolée et <tenue> tenue, pendant plus de deux siècles mortels, tout-à fait à l’écart du mouvement émancipateur de l’Europe.

La Hollande et la Suisse se trouvèrent naturellement liés à la France par cette foule d’écrivains français émigrés qui publièrent leurs ouvrages dans ces deux pays. Descartes avait passé une partie de sa vie en Hollande, et Pierre Bayle à Genève. La même communion de pensées philosophiques et de travaux scientifiques existait entre# |13 l’Angleterre et la France. Nous trouvons déjà en 1639, <Thomas Hobbes> Thomas Hobbes, [intercalé: l’illustre fondateur du matérialisme anglais et le non moins illustre <physicien> physicien Robert Boïle, plus tard professeur de physique à l’Université d’Oxford, chez le père Merséne à Paris, comme membres d’une société privée de physique et de mathématiques, où se réunissaient avec beaucoup d’autres savants français et étrangers (par exemple le Danois Sténon), Descartes, Gassendi, Pascal père et fils. Il n’y a point de doute que cette société, à laquelle <succédèrent> succédèrent plus tard celles de Montmor et de Thévenot, n’eût été le modèle d’après le quel des philosophes anglais fondèrent une société pareille à Londres, en 1657. Ces sociétés d’abord toutes privées, <donnè> donnèrent naissance bientôt après à <l’Académie> la Société Royale de Londres, fondée, en 1660 par Charles II et à l’Académie Royale des sciences fondée en 1666, à Paris. Mais les académies officielles, comme on sait, ont toujours eu pour effet de paralyser plutôt le mouvement de l’esprit, que d’en provoquer le libre effort. Aussi fallut-il que cet essort de l’esprit anglais et français eut été bien puissant pour n’avoir point succombé sous ces caresses royales.

L’esprit français né au milieu des luttes de la Ligue et de la Fronde, avait conservé un caractère essentiellement <protes> protestant et frondeur, malgré tous les efforts de Louis XIV pour l’apprivoiser et pour le museler. Quant à l’esprit anglais, jamais il ne fut aussi indépendant et libre que dans le courant du XVIIme et du XVIIIeme siècles, depuis Thomas Hobbes jusqu’à Hume et Gibbon inclusivement. C’est au commencement du dernier siècle que se forma en Angleterre la secte des libres penseurs qui, dès son origine jusqu’à sa fin, resta intimement unie aux différentes sociétés# |14 des libres penseurs de France. Cette intime union entre l’Angleterre, la Hollande et la Suisse, ai-je dit, fut vivement entretenue et toujours cimentée davantage par les Français protestants émigrés dans ces pays, et qui créèrent entre eux et leur propre patrie une solidarité de plus en plus étroite d’intérets, de sentiments et de pensées. Il se forma ainsi peu à peu un monde européen, une opinion publique européenne. L’Italie elle même y prit part, malgré sa complète déchéance politique, <représenté> resplendissante encore de sa gloire artistique et intellectuelle <[ill.]> du siècle passé et représentée dans la première moitié du dix-septième siècle, par Galilée, l’un des plus grands génies des temps modernes et par <Tori> Toricelli, son disciple; et plus tard, par les grands artistes, peintres et musiciens qui continuèrent l’oeuvre de la Renaissance, à la barbe des Jésuites et de l’inquisition, ne cessant jamais de reveiller en Europe pour leur malheureuse patrie tombée de si haut une sympathie profonde mêlée de <pure> resectueuse admiration. Seules l’Espagne et l’Allemagne restèrent complètement en dehors de cette solidarité intellectuelle et morale de l’Europe: l’Espagne absorbée par son catholicisme, et l’Allemagne par son protestantisme; l’une et l’autre livrant leurs âmes au maître céleste, et leurs corps aux despotes terrestres.

Pour compléter le tableau du développement provoqué en France par l’action combinée de la Renaissance et de la Réforme religieuse, il est bon de rappeler que le mouvement religieux lui-même trouva le moyen de s’y maintenir et de continuer son propre développement, sous une forme nouvelle, malgré toutes les persécutions de la Royauté et de l’Eglise. Il se fit jour, au sein du Catholicisme lui-même, par la doctrine de l’Eveque Jansenius, dont le célèbre# |15 ouvrage sur la doctrine de St Augustin, <apr> imprimé après sa mort, en 1640, fut adopté [intercalé: comme une règle de foi,] par un groupe d’hommes et de femmes illustres, intimement liés entre eux, et formant une societé à demi-profane et à demi-religieuse, sous le titre de solitaires du Port-Royal. Nous pouvons rire maintenant des subtils débats théologiques qui s’élevèrent entre les Jansénistes et les Molinistes, les uns représentants d’un Néo-protestantisme catholique, les autres interprètes de la pensée de <la> la Société de Jesus. Mais nous devons nous rappeler que de grands esprits comme Pascal, <comme> Racine, <comme Boileau> St Cyran, Arnaud, Nicole, Sacy et bien d’autres <à ses dis> prirent une part très vive à ces discussions qui finirent par passionner une partie notable de la societé française, au point de troubler le règne majestueux du roi-soleil. Louis XIV et une foule de Papes qui se succédèrent pendant et après son règne prirent naturellement le parti des Molinistes contre les Jansénistes. Ce fut Louis XIV lui même, qui, à la fin de ses jours, desespérant d’en finir avec ces nouveaux protestants par des mesures purement temporelles, et on sait qu’il n’en était pas avare du tout, reclamma de Rome la fameuse Bulle Unigenitus qui rejetait en dehors de la communion catholique [intercalé: tous] les disciples de Jansénius. Mais cette bulle loin d’amortir le feu, ne fit que l’attiser davantage. La lutte devint encore plus intense après la mort du vieux despote. Sous la régence et sous <leurs> Louis XV elle prit les proportions d’une lutte nationale: tous les parlements, les Universités et le peuple de France, celui des villes, non des campagnes sans doute, [intercalé: et non par conviction religieuse, mais par besoin d’agitation et d’opposition, finirent par se ranger du côté des jansénistes; les Jésuites ne conservèrent dans leur camp que le pouvoir Royal et l’Eglise. Cinquante ans après la mort de Louis XIV, ils furent expulsés de France, succombant sous les coups réunis des <Jésuite> Jansénistes et des Philosophes et sous le poid écrasant d’une réprobation universelle. Ce fut la première défaite ostensible de l’Eglise et de la Royauté en France, le premier triomphe obtenu par l’opinion révolutionnaire.#

|16De tout ce qui vient d’être dit, il résulte clairement, je pense, que ceux-là tombent dans une grande erreur qui s’imaginent que les cent et quelques années qui s’écoulèrent en France depuis la mort d’Henri IV, sous le régime absolu de Richelieu, de Mazarin, de Louis XIV, de la Régence, jusqu’à la manifestation éclatante et désormais irrésistible de l’esprit philosophique et révolutionnaire sous Louis XV, constituèrent [intercalé: pour l’esprit Français] une période de soumission servile et de stagnation. Comprimé despotiquement par le pouvoir ministériel et royal, il ne s’en <développe pas> était développé qu’avec une plus puissante énergie, ce qu’il prouva triomphalement en créant cette magnifique littérature humanitaire du XVIIIeme siècle, qui n’est pas tombée du Ciel pourtant et qui ne put être que le résultat des grands travaux intellectuels et des grandes luttes morales des siècles qui <l’avait> l’avaient précédé.

Il n’y eut de véritable stagnation et d’asservissement volontaire de l’esprit, immédiatement après la Réforme, que dans deux pays de l’Occident de l’Europe, en Espagne et en Allemagne. Nous n’avons pas à nous occuper de l’Espagne. Mais nous devons parler de l’Allemagne.

D’abord, constatons les faits.

[en marge: employé]

<<La guerre civile si funeste à la puissance des Etats est par contre et à cause de cela-même toujours très favorable au reveil de l’initiative populaire et au développement tant matériel qu’intellectuel et social des peuples. L’initiative du peuple <allemand ne com> ou plutôt des peuples allemands ne commence proprement qu’au XIIIme siècle, au beau milieu de la lutte mémorable des Guelphes et des Gibelins qui troubla l’Empire Germanique pendant plus d’un siècle. <Jusque là l’esprit national des allemands qui, <vue sa> à cause de sa lourdeur naturelle, a été en retard d’un siècle au moins <dans> par rapport à son développement comparé à celui <du> au développement simultané des nations <anglaises et françaises> française et même anglaise, sans parler du génie italien qui avait dévancé de beaucoup tous les autres> <Jusque là, l’esprit national de l’Allemagne dont le développement, sans doute à cause de sa lourdeur naturelle, était en retard <d’un siècle> au moins de cent ans, comparativement avec celui de l’esprit national de la France et même de l’Angleterre, sans parler de l’Italie qui avait laissé bien loin <en arrière> derrière elle toutes les autres nations,> Jusque là l’esprit national de l’Allemagne<,> qui, probablement à cause de sa lourdeur>># |17 [en marge: employé Tout employé] <<naturelle, était resté en arrière, au moins de cent ans, du développement de l’esprit national français et même anglais, sans parler déjà de la nation italienne qui avait prodigieusement dépassé toutes les autres; cet esprit qui, dès la seconde moitié du siècle dernier, devait étonner le monde par ses travaux artistiques, philosophiques et scientifiques, ne s’était guère manifesté encore que par <ses architect> les créations [intercalé: merveilleuses] <de ses architectes> architectorales et par les <poésies du> productions poétiques des troubadours <du> de la Souabe, à moins qu’on y ajoute les premières études du droit Romain, provoquées sans doute non par l’instinct national, mais par la volonté toute spéciale et persévérante des Empereurs qui, en pratiquant et en propageant l’étude des pandectes de Justinien, retrouvés au XIIme siècle, préparaient les bases nouvelles d’un systématique asservissement <des nations et> des peuples sous l’absolutisme des Princes. <En> Dès le siècle XIme, nous trouvons l’Italie en plein développement des libertés municipales, d’un commerce déjà prospère et des arts naissants; en Angleterre <et en France,> le développement de la philosophie scolastique, et en France, avec cette dernière, la naissance de l’hérésie moderne. En Allemagne rien. Elle ne chante pas même encore, mais elle battit des temples, prie, paye, travaille, obéit et se laisse maltraiter et piller sans murmures par ses nobles, ses prêtres, ses princes et son Empereur. Au XIIme siècle, <p>en France, pleine insurrection de l’hérésie Vaudoise, <devenue> devenue populaire dans le Midi; <et la philosophie d’Abélard>. En Allemagne encore rien; mais elle commence déjà à chanter, tout en continuant [intercalé: de prier] d’obéir, de payer et de se laisser maltraiter. Les [intercalé: hérétiques] Vaudois se répandent dans les Flandres, en Bohème, même jusqu’en Bulgarie. Mais la fidèle Allemagne reste intacte. Au XIIIme siècle enfin elle se reveille. Ses maîtres qui dès la fin du siècle précèdent s’étaient pris aux cheveux, se trouvent en pleine lutte. L’Empire est désorganisé et en proie à la plus profonde anarchie, fomentée et enracinée par l’intervention des papes. Les villes allemandes en profitent pour organiser la première puissance populaire, la Ligue hanséatique comprenant plus de soixante villes de l’Allemagne et des Pays-Bas, qui se garantissent mutuellement la prospérité industrielle et commerciale et l’indépendance de chacune contre l’Empereur, les Princes et les nobles. Presqu’en même temps, nous voyons un <mouve> mouvement>># |18 [en marge: Employé] <<inverse dans quelques villes allemandes de la Suisse actuelle qui se mettent volontairement sous la tutelle de cette maison de <Hapsburg> Hapsbourg dont la puissance fatale commence à s’élever au milieu de ce siècle comme une menace contre les libertés de l’Allemagne et de l’Europe.

Le XIIIme siècle fut, on le sait, l’époque de l’affranchissement des serfs et de <l’éman> la première émancipation des communes en France, en Angleterre et en Allemagne. Les villes italiennes se trouvaient déjà en pleine floraison républicaine. En Angleterre, l’union de l’aristocratie avec les communes contre la royauté et le triomphe remporté par cette alliance aristocratico-bourgeoise sur le pouvoir de [intercalé: et] l’Etat, représenté par cette dernière, posèrent les premiers fondements de la liberté <au> politique. En France ce fut le contraire. Dans les premières années du siècle XIVme, nous trouvons la royauté intimement liée avec les communes contre la Papauté et contre l’aristocratie, ce qui eut pour conséquence, il est vrai, de donner aux communes de France une [intercalé: grande] importance politique, mais d’en faire aussi en même temps un instrument du pouvoir absolu de l’Etat jusqu’au milieu du XVIeme siècle. La position des villes allemandes était toute particulière. La féodalité germanique, l’aristocratie nobiliaire, cléricale et princière [intercalé: de l’Allemagne] était trop insolente, trop brutale, trop stupide pour qu’il <y’eut> <eut> ait-eu pour ces villes la moindre possibilité d’une alliance avec elle. D’un autre coté, le pouvoir de l’Empereur, d’ailleurs à cette époque presque constamment éloigné de l’Allemagne, était trop indéterminé, trop précaire et trop disputé, pour offrir aux villes un appui sérieux. Comme les cités républicaines de l’Italie, les villes allemandes ne pouvaient compter que sur elles mêmes. Leur situation les poussait pour ainsi dire à suivre le fier exemple des villes italiennes. Mais la bourgeoisie allemande n’a jamais eu, ni alors ni depuis, les dispositions intellectuelles et morales nécessaires pour concevoir, pour aimer, pour vouloir et pour créer la liberté. L’esprit <de> d’indépendance lui a été toujours et lui reste encore aujourd’hui inconnu. La révolte lui répugne autant qu’elle l’effraye. Par contre elle est douée de trois grandes qualités: une soumission résignée, une patience sans limites et une inépuisable piété. On dirait qu’elle est née pour adorer, pour croire, pour servir. C’est elle qui, dans l’histoire moderne, a inventé le culte à la fois raisonné et mystique de l’autorité. Aussi, malgré l’importance industrielle et commerciale>># |19 [en marge: Employé] <<<par> croissante de cette fédération des villes dites libres de l’Allemagne, <pendant> pendant les deux siècles suivants, nous ne voyons pas qu’elle ait eu jamais la moindre influence sur l’organisation intérieure, ni sur la direction de la politique extérieure de l’Empire. <Ce ne fut> Elle ne fut jamais rien qu’une ligue défensive d’industriels et de marchands qui, à condition qu’on les laissât tranquillement s’enrichir et qu’on ne leur demandât pas de trop énormes sacrifices en retour de la protection ou de la tolérance qu’on leur accordait, laissèrent toujours le soin des affaires politiques aux grands Seigneurs (die grossen Herren) institués par la Grâce de Dieu. Telle fut toujours, <tel es> telle est encore aujourd’hui, malgré toutes les apparences d’un libéralisme ou même d’un radicalisme emprunté, la philosophie pratique de la bourgeoisie allemande; et comme je m’en vais essayer de le démontrer bientôt, telle est aujourd’hui la tendance générale et pour la plupart du temps encore inconsciente de la bourgeoisie du monde entier.>>

[en marge: Non employé]

Les patriotes [intercalé: modernes] de l’Allemagne, si peu libéraux, si peu humanitaires, mais en revanche si allemands, dont l’appetit, selon le proverbe, semble grossir en mangeant, et qui, sans doute, pour faire honneur à la [intercalé: fameuse] chanson patriotique d’Arend, considérant comme allemandes toutes les populations qui ont ou qui ont eu le malheur de parler <l’al> ou de comprendre l’allemand, <veulent incorporer à toute force> <menacent déjà d’incorporation> veulent incorporer aujourd’hui, dans leur Empire Pangermanique les cantons allemands de la Suisse et de la Hollande elle-même, aussi bien que les Flandres, [intercalé: <dans leur Empire Pan-germanique>] sous le prétexte spécieux, que les langues qu’on parle dans ces deux derniers pays ne sont que des patois de la langue allemande, comme qui dirait que l’Italien, l’Espagnol et le Portugais ne sont que des patois de la langue française; ces Allemands si arrogants dans leur esclavage volontaire et si fiers de la chaîne prussienne <qui> qu’ils portent à leur cou, semblent avoir tout-à-fait oublié aujourd’hui, que ce ne fut pas la conquête étrangère, mais un grand principe moderne<, le principe de la liberté># |20 [en marge: Employé] <<qui a arraché ces pays à l’Unité <allemande> politique de l’Allemagne <le principe de la li> et qui les en tient encore <séparés> éloignés: c’est le principe de la liberté. <Tous> Les pays<, toutes les villes> qui n’ont pas voulu partager l’esclavage traditionnel des Allemands, s’en sont séparés. C’est ainsi qu’au commencement du XIVme siècle déjà, nous voyons les mêmes villes allemandes de la Suisse, qui, dans le siècle précédent, s’étaient mises sottement sous la protection de la maison de Hapsbourg, se révolter contre elle et former une confédération de républiques absolument indépendante de l’Empire Germanique. Ce même instinct et ce même besoin de liberté ont contribué plus que toute autre raison à produire, dans le courant du quatorzième et du quinzième siècle, une séparation de plus en plus prononcée entre les villes des Pays-Bas et celles de l’Allemagne, malgré la solidarité <d’intérets> des intérets matériels que l’institution de la Hansa avait établi entre elles au siècle treizième.>>

[en marge: Non employé]

L’Empire Germanique, cette patrie du rêve politique des allemands, n’eut d’abord à l’Occident, comme on sait, aucune limite. A l’exception de l’Empire <de l’Orient> de Byzance qu’on avait d’ailleurs l’espoir de conquérir et d’englober tôt ou tard, tout le reste de l’Europe, y compris Rome <lui-même> elle-même et toute l’Italie, y compris aussi les pays encore inconnus [intercalé: et payens] du Nord et du Nord-Est de l’Europe, <lui furent sollenellement données par le Pape> <furent> fut donné, en 800, par le pape Léon III, <à l’Empereur Charlemagne> au nom de Dieu dont il était le vicaire sur la terre, à l’Empereur Charlemagne [intercalé: <[ill.]>]. Seules l’Angleterre, y compris l’Ecosse et l’Irlande, <était ex> grâce à sa position insulaire, était exclue de cette donation, sinon en droit, au moins de fait, aussi bien que l’Espagne, déjà conquise en grande partie par les Sarrasins. La première entaille à cet immense empire, à frontières indéterminées, <tout> et sa première délimitation du coté de l’Occident fut faite par la séparation définitive de la France au Xme siècle. Au XIIIme siècle, une barrière nouvelle s’élève contre lui au Nord, aussi bien qu’en Orient par l’affranchissement du Danemark, de la Pologne et de# |21 [en haut de la page: Inutile non employé] <<la Hongrie des redevances que ces trois pays avaient payé jusque là à l’Empereur. La lutte mémorable des villes d’Italie, au nom de l’indépendance et de la liberté, contre les Empereurs commence dès le XIIme siècle. Elle ne put jamais aboutir à la Constitution définitive d’une Italie libre en dehors de l’Empire, parceque l’Italie <portait> portait en son sein dans <la [ill.] <du> des Papes un> l’institution du papisme un élément de dissolution éternelle, qui la <rejetaient> <rejetant> rejeta toujours sous le pouvoir des Empereurs et qui, en s’unissant avec eux au XVIème siècle, finit par anéantir jusqu’aux derniers vestiges de son existence politique et de sa liberté. Mais toujours est-il que si l’Italie exista au moyen âge, – et qui peut doûter de cette existence, à la quelle nous devons toute la civilisation moderne! – s’il s’éleva contre l’Empire dans le Midi, à défaut de frontière politique, une barrière intellectuelle, morale, sociale, nationale, <ce fut la seule liberté qui le créa, elle> ce ne fût seulement que grâce à ce principe créateur et humanisateur de la liberté. Ce fut uniquement lui qui sépara <de l’Em> les premières villes Suisses de l’Empire, au commencement du XIVme siècle et qui au commencement du siècle XVI[intercalé: ème] poussèrent deux villes rhénanes, Schaffhouse et Bâle, à s’en séparer et à s’unir à la libre Confédération Helvétique. Ce fut enfin ce même principe qui au XVIeme siècle aussi <[ill.]> établit une barrière infranchissable entre la Hollande et l’Empire. De sorte que, l’histoire à la main, on peut prouver que les frontières de l’Empire [intercalé: Germanique] se déterminèrent successivement par la naissance de la liberté dans différents pays, et qu’à mesure que la liberté s’étendait davantage, cet Empire, l’objet des rêves patriotiques des Allemands, se rétrécissait. D’où il résulte que la patrie des Allemands, alors comme aujourd’hui, cessait là où commençait la liberté, et ne commençait que dans les pays où la liberté était inconnue ou avait été étouffée, comme, dès la première moitié du XVIIeme siècle, en Bohème, par exemple.

Voilà les véritables causes qui expliquent pourquoi le développement des intérets matériels qui dans tout autre pays aurait nécessairement amené et provoqué un [intercalé: nouveau] développement intellectuel et politique, [intercalé: <avant [ill.]>] pendant près de deux siècles, ne produisit presque rien en Allemagne. La Ligue hanséatique>># |22 [en haut de la page: Employé] <<prit naissance au milieu du XIIIeme siècle, et pendant toute la seconde moitié de ce siècle, nous ne trouvons aucun fait soit politique, soit religieux, soit métaphysique, soit artistique, soit scientifique qui dénote le moindre élan spontané de l’esprit naturel de l’Allemagne. Au <XIV sie> commencement du XIVème siècle, comme je viens de le rappeler, il y’eut la révolte mémorable des villes Suisses contre les Hapsbourg; mais cette révolte, si peu compatible avec l’esprit allemand, eut pour conséquence la création d’une nation nouvelle, baptisée par la <liber> liberté, la Confédération Suisse. En outre nous ne trouvons dans ce siècle, par rapport à la vie intérieure de l’Allemagne que trois faits: D’abord, les Princes allemands entraînés et encouragés par l’exemple de Philippe le Bel, roi de France, déclarent que l’Empire est indépendant des Papes et que la dignité impériale ne relève que de Dieu seul. Ensuite il y’a la Bulle d’or qui organise définitivement l’Empire <de l’Allemagne> et qui ordonne qu’il y’aura sept électeurs en Allemagne, à l’honneur des sept cierges de l’apocalypse. <Ensuite> En troisième lieu, nous trouvons [intercalé: enfin] l’invention [intercalé: fort contestée] de la poudre par Schwartz, moine de Cologne. Du reste, rien dans les sciences, dans la philosophie, dans les arts; et cela à une époque où l’Italie avait déjà Dante, Petrarca, Bocaccio, Nicolo Rienzi à Rome et Michel Lando, l’ouvrier cardeur, Gonfalonier à Florence; <où la France> <en France, par suite de la [intercalé: nouvelle] traduction des livres d’Aristote, apportés depuis un siècle de Constantinople on enseignait> oû en France, déjà depuis un siècle, par suite d’une nouvelle traduction des livres d’Aristote apportés de Constantinople, on enseignait <une phil> dans les écoles de l’université <des> de Paris, malgré le roi et l’Eglise, une philosophie dont la hardiesse aurait fait frémir les théologiens et les métaphysiciens modernes, affirmant par exemple l’éternité du monde et niant l’immortalité de l’âme et le libre arbitre; où l’Angleterre enfin, après avoir eu dans le siècle passé, deux hommes illustres: Roger Bacon, le vrai inventeur de la boussole et de la poudre, et le [intercalé: scolaste] Albert le Grand, avait déjà Jean Wicleff le vrai père de la réformation moderne. En Allemagne, pendant un siècle et demi, à partir de la moitié du XIIIeme jusqu’à la fin du XVIeme, ni dans la politique, ni dans les sciences, ni dans les arts, ni dans le développement de l’esprit métaphysique ou religieux, pas un seul homme qui <puisse> soit digne de fixer l’attention. <La première moitié du XV siècle, qui fut un siècle de Renaissance pour tous les pays, mais surtout pour <les> l’Italie et pour les Pays-Bas>>>#

|23La première moitié du XVème siècle qui fut un siècle de Renaissance pour l’Italie et pour les <pays flamands> Pays-Bas surtout, se passa dans l’Allemagne proprement dite dans <une> la même insignifiance <complète> et stagnation <d’esprit> complète, [intercalé: d’esprit,] malgré que deux faits immenses et qui <auraient> certainement eussent suscité l’intéret d’un peuple moins résigné et moins flegmatique, se passèrent à cette même époque au sein même de l’Empire: je veux parler de Jean Huss brulé par le Concile de Constance, et du soulèvement du peuple Bohème.

Mais avant de parler de cette première et magnifique intervention du Génie Slave dans l’histoire de l’Occident, je dois appeler l’attention du lecteur sur un fait purement allemand qui se passa inapperçu dans la premiere moitié du quinzième siècle, mais qui eut des résultats importants, et je ne crains pas de le dire, fatals [intercalé: pour la liberté de l’Europe,] trois siècles plus tards. En 1415, l’Empereur Sigismund vendit le Margraviat de Brandenbourg à Fredéric Burgrave de Nuremberg qui devint ainsi le chef de cette maison de Brandenbourg qui va réconstituer de nos jours l’Empire <de> d’Allemagne, si toutefois le prolétariat allemand, le seul corps qui reste vivant, humain et capable d’action en Allemagne, le permet.

En ma qualité de Slave, je ne puis parler de l’insurrection mémorable des Slaves de la Bohème, au quinzième siècle, sans un sentiment de juste fierté. Elle se distingue du mouvement religieux qui eut lieu en Allemagne, un siècle plus tard, par son caractère éminement populaire et révolutionnaire; et ce qui lui donne [intercalé: surtout] un caractère à part, un caractère essentiellement Slave, non seulement par rapport à cette réformation allemande qui, peu d’années après sa naissance, grâce à cette pieuse servilité qui caractérise les nations germaniques, se laissa complaisamment absorber et <monopoliser> monopoliser au profit du despotisme des princes, mais encore par rapport au mouvement# |24 <révolutionnaire> à la fois religieux et révolutionnaire de la Suisse, des Pays-Bas, de la France, de l’Angleterre et de l’Ecosse, c’est que ce ne fut pas seulement une révolution des villes, mais en même temps et à un degré plus énergique encore, une révolution des paysans, des campagnes.

La race Slave est une race essentiellement agricole, socialiste et démocratique. Cela explique pourquoi, elle vient la dernière dans l’histoire, et pourquoi elle se reveille précisément dans le siècle présent. <La société moderne aya> Le développement de la société moderne ayant présenté, depuis Charlemagne jusqu’à nos jours, un caractère foncièrement théologique, politique et juridique et s’étant déroulé entre les deux institutions fondamentales et, pour ainsi dire, polaires de l’Eglise et de l’Etat, il était naturel que cette race, qui n’a naturellement aucune disposition théologique, ni [intercalé: de] grandes capacités juridiques et politiques, n’ait joué dans l’histoire jusqu’ici, à part quelques éclatantes protestations pleines d’énergie mais toujours avortées, qu’un rôle souffrant et passif; qu’elle ait été jusqu’à <nos jours> présent bien plus la victime que le héros de l’histoire, tout-à-fait comme les masses proprement populaires, comme le prolétariat <de tous les pays de l’Europe> de l’Occident, et que conjointement <avec ces millions de travailleurs de l’Occident jusque là asservies et exploitées comme elle-même, le race Slave se lève au moment> avec ces masses asservies et exploitées de tous les pays de l’Europe, elle se lève juste au moment où les idées <politiqu> théologiques, politiques et juridiques vont crouler avec leurs grands appuis séculaires, l’Eglise et l’Etat.

La race slave n’a point été douée, comme la race germanique de la bosse de la piété et de la théologie. Son culte primitif était un culte naturel, symbolisant ou plutôt même poétisant les phénomènes de la nature et ne comportant ni l’existence de prêtres, ni aucune organisation ecclésiastique. Le Slave est foncièrement anarchiste tant dans l’ordre spirituel, que dans l’ordre temporel. Il a <l’autorité en horreur> l’horreur de toute autorité, ce qui <prouve> fait présumer, à l’encontre <des pré> de tous les préjugés occidentaux, qu’il est capable de concevoir et de réaliser la liberté d’une manière bien <plus> autrement large et complète <et plus large,> qu’on ne l’a conçue <à l’Occident, jusqu’ici.> et réalisé<e> à l’Occident, jusqu’ici. La seule autorité qui fût reconnue par les# |25 populations primitives, fut <le culte des anciens> l’autorité des chefs de famille, des anciens. Ce fut cette autorité patriarcale qu’on retrouve chez tous les peuples non encore civilisés et qui doit disparaître, à mesure que la société se développe, <davantage, faisant place au principe et au sentiment à la fois indépendant et égalitaire de la fraternité.> comme nous le voyons aujourd’hui dans les campagnes de Russie, où malgré tous les efforts d’un gouvernement paternel, le respect des anciens tombe chaque jour davantage, faisant place au principe à la fois [intercalé: égalitaire et] personnellement indépendant <et> de la fraternité. De toutes les races existantes en Europe, aucune ne porte ce principe aussi profondément imprimé, comme sentiment, comme aspiration naturelle, dans son coeur, que la race Slave. <Dans> Aujourd’hui-même, dans toutes les langues Slaves, les hommes, en se parlant, s’appellent: “Frères.”

La race Slave est également étrangère à l’esprit juridique. Cet esprit fondé <essentiellement sur le droit de <la> propriété, n’a jamais pu être celui d’une race et> sur le droit de la propriété héréditaire dont il est le développement <[ill.]> inévitable, n’a jamais pu être celui d’une <race> race essentiellement <com> socialiste ou communautaire. Voici ce que dit à ce sujet le grand historien patriote de la Pologne, Joachim Lelewel: “Il n’y avait pas de propriété: tous les possesseurs de biens fonciers, fonctionnaient comme chose publique, et une propriété [intercalé: particulière] <particulière> <privée> n’était que relative, émanée de cette propriété générale, publique, commune. Là où la main de l’homme par son travail, faisait naître des produits spéciaux, la possession <particulière> particulière prenait naissance; mais partout ailleurs les dons de la nature étaient <communes> en commun, les poissons dans les rivières et les lacs, le miel et autres objets alimentaires dans les forets, les terres <incultes> incultes et non occupées; les forets étaient à l’usage de tout le monde; on y chassait, on y faisait abattre des arbres et paître les troupeaux; on y défrichait le terrain pour la culture (comme les paysans russes le font encore aujourd’hui dans toute la Sibérie), et alors il devenait propriété particulière, car c’était le travail seul qui constituait le propriétaire”. (Histoire de la Pologne par Joachim Lelewel Tome II p. 11.)#

|26La race Slave n’a point du tout l’Esprit politique. Helas! la noblesse polonaise, malgré qu’elle eut été une noblesse et que comme telle, elle eut essayé <de fonder> d’établir un Etat, fondé sur le servage populaire, est pourtant restée suffisamment <slave> slave pour le prouver par toute son histoire et surtout par la fin desastreuse de sa République <Polonaise.>. Excessivement oppressive et despotique par rapport à ses serfs, elle s’est toujours efforcée de réaliser contre ses rois, représentants de l’unité de l’Etat, une pleine anarchie ou <comme dit> comme l’appelle Joachim Lelewel, une démocratie nobiliaire, pleine de sève, d’originalité, d’énergie, laissant un libre élan au développement de l’esprit et des plus <[ill.]> héroïques caractères, mais incompatible avec l’existence de l’Etat. Aucun peuple Slave n’est jamais parvenu à fonder de lui même [intercalé: et] de ses éléments propres ce que l’on appelle un Etat, et je dirai plus, aucun n’a jamais eu la tendance d’en former un, parceque rien n’est aussi contraire à la nature Slave que l’Etat.

Qui dit Etat, dit exploitation, et domination, dit asservissement, dit conquête. Tous les grands Etats qui existent ou qui ont existé en Europe ont eu pour principe et pour base la conquête. Mais on sait, et tous les historiens sont d’accord sur ce point, que la race Slave n’a jamais été une race conquérante. N’ayant pas été conquérante, elle <n’offrit> n’offrit aucune <conditi> des conditions nécessaires pour la formation d’une classe militaire; mais sans classe militaire, <point d’Etat, sans prêtres comme> et sans prêtres pour organiser une Eglise, avec le socialisme à la place du droit juridique, la fondation d’un Etat <devient impossible> purement slave ne fut <pos> jamais <était absolument im>possible. Aussi, en passant sous silence <l’> le grand Empire Morave, <<et l’Empire Serbo-<l’empire Serbo>Bulgare de Stephan Duszan, qui n’avaient tous les deux qu’une existence éphémère, <dont parle les hi>>> dont les historiens ou plutôt les philologues <de la Bohème aim> Tchechs, aiment à nous raconter des merveilles, aussi bien que l’Empire Serbo-Bulgare de Stephan-Duszan, qui n’eut au XIVme siècle qu’une durée de 50 ans, nous pouvons dire que les trois Etats slaves qui ont <eu une existence réellement slave,> réellement marqué leur existence dans l’histoire: le royaume de Bohème, la république Polonaise et l’Empire actuel de toutes les Russie – <n’ont été> ne se sont formés que <par des influences> sous la pression d’invasions étrangères: les deux premiers, <sous l’influence> par l’invasion directe <de l’Allemagne> des Allemands, le dernier <sous> par celle des Tartares, <de Byzance et finalement de l’Allemagne ensui> sous la double influence de Byzance d’abord et plus tard de la civilisation officielle et bureaucratique de <des Allemands.> l’Allemagne.#

|27<Tous les Etats naturellement> Excepté l’Allemagne proprement dite et les pays scandinaves qui formèrent leurs classes militaires et conquérantes de leur propre sein, par leur propre développement spontané, sans aucune intervention étrangère, tous les autres Etats de l’Occident ont été <formés comme ces trois Etats Slaves,> également constitués par l’invasion étrangère. Mais entre les Etats de l’Occident et <les> ces trois Etats proprement appelés slaves, il y a cette énorme différence que les premiers ont fini par s’identifier complètement avec les nations conquises, au point de devenir des Etats nationaux, même au point de vue populaire, tandis que dans <les Etats Slaves> ces derniers, ce procès <[ill.] d’état> de fusion n’a jamais pu réussir et que les masses populaires, les paysans surtout qui y constituent l’immense majorité de la population, sont restés et restent encore aujourd’hui d’instinct et de coeur et par toutes leurs aspirations réelles en dehors de <l’Etat leur> <de leurs Etats respectifs.> cette organisation des Etats.

Dans d’autres écrits, je me suis assez souvent efforcé de le prouver par rapport à la Russie. Il ne m’a pas été difficile de démontrer, l’histoire en main, qu’à partir de la fondation de l’Empire Moscovite jusqu’à nos jours, cet Empire n’a point eu d’ennemis plus irréconciliables que les peuples russes qui en sont les victimes malheureuses, mais <aucunément> nullement résignées. Leur émancipation sera le signal de sa destruction.

C’est également vrai pour la Pologne. La République Polonaise si brillant <qu’on> et [intercalé: si] original qu’ont été son passé n’a jamais formé un Etat national dans le sens vraiment populaire de ce môt. C’est tellement vrai, que le même historien patriote de la Pologne, Joachim Lelewel, que je viens déjà de citer, lorsqu’il parle du peuple Polonais, ne désigne point par ce nom le peuple de travailleurs dont l’immense majorité était forcée de cultiver les champs, et dont une [intercalé: très] infime minorité seulement constituait la classe des ouvriers dans les villes, mais cette masse de petits nobles, propriétaires indépendants et héréditaires de la terre, jouissant avec tous les droits <électifs> politiques et le liberum Veto d’une liberté apeuprès absolue et formant vis-à vis de la grande aristocratie, des magnats, ce qu’il <appelle soit> appela tantôt la démocratie nobiliaire, <soit le peuple> et tantôt <simplement> le peuple tout court. Quant au peuple réel, Lelewel lui-même [intercalé: est amené quelquefois], malgré ses réticences patriotiques, <est amené> à comparer <l’état sous la République> sa situation, sous la République, à celle des esclaves de l’antiquité. Ce peuple était ce qu’il est encore aprésent, la vraie nation Slave, portant dans les profondeurs de son# |28 coeur toutes les aspirations fraternelles, anti-autoritaires et socialistes de la race Slave, mais dont l’énergie et l’esprit national <ont> avaient été brisés et paralysés pendant des siècles par l’action <énervante> <énervante> asservissante du Catholicisme et du jésuitisme surtout, qui se manifesta clairement, au milieu du XVIIme siècle, par ce fait <mémorable que tou> remarquable que toutes les populations agricoles de la Pologne s’étaient soulevées à l’appel <du chef des Kosaks de l’Uk> de Bogdan Chmelnicki, le chef des Cosaques et des paysans de l’Ukraïne insurgée, moins les populations catholiques.

L’asservissement [intercalé: définitif] des paysans <de la Pologne> polonais date de 1042, époque de leur dernière insurrection, malheureusement comprimée, contre l’Etat, contre la royauté, contre la noblesse <et> contre le <Catholicis> <Christianisme> droit juridique et contre le Christianisme, toutes choses desormais inséparables et que la Pologne aussi bien que la Bohème, <doit> <dût uniquement à l’envahissement des Allemands,> quoiqu’à un moindre degré, dut à l’envahissement progressif de la civilisation occidentale, c’est à dire des institutions et de la domination de la race allemande sur la race slave. Voici comment Lelewel qui, dans tout son ouvrage, se montre pourtant l’avocat de la classe nobiliaire, s’exprime au sujet de ce fait déplorable: <“Le parti de Maslav (le chef des paysans insurgés de> “La différente condition des habitants et les relations variées établies entre eux par la nouvelle formation de l’Etat (fondé par l’investiture accordée par l’Empereur Otton III à Boleslas, premier roi de Pologne, [intercalé: vers la fin du Xeme siècle)], étaient trop récentes, trop incommodes et trop oppressives pour être supportées avec patience; aussi à la première occasion l’Etat fut ébranlé de fond en comble. Le peuple asservi se soulève… Le parti de <Maslav> Maslav (chef des paysans insurgés de la Mazovie) était populaire [intercalé: <et allié> et allié du paganisme;] le parti du roi Kazimir était aristocrat<ique>e, partisan du Christianisme… Le carnage des Mazoviens fut terrible. Maslav périt, Kazimir et la Schlachta triomphent… Les libérés, les ascriptices, les originaires, les Kmetons furent replacés sur les portions de la glèbe à laquelle ils étaient attachés. – Il faut absolument considérer cet événement désastreux comme une victoire remportée sur les classes inférieures, dont le sort ne pouvait qu’empirer à sa suite. L’ordre fut rétabli, mais la marche de l’état social tourna dès lors graduellement au désavantage des classes <inférieures”> inférieures” (T. II. p. 18-19)

Les conséquences desastreuses de cette marche fatale de la civilisation polonaise# |29 se manifestèrent pleinement dans la seconde moitié du XVIIIeme siècle, lorsque la malheureuse <Pologne> République, trahie et vendue par son aristocratie aux trois cours copartageantes et spécialement livrée à <la Prusse> Fredéric II roi de Prusse par ses villes occidentales déjà complètement germanisées et aspirant à s’unir avec la “patrie allemande”, n’eut pour se défendre que l’héroïsme inouï [intercalé: mais impuissant] de sa démocratie nobiliaire, le peuple des campagnes, [intercalé: le vrai peuple de la Pologne,] restant passif, immobile et absolument indifférent à son sort.

Ce qu’il faut particulièrement remarquer dans cette insurrection des paysans de la Mazowie, c’est leur haine pour le Christianisme. Il ne faut pas s’en étonner. Pour eux, aussi bien que pour toutes les populations Slaves confinant à la Germanie, Christianisme était identique à Germanisme, et Germanisme signifiait massacre, pillage, destruction ou esclavage. Lorsqu’à la fin du VIIIème siècle Charlemagne subjugua les Saxons encore payens, les Saxons s’étaient également révoltés à plusieurs reprises contre ce joug nouveau. Mais leur mécontentement et leurs <insu> vélléité de révolte furent de très courte durée. Définitivement subjugués en 784, les Saxons suivirent l’exemple de leur chef Witekind et se laissèrent baptiser avec lui [intercalé: en 785]. Depuis [intercalé: cette époque] on n’entendit plus parler d’insurrection saxone, cette race se distingua deslors par l’exagération de ses sentiments pacifiques. Comment expliquer cette prompte soumission? Par un fait très simple; c’est que les Saxons peuple de race germanique furent vaincus par les Francs autre peuple de la même race, de sorte, que le Christianisme aidant, les vainqueurs et les vaincus s’étaient confondus bientôt, plus facilement encore que ne l’avaient plus tard les Normands conquérants avec les Saxons conquis de l’Angleterre.

Entre les Allemands propagateurs violents du Christianisme et les <peuples> payens Slaves qui occupaient les pays situés <au de là> entre l’Elbe et la mer Baltique, aussi bien que ceux qui sous le nom de Tchechs habitaient la Bohème, ce fut tout autre chose. Ce# |30 fut le choc de deux races différentes et si absolument opposées de nature, de coutumes et de moeurs, que leur rencontre dût nécessairement être très hostile: L’une <militai> pillarde, conquérante, se gouvernant déjà par toute une hiérarchie de chefs militaires qui avaient déjà à leur tête une sorte de roi; l’autre pacifique, agricole, naturellement socialiste, clairsemée sur d’immenses espaces et ne souffrant d’autre gouvernement que celui de leurs assemblées communales composées des chefs de famille et de la fédération [intercalé: toujours] transitoire<, passagère>, très simplement organisée et fort peu déterminée des communes, lorsque cette fédération était commandée par l’intéret commun de la défense du pays contre une invasion étrangère. Dans les natures mêmes de ces races il y’avait déjà deux principes différents: l’une se sentant appelée par tous ses instincts à fonder des Etats, l’autre poussée <d’abord> par les siens, d’abord, à les haïr, à en souffrir pendant de longs siècles, et plus tard, dans un avenir pas trop éloigné, j’espère, à les détruire. Ces races ne pouvaient donc faire autrement que de se détester; et il est évident que la race Slave, dont l’heure <n’était pas encore venu> historique, n’avait point encore sonné, puisque le principe correspondant à sa propre nature, celui de l’abolition des Etats et de la liquidation <comm> radicale et complète du monde et des institutions théologiques, politiques et juridiques, [intercalé: principe que Proudhon a eu l’honneur d’annoncer, quoique d’une manière très incomplète, le premier,] commence à peine à être compris ou même seulement entrevu [intercalé: à l’Occident] de nos jours, – il est évident, dis-je, que la race Slave incapable de réaliser et de faire triompher son principe, a dû jouer jusqu’ici le rôle de victime, et la race germanique celui de [intercalé: conquérant, de] triomphateur, de bourreau.

La lutte entre ces deux races commence au Xème siècle, alors que l’Empire Occidental devenu plus explicitement Germanique par la séparation de la France, <avec s> se trouvait déjà en pleine organisation féodale, avec ses deux chefs, tous les deux électifs, l’un spirituel, l’autre temporel, le Pape et l’Empereur; de sorte que <de la part> pour les Allemands la conversion violente et l’asservissement des populations Slaves<,> devint, au double point de vue de la religion et de la politique, la grande affaire de la Chrétienté Occidentale, leur mission. Ils la remplirent# |31 avec la barbarie qui était commune dans ces temps et dont, à en juger <d’après la manière dont ils se conduisent [ill.] aujourd’hui même> par ce qu’ils font à l’heure qu’il est en France, ils semblent avoir conservé une bonne portion [intercalé: même] encore aujourd’hui. Cette barbarie naturelle chez un peuple pillard et sauvage a dû nécessairement [intercalé: propre] des proportions énormes sous l’influence de l’horreur superstitieuse que devaient leur inspirer des payens et par la haine méprisante que les Allemands, dès l’origine de cette lutte, ont toujours ressentie pour les populations Slaves.

Les Allemands s’étonnent et se plaignent naïvement de la haine passionnée et profonde que leur seul nom inspire <aux> à tous les peuples slaves, sans en excepter aucun. Mais les Allemands ne doivent pas s’en prendre pour cela aux peuples qui les haïssent; ils doivent s’en prendre à eux-mêmes, à leur esprit d’envahissement, d’assorption systématique, de conquête qui en fait un objet de haine pour tous les peuples qui ont le malheur d’être leurs voisins. Et ce ne sont pas les seuls Slaves qui nourrissent cette haine contre eux. Ainsi ils ont <été détestés jusqu’à nos jours> été détestés jusqu’à ces derniers jours par les Italiens; ils le sont encore par les Danois, et ils le seront malheureusement pendant bien des années par la France, jusqu’à ce que cette noble nation, redevenue la représentante de la liberté du monde, puisse oublier tout le mal qu’ils lui font aujourd’hui. <Quant à la haine des Slaves, helas il faut bien le dire, les Allemands ne l’ont que trop méritée.> [intercalé: Et y a-t-il en ce moment un seul peuple voisin de l’Allemagne qui, <menacé par leur> se sentant menacée par leur ambition insatiable, aussi contraire au droit humain, qu’à leur propre liberté, ne nourrisse contre eux, <maintenant> un sentiment très ressemblant à la haine.] Quant à l’animosité si profonde des Slaves, quiconque connaît l’histoire [intercalé: de leurs rapports avec eux] sera bien forcé de dire <avec nous>, que les Allemands ne l’ont que trop méritée.

Les Allemands aiment à se poser en civilisateurs des Slaves. Ils prétendent insolemment encore aujourd’hui que c’est là leur principale mission historique. Et remarquez que ce n’est point là seulement l’opinion des gouvernements et de l’aristocratie militaire <des Allemands> <de l’Allemagne>; c’est <aussi celle> l’opinion unanime <de leurs savants> des Universités, des savants et de toute la bourgeoisie de# |32 l’Allemagne. Parmi les reproches que nous entendons s’élever aujourd’hui en Allemagne contre l’Empire d’Autriche, il faut bien remarquer celui de n’avoir pas su germaniser les peuples Slaves qui sont soumis à son joug. Donc, même encore aujourd’hui, civiliser ne signifie pas autre chose pour les Allemands que germaniser. Rompue à l’obéissance et à la servitude la plus <humiliante comme la plus résignée.> résignée, esclave volontaire ou valet de son futur Empereur, de ses Princes, de sa <aristocr> noblesse à la fois arrogante et servile, de son militaire si brutal, <et> de sa bureaucratie si consciencieusement <oppressive> compressive, et fière de <cet> son esclavage qu’elle appelle patriotisme et honneur national, cette bonne bourgeoisie allemande s’imagine, avec une naïveté vraiment adorable, qu’elle a réalisé le nec-plus ultra du développement humain, et elle se présente à tous les peuples étrangers comme un idéal de perfection intellectuelle et morale, politique et sociale, qu’ils doivent suivre, imiter, auquel ils doivent s’incorporer matériellement, sous peine <d’être> d’y être forcés d’une manière toute brutale par ses Bismark et Moltke, par ses Princes Frederic Guillaume et Frederic Charles et par son auguste Empereur. Il y’a <un> quelques ans à peine, elle <ne mon> n’osait montrer cette outre-cuidance <qu’aux> que vis-à-vis des Italiens et <aux> des Slaves; aujourd’hui, encouragée et exaltée jusqu’à la folie, jusqu’à la stupidité, par les victoires inattendues que ses armées ont remportées en France, elle se croit assez forte pour pouvoir menacer l’Europe entière – Elle est arrivée au maximum de son délire national; elle menace, elle revendique à haute voix la Suisse, le Nord de la France, la Belgique, la Hollande, le Danemark, toutes provinces de l’antique Empire comme on sait, et toutes absolument nécessaires à la splendeur et à la légitime puissance de l’Empire nouveau. Le tour de l’Italie, cette vassale tourmentée des Empereurs du moyen-âge viendra après. Quant aux Slaves, ce ne sera pour le nouvel Empire qu’une bouchée. Par un traité secret, l’Empereur de Russie n’a-t-il pas déjà vendu [intercalé: et livré] la Bohème, la Moravie et la Silésie autrichienne à son <ami,> allié fidèle et son oncle le roi de Prusse, aujourd’hui Empereur de l’Allemagne -; et une fois ces provinces slaves réunies, d’abord par la trahison et la ruse et ensuite par la force, au nouvel Empire, on trouvera <bien> vite les moyens de les germaniser; ce seront les mêmes moyens qui depuis cent [intercalé: ans] apeuprès ont été employés avec tant de succès dans les provinces polonaises échues à la Prusse. Comme de raison, on commencera par les déclarer en état de siège, ce qui permettra dès l’abord de mettre la main sur quelques centaines de patriotes <[ill.]> Tchechs de toutes les couleurs, sans épargner# |33 sans doute les politiciens ridicules du parti de <Palacki> Palacki et de <Rieger> Rieger; on les enfermera à Spandau, à Stettin, où on les releguera dans quelque colonie lointaine qu’on aura soin <d’acquérir> d’acquérir pour leur <[ill.]> en faire une patrie nouvelle; et là ils pourront méditer à leur aise sur les vertus panslavistes de l’Empereur de toutes les Russies qui les aura <livrés à la Prusse,> que dis-je, qui les a déjà livrés à la Prusse. Une fois délivré de tous ces brouillons, on se mettra à l’oeuvre et on pratiquera systématiquement l’art déjà <[ill.] avec tant> essayé avec tant de succès en Pologne, de la dénationalisation des populations Slaves. On s’appuyera sans doute exclusivement sur la portion allemande qui forme déjà le tiers de la population en Bohème. Celle-là sera naturellement dévouée jusqu’à la servitude la plus humble au nouvel Empereur; d’abord en sa qualité de population allemande, aimant la servitude par instinct, et ensuite parcequ’elle sera la population privilégiée, dominante, gouvernante. On la protègera par tous les moyens possibles, et matériellement, et politiquement, au détriment de la population Slave; on employera les impots que payera cette dernière, pour encourager le commerce et l’industrie des allemands et pour faire crédit <aux paysans> soit aux paysans, soit aux nobles ou aux bourgeois de l’Allemagne qui voudront acheter des terres cultivées actuellement par des Slaves. C’est ainsi qu’on a toujours procédé et qu’on procède encore aujourd’hui dans le grand Duché de Posen. Les paysans Tchechs se verront dépossédés peu à peu et réduits à l’état du prolétariat; pour les controler, on les forcera d’apprendre l’allemand, rendu obligatoire <comme étant> <étant> dans toutes les écoles comme devant devenir desormais la langue nationale du pays, [intercalé: la langue des maîtres] à l’exclusion du Tchech, la langue des Slaves asservis; <et introduit comme tel dans toutes les écoles> et dans ces écoles on leur enseignera [intercalé: la résignation, la soumission, le respect des autorités quand même] et le culte de l’Empereur Prusso-allemand, comme on le fait déjà dans toutes les écoles du royaume de Prusse. Enfin pour propager cette nouvelle religion, on enverra en Bohème, en Moravie et dans toutes les autres provinces slaves réunies au nouvel Empire des prêtres, des jésuites aux populations catoliques et des pasteurs piétistes aux populations protestantes, comme on le fait aujourd’hui pour la Lorraine et l’Alsace<, afin de propager parmi elles cette nouvelle religion – Telle est aujourd’hui actu>.

Telle est <actuellement> le vrai sens et la portée réelle de la Civilisation Germanique, et voila ce que la bourgeoisie allemande appelle [intercalé: aujourd’hui] civiliser les Slaves et en général tous les pays qui <ont eu> sont menacés du malheur de tomber sous la griffe impériale de leur maitre. N’est-il pas étonnant que les Allemands puissent encore s’étonner de la# |34 haine bien sincère, bien profonde et toujours croissante qu’ils inspirent à tout le monde.

**Au moyen âge, ils ne parlèrent pas de civilisation, mais de conversion au christianisme, ce qui signifiait pour les Slaves, comme je l’ai déjà dit, pillage, massacre, viol, extermination ou esclavage. C’est ainsi que les Allemands civilisèrent ou convertirent succéssivement toutes les populations Slaves entre l’Elbe et l’Oder. “Afin d’assurer leur pouvoir et leurs conquêtes, dit Lelewel, Les princes établirent parmi les Slaves différents postes militaires commandés par des gardiens des marches ou frontières, appelés comtes des frontières ou Markgraves? C’est ainsi que se forma au sein même des populations Slaves le <Markgraviat> Margraviat de Brandenbourg qui fut pour ainsi dire l’embryon du royaume actuel de Prusse, et tout ce royaume à l’exception de la Westphalie et de la province Rhenane qui <y fut> y furent incorporées <dans la> <en 1815> par le traité de Vienne, et à l’exception de Hanovre et de Schleswig-Holstein dont il s’est emparé de nos jours, n’est en réalité autre chose qu’un vaste ossuaire Slave. Les peuples de <cette> la majeure partie du royaume sont des Slaves violemment germanisés.

Aussitôt qu’un nouveau pays Slave venait d’être conquis, les Empereurs le divisaient en diocèses et y établissaient des éveques qui obéissaient à un primat [intercalé: archevêque] qui résidait toujours au centre de la Colonie militaire. Puis autour des évêques venaient se grouper et s’établir <quelques> de bons bourgeois de l’Allemagne apportant avec eux, dans ces pays barbares, leur travail et leur industrie respectables, leurs coutumes, <et> leur administration municipale, et leur culte de l’autorité <tant spirituelle que temporelle>. De cette manière, de nouvelles villes allemandes se <créèrent> formèrent sur le territoire slave, et autour de ces villes <se formèrent les> s’élevèrent les chateaux des chefs militaires, [convertisant] seigneurs féodaux, maîtres de tout le pays cultivé par la portion épargnée de la population Slave, desormais attachée à la glèbe.**# |35 haine bien sincère, bien profonde et toujours croissante qu’ils inspirent à tout le monde.

Je n’ignore pas que, dédaignant <les sentimental> ce qu’ils appellent aujourd’hui les sentimentalités humanitaires du XVIIIeme siècle, les hommes d’Etats, les penseurs et les publicistes actuels de l’Allemagne, y compris même hélas! beaucoup, beaucoup trop de démocrates-socialistes, <[ill.]> non parmi les travailleurs; mais parmi les chefs littéraires et bourgeois des associations ouvrières, cherchent à excuser, à légitimer même cette tendance envahissante de la race germanique par l’application de la nouvelle théorie physiologique de Lamarque et de Darwin <à la poli> au développement et aux luttes mutuelles des diverses races humaines <à> dans la politique, <à l’histoire.> dans l’histoire. De même que les <organismes> espèces animales douées d’une organisation plus complète et mieux adaptées au milieu tendent fatalement à détruire et à faire disparaître de la surface de la terre les espèces moins favorisées par la nature, de même les races humaines supérieures, prétendent-ils, doivent conquérir et anéantir toutes les races inférieures. Et comme ils reconnaissent modestement que la race germanique est la mieux douée, <et la mieux> la plus intelligente, la plus morale et la plus énergique de la terre, il en résulte fatalement pour elle le devoir, la nécessité mélancolique mais inévitable de germaniser ou de détruire tout le reste. Cette nécessité, ils l’avaient depuis longtemps reconnue par rapport aux Slaves, mais ils commencent par la reconnaître aujourd’hui même par rapport à la race romande. Je suis convaincu que le sentiment de cette necessité et de cette prétendue mission physiologo-sociale de la race allemande inspire la conscience patriotique et largement politique des hommes comme Mrs de Bismark et de Moltke, qui trop intelligents [intercalé: et trop hommes de leur siècle,] pour croire en une providence divine, doivent avoir pourtant besoin d’un principe, d’un prétexte, d’une phrase plausible quelconque, pour excuser même par devant eux-mêmes le crime de lèse-humanité qu’ils sont en train de comettre en France. Ils se considèrent sans doute comme des exécuteurs# |36 historiques de la loi naturelle énoncée par Darwin. Quant à sa Majesté le Roi de Prusse, le futur Empereur d’Allemagne, [intercalé: croque mitaine des peuples par la grâce de Dieu, il est] suffisamment spirituel pour croire en Dieu et en lui même; il ne peut [intercalé: donc] se considérer autrement que comme un instrument de la divine providence, et il remplit avec bonheur cette mission de destructeur <d’une nation> de cette nation perverse qui, depuis la seconde moitié du siècle dernier, d’abord par sa littérature et ensuite par ses actes, a ôsé se poser comme l’incorrigible perturbatrice de l’ordre divin. <Ses généraux subalternes, ses> Son armée, ses généraux subalternes, tout le corps de ses officiers à très peu d’exceptions près, je ne dirai pas tous ses soldats, ne pensent que par le cerveau de leur maître, partagent sa passion et sa foi. <Tout cela est excessivement naturel, et ce serait le contraire qui pourrait étonner>

Tout cela est excessivement naturel et ce serait le contraire qui pourrait étonner. Mais ce qui doit surprendre, c’est que l’immense majorité de la presse allemande, livres, brochures et journaux, exprimant <apeuprès> l’opinion apeuprès unanime de la bourgeoisie industrielle, commerçante, littéraire et savante de l’Allemagne, <prep> commence à <exprimer> énoncer hautement la même opinion. <Ils> [intercalé: <Tous ces allemand> Ces bons Allemands] sont très sérieusement convaincus que la race Romande a fait son temps, qu’elle est morte et qu’il ne reste plus qu’à l’enterrer. <S’ils ne le disaient pas, soit par prudence ou par politesse,> Par rapport au Portugal, à l’Espagne, à l’Italie, à la Belgique et à la Suisse <alle>Romande, ils en avaient été depuis longtemps convaincus; s’ils ne le disaient pas, c’était <par p> en partie par politesse et encore davantage par prudence; la France, la plus puissante des nations romandes, était debout, <elle> et elle leur inspirait du respect. Mais maintenant qu’ils la croient irrévocablement renversée et vaincue par la puissance des armes allemandes, ils donnent pleine liberté à leur langue et la politesse ne les retient plus. “Oui, disent-ils la race Romande est morte et c’est maintenant le tour de la race Germanique de s’asseoir triomphalement sur ses ruines.” Ils font encore aux Anglais et aux Américains du Nord de les considérer comme des demi-Allemands, et aux Hollandais, aux Danois, aux Suédois et aux Suisses comme des Allemands dénaturés# |37 qu’il faut à toute force ramener au bercail.

Ce sentiment naïf et stupide, cette joie humanicide du soi-disant triomphe de la race germanique se fait jour, je l’ai déjà dit, jusque dans le parti de la démocratie-socialiste en Allemagne. Les principes économiques de ce parti sont internationaux. Malheureusement il n’a pas su se défaire du patriotisme étroitement national de la bourgeoisie allemande; il en partage toutes les illusions et toutes les vanités. Comme elle, il aspire ardemment à la création d’un grand et puissant Etat Germanique, ce qui est incompatible avec l’internationalité; de sorte qu’en ce moment où ce puissant Empire Germanique, l’objet de tous les rêves et de tous les chants patriotiques des Allemands va être créé par le moyen d’une guerre fratricide, sur les ruines fumantes et sanglantes de la France, les démocrates-socialistes de l’Allemagne, en proie à une tragique contradiction intérieure, pourraient s’écrier, comme Chimène dans le Cid de Corneille:

“Pleurez mes yeux, pleurez et fondez Vous en eau

<Et fon> La moitié de moi-même a mis l’autre au tombeau.”

Ah! Citoyens, démocrates-socialistes de l’Allemagne, pour l’honneur de Votre intelligence, de Votre franchise vis-à-vis de Vous même – et pour la tranquillité de Votre conscience, il est urgent que Vous preniez un parti. <Ou bien> Décidez Vous soit pour la gloire et pour la puissance de l’Allemagne comme Etat, soit pour fraternité et pour l’Alliance internationale des peuples. <Si vous> <Mais> Si vous voulez la formation d’un puissant Etat germanique, – République ou Monarchie, c’est la même chose, et tout Etat d’ailleurs tend invinciblement à devenir Monarchie – alors ayez donc le courage de rendre justice à Vos grands hommes d’Etat, à Bismark, à Moltke, même à Votre Empereur croquemitaine, et à <l’organisation> l’administration militaire et bureaucratique de la Prusse, qui, moins rêveurs et plus réalistes que Vous, <employent> ont le courage d’employer les seuls moyens qui puissent créer un Etat. Mais si Vous voulez conserver le droit de les maudire, <<alors soyez conséquents et logiques et renoncez une fois pour toutes à Vos velléités nationales, patriotiques, vaniteuses et ambitieuses. Dites avec nous qui sommes des>># |38 <<socialistes franchement et exclusivement internationaux, non autoritaires, non [intercalé: <à toutes Vos étroites impulsions nationales, à toutes>] doctrinaires, mais révolutionnaires, dites que voulant la féderation libre des peuples sur la base de l’égalité économique – l’organisation>>

à toutes vos étroites et vaniteuses ambitions nationales et de dire avec nous, qui sommes des socialistes non autoritaires et non doctrinaires mais franchement révolutionnaires, qu’au nom de la fraternité universelle, Vous voulez la destruction de tous les Etats, à commencer sans doute par le Vôtre.<(1)>

Mais non, Vous ne voulez pas de la fraternité universelle. Cette idée de l’humanité est trop large pour entrer dans Votre coeur et dans Votre esprit; elle menacerait l’existence de Votre patriotisme et Vous ne voulez pas renoncer à Votre patriotisme allemand. Vous condamnant ainsi à une éternelle équivoque, à une contradiction qui <fait de Vous, malgré Vous, des [ill.] du despotisme despotes voir> Vous fait servir malgré Vous la cause du grand Empire germanique, Vous prêchez une internationalité restreinte, comprenant sur le continent de l’Europe, la France, le Portugal, l’Espagne, l’Italie, la Suisse, toute l’Allemagne, <avec ses popula> y compris l’Autriche avec ses populations slaves que Vous Vous promettez bien de forcer à devenir allemandes, la Belgique, la Hollande, le Danemark et la Suède, sous la Hégémonie suprême de l’Allemagne(1)

[[(1) J’aime à reconnaître que le “Volksstaat”, organe principal et quasi-officiel du parti de la Démocratie socialiste en Allemagne, et dont les rédacteurs, sans que j’y aie jamais donné personnellement lieu, sont devenus, depuis un an apeuprès, mes ennemis, [intercalé: je pourrais dire mes calomniateurs] personnels, ne pouvant <sans doute> me pardonner <mon antipathie et mon ambition> <passion> <opposition passionnée> sans doute l’opposition passionnée que j’ai faite et que je ne discontinuerai pas de faire aux principes <étroitement> étroits de patriotisme tédesque et de <politique> démocratisme bourgeois<e> qu’ils s’efforcent d’introduire dans l’organisation de l’Internationale – j’aime à reconnaître que <ce Journal> cette feuille, <presque># |39 [suite de la note] dès le début de cette guerre <infernale> si fatale à la cause de la démocratie, a rempli dignement son rôle d’organe socialiste. Seule ou presque seule, elle a eu le courage d’exprimer son horreur pour cette lutte fratricide et de prendre ouvertement le parti de la république française contre <les passions ambitieuses> le patriotisme [intercalé: à la fois] servil<e> et brutal<e> de la presse allemande. Pourtant, dans un de ses Numeros du mois de Septembre passé, j’ai trouvé une phrase excessivement équivoque [intercalé: et], qui m’a produit une facheuse impression, en me prouvant que les redacteurs du Volksstaat <lui-même> eux-mêmes, tout en maudissant la guerre, n’ont pas pu se préserver complètement de la contagion générale et ont participé en quelque sorte au triomphe patriotique éprouvé par la nation allemande tout entière à la nouvelle de la prise de Sédan. N’ayant pas ce No sous la main, je ne puis reproduire textuellement cette phrase, mais en voici le sens général: “Maintenant que par la suite de cette guerre, l’initiative du mouvement ouvrier s’est transporté <définitivement et> incontestablement de la France en Allemagne, les ouvriers allemands ont de plus grands devoirs à remplir” – Ce qui ne peut signifier autre chose que ceci: La France ayant été vaincue par l’Allemagne, le socialisme français ne peut plus <[ill.]> remplir le rôle [intercalé: d’initiateur] qu’il a joué en Europe. Ce rôle, grâce au triomphe des <armes alleman> <soldats allemand> armées allemandes, appartient desormais <au socialisme> aux ouvriers# |40 [suite de la note] allemands. Poveretti! ne s’étaient il pas imaginés que le triomphe de l’empereur Guillaume, avec ses Bismark et Moltke et son armée contenant tout ce qu’il y a de plus <l’insolemment> insolemment réactionnaire en Europe, était un triomphe du peuple allemand, <et> qu’il devait tourner au profit de <leur idéal> la plus prompte réalisation de leur idéal internationalo-patriotique et politico-socialiste, et que cette foule d’ouvriers allemands que <la loi militaire> se sont vus forcés par la loi militaire à participer à toutes ces victoires rapporteront à leurs camarades sédentaires avec une plus grande dose de liberté la protection de l’Etat pour les associations ouvrières. Eh bien! ils auront maintenant cet Empire tant rêvé, tant désiré, tant chanté, et il est bon qu’ils l’aient, pour qu’ils apprennent enfin à le détester. Peu d’années suffiront pour faire comprendre aux ouvriers allemands que le patriotisme est la négation [intercalé: même] du socialisme, et que la splendeur politique, la grandeur et la puissance de l’Etat, pour les masses qui travaillent, ne signifient pas autre chose que la misère et l’esclavage. Alors, cessant de s’appeler des Démocrates-Socialistes allemands, ils se diront simplement des socialistes internationaux et révolutionnaires, ennemis aussi bien de leur propre Etat que de tous les Etats; et alors, mais seulement alors, il sera possible aux prolétaires slaves de se fusionner avec eux.]],#

|41Vis-à-vis des Slaves vous avouez hautement une politique et des vues parfaitement conformes à la loi naturelle énoncée par Darwin. Continuateurs de l’oeuvre violente de Vos Empereurs, de Vos rois, de Vos princes et de Vos chevaliers Teutoniques, Vous en voulez soit la germanisation volontaire ou forcée, mais complète, soit la destruction; et Vous ne comprenez pas, aveugles, qu’en proclammant des intentions pareilles#

|42 Vous faites la plus terrible propagande panslaviste, en <forçant tous les p> <peuples> poussant tous les peuples slaves sous la protection paternelle <voir l’exemple de la> et dans les embrassements étouffants de l’Empereur de toutes les Russie.

Depuis quelque temps Vous trouvez bon de me calomnier de la manière la plus odieuse, en me traitant, soit de panslaviste, soit même d’agent soudoyé du gouvernement Russe. Je n’ai pas daigné répondre à ces honteuses et infames calomnies. Je les ai méprisées du haut de toute une existence dévouée <uniquement> au service de la cause populaire. Mais voyons maintenant qui de nous est panslaviste, Vous ou moi? – Dès 1847, dans un discours qui m’a valu l’honneur d’être chassé de Paris par Mr Guizot ministre des affaires étrangères, à la demande# |43 de Mr Kisseleff, ministre plénipotentiaire de la Russie, j’avais proposé au nom des révolutionnaires russes <une> à l’émigration polonaise une alliance <contre l’Empire de toutes> ayant pour but la destruction de l’Empire de toutes les Russies, en ajoutant que non seulement la liberté des peuples polonais et russes, mais encore que l’émancipation de tous les peuples Slaves n’étaient qu’à ce prix. En 1848, au premier Congrès des peuples Slaves à Prague, Congrès qui, soit dit par parenthèse, avait été réuni par le Ct Thun, Palacki et Rieger dans une pensée réactionnaire, celle de former sous le sceptre des Habsbourg un puissant Etat Tchech, oppressif à son tour et centre de la nouvelle monarchie autrichienne, mais qui sous nos efforts réunis, grâce surtout aux dispositions tout-à-fait révolutionnaires du peuple et de la jeunesse de Prague, <une te> avait pris une tendance diamétralement opposée, ce qui le# |44 bombarder et dissoudre par les troupes autrichiennes – dans ce Congrès j’ai combattu avec une passion acharnée le parti panslaviste; c’est à dire celui du protectorat de St Petersbourg et j’y ai proclammé hautement la nécessité de la destruction de l’Empire de toutes les Russies, autant sous le rapport de la liberté de l’Europe, et de l’émancipation des Slaves tant de l’Autriche que de la Turquie, que sous le rapport de la propre émancipation des peuples russes qui étouffent dans cet Empire comme dans une horrible prison. Il est vrai, qu’aussi peu cérémonieux avec les ambitions allemandes qu’avec celles de la Russie officieuse et officielle, j’ai également proclammé la nécessité de la destruction de l’Empire d’Autriche, et du royaume de Prusse, <et du> et voila ce que les patriotes allemands constitutionnels et démocrates n’ont jamais voulu me pardonner, eux qui ne rêvaient pas autre chose dans leur Assemblée nationale de Francfort et dans les assemblées partielles des Etats de l’Allemagne que la réconstitution de leur Grand Empire Germanique, en y ajoutant follement, toujours dans leur rêve, des institutions libérales et démocratiques, incompatibles avec l’existence d’un tel Empire.

L’aveuglement patriotique des Allemands <alla> allait déja si loin à cette époque que lorsque Mr de Radowitz l’ami de coeur et le confident intime du roi Frédéric-Guillaume IV de Prusse, proposa à cette assemblée de Francfort, composée pourtant des hommes les plus éclairés et des plus avertis de l’Allemagne, d’exprimer par un applaudissement unanime ses patriotiques sympathies pour le triomphe de l’armée Autrichienne qui avait mission d’étouffer la liberté de l’Italie insurgée, toute l’assemblée se leva, à l’exception de quatre ou de cinq députés – On peut s’imaginer quelle devait être la politique d’une pareille Assemblée par rapport à la liberté Slave. Avec la franchise peu cérémonieuse, il est vrai, qui caractérise tous mes écrits aussi bien que tous les actes# |45 <<allemands. Poveretti! Ne <se sont> s’étaient-ils pas imaginés que le triomphe du roi Guillaume, de Bismark, de Moltke <des Pces Fredéric Guillaume et de Frédéric Charles et de toute cette grande, cette moyenne et petite noblesse qui remplit les <[ill.]> Etats-majors de l’armée> <et de [ill.]> et des armées de l’Allemagne va tourner au profit du socialisme allemand! Que les ouvriers allemands en vont devenir plus respectés et plus libres! Quand des démocrates-socialistes intelligents, sincères et sérieux, comme le sont incontestablement MMrs Bebel et Liebknecht, [intercalé: peuvent tomber dans de pareilles illusions,] que peut-on attendre de la bourgeoisie allemande? <Les ouvriers allem> <Les peup> Les peuples allemands auront enfin cet Empire tant rêvé, tant désiré, tant chanté, et il est probablement nécessaire qu’ils l’aient, pour qu’ils apprennent à le détester, pour qu’ils <apprennent> expérimentent à leurs propres dépens ce que coutent la gloire, la grandeur, la puissance de la patrie. <Ils comp> Les ouvriers de l’Allemagne comprendront alors qu’Etat ne signifie pas autre chose, pour les masses qui travaillent, que misère, esclavage, et cessant de se nommer des démocrates-socialistes patriotes, ils se diront tout simplement des socialistes internationaux et révolutionnaires.>># |46 de ma vie politique, déjà alors j’avais dit aux Allemands toutes les pensées que devait nécessairement dans mon esprit, <cette pensée> leurs tendances sans doute très patriotiques, mais en même temps et à cause de [intercalé: cela même] injustes et liberticides, <et> aussi contraires à leur liberté propre qu’à celle de tous les peuples voisins, et dangereuses même<s> au point de vue de la réconstitution de l’Allemagne; car cette politique desastreuse devait avoir pour <conséquence> résultat inévitable de <jeter> ranimer chez tous les peuples Slaves la passion panslaviste et de le rejeter forcement dans le parti des Empereurs de Russie. Si l’Empereur Nicolas avait eu plus d’esprit, il aurait pu tirer des conséquences formidables d’une situation aussi avantageuse pour lui. Heureusement pour l’Allemagne, pour l’Europe, pour les Slaves et pour la Russie elle-même, il n’a pas eu cet esprit. Au lieu de se poser comme un puissant appui au centre même du mouvement Slave, il est allé chevaleresquement, bassement soutenir et reconstituer l’Empire d’Autriche en Hongrie, prouvant par la même à tous les peuples Slaves que de ce fatal Empire de toutes les Russies, ils ne peuvent attendre que trahison ou esclavage.

Voila donc mon Panslavisme. Que la démocratie socialiste et révolutionnaire [intercalé: de l’Europe] le juge. Je veux réellement et passionnement l’émancipation de la race Slave, mais je la veux par la destruction de l’Empire Russe et de tous les Empires allemands, autrichien et prussien. Je veux également l’Emancipation et la fraternisation réelle de tous les peuples par <la destruction> l’abolition de tous les Etats. Les démocrates-socialistes allemands, procédant par une voie diamétralement opposée, veulent civiliser le monde en le germanisant de gré ou de force. Ils veulent fonder leur grand Etat germanique en asservissant, en assimilant ou en détruisant les peuples Slaves tout d’abord, puis en absorbant avec un peu plus de cérémonies, lentement, les peuples romands.

Quant à moi, je déclare ouvertement que si socialisme ne signifiait pas autre chose que <Germanisme> Pangermanisme, et que si ce mot de civilisation n’avait point d’autre sens que la domination quand même des allemands, avec extinction volontaire ou forcée de la race Slave, qui devrait disparaître [intercalé: alors] de la surface de la terre selon la loi de Darwin,# |47 je me rejeterais résolument dans la barbarie Slave, et dans une <lutte atroce et impitoyable, j’aurais fait tous les efforts> lutte atroce et impitoyable, je ferais tous les efforts possibles, pour que conformement à cette même loi, ce ne soit pas la race slave <mais la race allemande> qui succombe. <Je m>

Je me hâte de déclarer toute fois que l’Empire de toutes les Russies ne gagnerait absolument rien à cette lutte; il devrait [intercalé: y] succomber [intercalé: au contraire] le premier; car de toutes les institutions allemandes, cet Empire, tout cet enchainement de rapports officiels et d’intérets de classes créés par une administration tartarement despotique et germaniquement buraucratique, et la Cour de St Petersbourg, sont les plus dangereuses et les plus détestables. Je considère les propagateurs et les apôtres, tant officiels qu’officieux, tant sottement convaincus que honteusement soudoyés du Panslavisme comme infiniment plus dangereux à la race Slave que tous les ennemis allemands pris ensemble. Ces derniers au moins avouent franchement aujourd’hui leurs intentions sinistres. Les Slaves sont avertis. Ils peuvent et ils doivent aujourd’hui concerter et prendre toutes les mesures qui seront nécessaires à la défense de leur <indépendance> liberté et de leur existence comme race <contre> et comme nations séparées contre les inévitables attaques dont ils sont menacés de la part du nouvel Empire Prusso-allemand. Et comme ils ont eux l’énergie d’une race jeune, non encore épuisée par l’histoire; comme ils appartiennent non au passé mais à l’avenir, et, j’espère, à un prochain avenir, on peut espérer qu’ils trouveront en eux plus qu’il ne faudra de moyens et de forces pour déjouer les calculs ambitieux des Allemands, qui les menacent sans <vouloir et sans même pouvoir> pouvoir et sans même vouloir les séduire.

Sous ce dernier rapport, bien plus grave est le danger dont les menace l’Empire de toutes les Russies. Il se présente [intercalé: à eux] entouré de prestige comme le seul Empire Slave qui ait réussi à se fonder, à se maintenir et qui impose <le respect> à l’Europe occidentale le respect. Par une déduction [intercalé: logique] naturelle, mais excessivement superficielle, fondée sur l’ignorance complète de ce que c’est que <la vie> l’existence populaire dans l’Empire de toutes les Russies, les Slaves opprimés d’un coté# |48 par les Turcs, par les Magyars et par les Allemands de l’Autriche, et menacés de l’autre par l’appétit croissant des Allemands de l’Empire Prusso-Germanique, espèrent follement leur salut de cet Empire, le fait que la Russie forme un immense et puissant Etat qui devrait les repousser, <parce qu’il est> étant absolument opposé au Génie Slave(1), les attire au contraire. L’une des conséquences les plus funestes de la longue domination des Allemands, c’est d’avoir fait naître parmi les Slaves le respect de la puissance politique, le culte de l’Etat. C’est selon ma profonde conviction, le vrai germe de la puissance du despotisme, la raison fondamentale de l’esclavage des peuples. Victimes éternels de l’Etat, ils cherchent leur émancipation dans la création d’un Etat nouveau, dont ils redeviennent nécessairement les exploités, les esclaves. “Les Allemands nous oppriment disent les politiciens <Slaves, les chefs actuels et passés du mouvement [intercalé: <mouvement>] Slave> Slaves, parce qu’ils ont su former un Etat, formons donc, nous aussi, un Etat [intercalé: Slave], pour les opprimer à notre tour.” C’est ainsi qu’ont raisonné et que raisonnent encore aujourd’hui les Palacki, les Rieger et bien d’autres chefs du mouvement Slave. Ils ne s’en cachent pas d’ailleurs. C’est là tout leur programme politique et national. Ils ont tenté en 1848 de former un grand Etat <Czech sou> Tchech sous les auspices de la maison impériale d’Autriche. Ils n’ont pas réussi. Depuis 1848 jusqu’à nos jours, <<ils ont lutté, en vain dans les Reichsrath pour réconstituer au sein même de l’Empire Autrichien>> appuyés par le par le parti Ultramontain et oligarchique, ils ont vainement lutté à Vienne et à Prague pour réconstituer, au sein même de l’Empire d’Autriche, l’indépendance de la couronne de Bohème, encouragés d’ailleurs par l’exemple des Magyars qui, <par une opposition persévérante> grâce à leur persévérance obstinée, sont enfin parvenus à réconstituer celle de la couronne Hongroise. Ils ont encore une fois échoué. Ils ont dû échouer, parceque l’indépendance, même aristocratiquement et catholiquement organisée, d’aucun pays Slave, n’est compatible avec l’existence de la Monarchie Autrichienne, qui ne <pouvant plus être> trouvant plus au XIXme siècle les conditions nécessaires à la formation d’un Empire Féodal, ne peut plus exister que comme Etat moderne, centraliste, et qui ne peut établir cette centralisation en son sein qu’à l’aide de l’élément Germanique.#

|49Les politiciens slaves qui rêvent sincèrement une fédération monarchique autrichienne rêvent une impossibilité, un non sens, Monarchie et Fédération sont des principes tellement opposés qu’ils <ne pouv> n’ont pu se concilier <jusqu’à> jusqu’à un certain point, et d’une manière tout-à-fait provisoire, que sous le régime politique du moyen âge, qui <constituait> avait constitué, comme on sait, une vaste fédération aristocratique, nobiliaire et princière, hierarchiquement organisée, sous la domination plutôt nominale que réelle et toujours contestée d’un pouvoir central fictif, représenté par l’Empereur et sous la bénédiction de l’Eglise, représentée par le Pape. La fin du moyen âge est précisement marquée par la rupture complète de cette alliance fictive et mystique entre le pouvoir central et la fédération des grands et petits seigneurs féodaux. En France elle <s’est> <s’était> s’est déterminée par la destruction radicale des autonomies et de la fédération féodales au profit du pouvoir central de l’Etat; en Allemagne au contraire, <par l’annulat> à partir de la Réformation, par l’annulation successive du pouvoir impérial, ce <qui avait converti la partie non> qui eut pour résultat nécessaire la conversion de la partie non Autrichienne de l’Empire en une fédération de <Pces des> Princes despotes, [intercalé: et desormais indépendants,] régnant en maîtres absolus dans leurs patrimoines respectifs<,> et faisant <désormais> dériver leur pouvoir, desormais, immédiatement de la grâce divine. Là gît le secret de la puissance relative de la France et de la faiblesse de l’Allemagne jusqu’en 1870.

Aujourd’hui les rôles ont changé. Après la destruction fatale de ses armées et la désorganisation radicale de sa puissance comme Etat mécaniquement ou artificiellement centralisé, c’est la France qui est devenue évidemment la plus faible et l’Allemagne qui est devenue très puissante. La France, quoique fasse Mr Gambetta, ne pourra plus jamais reprendre son rôle prépondérant comme Etat. Je crois l’avoir prouvé. Ella devra désormais chercher <sa grandeur> une nouvelle grandeur dans la révolution sociale. Quant à l’Allemagne, elle va jouir pendant un espace de temps plus ou moins long <d’une gra> et espérons qu’il ne sera pas trop long, – d’une grande puissance politique. Elle le payera sans doute par la misère et par l’esclavage croissants de ses peuples, et par la <diminution de son intelligence> décroissance de l’esprit, fleur trop délicate pour pouvoir prospérer <sous le régime des casernes et de la bureaucratie,> dans les bureaux et dans les casernes, sous le régime du baton; toutefois elle aura la consolation de réaliser enfin l’objet si ardemment désiré de ses voeux séculaires; elle formera un grand et puissant empire, et ce qu’elle aura perdu au point de vue de l’humanité, elle le regagnera# |50 au point de vue du triomphe de sa nationalité. Seulement elle ne pourra jouir de ce triomphe qu’à une seule condition. Il faudra qu’elle pousse le généreux sacrifice de sa liberté, de son humanité et de sa prospérité matérielle au profit de sa grandeur politique comme Etat [intercalé: unitaire], jusqu’au bout, en laissant abbatre les pauvres restes de fédération et d’autonomie des provinces <et> et des d’Etats particuliers qu’on a conservés [intercalé: provisoirement] dans la nouvelle Constitution <libérale pour> impériale, sans doute afin de ne pas trop choquer les <Princes qu’on> suceptibilités des petits souverains, dépossédés graduellement, et qui devront disparaître bientôt, étant absolument incompatibles avec l’organisation buraucratique et militaire, condition fondamentale de la puissance du nouvel Empire.

Rien ne pourra empêcher cette centralisation progressive de l’Allemagne, dont l’inévitabilité résulte beaucoup moins de l’ambition <des souverains> de la maison régnante et des hommes d’Etat de la Prusse, que de la nature même des choses et du concours fatal des circonstances et des conditions actuelles. Lorsqu’une puissance politique nouvelle s’est formée elle doit suivre son cours ascendant jusqu’à ce qu’elle ne commence à décroitre, soit en conséquence [intercalé: de l’action] d’éléments dissolvants intérieurs, soit par l’effet d’une force destructive extérieure. Les éléments intérieurs qui sont appelés à dissoudre l’Empire <ne manquent pas sans> et en même temps et par là même [intercalé: à] regenerer l’Allemagne, sans doute ne manquent pas. Ils sont de deux espèces, les uns négatifs, les autres positifs. Je range parmi les premiers la dissolution et la corruption inévitables des classes privilégiées de l’Etat, y compris naturellement la bourgeoisie allemande, à la quelle d’ailleurs il ne reste plus beaucoup de chemin à faire pour arriver à la hauteur [intercalé: de la corruption] de la bourgeoisie <de la France> française; <la corruption et la de> et celles de la classe bureaucratique et militaire<, phénomène inséparable> surtout, et par suite la désorganisation <lente mais certaine des> successive des ressorts mêmes de la puissance de l’Etat; cette démoralisation étant une conséquence fatale de la Centralisation <de l’Etat> politique. <Mais> <Cette détérioration> Son action est certaine, mais elle peut être excessivement lente, comme nous le voyons en Autriche, comme nous le voyons surtout en Russie. Pour en précipiter les effets, il faut l’action des éléments positifs. Ceux-là ne manquent pas non plus en Allemagne. Ils sont exclusivement concentrés dans son prolétariat: dans la masse de ses travailleurs des <campagnes> villes et des campagnes. En Allemagne, comme partout ailleurs, vu la déchéance <intellectuelle et morale> morale complète et le merveilleux abbettissement des classes privilégiées, la régénération ne peut venir que <des gue> de la sainte canaille populaire, que des gueux. Par la profondeur de leurs instincts, par la justice de leurs aspirations, par leur nombre immense, ils forment déjà une grande puissance en Allemagne et# |51 partout. Mais c’est une grande puissance en herbe, future, non actuelle. Je l’ai déjà dit et suffisamment démontré: pour être une puissance actuelle, il leur manque deux choses: une organisation réelle en vue d’une action révolutionnaire réelle, et la vraie formule de leurs instincts. En Allemagne surtout ils ont été fourvoyés par l’influence doctrinaire de leurs chefs, qui en leur présentant d’un côté <les réformes p> <l’agitation dans le but d’obtenir des réformes> <d’abord exclusivement politique> l’agitation légale et d’abord exclusivement politique comme la voie la plus <certaine> sure pour obtenir des reformes économiques, et de l’autre la formation d’un grand Etat communiste allemand comme l’idéal [intercalé: suprême] auquel doivent tendre leurs voeux, les ont en quelque sorte réconciliés avec la formation transitoire du nouvel Empire Prusso-Germanique, qui après avoir fait main basse sur tous les restes du moyen-âge en Allemagne et achevé la grande oeuvre de sa centralisation définitive, finira, espèrent-ils, par se convertir au communisme de Mr Charles Marx.

Les ouvriers allemands sont <tettus> têtus, <ils> ils ont la foi robuste et s’obstinent dans leurs espérances alors même qu’il ne reste aucune possibilité raisonnable d’espérer ou de croire. Il leur faudra donc, peut-être, hélas! de <terribles leçons> cruelles expériences pour leur faire perdre toute croyance dans l’Etat communiste en général, et dans l’Empire Prusso-Germanique en particulier, pour leur faire comprendre, enfin que le salut du prolétariat est dans la destruction <de tous> des Etats. D’ailleurs les <Allemands> ouvriers allemands ont <plutôt> le tempérament raisonneur, bien plus que révolutionnaire<. Ils donneront donc indubitablement> et d’ailleurs, désorganisés comme ils le sont, il leur serait [intercalé: par] trop difficile de lutter contre les forces militaires et policières immenses concentrées actuellement entre les mains du nouvel Empereur. Il leur faudrait pour cela une énergie révolutionnaire qu’ils n’ont jamais possédée. <Ils> Je ne doute pas qu’ils ne donnent immédiatement<, mais ce dont je suis également certain, c’est qu’ils> suite à la révolution <lors> sociale, lorsqu’elle aura commencé autre <part, mais ils> part, mais ce dont je suis également certain, c’est qu’ils ne la commenceront pas eux-mêmes. De tout cela il résulte <quel> que les éléments positifs intérieurs, contraires à <l’organisation> <la puissance> <la puis> la puissance de l’Empire Prusso-Germanique, ne sont pas encore capables d’en entraver l’organisation par leur action spontanée et prochaine.#

titre: L’Empire Knouto-Germanique et la Révolution Sociale. Fragments et variantes. Fragment D.

titre de l’original:

date: novembre 1870 – avril 1871

lieu: Locarno

pays: Suisse

source: Amsterdam, IISG, Archives Bakunin

langue: français

traduction:

note: Manuscrit pp. 97-99.

|1<<orientale a <rempli so> longtemps [intercalé: rempli] en Russie; c’est à dire ayant tourné les âmes <[ill.]> isolément et égoïstiquement préoccupées de leur propre salut, vers le ciel, et livré les corps, les biens, les volontés et les destinées <arbitre> temporelles des hommes à l’arbitraire absolu des souverains; ayant enfin d’un<e quantité> nombre indéfini de petits et de grands souverains par la Grâce de Dieu, ayant enfin par la consécration religieuse [intercalé: et par l'[ill.] plus que deux fois séculaire] d’un esclavage à la fois stupide et abjecte

imprimé à la noblesse de l’Allemagne, <un caractère d’arr> <un caractère d’arrogance qui vis à vis de la canaille populaire et bourgeoise> un caractère d’arrogance qui n’est égalée que par son humilité <toute servile> sans bornes vis-à vis du souverain; et à la bourgeoisie allemande un caractère [intercalé: <un ca>] de servilité honnête [intercalé: et] convaincue, on dirait presque volontaire et passionnée, dont <le spectacle> les manifestations affligeantes avaient>> [[[le début de la note manque]tariat de ces deux pays, devant nécessairement <forcer> pousser la noblesse et la bourgeoisie écossaises et anglaises à chercher <dans> leur salut dans une plus forte concentration de la puissance de l’Etat. C’était, on ne l’ignore pas, l’idée fondamentale de Ld Palmerston, qui avait tous les instincts despotiques des hommes d’Etat du Continent. Mais de son vivant la réalisation en était encore impossible<,>. Personne, excepté lui peut-être, ne prévoyait le développement immense que devaient prendre le <développement> mouvement des idées et des passions socialistes à l’intérieur, et celui de la puissance menaçante et brutale des [intercalé: grands] Etats <à l’extérieur> du Continent à l’Extérieur. Aujourd’hui il devient évident pour les hommes politiques les plus libéraux de l’Angleterre, que l’Etat doit se créer une puissance militaire formidable <pour> s’il veut maintenir son existence contre les ennemis de l’intérieur et de l’extérieur, et une fois cette puissance créée, adieu les libertés anglaises,

Pour quiconque veut penser sérieusement, sans parti pris et ne se conformant qu’à la logique des choses et des conditions politiques et sociales actuelles dans tous les pays, il <est clai> doit être clair, qu’aujourd’hui, en Europe aussi bien qu’en Amérique, il ne reste plus que deux grands courrants, deux grandes tendances politiques réelles et sérieuses: l’une vers la formation des grands Etas, des formidables agglomérations politiques, despotiques, militaires et buraucratiques, fondées nécessairement sur l’esclavage des masses laborieuses au profit d’une classe privilégiée, mais]]# |2 <<une fois arraché au grand patriote allemand Börne ce cri de détresse, de colère et de honte:

“Il faut bien l’avouer, les autres peuples sont trop souvent des esclaves, mais nous autres allemands, nous sommes toujours des laquais!”

des hommes abbaissés>> de chacun et de tous à l’arbitraire absolue d’une quantité de petits et de grands souverains.

Luther et Melanchton ont fait beaucoup plus pour le triomphe du pouvoir despotique en Allemagne, que tous les politiciens italiens, <et> le génie politique de Richelieu et même la puissance matérielle de Louis XIV n’ont jamais pu faire en France. Richelieu et Louis XIV ont imposé violemment le despotisme de l’Etat à la nation française; les luttes de la Fronde, les soulèvements <réitérés des> réitérés des populations protestantes, et tout le travail intellectuel, <et> à la fois religieux, philosophique, <artistique> artistique et scientifique qui, pendant le rêgne même du Roi-Soleil, <a continué de miner> n’a pas discontinué de miner [sourdement] le pouvoir de l’Etat, travail qui s’est <manifest> manifesté plus tard par la <magnifique insurrection philos> <littéraire et plus tard politique> grande <révolution> <insurrection d’abord> révolution du XVIIIme siècle, en font foi. Mais Luther et Melanchton ont introduit le culte du pouvoir absolu <du souverain ou plutôt d’une multitude de souverains et> et les habitude d’un esclavage à la fois stupide et abjecte dans l’âme même des Allemands. <N’est ce pas en effet une chose digne de remarque que depuis le soulèvement des paysans, malheureusement> Ils y ont tué la pensée et le désir même [[[suite de la note] également asservie <à cette> sous le joug de cette toute puissance de l’Etat; et l’autre vers son émancipation réelle et complète des masses populaires par la destruction des Etats et par l’organisation d’un monde international nouveau par la liberté sur les bases de la plus complète égalité. Et que tout ce qui se passe et s’efforce de se produire et à se maintenir entre ces deux tendances fatales, <les seules> et absolument opposées, <[ill.]> dénué de toute base réelle et de tout moyen sérieux d’existence, n’est plus que fantome et fumée.

Je ne doute pas que le mouvement populaire, fondé sur toute la logique de l’histoire et sur des nécessités inhérentes à la race humaine, ne doive finir par triompher, mais il me parait de plus en plus certain que ce triomphe définitif de l’humanité sur la brutalité ne pourra être obtenu <que pa> qu’au prix de luttes terribles et d’immenses sacrifices.]]#

|3 de la liberté et ils n’y ont que trop bien réussi, ce qui se prouve par l’immobilité apeuprès absolue de l’esprit allemand et par l’absence aussi complète de toute initiative nationale tant politique, que commerciale et industrielle pendant les deux siècles et <demi apeuprès> quart apeuprès qui ont suivi les premières manifestations triomphantes du mouvement d’abord tout à-fait populaire de la Réformation.

[[N’est-ce pas en effet une chose <digne> digne d’être nôtée, que le Protestantisme qui, partout ailleurs a produit un noble esprit de liberté et d’initiative spontanée, tant chez les individus et les classes que chez les nations, donnant principalement à la classe moyenne et aux corporations ouvrières des villes, un essort vigoureux et puissant, en Suisse, dans les Pays-Bas, en Angleterre surtout, même en France, malgré que le protestantisme ait fini par y être vaincu, dans la seule Allemagne, malgré qu’il y’ait complètement triomphé, n’ait pu produire autre chose, pendant plus de deux siècles mortels, que le le despotisme <total> à la fois brutal et stupide de ses princes, l’arrogance <insolente et ser> aussi insolente pour l’en bas que servile vis-à vis de l’en haut de sa noblesse crassement ignorante, et la soumission résignée et abjecte de ses classes laborieuses.

Les Pays-Bas durent leur naissance politique au Protestantisme, qui les tira du néant par la première révolution populaire triomphante en Europe. Les Ctes d’Egmont et de Horn et tant d’autres qui moururent avec eux pour la sainte cause de la liberté populaire furent sans doute des héros, et Guillaume le Taciturne fut sans doute un grand homme, mais ils [intercalé: ne] furent tous que les instruments et les produits, non les créateurs de cette révolution mémorable, dont le héros principal fut le peuple, grâce à ce caractère éminement démocratique et qui se résuma d’ailleurs par la Constitution politique la plus libérale qui ait existé jusque là en Europe, le mouvement protestant imprima à la jeune nation hollandaise un essor industriel, commercial, artistique et même scientifique et philosophique qui transforma bientôt cette petite Hollande en un pays aussi riche que puissant et qui devint plus tard le refuge de tous les libres penseurs.]]#

titre: L’Empire Knouto-Germanique et la Révolution Sociale. Fragments et variantes. Fragment E.

titre de l’original:

date: novembre 1870 – avril 1871

lieu: Locarno

pays: Suisse

source: Amsterdam, IISG, Archives Bakunin

langue: français

traduction:

note: Manuscrit pp. 99-100.

|1<supprimé> reprimé en 1525, ou bien si Vous voulez, depuis la défaite des anabaptistes de Münster [intercalé: en 1533] jusqu’à la seconde moitié du XVIIIme siecle, c’est à dire pendant plus de deux siècles, il n’y ait-eu de la part de la nation allemande aucun acte, aucune manifestation de la vie proprement populaire, rien qui prouve <qu’elle> que cette nation n’avait point cessé <de vivre> d’exister, de sentir, de penser, de vouloir.

Sous le rapport intellectuel [intercalé: et social] ce fut un anéantissement complet: point de science, point de philosophie, point de poésie et point d’art, l’industrie était <[ill.]> comparativement [rude], et le commerce des villes allemandes, jadis florissant, était tombé. Point d’hommes, point de caractères, point d’esprits. Et pourtant ce ne furent ni les esprits, ni les caractères, ni les hommes supérieurs qui manquèrent [intercalé: à l’Allemagne] au début de la réformation. Sans parler de Luther et de Melanchton, je me contenterai seulement de nommer Erasme, Reuchlin, l’héroïque et humanitaire [ill.] Ulrich v. Hutten, Zwingle, Oecolompade, Carlstadt, Franz v. Sickingen, Götz v. Berlichingen, Thomas Münzer, Jean de Leyde, enfin Albert Dürer et Holbein, et bien d’autres encore dont les noms ne me reviennent pas. Mais à partir de la seconde moitié du XVIeme siecle, désert complet, pas un seul homme, ni dans la politique, ni dans la science, ni dans l’art, ni même dans le mouvement religieux. Pendant tout le dix-septième siècle, seulement deux grands noms: Keppler et Leibnitz, d’ailleurs parfaitement étrangers tous les deux à la vie nationale de l’Allemagne; tellement étrangers qu’ils n’écrivaient pas même en <Allemagne> allemand. Le <seule> seul livre <lisible> allemand qui exista alors, <en Allemagne>, le seul<e livre allemand qui fut lue,> qui fut lisible et lu, c’était la traduction de la bible faite par Luther. Au dix-huitième siecle [intercalé: <la même pénurie d’hommes>] jusqu’à Frederic II roi de Prusse, qui fut si peu allemand qu’il méprisa <la langue allemande> toujours cette magnifique lange allemande# |2 qui n’était bonne, <disait-il> selon lui, qu’à parler avec des chevaux, et jusqu’à Lessing le vrai créateur de la littérature allemande, c’était la même pénurie désolante d’hommes. Comparez cette misère avec la richesse merveilleuse de caractères et d’esprits que Vous trouvez aux mêmes époques, c’est à dire à partir [intercalé: de la seconde moitié du XVIme siècle jusqu’à la seconde moitié du XVIIIme, en France, en Angleterre, en Hollande, même dans cette malheureuse Italie déjà politiquement [anéantie]; comparez cette <<<intellectuelle absolue> absolue de l’esprit allemand avec le magnifique mouvement contemporain de l’Esprit [ill.] dans les pays>> stagnation intellectuelle de l’Allemagne avec le magnifique mouvement intellectuel contemporain# |3[verso de la page précédente]

x 1642. Bulle d’Urbain V

x1653. <1646.> Innocent X

[intercalé: 1663. Louis XIV au parlement]

x1663. Alexandre VII

1667. Clément XI

1689. Alexandre VIII

1691. Innocent XII

x1700. Clément IX

x──── Clément XI

x1721. Innocent XIII

1724. Benoit XIII

x1730. Clément XII

1740. Bénoit XIV

1758. Clément XIII

1769. Clément XIV

1775. Pie VI#

titre: L’Empire Knouto-Germanique et la Révolution Sociale. Fragments et variantes. Fragment F.

titre de l’original:

date: novembre 1870 – avril 1871

lieu: Locarno

pays: Suisse

source: Amsterdam, IISG, Archives Bakunin

langue: français

traduction:

note: Page 128 du manuscrit: texte écrit sous forme de note. Voir aussi fragment C.

[N’est-il pas étonnant que les Allemands puissent encore s’étonner de la]# |1 haine bien sincère, bien profonde et toujours croissante qu’ils inspirent à tout le monde.

Au moyen-âge, ils ne parlèrent pas de civilisation, mais de conversion au christianisme, ce qui signifiait pour les Slaves, comme je l’ai déjà dit, pillage, massacre, viol, extermination ou esclavage. C’est ainsi que les Allemands civilisèrent ou convertirent successivement toutes les populations slaves entre l’Elbe et l’Oder. “Afin d’assurer leur pouvoir et leurs conquêtes, dit Lelewel, Les princes établirent parmi les Slaves différents postes militaires commandés par des gardiens des marches ou frontières, appelés comtes des frontières ou Markgraves.” C’est ainsi que se forma au sein même des populations slaves le <Markgraviat> Margraviat de Brandenbourg qui fut pour ainsi dire l’embryon du royaume actuel de Prusse, et tout ce royaume à l’exception de la Westphhalie et de la province Rhenane qui <y fut> y furent incorporées <dans la> <en 1815> par le traité de Vienne, et à l’exception de Hanovre et du Schleswig-Holstein dont il s’est emparé de nos jours, n’est en réalité autre chose qu’un vaste ossuaire slave. Les peuples de <cette> la majeure partie du royaume sont des Slaves violemment germanisés.

Aussitôt qu’un nouveau pays slave venait d’être conquis, les Empereurs le divisaient en diocèses et y établissaient des éveques qui obéissaient à un primat [intercalé: archevêque] qui résidait toujours au centre de la Colonie militaire. Puis autour des éveques venaient se grouper et s’établir <quelques> de bons bourgeois de l’Allemagne apportant avec eux, dans ces pays barbares, leur travail et leur industrie respectables, leurs coutumes, <et> leur administration municipale, et leur culte de l’autorité <tant spirituelle que temporelle>. De cette manière, de nouvelles villes allemandes se <créaient> formèrent sur le territoire slave, et autour de ces villes <se formèrent les> s’élevèrent les châteaux des chefs militaires, convertis en Seigneurs féodaux, maîtres de tout le pays cultivé par la portion épargnée de la population slave, désormais attachée à la glèbe.#

titre: L’Empire Knouto-Germanique et la Révolution Sociale. Fragments et variantes. Fragment G.

titre de l’original:

date: novembre 1870 – avril 1871

lieu: Locarno

pays: Suisse

source: Amsterdam, IISG, Archives Bakunin

langue: français

traduction:

note: Manuscrit pp. 107-119. Voir aussi L’Empire Knouto-germanique – la révolution sociale ou la dictature militaire, pp.1-138 du manuscrit.

[L’accusation des Allemands contre la Russie se décompose en deux accusations differentes et je dirai même presque opposées: celle d’avoir empêché l’unité de] |1l’Allemagne a-t-elle jamais pris le caractère d’une menace, comme elle l’avait fait tant de fois, avant le partage, en Pologne, comme elle le fait encore en Turquie? La diplomatie russe a-t-elle jamais posé un ultimatum à quelque prince allemand libéral, le menaçant d’une guerre s’il cédait aux voeux de son peuple? Encore une fois, jamais. Il eut fallu pour cela, qu’il se fut trouvé en Allemagne un seul Prince qui ait voulu faire des concessions sérieuses à son peuple. Et les Allemands doivent savoir mieux que moi, qu’ils n’eurent jamais le bonheur si rare de posséder un tel Prince. Donc toute l’action politique <de la Russie> du Cabinet de St Petersbourg s’est bornée à conseiller le despotisme à des souverains qui étaient déjà despotes par instinct, par position et par tradition, et à leur promettre sans doute son appui, d’abord moral, puis matériel, au besoin, contre la révolte de leurs sujets. C’était sans doute infame, mais, en même temps, [intercalé: c’était] très naturel de sa part. Tous les pays de l’Europe sont devenus tellement solidaires en mal comme en bien, que la politique de la non-intervention y devient de plus en plus une hypocrisie et un mensonge. Tout ce qui est vivant et, tout ce qui est puissant se manifeste par l’intervention, dans la nature comme dans la societé. La liberté, [intercalé: même relative,] intervient pour la liberté, le despotisme pour le despotisme, telle est la loi naturelle de l’histoire, et l’une et l’autre le font dans l’intérêt même de leur propre <existence> conservation. le fameux principe de non-intervention proclammé par l’Angleterre et la France, après la révolution de Juillet, ne fut posé par elles qu’après qu’elles <eussent> fussent intervenues, en faveur de la liberté constitutionnelle, <d’abord> en Belgique et en partie aussi en Espagne. L’Angleterre persévéra dans ce système d’intervention# |2 libérale, plus ou moins masquée, non la France, par cette simple raison, que la monarchie de Juillet, entrainée par les instincts et [intercalé: par] la logique inhérente à toute monarchie, dès les premières de son existence, autant que les circonstances le [intercalé: lui] permirent, tendit plutôt à la réaction, tant intérieure qu’extérieure, qu’à l’émancipation des peuples, ce qui se manifesta clairement en 1847, dans l’affaire du Sonderbund suisse, qui servit à Louis Philippe et au ministère Guizot de prétexte, pour se réconcilier tout-à-fait avec la Ste Alliance de l’Autriche, de la Prusse et de la Russie, et pour entreprendre conjointement avec elle une intervention franchement réactionnaire en Europe.

Donc il ne faut pas s’étonner que la Russie impériale, [intercalé: à partir de 1815,] soit intervenue dans les affaires de l’Allemagne et que son intervention a porté le caractère de la plus féroce réaction; pas plus féroce pourtant que celle de l’Autriche et celle de la Prusse. Il est également clair que l’intervention russe ne put rester sans effet et que cet éffet dût être nécessairement détestable. Mais l’intervention russe fut-elle isolée et fut-elle la cause principale du triomphe de la réaction en Allemagne et en Europe? Voila la véritable question. <Il s’agit de savoir> Si le Cabinet de St Petersbourg s’était abstenu de toute <intervention> immixtion dans les affaires de l’Europe, la politique tant intérieure qu’extérieure de Vienne, de Berlin, de Paris, de Turin, de Rome, de Naples et de Madrid en serait-elle devenue plus libérale, plus humaine, qu’elle ne le fut de 1815 à 1830? Les deux classes féodales restaurées <en Eu> dans toute l’Europe, le Clergé et la noblesse, <ce se> se seraient elles montrées moins passionement rétrogrades, et les souverains d’Autriche et de Prusse, le Pape et les Bourbons de France, d’Espagne et de Naples, aussi bien que la maison de Savoie, se seraient-ils montrés moins despotes? Leur despotisme était-il bien à eux, ou bien n’était-il que le produit d’une inspiration russe?

Il me semble qu’il suffit de poser <cette ques> ces questions pour qu’elles soient résolues dans un sens qui doit délivrer la Russie du trop grand honneur qu’on [intercalé: a] fait à l’efficacité de son influence et d’une grande partie de la responsabilité# |3 qu’on a voulu faire peser sur elle. Les événements qui se passent sous nos yeux doivent enfin dessiller les yeux à tout le monde. Ils nous montrent une masse si effrayante et hélas! <encore> si puissante d’éléments, d’intérets, d’instincts et d’idées réactionnaires dans l’occident de l’Europe et en Allemagne surtout, qu’on ne peut plus s’étonner, qu’en dehors même de toute intervention étrangère, les principes de la réaction la plus féroce y aient [intercalé: dû] prévaloir jusqu’ici sur les nobles instincts de la liberté et de l’humanité. L’influence russe, sans doute, toujours très mauvaise d’intention, fut beaucoup moins efficace et puissante qu’on a bien voulu lui faire l’honneur de le croire et que le Cabinet de St Petersbourg, dans sa vanité de parvenu politique, ne s’est imaginé lui-même.

Dès 1815, comme avant cette époque, depuis la mort de Louis XIV et <enc> comme encore aujourd’hui, le centre de la réaction Européenne se trouve bien plus en Allemagne qu’en Russie. L’Empereur Alexandre Ier était un homme vain, impressionnable, leger, accessible à toutes les idées et incapable d’en retenir aucune, sentimental, <hypocrite> exalté et hypocrite tour à tour, libéral par éducation et despote par position. Il était en contradiction éternelle avec lui-même, tournant comme une girouette d’un pôle à un autre, tantôt oppresseur tantôt libérateur des peuples. L’inconstance constituait les trois quarts de son caractère, de sorte que ni amis ni ennemis n’ont jamais su ce qu’ils pouvaient attendre de lui. Tel était l’homme que des événements extraordinaires avaient placé en 1813 <et en 1> à la tête de tous les autres souverains de l’Europe – Il fut salué par tout le monde, peuples et souverains, comme le généreux restaurateur du droit <des nations>, de l’ordre, de la liberté, de la paix, comme <le> l’ange vindicatif de l’indépendance des nations contre le despotisme de l’ogre Corse détronné <et>. Sa nature, son caractère, son esprit et sa puissance politique réelle n’étaient point à la hauteur de ce rôle. Gonflé par la vanité et écrasé par le sentiment secret de sa réelle nullité, il en devint comme fou. Son malheur voulut qu’il rencontra, en 1815, d’abord en Allemagne, et plus tard à Paris, une prophetesse, la très mystique Mme de Krüdner,# |4 qui n’eut pas de peine à le persuader qu’il était un agent de la Providence, un ange de lumière envoyé par Dieu même pour anéantir<,> Napoléon, l’ange des ténèbres, et pour fonder sur les ruines de l’Empire français sans limites, le rêgne de la paix, de la justice et de la vraie liberté. Ce fut elle qui lui suggéra l’idée de la Sainte-Alliance. Il la saisit avec enthousiasme, et dès le 26 Septembre 1815 le monde étonné put lire la proclammation ébouriffante des trois souverains réunis de la Russie, de l’Autriche et de la Prusse, annonçant la fondation de cette Ste Alliance et promettant sollenellement, en présence de Dieu et des hommes, “leur résolution inébranlable de ne reconnaître désormais comme base de leur politique que la religion chrétienne, de <ne gouverner [intercalé: leurs peuples] que conformement à la> n’agir plus que dans un esprit de justice, <de l’> d’amour chrétien et de <la> paix, aussi bien dans l’intérieur de leurs Etats que dans leurs rapports extérieurs, et de s’aider mutuellement, dans toutes les circonstances [intercalé: possibles], ne se considérant désormais que comme des représentants de la providence, chargés de gouverner trois branches différentes de la même famille”. Dans les années suivantes, tous les souverains de l’Europe, moins le Roi d’Angleterre, le Sultan, et le Pape, signèrent l’acte de la Sainte Alliance, dont Alexandre Ier fut considéré comme l’auteur, et comme le chef idéal et mystique.

Idéal, mystique, oui, mais nullement réel. Le Prince de Metternich, qui depuis 1809 jusqu’à 1848 fut le ministre des affaires étrangères et le chef de la politique en Autriche, laissa à l’Empereur Alexandre toute la poésie baroque, romantique et ridicule de cette Alliance du despotisme contre la liberté, et il s’en réserva <pour son com> toute la direction <prosaique et> réelle. Il en écarta d’une manière très prosaïque et très rude, tout ce que l’imagination peu conséquent de l’Empereur de Russie y avait introduit de vaguement libéral, et en tira toutes les conséquences sérieuses. Qui ne sait que de 1815 jusqu’en 1830 ce fut Metternich qui fut le véritable maître de la situation en Europe; après lui et avec lui ce fut la Camarilla féodale et militaire de la Prusse, et que dans toute cette campagne réactionnaire# |5 le beau, le béni et le vain Alexandre ne joua jamais d’autre rôle que celui de la mouche du coche. Tous ses ministres aussi bien que ceux de la Prusse étaient à la solde de l’Autriche; les ministres de Prusse et Metternich lui même furent à la solde du Cabinet de St Petersbourg il est vrai. Ce fut comme une Ste Alliance économique des ministres des <ces> trois grandes puissances, qui se payèrent mutuellement leur patriotisme et leur vertu: une alliance de valets, accompagnement obligé de l’alliance des maîtres.

Alexandre Ier toujours vain, toujours nul, fit le bruit et les phrases de la réaction; Metternich et la Camarilla de Prusse en firent les affaires. Voila la vérité. <Alexan> l’Empereur Alexandre depuis 1815 dépensa tout le reste de sa vie en Congrès, courant d’Aix-la-Chapelle à <Teplise> Troppau, à Laibach, à Vérone, et se déménant de manière à faire croire à tout le monde et à s’imaginer lui-même l’âme de la réaction internationale et le suprême arbitre de toutes les affaires politiques en Europe; et il n’était rien qu’une marionnette entre les mains de Metternich, parlant comme l’autre voulait, faisant ce que l’autre voulait qu’il fît, ou plutôt ne faisant rien du tout, se contentant de signer des proclammations et laissant faire les autres. Car enfin, dans les deux seules interventions réactionnaires effectives qui eurent lieu entre 1815 et 1830, l’une contre la révolution de Naples et du Piemon en 1821, l’autre contre la révolution d’Espagne en 1823, la Russie joua le role d’un conseiller tout passif: la première fut exécutée par un corps autrichien, la seconde par un corps français comman<de>dé par le Dc d’Angoulême. Nul doute que si on avait demandé des troupes russes à l’Empereur Alexandre, il en aurait envoyé tant qu’on aurait voulu, avec beaucoup de plaisir. Mais c’est qu’on ne lui en a pas demandé, et ce qui plus est, ni la France, ni l’Autriche, ni même son intime ami, Frédéric Guillaume III de Prusse# |6 <n’auraient jamais consenti à ce qu’il en envoyât> ne l’auraient jamais laissé faire, car tout en se servant, tour à tour, du nom et du prestige de la Russie, dans leurs transactions diplomatiques, aucunes de ces <trop> trois puissances ne se souciait de la voir intervenir d’une manière active et réelle dans les affaires de l’Occident.

Ce fut absolument la même chose pour les affaires particulières de l’Allemagne. La diplomatie russe, dirigée par le Cte de Nesselrode, qui à la connaissance de tout le monde était à la solde de l’Autriche, y déploya le même mouvement, la même ostentation bruyante et la même nullité d’action, toujours <[ill.]> écho obéissant et fidèle du Pce de Metternich, auquel elle rendit quelquefois d’utiles services près de la Cour de Berlin. Il ne faut pas croire pourtant que cette Cour ait eu besoin d’inspirations russes pour faire du despotisme. Il <faut> a fallu avoir vraiment la naïveté <touchante> des <Allemands de cette époque> libéraux allemands de cette époque, pour s’imaginer que les deux pères de la patrie, (die Landesväter) l’Empereur François d’Autriche et le roi Frédéric Guillaume III de Prusse étaient pleins d’intentions libérales, mais que seule l’influence maudite de la Russie les empêchait de donner à leurs sujets allemands toutes les libertés qu’ils auraient bien voulu leur donner. C’étaient deux francs, deux naïfs, deux honnêtes despotes, qui considéraient leurs Etats comme des patrimoines confiés par Dieu à leurs soins et qui ne demandaient pas mieux que de les gouverner avec une bonté paternelle, pourvu que leurs sujets leur témoignassent à eux et à leurs fonctionnaires, <les exécuteurs de leur volonté, une obéissance absolue.> L’Empereur d’Autriche exprima ces sentiments d’une manière très explicite dans un petit discours qu’il adressa aux professeurs de <Laibach> Laibach bientôt après son <dis> retour de Paris: “On fait circuler, leur a-t-il dit, des idées nouvelles que je ne puis approuver et que je n’approuverai jamais. Les# |7 vielles idées ont fait le bonheur de nos ancêtres, qu’avons nous besoin d’en chercher de nouvelles? Je n’ai pas besoin de <savants> savants mais de citoyens honnêtes et de sujets fidèles. C’est notre devoir d’élever la jeunesse dans ce sens. Qui me sert, doit enseigner ce que j’ordonne. Ceux qui ne le peuvent pas, ceux qui <partagent les idées> viennent ici avec des idées nouvelles, n’ont qu’à <s’éloigner> s’en aller, ou bien je les éloignerai<s>” – Il tint parole, car tout son règne aussi bien que celui de son successeur en font foi.

Le roi Guillaume III se trouvait dans une position un peu plus délicate. Il avait promis une Constitution. Le royaume de Prusse, Etat récemment constitué par des moyens plutôt mécaniques qu’organiques, par le génie politique et militaire du Grand Fréderic et non par l’action spontanée, ni même par la coopération de son peuple, s’était trouvé, en 1807, dans une position bien plus critique que la France actuelle. J’ai dit qu’il a dû en partie son salut à l’intervention de l’Empereur Alexandre; mais bien plus que cette intervention russe, ce qui le sauva d’une ruine complète, ce fut le patriotisme intelligent d’un groupe d’hommes vraiment supérieurs à la tête desquels se trouvait le Baron Stein. Stein fut le vrai sauveur de la Prusse. Il avait compris que cet Etat qui n’avait eu jusque là d’autres bases que le pouvoir absolu du souverain, la servilité arrogante d’une noblesse grossière et stupide, l’humilité et la résignation soumise d’une bourgeoisie systématiquement abbaissée, le servage des paysans, <et l’omnipotence une> l’obéissance aveugle d’une armée disciplinée à la Prusse et l’omnipotence impuissante pour le bien, mais très puissante pour le mal d’une buraucratie capable de tout tuer et de tout étouffer, après les coups terribles qu’il avait reçus de Napoléon et qui avaient complètement détruit son mécanisme, ne pouvait plus ressusciter <que> qu’au moyen des principes proclammés par la révolution française, c’est à dire par la liberté, par l’égalité, et par l’appel aux sympathies intéressées et à l’action spontanée du peuple. Ce fut une rude besogne sans doute que d’expliquer et de faire accepter cette nécessité à un homme, à un roi <comme> aussi têtu que l’était Frederic Guillaume III. Très honnête homme du reste, un excellent# |8 père de famille, <très borné> un pieux et rigide luthérien orthodoxe, ne dédaignant pas les discussions théologiques qu’il abordait avec une foi sincère, et tout plein <de> de ces croyances féodales et <de> de ces préjugés monarchiques <à un degré> qui constituent l’être intellectuel et moral des Princes de l’Allemagne. Roi, luthérien et allemand, il avait la vraie foi monarchique, la religion du pouvoir absolu. Son fils, le roi actuel, lui ressemble beaucoup; il est seulement encore plus dur, plus sanguinaire, plus caporal que lui, ajoutant aux vertus de son père quelque chose de l’énergie impitoyable et sauvage de feu son beau-frère, l’Empereur Nicolas. On conçoit les difficultés immenses contre lesquels le Baron Stein et ses amis dûrent lutter. Convertir un tel homme, un tel roi à la foi révolutionnaire! Ce n’était pas une petite besogne. Fort heureusement pour eux et pour la Prusse aussi, les circonstances leur étaient excessivement favorables. L’Etat de Prusse était anéanti, son armée réduite à rien, la buraucratie disloquée et <remplacée> les deux tiers du royaume, la Capitale y compris, occupée par les troupes françaises. Le roi s’était réfugié à Königsberg. La Camarilla aristocratique et militaire qui l’avait entouré jusque là avait perdu tout crédit, ayant été la cause immédiate et directe de la ruine de la Prusse. Le roi se trouvait donc dans une de ces positions desastreuses où l’homme le plus opiniâtre se laisse convertir. Il laissa faire le Baron de Stein; et aussitôt toutes les anciennes institutions de la Prusse furent renversées: le servage aboli avec toutes sortes de facilités accordées aux paysans pour le rachat de leurs terres; la bourgeoisie émancipée, rehaussée, égalisée dans tous les droits civils avec la noblesse; l’organisation municipale des villes réformée dans un sens franchement libéral; des écoles populaires fondées dans toutes les communes, l’esprit et la science délivrées de toutes les entraves: Les plus intelligents professeurs de l’Allemagne <appelés> attirés dans les Universités de la Prusse. Fichte, le hardi et patriotique penseur, persécuté à Jena, appelé à Berlin: Enfin le vieux système militaire de Fredéric II remplacé par l’organisation de la milice nationale; <On sait le reste> et tout cela couronné par la promesse solennelle du Roi, contresignée par son premier ministre, le Bn de Stein, de donner une Constitution libérale à la Prusse, aussitôt que les Français seraient chassés. On sait le reste. Napoléon tomba et la Prusse ressuscita plus grande que jamais.#

|9 Après 1815, tous les yeux, toutes les espérances de l’Allemagne se dirigèrent naturellement vers la Prusse. On sait que l’acte <de la Conféd> fondateur de la Confédération Germanique conclu à Vienne en 1814 et ratifié en 1815, contenait un article treizième qui promettait à tous les Etats membres de cette Confédération des institutions représentatives. <[ill.]> L’énonciation sollennelle et formelle <d’une> de cette promesse fut due en très forte partie à l’influence de l’Empereur Alexandre qui appuya dans cette <affaire, comme> circonstance comme dans beaucoup d’autre le Baron de Stein, pour lequel il avait une estime toute particulière. L’Empereur Alexandre, comme je l’ai déjà observé, <d’ailleurs> était la contradiction et l’inconséquence personnifiée. Il avait ce travers, propre d’ailleurs à tous les romantiques de son temps, de considérer comme conciliables les choses et les tendances les plus absolues. Il voulait être absolu et libéral en même temps. <L’ab> Son absolutisme tenait à sa nature et à sa position de monarque <en général> en général et en particulier de Tzar russe; son libéralisme prenait racine dans son éducation et dans sa phantaisie sincèrement libérale et humanitaire, autant <qu’une> que la phantaisie <peut être sincère> <d’un homme en général> <généreuse> et particulièrement celle d’un souverain peut être sincère. D’ailleurs le temps était propice aux promesses généreuses. C’était la lune de miel des monarques de l’Europe <épousant> recevant de nouveau leurs nations [intercalé: si fidèles] dans <une étre> leur<s> étreinte<s> amoureuse<s>. Ils avaient couru <trop> de trop gros dangers pour avoir perdu tout sentiment de crainte, sentiment qui s’accrut <successivement à> excessivement la nouvelle <fatale du retour de Napoléon de l’isles> <l’ile d’Elbe> <du retour> du débarquement de Napoléon, échappé de l’ile d’Elbe, en France. Cette peur devint même si grande que le roi de Prusse crut utile de rappeler à ses sujets, par son manifeste du 22 Mai 1815, qu’il leur avait promis sollennellement une Constitution représentative. Une fois Napoléon écrasé et enchaîné à son roc de St Hélène, il fallut donc tenir parole. D’ailleurs l’article treizième de l’acte fondateur de la Confédération germanique était explicite.

Le Grand Duc de <Bade> Saxe-Weimar, l’ami de Göthe, <et> [intercalé: l’ami et] le gendre de l’Empereur Alexandre, fut le premier à tenir parole. Il octroya, en 1816, à ses fidèles sujets une Constitution passablement# |10 Son exemple fut bientôt suivi par les trois monarques de l’Allemagne du Sud, entre 1818-1819: par le roi de Bavière, le Grand Duc de Bade et le roi de Wurtemberg, renchérissant en libéralisme les uns sur les autres; fait assez singulier venant de la part de souverains et encore de Princes allemands, mais qui s’explique <par cette> <d’une manière naturelle> naturellement par cette seule circonstance, que se sentant écrasées par la puissance de l’Autriche et de la Prusse au sein de la <[ill.]> Confédération Germanique, les cours de Munich, de Stuttgard et de Karlsruhe, s’étant plus ou moins entendues, avaient voulu essayer de créer une puissance solidaire nouvelle par la liberté. Enfin le Grand Duc de Hesse Darmstadt donna sa Constitution en 1820. Tous les autres souverains de l’Allemagne, oubliant leurs promesses, ne voulurent point priver leurs sujets des avantages du régime féodal et monarchique absolu. Ils se seraient bien laissés entraîner par l’exemple de la Prusse, mais le roi Frédéric Guillaume III ne voulut pas donner cet exemple. N’oublions pas que l’Empereur Alexandre avait <donne> également donné la Constitution promise à la Pologne, et qu’en ouvrant personnellement la nouvelle diète polonaise à Varsovie, en 1818, il exprima sa ferme volonté de donner également une Constitution libérale à l’Empire de Russie. Mais le roi <Guillau> Fréderic Guillaume III quoique pressé par son ministre Hardenberg, <l’en> ne voulut pas suivre son exemple.

Les circonstances avaient changé. Le Royaume de Prusse n’était plus au bord de l’abyme, il était sorti au contraire beaucoup plus puissant de cette lutte, l’adjonction violente d’une partie importante de la Saxe l’ayant considérablement arrondi. L’Etat n’avait plus besoin de l’enthousiasme de son peuple; il commençait même à le trouver excessivement incommode. La camarilla féodale, militaire et bureaucratique, les Prussiens-bâtons (Stockpreussen) comme on les appelle en Allemagne, qui, <s’en> après la <honte de Je> honteuse catastrophe de Jena, <s’étaient tenus> s’étaient tenus prudemment <tenu> cois, laissant au peuple de Prusse le soin de sauver le royaume<,> de Frederic# |11 Guillaume III, avaient relevé la tête. Ils entourèrent de nouveau le bon roi et lui furent beaucoup plus agréables que les Stein, les Hardenberg, les Scharnhorst et tant d’autres auxquels il<s> devai<en>t son salut. Règle générale, les rois n’aiment jamais ceux auxquels ils ont dû leur salut, leur présence invoquant des souvenirs humiliants pour leur fierté, et les services rendus imposant au souveraine des obligations et une sorte de dépendance pénible vis-à-vis <de son> d’un sujet. Le Baron Stein, <tomba> le principal auteur de la resurrection de la Prusse, tomba bientôt, cédant sa place à Hardenberg appartenant <à son parti il est vrai,> au même parti Constitutionnel, il est vrai, mais infiniment plus faible que lui.

<Le parti féodal, clérical et piétiste, bureaucratique et militaire> Le parti de la réaction encouragé par un premier succès attaqua audacieusement les Constitutionalistes. Dans une brochure publiée en 1816, le Conseiller d’Etat intime [Schmaltz] dénonça le Tugendbund a<q>uquel avaient appartenu, <dans le moment> à l’époque de la lutte contre Napoléon, tous les hommes éminents de la Prusse, comme une <associations [ill.]> bande de révolutionnaires, etc., etc. On connaît la litanie éternelle de toutes les réactions. Il nia <en même temps> que la Prusse <étai> <ait> eut été sauvée par le<s> soulèvement enthousiaste de son peuple; <“l’attribuent à l’obéissance ordinaire que les sujets doivent au roi> “L’ordre du <royal> Roi et l’obéissance la plus ordinaire de ses sujets, qui à son appel, s’étaient empressés de prendre les armes,” telles furent selon lui les véritables causes de la délivrance de la Prusse. Presque à la même époque l’éveque <luthérien Egbert> <Egbert> Egbert, sans doute pour encourager le roi dans sa résistance, écrivit ces caractéristiques paroles: “Le roi a agi comme un père <<plein de sagesse, qui [intercalé: <à son jour de naissance ou de réconvalescence, touché par le tendre>] touché par <la tendresse de ses enfants> <son enfant, lui promet à son jour de naissance ou de réconvalescence> le tendre dévouement de ses enfants, leur <promet une chose qui leur agréable et la plus conf> fait une promesse conforme à leurs désirs>> plein de sagesse qui, au jour de sa naissance ou de réconvalescence, touché par le tendre amour de ses enfants, leur fait une promesse conforme à leurs désirs, puis la modifie avec calme et maintient son autorité naturelle”.(1) [[(1) Voyez l’ouvrage intitulé: Geschichte der neuesten Zeit 1816-1866 – von Wilhelm Müller. Professor. Stuttgard – 1867 – ouvrage auquel j’ai emprunté quelques autres faits concernant cette époque.]]

Entrainé par tous ses instincts [intercalé: monarchiques] dans le parti de la réaction, <et enchain> mais enchaîné par sa parole d’honnête homme et par sa <promesses> proclamation sollennelle<s> [intercalé: du 22 Mai 1815] au parti des constitutionels libéraux, le pauvre Frédéric Guillaume III hésitait. A une <promesse> députation des provinces Rhénanes qui, <en 1818 vint> était venue le le supplier de vouloir bien <tenir sa parole, il leur répondit> octroyer à ses fidèles sujets la Constitution promise, il avait répondu par ces paroles: “Tous les temps ne sont pas <proprices> propices pour l’introduction de changements dans l’organisation des Empires; l’exécution de ma promesse doit être aussi libre que l’a été ma promesse.” [[<(1)> (2) Cela me rappelle une autre réponse également très royale faite par le roi Ferdinand de Naples, <à ses ministres> en <1848,> Avril 1848, à ses nouveaux ministres, qui le suppliaient, au nom de son propre salut, de signer une <Charte Constitutionnelle> déclaration de foi Constitutionnelle. Après avoir lu et relu l’acte qu’on lui présentait, il le jeta par terre en s’écriant: “Non, je ne signerai pas. Je suis né libre et je veux mourir libre” – (Io sono natto libero, e voglio morire libero!)]] Cette promesse [intercalé: libre] avait promis une Constitution pour le 1er Septembre 1815, comme dernier terme, et il prononça ce speech tout royal en Mars 1818! Il était devenu évident pour tout le monde que l’honnête homme, vaincu par le roi, s’était décidé d’en agir malhonnetement envers ses sujets bien-aimés, et qu’il ne cherchait qu’une occasion, qu’un prétexte pour violer décemment sa parole. Deux assassinats politiques, commis en 1819, sur le Conseiller d’Etat russe von Kotzebue et sur un Conseiller d’Etat du Nassau von Ibel, lui fournirent cette occasion et ce prétexte.#

|13Les quatre années qui s’écoulèrent depuis la bataille de Waterloo jusqu’en Juillet 1819 furent marquées par une agitation croissante en Allemagne. On a beau être allemand, on ne s’endort pas facilement après des événements <[ill.] à un> aussi gigantesques que ceux qui avaient ébranlé toute l’Europe pendant un quart de siècle, et qui, après avoir fait passer le peuple d’Allemagne de <l’Etat> l’état d’esclave de despotes indigènes à celui d’esclave d’un despote étranger, avaient <reveillé> fini par reveiller en lui le sentiment de son <droit, et> <et> droit, de son unité, de sa force, <et d’espérances de liberté> <avec des espérances> avec des espérances de liberté. <D’ailleurs> D’ailleurs la promesse contenue dans l’article treizième de l’acte fondamental de la Confédération Germanique était formelle. On en attendait l’accomplissement.

Quatre Etats sur trente neufs avaient tenu parole. Mais sans compter les 4 villes <[ill.]> libres, il restait encore dans la Confédération trente et un Etats monarchiques qui conservaient plus ou moins leurs anciennes institutions féodales, militaires et buraucratiques, <et paraissant ne point> ne paraissant aucunément se soucier d’en accorder de <nouvelles> nouvelles, et parmi ces trente et un Etats, il y’avait la Prusse et l’Autriche, c’est à dire précisément les deux grandes puissances <de l’Allemagne> de la direction desquelles dépendait [intercalé: <tout>] le sort de [intercalé: toute] l’Allemagne.

Napoléon Ier, comme on l’a répété fort souvent, a été réellement le créateur du patriotisme et des aspirations unitaires de l’Allemagne, comme Napoléon III, son soi-disant neveu et dans tous les cas le continuateur de ses traditions, doit en être considéré aujourd’hui comme le véritable réalisateur.#

|14[verso de la page précédente:]

Allemagne 1.

Allemagne 1.#

titre: L’Empire Knouto-Germanique et la Révolution Sociale. Fragments et variantes. Fragment H.

titre de l’original:

date: novembre 1870 – avril 1871

lieu: Locarno

pays: Suisse

source: Amsterdam, IISG, Archives Bakunin

langue: français

traduction:

note: Manuscrit pp. 112-120. Voir aussi fragment G.

[Mais c’est qu’on ne lui (l’empereur Alexandre) en a pas demandé, et qui plus est, ni la France, ni l’Autriche, même son intime ami, Frédéric Guillaume de Prusse] |1 <ne l’aurai> sans parler de l’Angleterre, n’auraient jamais consenti <à l’ingérence des troupes russes> <l’expédition> à cette ingérence matérielle de la Russie; car tout en se servant tour à tour de son prestige, de son nom, dans leurs transactions diplomatiques, aucune de ces puissances ne se souciait de la voir intervenir d’une manière active et réelle dans les affaires de l’Occident.

En Allemagne, ce fut parfaitement la même chose. La diplomatie russe était dirigée par un allemand, le Cte de Nesselrode qui, à la connaissance de tout le monde, était à la solde de l’Autriche; un pantin du Pce de Metternich qui <dirigeait> dirigeait par lui l’Empereur Alexandre. La diplomatie russe déploya en Allemagne le même luxe de mouvement, <et> d’agitations stériles et d’ostentation bruyante, la même nullité d’action. Toute cette action consista à sanctionner [intercalé: après coup] les mesures réactionnaires, prises en commun par l’Autriche et la Prusse, contre les aspirations unitaires et libérales, qui avaient été provoquées en Allemagne, par la guerre de l’indépendance et, en partie aussi, par les promesses sollennelles des souverains<,> qui, au moment du danger, avaient cru nécessaire et utile de stimuler le soulèvement de leurs peuples, en leur promettant la liberté. Mais il serait ridicule de <s’imaginer> croire que les Cours de Berlin et de Vienne aient eu jamais besoin d’inspirations russes pour faire du despotisme, et il faudrait avoir vraiment la naïveté des patriotes allemands de cette époque aussi bien que de l’époque actuelle, pour s’imaginer, malgré tant de cruelles expériences, que les Souverains d’Autriche et de Prusse aient été pleins d’intentions libérales et que ce ne fut que l’action maudite de la Russie seulement qui les empêcha de donner à leurs sujets toutes <les> les libertés qu’ils eussent bien voulu répandre sur eux. Ces deux pères de la patrie (Landesväter) l’Empereur François d’Autriche et le roi Frédéric Guillaume III furent, ce que sont leurs successeurs, deux francs, deux naïfs, deux honnêtes despotes, convaincus de l’origine divine de leur pouvoir absolu, considérant leurs Etats comme des patrimoines confiés par Dieu lui-même à leurs soins, et ne demandant pas mieux que de rendre heureux leurs sujets, autant que ce bonheur était compatible avec la puissance de l’Etat, aussi bien qu’avec les privilèges des classes supérieures, et à condition que les sujets eux-mêmes ne sortent jamais de l’obéissance absolue et passive qu’ils doivent à leur Souverain et à toutes les autorités de l’Etat.

A cette tendance despotique si franchement accusée des deux Souverains principaux, arbitres des destinées de l’Allemagne, que pouvait# |2 ajouter l’influence russe<, quelque réactionnaire qu’elle fut en effet?>? Il <n’est> ne me <sera> serait pas difficile de prouver, les faits à la main, <<et je me propose de le faire dans le courant de cet écrit, lorsque je viendrai à parler de la question Slave,>> que ce fut au contraire le premier ministre d’Autriche qui par son influence avait détourné l’Empereur de Russie des idées libérales – Car, ainsi que je l’ai déjà fait observer, Alexandre Ier était la contradiction et l’inconséquence personnifiée. Il avait au plus haut degrés ce travers, qui était d’ailleurs apeuprès général à cette époque du romantisme naissant, de vouloir concilier des choses inconciliables, par exemple l’absolutisme du Souverain avec la liberté des sujets, la grâce divine avec le droit humain. Son absolutisme tenait à sa nature et à sa position de monarque en général et particulièrement de Tzar de toutes les Russies, vivant et agissant sous la constante pression des traditions de St Petersbourg. Son libéralisme prenait racine dans son éducation et dans sa phantaisie sincèrement libérale, autant qu’une phantaisie, et surtout celle d’un Souverain, peut-être sincère. L’absolutisme devait nécessairement l’emporter, et Metternich ne fit autre chose que précipiter<,> cette victoire. Tout cela se laisse prouver par une quantité de faits irrécusables et qui se sont passés tant en Allemagne, qu’en Pologne et en Russie. Il est certain que l’Empereur Alexandre avait d’abord protégé et encouragé le mouvement libéral de l’Allemagne, autant que le lui permettait sa puissance et cette puissance comme je l’ai déjà dit ne fut jamais bien grande ni bien réelle en Allemagne. Ce fut en partie grâce à son influence personnelle et directe, que son beau-frère le Grand Duc de Saxe Weimar, l’ami de Göthe, devançant tous les autres Princes de l’Allemagne, donna la première Constitution libérale à ses sujets, en 1816; et il vit avec plaisir [intercalé: le roi] de Bavière, le Grand Duc<s> de Bade et son parent le roi de Wurtemberg suivre bientôt cet exemple. Il tint parole lui-même, donnant une Constitution assez libérale au royaume de Pologne nouvellement constitué. En 1818, il ouvrit personnellement la nouvelle diète polonaise, à Varsovie, et dans son discours d’ouverture il annonça la ferme intention de donner une Constitution pareille à l’Empire de Russie. On était [intercalé: déjà] sur le point de livrer à la publicité ce nouveau projet de Constitution, revu et corrigé de sa propre main impériale, malgré Metternich qui ne manqua# |3 naturellement pas d’employer tout son crédit à la Cour de St Petersbourg pour en empêcher la publication.

Il est certain que le premier ministre d’Autriche exerça sur <la Cour de St Petersbourg> Alexandre Ier la même influence réactionnaire, qu’exerce aujourd’hui le Grand Chancelier <de la Prusse> de la Confédération du Nord et bientôt de l’Empire d’Allemagne, le Cte de Bismark sur le faible esprit de son neveu, l’Empereur Alexandre II. N’est-il pas singulier que les deux seuls Souverains russes qui ayent montré des velléités libérales en ayent été détournés par l’influence réactionnaire de deux ministres allemands! Si nous voulions suivre l’exemple ridicule que nous donne les patriotes allemands, nous devrions crier contre cette maudite influence germanique qui après avoir dépravé un de nos bons Souverains, est <en train maintenant> maintenant en train d’en dépraver un autre. Eh bien, nous n’en faisons rien, parceque nous sommes intimement convaincus qu’ils portaient les germes de toute cette dépravation en eux mêmes, et qu’obéissant à la logique de leur position, même en dehors de toute influence extérieure, ils devaient finir <tous les deux par se montrer> par se manifester tous les deux comme de francs et impitoyables despotes, le second plus despote encore et bien plus impitoyable que le premier.

Ce ne fut qu’en 1819 que Metternich remporta une victoire définitive sur le libéralisme de l’Empereur Alexandre Ier. 1819! époque mémorable de l’assassinat de Kotzebue et des Conférences <ministérielles> des ministres allemands à Carlsbad qui mirent <fin sinon à toutes les> une fin brutale pour longtemps, sinon aux aspirations, du moins à toutes les espérances d’unification et de liberté des patriotes allemands. <<Mr de Kotzebue agent de la haute police diplomatique et conseiller d’Etat russe attaché à la Cour de Weimar, était un de ces Allemands qui viennent <offrir> mettre leur servilité à toute épreuve au service du Gouvernement russe.>> De 1819 jusqu’en 1825, époque de sa mort, [intercalé: il] ne fut plus rien qu’une tête malade, une imagination dérangée, une volonté impuissante, un corps usé. Sa vie ne fut plus qu’un délire; ne voyant partout que des Carbonari armés de poignards, il <se jeta> s’était jeté entre les bras de la plus complète réaction, <et> <Il n’est> n’ayant plus que deux conseillers, deux amis: en Russie, Araktchejeff, à l’Occident, Metternich. Il <devint> était devenu pour ainsi dire leur esclave, faisant absolument tout ce qu’ils lui demandaient et ne faisant que ce qu’ils lui conseillaient de faire.#

|4Il serait donc aussi ridicule qu’injuste d’attribuer à l’influence de la diplomatie russe les mesures réactionnaires qui depuis 1819 [intercalé: jusqu’à la mort d’Alexandre] furent prises par les deux grandes puissances de la Confédération germanique, l’Autriche et la Prusse contre le mouvement libéral en Allemagne. Il est évident que dans toute cette affaire, l’Empereur Alexandre Ier, instrument [intercalé: très] inconscient et très vaniteux de la politique <très> réactionnaire des cours de Berlin et de Vienne, n’a joué, comme je l’ai dit déjà que le rôle [intercalé: excessivement] ridicule d’une très bruyant mouche de coche. Dans cette campagne réactionnaire, les rôles furent ainsi partagés: Metternich fut la tête, Frédéric Guillaume III roi de Prusse, le bras; et l’Empereur Alexandre la phrase <et le bruit.>.

C’est de 1819 que date aussi l’action résolument réactionnaire de la Prusse. Elle fut <même en partie à l’influence de> provoquée ostensiblement par l’influence du Pce de Metternich qui exerça <génie noir de> sur Fréderic Guillaume III apeuprès la même influence que sur l’Empereur Alexandre. <Au fond elle était dans l’ordre des choses> Mais il ne faut pas calomnier ce pauvre prince <de la diplomatie autrichienne,> ni <leur> lui faire trop d’honneur, en exagérant sa puissance. Esprit étroit, égoïste et blasé, avide <<n’avait qu’un seul mérite, celui <de> de ne considérer que le côté positif des choses et d’être inaccessible à toute tentation soit idéale, soit morale>> des jouissances de la fortune et du rang, il n’a eu qu’un seul mérite: celui de n’avoir considéré que le coté brutalement matériel des choses et d’avoir été absolument inaccessible à toute tentation soit d’esprit, soit de coeur. Premier ministre de l’Empire d’Autriche pendant quarante ans apeuprès, il a consciencieusement poursuivi [intercalé: par tous les moyens] un seul bût: celui de la puissance possible et de la conservation de l’Etat qu’il servait. On lui a reproché d’avoir ruiné l’Empire d’Autriche par son système [intercalé: repressif et soporifant], <tant au national qu’au moral> <point de vue>; d’avoir paralysé le développement de son commerce, de son industrie <ainsi que de son esprit national et de l’intelligence de ses populations.> et de son esprit national. Ce sont des reproches injustes. <<Ce n’est pas du tout le système du Pce de Metternich qui a ruiné <l’Autriche> l’Empire d’Autriche. L’Empire d’Autriche était>># |5 Lorsque le Pce de Metternich fut appelé au pouvoir, l’Empire d’Autriche était déjà vieux et usé, frappé d’une maladie <mortelle> incurable, aussi malade en un môt que l’Empire de Turquie. Frédéric II lui avait porté les derniers coups mortels, la Révolution et Napoléon Ier les derniers. De nos jours, Napoléon III et le Cte de Bismark l’ont achevé. Quoi qu’il fasse, il est condamné à disparaître bientôt.

Dans les siècles passés, cette agglomération de populations disparates qu’on <appelle> appela plus tard l’Empire d’Autriche, avait sa raison d’être en dehors d’elle même, dans le Grand Empire germanique. Mais une fois <ce dernier anéanti, privée de> que par l’anéantissement de ce dernier, elle se vit privée de toute sa consécration historique, phantastique, religieuse, idéale, il ne lui resta plus que la prose d’une existence toute brutale et toute remplie de contradictions insolubles.

Composé de cinq nationalités ou races différentes: Slaves, Magyars, Italiens, Roumains et Allemands, pour les faire vivre ensemble, l’Empire d’Autriche doit employer la violence et l’astuce. Sur une population <de 3> d’un peu plus de 35 millions d’habitants, il y’avait, en 1857, dans cet Empire bigarré: <plus de> 15 millions de Slaves, <3 millions> près de 5 millions de Magyars, près de 3 millions d’Italiens, 2,700,000 Roumains, 1 million de Juifs et un peu moins de 7,900,000 Allemands, ce qui fait avec les Juifs qui sont allemands plutôt qu’autre chose <de le> par leur langue, [intercalé: aussi bien que] de coeur et d’esprit, une population de 9 millions d’Allemands apeuprès, un peu plus du quart de toute la population de l’Empire. Ces différentes nationalités sont assez mal disposées les unes vis à vis des autres; les Slaves détestent historiquement les Magyars et surtout les Allemands; les Magyars détestent les Allemands, les Roumains et surtout les Slaves; les Roumains détestent les Allemands et les Magyars; les Italiens qui restent encore assujettis à l’Autriche détestent les Allemands; et les Allemands# |6 détestés également de toutes ces nations et les détestant et les méprisant à leur tour, plus ou moins, se croient appelés à les dominer, à les exploiter ou à les gouverner toutes ensemble.

On conçoit qu’avec une telle composition, l’unité nationale, proprement populaire de l’Empire est impossible; il ne peut y être question que de l’unité artificielle, mécanique et violente de l’Etat, fondée sur une bonne organisation buraucratique, sur une vigilante surveillance policière et sur une puissante compression militaire. En Autriche, plus que partout ailleurs, unité politique ne peut signifier qu’oppression. Le régime absolu, le despotisme franc ou masqué y <est> constitue une véritable nécessité, parce que la liberté, rendant <au> à tous les peuples qui composent <l’> cet Empire la pleine disposition d’eux mêmes, aboutirait inévitablement à sa dissolution. Espérer qu’une liberté modérée, constitutionnelle, bourgeoise [intercalé: et qui n’est jamais rien qu’un mensonge et qu’une oppression nouvelle pour les masses,] serait capable de réconcilier et d’unir <toutes ces> tant de nations disparates, serait pure folie. Puisque pendant tant de siècles qu’elles sont restées enchaînées à une destinée commune, elles n’ont pas pu s’unir, pour qu’elles puissent se réconcilier aujourd’hui, il ne faudrait rien moins qu’une révolution qui, en donnant une pleine satisfaction aux intérets et aux aspirations de chacune, <serait> aurait la puissance d’entraîner <et de produire les sympathies unanimes et l’enthousiasme> les sympathies [intercalé: <unanimes>] et l’enthousiasme de toutes à la fois, c’est à dire une révolution sociale. Mais je doute qu’aucun gouvernement autrichien veuille jamais recourir à ce moyen héroïque, dont l’application, d’ailleurs, ne pourrait réconcilier tous ces peuples que sur les ruines de l’Empire. Reste donc l’unité disciplinaire, artificielle et violente de l’Etat, la seule possible, la seule réalisable pour l’Empire d’Autriche.

Pour la réaliser et pour la maintenir, il a fallu que la dynastie impériale d’Autriche choisit, parmi tant de peuples asservis à son joug, un seul; qui lui servant d’instrument et d’appui, gouvernerait tous les autres; ou plutôt, elle n’eut pas même à choisir, la nation <alle> allemande, <s’imposant à sa préférence> la sienne propre, s’imposant à sa préférence par tous les services qu’elle lui avait rendus dans le passé, et comme la seule capable, sous tous les rapports, de remplir le rôle de nation dominante dans le présent. Les Italiens, malgré leur intelligence supérieure, ne pouvaient le remplir, par cette simple raison, que patriotes enthousiastes# |7 et passionnés, ils n’aspiraient qu’au moment où ils pourraient briser leur prison autrichienne. Les Roumains de l’Autriche sont trop inférieurs en civilisation et en nombre aux autres populations. Les Slaves y constituent la population la plus nombreuse; mais quoique appartenant à une même race et quoiqu’unis entre eux par des aspirations communes et surtout par la haine <passionnée> profonde qu’ils nourrissent contre la domination allemande, ils ne forment pas un seule peuple compact. Ils se décomposent ainsi: 6,200,000 <Czechs, M> Tchechs, Moraves et Slovakes, 2,160,000 Polonais, 2,750,000 <Ruthènes> Russiens, 1,180,000 Slovènes, 1,340,000 Croates, 1,460,000 Serbes. Parmi tous ces peuples, le plus nombreux, mais aussi celui qui est politiquement le plus développé et le plus capable de domination, c’est sans contredit le peuple Tchech ou Bohème. Ce n’est pas d’ailleurs un compliment que je lui fais, au contraire, dans l’ordre d’idées que je poursuis et que je considère comme le seul vrai et comme le seul salutaire, surtout pour les peuples Slaves, c’est bien plutôt un reproche, et un avertissement fraternel: l’avenir appartenant non à la formation et à la domination des Etats, mais à leur destruction. La domination politique <des Eta> <est> constituant une idée et une passion essentiellement <allemande> aristocratico-bourgeoises, les bases mêmes de ce qu’on appelle la civilisation allemande. Les Slaves ont au contraire la mission de détruire cette civilisation et cette domination et <d’établir> d’organiser sur leurs ruines, la liberté la plus large, l’égalité [intercalé: la plus complète] et la solidarité fraternelle des <nations> individus comme des peuples. Ils ont cette mission, parcequ’ils ne pourront jamais se délivrer eux-mêmes qu’à ce prix, tandis qu’en s’efforçant à créer des Etats nouveaux, même avec des noms Slaves, ils ne <feront> feront que prolonger la domination tant abhorrée des Allemands et <cré> <construire> construiront de leurs propres mains, pour leur propre usage, <des prisons nouvelles> de nouvelles prisons.

C’est précisément le travail que font aujourd’hui les <les grands polit> <Palacki> Palacki, les Rieger et autres politiciens <Tchechs.> du royaume de Bohème. Ces hommes ont rendu d’éminents services dans le passé. Ils ont puissamment contribué à ressusciter leur pays, après un anéantissement de deux siècles.# |8 Malheureusement, <ils se sont formés eux mêmes à> <ont> ayant été formés eux mêmes à la double école des Jesuites autrichiens et de la science politique, bureaucratique, juridique et historique des Allemands, ils s’imaginent pouvoir renverser le joug des allemands qu’ils détestent, par des moyens allemands, dans lesquels ils ont une foi <absolue> aveugle, poursuivant ainsi, sans s’en douter eux mêmes, <sans doute, eux mêmes,> <sans doute,> en haine des Allemands, l’oeuvre d’une germanisation volontaire. Ils <veulent> prétendent ressusciter le monde Slave, en le rendant plus allemand que les Allemands eux-mêmes, de même que les Tzars de Moscou ne se sont délivrés du joug des Tartares qu’en les surpassant en Mongolisme. Le peuple russe, l’un des plus malheureux et des plus tourmentés <qui existent en> de l’Europe, est encore aujourd’hui l’esclave de cette [intercalé: fameuse] émancipation Moscovito-Tartare.

L’idée fixe des politiciens Tchechs, c’est de former à tout prix un grand Etat Tchech, en y englobant la Moravie, le pays Hongrois des Slovaks, voir même la Silésie, quoique cette dernière soit complètement polonaise. En 1848, ils y avaient ajouté l’espérance ambitieuse, de transporter le centre même de l’Empire d’Autriche en Bohème et de devenir à leur tour le peuple dominateur. C’étaient des rêves d’autant plus ridicules qu’ils émanaient d’hommes qui s’efforcent de mériter avant tout la réputation d’hommes sérieux, politiques, habiles et pratiques. Ils ont déployé en effet, dans leurs calculs et dans leurs transactions politiques avec tous les partis, à commencer depuis le plus noir jusqu’au plus rouge, une habileté remarquable; mais à quoi sert l’habileté, lorsqu’elle travaille sur une base nulle, imaginaire, illusoire? Aucun de leurs artifices n’a pu les élever à la hauteur du gouvernementalisme routinier, traditionnel et naturel des Allemands. Ils ont été battus sur tous les points et toutes leurs avances ont été dédaigneusement repoussées par le Gouvernement Autrichien, qui sait mieux que personne que toute son existence <n’est possible que même> est inséparable de la domination de l’élément germanique en Autriche, et que cette domination ne saurait cesser, sans l’entraîner aussitôt dans sa ruine.#

|9Alors, par desespoir de cause, les politiciens Tchechs se sont jetés dans les bras du Tzar de toutes les Russies. Oubliant toutes leurs traditions libérales, ils sont allés en 1866 et ont entraîné à leur suite beaucoup de délégués des pays Slaves de l’Autriche et de la Turquie, prendre part à ce singulier, à ce scandaleux Congrès Slave qui s’est tenu à Moscou, sur les ruines <encores> encore fumantes et <ensanglantées> ensanglantées d’une grande nation Slave, la Pologne, assassinée encore une fois par les mains fraternelles ou paternelles de l’Empire Tartaro-Byzantin-Germanique de toutes les Russies. Ils furent reçus avec bonheur par toute la Russie officielle, non par la Russie populaire qui <n’en> les ignora, ne se doutant <pas même> aucunement de leur présence, ni [intercalé: même] de leur existence, ni par la <Russie> jeunesse révolutionnaire qui les vit venir avec un étonnement <plein> qui se changea bientôt en mépris. Mais la Russie officielle, obéissant au signal de son maître, ne lui épargna aucun triomphe, aucune honte. Elle les promena triomphalement à travers toute la Pologne, les fêta, ces frères, ces braves combattants de la liberté Slave, à Varsovie même, et de cette bouche immonde qui n’a pour la Pologne qu’injures et menaces, de ces mains rouges du sang polonais, elle les <appela> embrassa, les étreignit sur son coeur de bourreau, <[ill.]> imprimant sur <leur front> le front de ces frères bienvenus le stigmate de <son propre crime, de sa honte> son crime et de son ignominie. Et les braves patriotes Tchechs, <les Pal et les> l’ont laissé faire, sans <sourciller> sourciller, sans rougir! A Varsovie même, Mrs <Palacki, Rieger> Palacki, Rieger et <Brauner> Brauner ont prononcé des discours <pleins> remplis d’enthousiasme pour la grandeur, la puissance et la générosité <de cet Empire si paternel des Slaves pleins> du premier et de l’unique Empire Slave, et débordant de reconnaissance pour cet accueil <aussi paternel>, ces <démonstrations de jouis> <d’amour> paternel. Et à leur tour ils <serrèr> pressèrent sur leurs coeurs <des bourre> <ils> et embrassèrent les bourreaux de la Pologne, <<leurs frères, indistinctement russes purs sang ou allemands-russes, leurs <leurs frères,> ils fraternisent avec eux.>> sans demander même s’ils étaient d’origine russe ou allemande, les considérant également tous comme des frères. A Moscou, on leur parla beaucoup du bonheur sans exemple, de la prospérité matérielle, intellectuelle et morale et de la pleine liberté dont jouissent tous les peuples <soumis> soumis au sceptre de l’Empereur Alexandre, le Bien-veillant, et surtout les paysans nouvellement émancipés par sa grâce.# [Le manuscrit s’interrompt ici.]

[verso de la page précédente:]

|10 Allemagne 2.

Allemagne 2.#

titre: L’Empire Knouto-Germanique et la Révolution Sociale. Fragments et variantes. Fragment I.

titre de l’original:

date: novembre 1870 – avril 1871

lieu: Locarno

pays: Suisse

source: Amsterdam, IISG, Archives Bakunin

langue: français

traduction:

note: Manuscrit pp. 108-111. Texte écrit entièrement sous forme de note.

|1<<Cette source, Satanique, si l’on veut, de toutes les émancipations humaines, la sainte révolte, leur répugne autant qu’elle les effraie; elle est incompatible avec leur caractère résigné et soumis, avec leurs habitudes patiemment [intercalé: et paisiblement] laborieuses, <et> avec leur culte à la fois <rési> raisonné et mystique de l’autorité. On dirait que tous les bourgeois allemands naissent avec la bosse de la piété, du respect de l’ordre public et de l’obéissance quand même. Avec de telles dispositions on ne s’émancipe jamais, et même au milieu des conditions les plus favorables à la liberté, on reste esclave.>>

Certes je n’aime aucune bourgeoisie, ni aucunes libertés bourgeoises. Mais il faut être juste avant tout, et il m’est impossible de méconnaître l’importance historique de <la liberté,> des vertus; de l’intelligence et des conquêtes libérales de la bourgeoisie de l’Europe dans le passé. A commencer par la bourgeoisie italienne, celles de [intercalé: presque] tous les pays de l’Europe occidentale ont contribué puissamment à l’émancipation de l’humanité du triple joug clérical, féodal et royal, moins celle de l’Allemagne. On n’a seulement qu’à nommer la bourgeoisie française, anglaise, suisse, hollandaise, même suédoise pour évoquer immédiatement le souvenir de grandes luttes <pour la liberté> soutenues longuement, héroïquement, par cette classe avancée du peuple [intercalé: et] non encore séparée des masses populaires, pour <la liberté> leur commune liberté. Seule la bourgeoisie allemande ne s’est jamais révoltée et n’a jamais tenté de se mêler dans les affaires politiques de son pays. <Quelques écrivains> Beaucoup d’écrivains conservateurs, et parmi eux, l’illustre fondateur de la Philosophie Positive, Auguste Comte, <les louent beaucoup pour cette preuve de sagesse> louent beaucoup les Allemands pour cette abstention modeste <dans la> qu’ils veulent bien considérer comme une preuve de sagesse. Auguste Comte, quoiqu’en disent nos amis, les ouvriers positivistes de Paris, était un réactionnaire forcené. Il se pâme d’aise lorsqu’il parle de l’organisation <du pouvoir spiri> idéale du pouvoir spirituel dans l’Eglise catholique, ou bien de la hierarchie et de la discipline admirable qui existent actuellement dans les armées permanentes, et il trouve parfaitement légitime et très utile au développement humain que ces dernières aient été transformées dans ces derniers temps en une sorte de “grande maréchaussée politique” destinée à contenir partout les populations mécontentes. Il est révolté de l’outrecuidance des ouvriers qui, <veulent se soustraire> rêvant une égalité économique, politique et sociale “impossible”, veulent se soustraire au gouvernement# |2 [verso de la page précédente:] <<des villes allemandes, sous le rapport politique, était fort ressemblant à celle des villes italiennes. D’un côté, le pouvoir de l’empereur qui>># |3 <au gouvernement> légitime de “leurs chefs naturels, les entrepreneurs d’industrie”, et pour réorganiser la puissance temporelle et la centralisation si nécessaire de l’Etat sur des bases nouvelles et inébranlables, il propose d’en livrer la direction aux exploiteurs du travail populaire hierarchiquement organisés <selon l’ord> dans l’ordre suivant: en bas les entrepreneurs d’industrie, les fabriquants; audessus d’eux les marchands et les négociants, et audessus de ces derniers et de tous l’oligarchie des banquiers. Et pour contrebalancer la désastreuse puissance de cette <noblesse> aristocratie industrielle, exploitrice, consacrée et bénie desormais par l’Eglise positiviste, comme celle de la noblesse terrienne le fut jadis par l’Eglise catholique, il propose la réorganisation <d’une> <d’un> du pouvoir spirituel, représenté par un corps international nouveau, composé de philosophes positivistes de tous les pays hierarchiquement organisé. Cette Eglise nouvelle aura pour mission exclusive l’éducation populaire, non égale pour tous comme la <morale> demandent les socialistes, mais repartie à chaque classe conformement à la distinction héréditaire et spéciale de chacune. Elle déterminera également la direction des travaux philosophiques, scientifiques, littéraires et artistiques dans le monde civilisé, toute initiative individuelle devant être soumise à sa censure, afin de mettre un terme à l’horrible anarchie intellectuelle et morale des hommes modernes, et à cet esprit irrespectueux de la Révolution, qui désole <Mr Comte> Auguste Comte et sans doute aussi ses disciples. Enfin l’Eglise nouvelle, dont les membres, les prêtres, renonceront probablement au mariage comme les prêtres de l’Eglise catholique, remplira la <mission d’arbitre suprême dans> double mission de censeur des moeurs individuelles et sociales et de suprême arbitre dans tous les différentes qui pourront surgir soit entre les classes, soit entre les peuples.#

|4 Je me suis laissé entrainer à résumer en quelques mots, d’ailleurs avec une fidélité scrupuleuse, le système socialiste d’Auguste Comte, pour prémunir contre lui les ouvriers qui n’ayant pas eu l’occasion de lire son grand ouvrage, pourraient se laisser entrainer par des propagateurs de <la P> <la> l’Eglise positiviste qui, aujourd’hui plus que jamais cherche à former des croyants, des <aveugles> partisans aveugles au sein du prolétariat. Cet avertissement me parait d’autant plus opportun aujourd’hui, que Mr Gambetta lui-même, certes le membre le plus considérable et le plus influent du Gouvernement de la Défense nationale, dans sa fameuse lettre publiée l’an passé, au mois d’Aout, dans “le Progrès de Lyon” se déclare le partisan de la “République Positiviste” – Je reviens maintenant à mon sujet.

Rien de plus naturel que tous les partisans de la puissance unitaire, centralisatrice, despotique, bureaucratique et militaire de l’Etat <trouve exces> trouvent excessivement sage et louable la modestie politique des bourgeois allemands. Il est indubitable que rien ne peut être <aussi> aussi avantageux <pour> à l’existence des Etats que cette sagesse et cette soumission quand même de la bourgeoisie. Mais il n’est pas moins certain que l’absence <du mouvement> <d’intéret, et de activité politique> <[ill.]> <impassé, de mouvement, d’activité et de> <point de mouvement et d’activité politique> de mouvement, de participation et d’activité politique rend impossible le développement intellectuel et moral d’une nation.

Je prévois qu’on voudra tourner la reconnaissance de cette vérité incontestable contre nous-mêmes, socialistes révolutionnaires, qui, contrairement aux bourgeois socialistes et aux communistes autoritaires et politiques de l’Allemagne, prêchons aux ouvriers l’abstention de toute politique bourgeoise. Mais s’abstenir de la politique bourgeoise, ne point vouloir marcher à la remorque de la bourgeoisie radicale, voire même socialiste, ne signifie nullement s’abstenir de toute <action et> ingérence et action politique. Tant qu’il# |5 existera des Etats et des classes, la politique sera inévitable, et le prolétariat devra s’en occuper nécessairement et beaucoup, sous peine de se condamner à un éternel esclavage. Le tout est de savoir quelle doit être la politique du prolétariat? Là git toute la question. La réponse me semble très simple. La politique bourgeoise, même la plus radicale, même socialiste, <tend en même temps à la réforme et> nécessairement nationale et patriotique, tend en même temps à la réforme et à la consolidation des Etats. La politique du prolétariat, essentiellement internationale, doit tendre à leur complète destruction. Je reviendrai <sur cett> encore sur cette question, dont la démonstration constitue le bût final de cet écrit.

<<Sagesse ou manque d’intelligence et faiblesse, il est incontestable que la Ligue hanséatique des villes de l’Allemagne, malgré son importance industrielle et commerciale longtemps croissante, ne joua aucun role politique <dans l’Empire> au sein de l’Empire. Sous ce rapport les villes proprement allemandes se distinguèrent profondement de leurs <alliées> alliées des villes flamandes et de leurs voisines les villes suisses, les unes comme les autres ayant joué un role tres important dans le développement politique de l’Occident. Quant aux bourgeois allemands ils se contentèrent d’une alliance purement défensive, en vue de sauvegarder leurs intérets matériels, ne demandant que trois choses: 1o qu’on les laissât tranquillement s’enrichir par leur industrie et par leur commerce; 2o qu’on respectat leur administration, leur législation et leur justice municipales dans toutes les questions intérieures de leurs villes; et 3o qu’on ne leur demandât pas de trop énormes sacrifices en retour de la protection ou de la tolérance qu’on leur accordait. Quant aux grosses affaires politiques, tant intérieures qu’extérieures de l’Europe, ils en abandonnèrent volontiers le soin exclusif aux “grands seigneurs” <(den grossen> (den Grossen Herren) institués par la grâce de Dieu. Telle fut toujours et telle est encore aujourd’hui la philosophie pratique de la bourgeoisie allemande, et, comme je m’en vais essayer de le démontrer dans le courant de cet écrit, telle devient aujourd’hui la tendance générale et de plus en plus prononcée, quoique’encore passablement inconsciente, de l’immense majorité de la bourgeoisie de l’Europe.>>#

titre: L’Empire Knouto-Germanique et la Révolution Sociale. Fragments et variantes. Fragment J.

titre de l’original:

date: novembre 1870 – avril 1871

lieu: Locarno

pays: Suisse

source: Amsterdam, IISG, Archives Bakunin

langue: français, traduction

traduction: IISG

note: Manuscrit pp. 124-140.

|1 (112-123)

Les théoriciens du communisme allemand, Ferdinand Lassalle et bien d’autres [intercalé: encore,] poussés par leur antipathie singulière, mais systématique et qui trahit leurs instincts bourgeois, <ont énoncé> contre tout mouvement révolutionnaire spontané des paysans ou des travailleurs de la terre, ont énoncé cette idée baroque que la défaite des paysans insurgés de la Franconie en 1525, par les forces réunies des seigneurs et des Princes, qui en firent un terrible massacre, fut, au point de vue du développement rationnel et normal de la liberté et du socialisme, <un gr> d’un immense avantage pour l’Allemagne, parceque les paysans, disent-ils, tendant alors comme aujourd’hui à la proprieté individuelle, représentaient et continuent de représenter encore l’élément aristocratique, féodal, terrien; tandis que les villes, par le développement de leur travail productif, tendant nécessairement à devenir de plus en plus collectif, et par la mobilisation de plus en plus étendue des fortunes privées, <tendant> <qui tendent aussi nécessairement à s’agglomérer dans les immenses capitaux associés et commanditaires du travail,> tendant tout aussi nécessairement à s’associer en d’immenses capitaux – commanditaires de l’industrie et du commerce, représentent inévitablement et toujours davantage l’élément démocratique.

Pour être conséquents, ces Messieurs auraient dû ajouter, que les souverains de l’Allemagne ont rendu à cette dernière un immense service, en comprimant également le libre développement politique des villes, parceque les villes représentaient alors et représentent toujours l’élément, non démocratique populaire, <le principe> mais bourgeois, le principe de l’exploitation triomphante du <capi> prolétariat par le capital bourgeois. Les communistes allemands espèrent sans doute que la bourgeoisie sera ou bien vaincue par le prolétariat, ou bien qu’elle se laissera convertir au socialisme – il faut avoir la foi robuste des allemands pour croire à la possibilité d’une pareille conversion! – et que dans l’un comme dans l’autre cas, l’organisation communiste de la production et de la distribution des richesses triomphera dans les villes, et après y avoir triomphé, s’imposera nécessairement# |2 aux campagnes. <Ceci est> Voila une espérance, et l’on s’est assez nourri d’espérances, surtout en Allemagne. La réalité est celle ci: les intérets et par conséquent aussi la puissance politique de la bourgeoisie sont absolument opposés à ceux du prolétariat. Le bourgeoisisme, si j’ose me servir de ce mot barbare, pas plus barbare toute-fois que la chose qu’il désigne, est l’antipode du socialisme. La liberté politique de la bourgeoisie, et toute liberté fondée sur l’inégalité économique <, sera néces> ne peut être qu’exclusivement bourgeoise, cette liberté ne peut donc produire l’émancipation du prolétariat. D’où il résulterait, selon la logique des communistes allemands, que si les souverains [intercalé: et la noblesse] de l’Allemagne ont rendu, sans y penser sans doute, un grand service au socialisme, en comprimant l’insurrection des paysans en 1525, ils lui rendent aujourd’hui le même service en continuant d’empêcher le développement de la liberté politique, <des villes> incontestablement bourgeoise, des villes. Et à la fin du comptes nous arriverons à ce singulier résultat qui n’étonnera peut être pas tous les communistes allemands ni ne rencontrera pas leur réprobation unanime, et, nommement, que le triomphe des Etats absolus militaires et bureaucratiques sur la plus grande partie du continent de l’Europe, à partir du XVIIeme siècle, fut un immense bonheur, et continue peut-être de l’être encore, pour les progrès futurs de la démocratie sociale. De là à conclure que Napoléon III est un grand homme méconnu, que Mrs de Bismark et Moltke avec leur Empereur-Croquemitaine Guillaume Ier, sans oublier son auguste neveu, mon souverain, le Tzar, sont des bienfaiteurs de l’humanité et tous leurs adversaires ses plus cruels ennemis, il n’y a pas loin, et je me verrai forcé à la fin de me sentir [intercalé: tout] fier, tout heureux d’être le sujet de l’Etat idéal, de l’Etat par excellence, de l’Empire de toutes les Russies.

J’ai toujours été l’ennemi de l’Ecole historique <optimis> fataliste et optimiste à la fois, qui, non contente de reconnaître l’inévitabilité ou l’enchaînement logique des faits passés, cherche encore à en démontrer la nécessité dans le sens de leur utilité intellectuelle, morale, politique et sociale. Moi aussi je m’incline devant la fatalité de l’histoire, devant la logique ou l’enchaînement# |3 inévitable des faits et je reconnais que tout ce qui s’est passé n’a pas pu ne point se passer, par cette simple raison, que puisque les choses se sont passées ainsi et non autrement, <il faut conclure nécessairement> je suis forcé de conclure que les causes qui leur ont donné cette direction et non pas une autre, ont existé, tandis que celles qui auraient pu leur donner une <autre> direction [intercalé: différente], n’ont pas existé, ou ont été plus faibles que les premières. – Mais je ne conclurai jamais avec les optimistes que les faits passés ou présents qui par leur nature sont détestables, contraires à la justice, à la liberté et à l’humanité, eussent été ou soient provisoirement transitoirement necessaires, bons, utiles au triomphe final de l’humanité. Je reconnais hélas! que tous les meaux, toutes les sottises, toutes les horreurs, dont le passé historique de l’homme et son présent aussi <sont tr> ne sont que trop pleins, sont naturels; qu’ils s’expliquent parfaitement par l’origine bestiale de l’homme, et sont des manifestations de son animalité non vaincue; mais jamais je ne m’en ferai l’apologiste, ni dans le passé <et> ni dans le présent, je les maudirai et je les combattrai; parceque la protestation de l’humanité contre la bestialité est aussi un fait naturel, un fait dont le triomphe successif constitue <toute> l’âme, <tout> le sens humain de l’histoire, et parceque [intercalé: dans] cette protestation, <et> dans cette lutte <constamment> se résument pour moi toute la dignité [intercalé: et] toute la mission de l’homme tant individuel que social.

Je reconnais en outre que par l’effet d’une heureuse disposition de la nature humaine tant individuelle que sociale, grâce à l’élasticité et à l’énergie intellectuelle et morale dont l’humanité, considérée en général, est douée, il arrive quelquefois que du mal lui même, il résulte un certain bien; ce qui revient à dire, que dans l’histoire humaine, comme dans la nature il n’y a point <de mal absolu> de meaux absolus; et que les choses et les faits les plus détestables,# |4 les plus déplorables ne manquent jamais d’avoir leurs bons et utiles cotés. Dans ce sens, mais seulement dans ce sens, je suis prêt à entrer, jusqu’à un certain degré, dans la manière de voir des historiens optimistes. Je ne demande pas mieux que de rechercher et de constater avec eux les résultats partiellement utiles et heureux qui ont pu être produits par les faits les plus malheureux. Mais jamais je ne pourrai convenir avec eux qu’une chose <, qu’un fait qui est> qui est mauvaise en soi puisse produire plus de bien que de mal. Si le bien lui succède, ce n’est jamais grâce à elle, mais toujours malgré elle, par l’effet de quelque cause [intercalé: différente] <qui lui> qu’elle n’a point pu étouffer et qui <agit> réagit directement contre elle.

Voyons maintenant ce qu’est le bien et ce qu’est le mal dans la société humaine, dans l’histoire? Il importe beaucoup de nous le rappeler, <aujourd’hui> afin de nous délivrer d’une foule de préjugés et de sophismes historiques, produits des systèmes les plus contradictoires et qui, encombrant aujourd’hui l’opinion, l’empêchent de se reconnaître et d’arriver à une idée <simple> claire, bien déterminée, unanime dans les questions les plus simples. Il nous faut absolument déterminer ce qu’est le bien, ce qu’est le mal, afin que nous ayons une mesure certaine, une règle absolue que nous puissions appliquer à tous les événements passés et présents de l’histoire. Une règle absolue? Oui, absolue relativement à l’homme et seulement par rapport à lui. Ce ne sera donc qu’un absolu relatif, le seul que nous puissions reconnaître, le seul qui existe dans le monde. Pour être absolue, cette règle, ce principe doit être fondé sur la nature spéciale, doit être l’expression du trait universellement caractéristique de l’homme. Quel est ce trait? C’est la Liberté.

Par Liberté je n’entends pas le libre arbitre. Le libre arbitre est une impossibilité, un non sens, une invention de la théologie et de la métaphysique, qui nous amène droit au despotisme divin, et du despotisme <divin> céleste à toutes les autorités et à toutes les tyrannies de la terre, la conséquence est nécessaire et certaine. Aussi tous les tyrans de la terre, tous ceux qui à un titre quelconque prétendent s’imposer# |5 à la société humaine comme gouvernants, comme administrateurs, comme tuteurs, sont-ils les partisans forcenés du libre arbitre, ce qui suffirait seul pour prouver que le libre arbitre est tout le contraire de la liberté. Il n’y a point de libre arbitre. L’homme <, à chaque instant de sa vie, le plus ge> le plus génial comme le plus stupide, le plus noble [intercalé: et] le plus vertueux, comme le plus <instant> infame et le plus criminel, à chaque instant de sa vie, dans tous ses actes et dans toutes ses pensées, est <aussi> aussi fatalement déterminé par le concours <des> indéfini de toutes les causes qui se produisent indépendamment de sa volonté, que toutes les [intercalé: autres] choses <existants> qui existent dans ce monde. Contre la nature considérée comme la totalité éternellement reproduite <de tous les> d’une infinité d’êtres semblables et dissemblables qui existent, qui agissent et réagissent incessamment les uns sur les autres, puis disparaissent ou se transforment en êtres nouveaux en son sein, [intercalé: contre cette nature,] pour l’homme, <enveloppé de cet océan infini de choses, d’actions et de faits, dont il est toujours le produit,> il n’y a point de révolte possible. Il ne peut pas se révolter contre <cette nature> elle, puisque n’étant que par elle et en elle, il n’est rien lui même que <nature> cette nature. Se révolter contre elle serait donc plus qu’un <impossi> suicide de sa part, une impossibilité, un <un non> non sens. Il n’a qu’un seul moyen <de> pour se libérer de la pression qu’exercent sur lui tant la nature extérieure, que sa propre nature, c’est d’en reconnaître les lois immuables; d’identifier avec elles sa pensée et sa volonté et de les appliquer tant à son travail, qu’à son éducation propre et à l’organisation de la société.

La liberté n’a donc proprement qu’un sens social. L’homme ne peut, <ne veut, ne doit être libre que vi> ne doit, ne veut être libre que vis-à-vis de tous les [intercalé: autres] hommes, pris séparément, ou collectivement. Toute sa liberté consiste donc en ceci: n’obéir qu’à ses propres convictions, qu’à sa propre pensée, qu’à sa propre volonté, et <non aux convictions, à la pensée et à> ne point se laisser déterminer par les convictions, par la pensée, par la volonté d’autrui, aussi longtemps qu’elles ne sont pas devenues les siennes. D’où il résulte que l’homme n’est, qu’il ne peut devenir libre que lorsqu’il se trouve déjà en rapports quelconques# |6 avec ses semblables; que la liberté humaine n’a pu naître que dans l’humaine société, et que par conséquent cette dernière a été forcément antérieure à la première.

Cette vérité incontestable se prouve encore autrement. L’homme ne se distingue des animaux de toutes les autres espèces que par la supériorité de sa faculté de penser, que par le développement de ses idées; mais le développement de la pensée humaine est inséparable de la parole. L’homme ne peut penser sans paroles, de sorte que lors même qu’il pense tout seul, il se sert encore mentalement de paroles: il cause en lui même avec un autre. Qui est cet autre? C’est tout le monde humain qui l’entoure; et plus ce monde est étendu, plus il est largement développé, et plus les <pensées> idées du penseur isolé <dans> deviennent étendues et larges, <aussi> tant est profonde, tant est puissante la solidarité de chacun <et de> avec tous. L’homme ne se constitue vis à vis de lui même comme personne indépendante et libre que par <la conscie> le degré de conscience qu’il a de lui même, seulement par le développement de sa pensée; mais sa pensée ne pouvant naître et se développer que dans l’humaine société, il est évident que l’homme ne peut se constituer et se reconnaître comme personne libre, qu’au sein de la société. Ce ne fut donc pas, au début de l’histoire, la liberté des hommes qui créa la société, mais tout au contraire, c’est la société qui créa successivement la liberté de ses membres, organiquement <reliés> unis en son sein par la nature, indépendamment de tout contrat, de toute préméditation et de toute volonté de leur part.

Nous pouvons donc et nous devons considérer la société humaine comme un être collectif naturel fatalement produit par la nature, et imposé comme tel à chaque individu [intercalé: humain] comme base unique de son existence. Mais tout être naturel obéit à des lois naturelles immuables. Quelle est la loi fondamentale,# |7 la loi caractéristique et spéciale de la société humaine, celle qui la distingue principalement de toutes les sociétés animales? C’est la <développement> constitution de l’ordre ou de son organisation intérieure par le développement de plus en plus large de la liberté de ses membres.

“Les éléments de ce que nous appelons la Morale, ai-je dit dans un écrit encore inédit, comme en général tout ce qui est proprement humain, se trouvent déjà dans le monde animal. Dans toutes les espèces d’animaux, sans la moindre exception, seulement avec une grande différence de développement, nous voyons deux instincts, deux forces naturelles agissant dans un sens <opposé> opposé: l’instinct de la conservation de l’Individu et celui de la conservation de l’Espèce, ou, pour parler humainement, l’instinct égoïste et l’instinct social. Au point de vue de la science et de la nature elle-même, ces deux instincts sont également naturels et par conséquent légitimes, également nécessaires dans l’économie naturelle des êtres, l’instinct individuel étant lui même une condition fondamentale de la conservation de l’espèce; car si les individus ne se défendaient pas avec énergie contre toutes les privations et contre toutes les pressions extérieures qui menacent leur existence, <sans cesse> incessamment, depuis leur naissance jusqu’à leur mort, l’espèce elle-même, qui n’a d’autre réalité que la somme indéfinie des individus qui la composent, cesserait d’exister. Mais si l’on voulait juger de la valeur relative de ces deux tendances tout de même opposées, en ne prenant pour point de vue absolu que l’idée <de l’espèce> abstraite de l’espèce, on dirait que l’instinct social est le bon et l’instinct individuel, en tant qu’il lui est opposé, le mauvais. Chez les fourmis, chez les abeilles, c’est la vertu qui prédomine, parceque, chez eux l’instinct social semble absolument écraser l’instinct individuel. C’est tout le contraire chez les bêtes féroces, et en général on peut dire, que dans la plupart des espèces supérieures, c’est l’égoïsme qui triomphe et domine. L’instinct social, ou celui de l’espèce, au contraire, ne s’y réveille que par courts intervalles et ne dure que le temps nécessaire à la procréation et à l’éducation [intercalé: très] sommaire d’une famille. Leur nature carnivore et les dispositions féroces qui en sont une conséquence inévitable, <sont> constituent un obstacle puissant à un plus grand développement de leur sociabilité. Cet obstacle ne peut être vaincu que par la puissance de la pensée.

“Dans l’homme, l’être pensant par excellence, cet <obstacles> obstacle est vaincu. Il parait, et cela est une des preuves principales de son immense supériorité sur toutes les autres espèces d’animaux, qu’en l’homme, les# |8 deux instincts opposés, celui de l’égoïsme et celui de la sociabilité, <arrivent tous les deux et> inséparables l’un de l’autre, [intercalé: arrivent tous les deux] au plus haut degré de leur développement: il est plus féroce dans son égoïsme que les bêtes les plus féroces, et en même il est plus solidaire de l’espèce, plus sociable et <naturellement> plus socialiste que les abeilles et les fourmis.

“La manifestation d’une plus grande puissance d’égoïsme ou d’individualité dans un animal quelconque est une preuve indubitable d’une plus grande perfection relative de son organisme, le signe d’une intelligence supérieure. Chaque espèce <comme telle> d’animaux est constituée comme telle par une loi spéciale, c’est à dire par un procédé de formation et de conservation qui lui est propre et qui se distingue de toutes les autres espèces d’animaux. Cette loi n’a point d’existence propre, en dehors des individus réels dont la somme indéfinie compose l’espèce; elle n’a de réalité qu’en eux seuls, mais elle les gouverne d’une manière absolue et ils en sont les esclaves. Dans les espèces d’animaux tout-à-fait inférieures, se manifestant plutôt comme un procédé de la vie végétale que de la vie animale, la loi qui les gouverne ou qui en dirige les <manifestations> <actions> mouvements et les actes, leur est quasi tout-à-fait étrangère, apparaissant comme une loi presque extérieure, à laquelle les individus, à peine déterminés comme tels, obéissent pour ainsi dire <mécaniquement> d’une manière toute mécanique et passive. Mais plus les espèces se développent, montant, par une série progressive, vers l’homme, et plus la loi générique et spéciale qui les gouverne s’individualise davantage, plus complètement elle se réalise et s’exprime dans chaque individu, qui acquiert par là même un caractère individuel plus déterminé, une physionomie plus distincte; de sorte que, tout en continuant d’obéir à sa loi générique aussi complètement, [intercalé: aussi fatalement] que les individus des espèces <inférieures obéissant à la leur, l’individu supérieur, précisement> inférieures, seulement parce que cette loi spéciale qui le gouverne s’incarne en lui davantage, prenant dès lors le caractère d’une <impulsion> impulsion plus individuelle, celui d’une nécessité plutôt intérieure qu’extérieure, quoique au fond <et à l’insu de l’individu animal> elle <soit> reste toujours le produit <de leur> d’une multitude de causes <extérieures> extérieures, <l’individu relativement supérieur> l’animal doué d’une organisation supérieure se sent plus libre et plus autonome, plus lui-même et plus doué de mouvement spontané que les animaux des espèces inférieures. Il commence à avoir le sentiment de sa liberté. Nous pouvons donc dire que la nature elle même, par ses transformations progressives, tend à l’émancipation des êtres et que déjà <entre son> dans le monde proprement animal une plus grande dose de liberté individuelle est le signe infaillible de la supériorité. L’être qui, dans l’échelle animale, est sans contredit le plus <indi># |9 individuel, le plus libre, c’est l’homme.”

Qu’il me soit permis de citer à l’appui de cette vérité les propres paroles d’un illustre <physiologue> et savant <physiologue> zoologiste, de Mr Charles Vogt lui-même, que je suis d’ailleurs charmé de pouvoir prendre en flagrant <dé> délit d’anarchisme [intercalé: socialiste et] révolutionnaire. Voila ce qu’il dit dans l’introduction de son ouvrage intitulé “Die Thierstaaten”, ce qui traduit littéralement signifierait Les Etats animaux, ou bien les Etats dans le monde animal. Je demande d’avance pardon à Mr Charles Vogt si ma traduction n’est pas aussi élégante que je voudrais pouvoir la faire; je tacherai au moins qu’elle soit fidèle.

“L’individu (animal) est d’autant plus parfait qu’il s’émancipe davantage de l’Etat. Ses <organes> divers organes et conséquemment [intercalé: toutes] ses capacités <particulières> gagnent en énergie intérieure et en beauté extérieure. Il s’élève tant <au point de vu de> par l’ensemble que <des> par <des parties> toutes les parties distinctes de son organisme à un degré d’achèvement plus élevé, plus complet. L’anarchie retrempe les organes, aiguise les sens, augmente la force de l’esprit. Luttant seul à la fois contre les éléments et contre tous ses ennemis <, l’individu isolé> conjurés contre lui, <l’indivi> l’individu exerce dans l’anarchie ses organes et ses capacités et arrive par cette lutte à l’indépendance <qui lui est> <et à la spontanéité qui lui sont nécessaires> et à la spontanéité qui lui sont nécessaires. Quelle différence entre le chacal ou le loup qui vivent en associations républicaines, passablement relachées, il est vrai, et le rusé renard qui mène anarchiquement ses propres affaires, vivant seul dans sa caverne creusée par lui-même, après une enfance très courte, passée sous la discipline patriarcale de ses parents.

“Tous ceux qui veulent <élever> <élever> donner le pas à la puissance de l’Etat <audessus de> sur la liberté <dans l’Etat> devraient <régir> réagir en présence <d’un> de ce fait naturel <si général et> si simple et qui se laisse prouver et poursuivre jusqu’aux moindres détails. <Vraiment> En vérité, mon ami L. Simon de <Trie> Trèves <avait> a eu mille fois raison, lorsque partant d’un principe philosophique, il a posé l’anarchie, la liberté complète des individus, comme le bût suprême de l’humanité; lorsqu’il a affirmé que chaque forme de l’Etat, chaque loi est un signe de <l’état imparfait> l’insuffisance de notre civilisation. Tout atome animé aspire à l’anarchie, tend à <la liberté,> l’émancipation, ne se développe et n’atteint un état plus parfait que sous le rayonnement de ce soleil <de la liberté> qui s’appelle la liberté.#

|10 “Que tous ceux qui ont à coeur le perfectionnement de la race humaine, dirigent donc toutes leurs pensées et tous leurs efforts vers ce grand bût, d’amener l’anarchie aussitôt que possible et de la rendre aussi complète et aussi universelle que possible. <Ce sont> Ce sont les faux prophètes <sont>, ceux qui s’imaginent qu’ils pourront sauver l’humanité par des lois, des systèmes et des institutions de l’Etat; <ce sont> ce sont les faux <[ill.]> prophètes, <sont> ceux qui promettent de rendre les hommes heureux par des changements de gouvernement et en systématisant le bonheur qui doit tomber sur tous d’en haut. La <progrès de l’humanité> marche progressive de l’humanité vers le mieux ne peut s’effectuer que par l’anarchie et le bût de tous ses efforts et de toutes ses aspirations ne peut être que <l’anar> l’anarchie.

“Oui! l’anarchie! Mais sa réalisation ne deviendra possible que par l’application des principes que nous enseigne l’observation du monde animal. Ce n’est que par le changement de la situation matérielle, par l’amélioration successive de l’alimentation et par l’établissement final de l’équilibre entre les différents compartiments du cerveau, au moyen d’une administration des vivres conforme à ce bût, qu’on rendra possible cet état d’anarchie que les hommes à vue courte appellent désordre, mais qui <pour> à ceux qui voient loin <doit apparaître> apparaît comme l’image de l’harmonie des sphères.

“Viens donc, oh douce émancipatrice du monde, viens bienfaisante anarchie! toi vers laquelle <<<s’élèvent> élèvent également <les> leurs soupirs [intercalé: les ames] déprimées>> élèvent également leurs soupirs les âmes <également> déprimées des gouvernés et des gouvernants <aussi> comme vers l’unique arche de salut au milieu de la prostration <actuelle> et de la confusion universelles, viens! et délivre nous du Mal qu’on appelle l’Etat.”

[[(1) “Plus l’individu s’émancipe de l’Etat, plus il devient accompli. Les organes et par là les moyens qui lui sont propres gagnent en énergie intérieure et en beauté extérieure. Le tout, mais aussi chaque élément pris isolément, progresse vers un palier supérieur de la perfection. L’anarchie endurcit les organes, aiguise les sens, accroît la force morale. L’anarchie permet à l’individu,# |11 [suite de la note] pris isolément, vis-à-vis des éléments comme vis-à-vis de ses ennemis, d’exercer tous ses organes et toutes ses facultés, pour, dans le combat, conquérir l’indépendance dont il a besoin. Quelle différence il y a entre le chacal ou le loup qui vivent dans des groupements républicains, certes assez lâches, et le renard rusé qui,de façon anarchique, fait des siennes dans la tanière qu’il s’est construite tout seul et qui ne reste que durant la courte période de l’enfance sous la coupe patriarcale de ses parents!

“Quelle humiliation pour ceux qui, privilégiant la puissance de l’Etat par rapport à la liberté de l’Etat, se trouvent confrontés à cette réalité toute simple qui se vérifie jusque dans les moindres détails. Mon ami L. Simon de Trèves avait raison lorsque, partant de principes philosophiques, il définissait l’anarchie, la totale liberté de l’individu comme l’objectif suprême de l’humanité et lorsqu’il affirmait que toute forme d’Etat, toute loi, était le signe du manque de plénitude de l’état de notre culture. Chaque atome animé aspire à l’anarchie, recherche la liberté, n’évolue vers la perfection suprême que dans la lumière de ce soleil!

“Si seulement tous ceux qui ont à coeur le perfectionnement du genre humain pouvaient prendre à coeur d’orienter tous leurs sens et leurs efforts pour aboutir à l’avènement de l’anarchie dès que possible, aussi intégralement que possible, aussi universellement que possible. Ceux qui croient pouvoir parvenir au salut de l’humanité par des lois, des systèmes, des institutions politiques sont des faux prophètes. Ceux qui pensent aussi vraiment pouvoir rendre heureuse la race humaine par une modification du gouvernement et par des mesures systématiques venues d’en haut pour rendre heureux, sont des faux prophètes! Seule l’anarchie permettra à l’humanité d’accéder à un mieux et le but de ses efforts ne peut être que l’anarchie!

“Oui! L’anarchie! Mais son avènement ne sera possible que si l’on respecte les principes que nous a enseignés l’observation du règne animal. Seules la modification des conditions matérielles, les améliorations successives de l’alimentation, la possibilité de parvenir à un équilibre des lobes du cerveau grâce à une composition appropriée des aliments permettent de parvenir à cet état anarchique qui aux yeux du myope n’est qu’un enchevêtrement désordonné et pour celui qui regarde plus loin un reflet de l’harmonie des sphères.

“Puisses-tu advenir douce anarchie rédemptrice, toi qu’appellent dans leurs gémissements le coeur opprimé du gouverné comme celui du gouvernant, toi la seule capable de nous sauver de cette torpeur, viens et sauve-nous de ce mal qu’on appelle Etat!”

(Carl Vogts, “Thierstaaten”, Introduction, pages 29-31)]]

|12 L’illustre physiologiste a rehaussé peut être trop le caractère individuel de l’homme au détriment de sa sociabilité. Il l’a fait sans doute par opposition légitime contre les collectivistes politiques ou plutôt contre les exploiteurs des collectivités politiques forcées qu’on appelle les Etats, contre les hommes d’Etat, contre les philosophes doctrinaires de l’Etat, contre tous ceux qui théoriquement ou pratiquement ôsent se poser en directeurs, en tuteurs ou en bienfaiteurs de l’humanité. <Et sous ce rapport> En ce sens, il a mille fois raison, car tous ces gens là sont, [intercalé: le plus] souvent même sans le savoir et sans le vouloir, les ennemis les plus funestes du genre humain. Mais sa profonde connaissance de la nature nous est une garantie qu’il doit reconnaître mieux que personne le caractère éminemment social de l’homme, et il n’a pas sans doute cité l’exemple du rusé et féroce renard comme un idéal auquel l’humanité <devrait> doive tendre, pour reproduire, d’une manière humaine, “l’image de l’harmonie des sphères” – . Le renard a d’ailleurs parfaitement raison, au point de vue de son espèce, le seul qui puisse être le sien, de vivre en brigand isolé, indépendamment et au détriment de toute société, parcequ’il ne doit rien ou presque rien <dehors> à la société. Après cette [intercalé: très] courte enfance pendant laquelle il subit les leçons paternelles et maternelles, il se développe tout seul en dehors de la société <et pour ainsi> et par conséquent contre elle. Il n’en est pas du tout ainsi pour l’homme. En dehors de la société il n’est rien, pas même homme; en dehors de la société, il resterait probablement le plus faible et le plus stupide des animaux, infiniment inférieur au renard, qu’il ne dépasse bientôt <en ruse par sa> dans la ruse, hélas! et dans la férocité aussi, <seulement que [ill.] au concours incessant de la sociéte> uniquement par la puissance intellectuelle et matérielle que lui prête l’action collective et le concours incessant de la société. L’homme le plus intelligent, le plus génial, le plus puissant par sa volonté est tout par la société, rien que par elle; et plus il est intelligent, plus il est genial, plus sa volonté est puissante, plus grande devient la dette qu’il a contractée envers la société; il est donc souverainement injuste qu’il l’exploite, et qu’il employe toutes ses facultés qu’il n’a pu développer que grâce à son concours collectif, contre elle. Il est également injuste et odieux, comme je m’en vais le démontrer tout-à-l’heure, qu’il se <pose> pose comme souverain, comme le maître, comme le gouverneur, l’organisateur, l’administrateur <et> ou comme le professeur officiel, <et> patenté et privilégié de cette collectivité dont il <est lui-même le produit> n’est lui-même rien que le <produi> très humble <produ> et le plus souvent hélas le très ingrat produit.#

|13 Pour se convaincre de l’absolue solidarité qui relie chaque individu, dans son ensemble aussi bien que dans les moindres détails de son être, à la société dont il fait partie, il n’y a qu’à considérer, que les deux plus puissants instruments de son développement, instruments qui sont d’ailleurs inséparables, la pensée et la parole, sans lesquelles l’homme ne serait jamais arrivé à la conscience de son humanité, ni, par conséquent, aussi à la constitution de son droit à l’indépendance comme individu humain, ni aurait aucun des moyens intellectuels et <matériels> matériels, nécessaires à la conquête de sa liberté, n’ont pu naître et ne peuvent se développer que dans la société. L’homme ne pouvant penser sans paroles, le développement de la pensée dépend évidemment de celui de la langue, qu’il provoque lui-même d’un autre côté. Mais pour <que la> qu’une langue, forcée pour ainsi dire par la croissance de la pensée, se prête à un développement nouveau, il faut qu’elle soit déjà antérieurement développée jusqu’à un point qui rend ce développement naturel et possible. Autrement elle se refuserait à l’effort du penseur, et, incapable de lui fournir les formes ou les expressions convenables, elle paralyserait l’essor de sa pensée. Le penseur dépend beaucoup plus qu’on ne se l’imagine de la langue dans laquelle il pense. L’énergie, l’étendue, la hauteur, la profondeur, la justesse et la précision <de la pensée individuelle> et même le caractère moral de sa pensée sont toujours en rapports tres intimes avec la langue qui lui sert d’expression. Mais s’il est un fait, un produit, un patrimoine collectif, populaire, certainement c’est la langue. Une langue absolument individuelle est un non sens. Une langue que ne parleraient <qu’une dizaine, qu’une centaine> que quelques dizaines, quelques centaines, voire même que quelques milliers d’individus, comme le latin du moyen âge,# |14 par exemple, qui fut pourtant encore, au moins dans le passé, une langue populaire et vivant; et à plus forte raison, une langue qui serait arbitrairement, artificiellement composée par quelques centaines ou même par quelques milliers de personnes, serait une langue morte, incapable de mouvement et de développement. Et encore ceux qui voudraient former cette langue, devraient-ils commencer par faire usage d’une langue <quelconque> naturelle quelconque pour s’entendre et pour créer leur dictionnaire baroque. Lorsque dans un pays, la langue litteraire, scientifique et philosophique s’éloigne de la langue populaire au point que le peuple cesse de la comprendre, c’est un signe de décadence certaine et pour la langue et pour le pays. L’unique source inepuisable et capable tous les matériaux nécessaires à la formation d’une bonne langue littéraire, c’est la langue populaire, toujours progressive et vivante, tant que le peuple qui la parle reste progressif et vivant. Tout penseur original crée nécessairement, involontairement des néologismes; lorsqu’il n’en crée pas, c’est qu’il n’est ni original, ni penseur, mais un rabacheur de vielles idées. Mais pourquoi y’a-t-il des néologismes qui sont acceptés, d’autres qui ne le sont pas? Parceque les uns sont conformes au génie de la langue, les autres ne le sont pas. Et qu’est ce que le génie d’une langue? C’est la somme organiquement coordonnée d’idées, de sentiments, de points de vue, [intercalé: de moeurs, de coutumes, <d’habitudes> d’habitudes] et d’instincts populaires incarnés dans cette langue. De sorte que la langue de chaque pays est l’image, l’expression la plus fidèle <et la plus vivante> de toute son histoire. Ce n’est donc point un instrument mécanique et artificiel, arbitrairement créé par l’entente d’un nombre quelconque d’individus, c’est le produit organique, spontané, <d’abord> et d’abord complètement instinctif de la vie collective d’une nation, l’incarnation toujours immédiate et vivante de sa pensée collective, la transition naturelle et toujours collective de la vie animale à la vie humaine, l’éclosion naturelle de la pensée dans la vie d’un peuple entier. <Nos amis de l’Internationale s’éta>

<Nos amis de l’Internationale s’étaient donc terriblement fourvoyés>#

|15 Nos amis de l’Internationale s’étaient donc horriblement fourvoyés, lorsqu’ils cherchèrent et débattirent gravement, au Congrès de Lausanne, les moyens de créer artificiellement, <arbitrairement> à l’usage des travailleurs, une langue universelle. Je ne doute pas que, dans un avenir probablement <assez> très éloigné [intercalé: encore,] une langue universelle ne se forme; mais elle ne pourra se former qu’à la suite d’un fait universel, comme une conséquence naturelle et nécessaire de la réelle constitution du monde international, fondé sur les ruines de tous les Etats. Comme ce ne sont jamais les aristocraties de quelque<s natures> <nature que ce soit> nature qu’elles soient, aristocratie de naissance, de fortune ou [intercalé: même] d’intelligence, <mais les seuls masses> mais toute la masse des populaires qui créent les langues vivantes, il faudra que les masses de tous les pays, ou au moins de beaucoup de pays se confondent réellement dans une existence solidaire et commune, pour qu’elles puissent arriver à parler la même langue; mais elles ne pourront jamais se confondre, tant qu’il y’aura des Etats.

Il serait, en général, très facile de prouver, en analysant dans tous les détails la vie de chacun, et en prenant tout homme qu’on voudra, dans quelque pays et dans <quelque> quelque position sociale que ce soit, le plus humble comme le plus impertinément élevé audessus de la canaille populaire, sans excepter sans doute les Demi-Dieux couronnés, ni les quarts de Dieux blasonnés, ni <tous> aucun de ces grands hommes d’Etat et de guerre qui se croient appelés à gouverner c’est à dire à tourmenter le monde, ni même aucun des hommes réellement grands, doués d’un véritable génie et qui ont rendu à l’humanité les plus mémorables services; que tous, en un môt, sans aucune exception, [intercalé: ne] sont ou n’ont été, sous tous les rapports, [intercalé: rien que] des produits de la société qui les a <inspirés> engendrés, nourris, élevés, inspirés; et, qu’en revanche, ils ont le plus souvent exploitée; qu’ils ne sont ce qu’ils sont, qu’ils ne possèdent ce qu’ils possèdent, qu’ils ne savent, <qu> qu’ils ne pensent [intercalé: que par elle] et qu’ils ne peuvent <leur> lui faire <cette societé> tout le mal ou tout le bien qu’ils lui font que par la puissance de son propre concours collectif; <et qu’en dehors [ill.]> de sorte que, en dehors de la société, impuissants en bien comme en mal, ils resteraient nuls et incapables même de s’élever à la hauteur <du renard> d’un renard qui mène une existence quasi-indépendante dans sa caverne#

|16 [verso de la page précédente] <<Pour se convaincre de l’absolue solidarité qui relie chaque individu humain à la société, il n’y a qu’à considérer, que les deux plus puissants instruments de son développement, instruments qui d’ailleurs sont inséparables et sans lesquels l’homme ne serait jamais arrivé à la conscience <et à la réalisation> de son humanité, <la pensée et la parole> ni par conséquent, aussi à la constitution de son droit à l’indépendance comme individu humain, <ni ont moyens intellectuels et matériels> ni aurait eu les moyens de conquérir cette indépendance, <que> la pensée et la parole, ne peuvent naître et [intercalé: ne peuvent] se développer que dans la société. L’homme ne pouvant penser sans paroles, le développement de la pensée dépend évidemment de celui de la langue, en même temps qu’elle la produit, la provoque. Mais pour que la langue se prête à ce développement nouveau, il faut qu’elle se soit développée antérieurement jusqu’au point qui le rend possible. Donc l’énergie, la hauteur, la nature même de la pensée individuelle <de penser> dépend absolument de la langue <qui> que le penseur trouve à sa disposition. Mais s’il est un fait, un produit, un patrimoine collectif, certainement c’est la langue. Une langue absolument individuelle est un non sens; une langue que ne parleraient que quelques dizaines, quelques centaines, voire même quelques milliers d’individus, comme le latin du moyen-âge, par exemple, qui fut encore lui-même, au moins dans le passé, une langue populaire <vive langue> et vivante; et à plus forte raison une langue qui serait <arbitrairement> arbitrairement composée par quelques milliers de penseurs pour leur usage <commun> privé, serait un instrument mort-né, incapable de développement; et même <pour la former, les penseurs auraient encore besoin de> <avant de l’avoir, pour s'[ill.]> avant de l’avoir formée, pour créer leur nouveau dictionnaire, les penseurs devraient s’entendre, et ils ne pourraient le faire qu’en <usant> faisant usage de la langue <commune> populaire. Lorsque dans un pays, la langue littéraire, scientifique et philosophique s’éloigne trop de la langue populaire, au point que le peuple n’est plus en état de la comprendre, c’est un signe certain de décadence et pour la langue et pour le pays; la langue populaire toujours progressive et vivante, tant que le peuple qui la parle est progressif et vivant, <est> étant l’unique source, la source inépuisable qui <donne> fournit les matériaux nécessaires aux développements de la langue littéraire. La langue en un môt n’est point <un produit> une chose <mécanique> mécanique et artificielle, mais le produit organique de la vie collective de toute une nation, l’incarnation toujours vivante de sa pensée collective; <d’où il résulte> c’est la transition naturelle>>#

|17 Je ne crois par devoir insister sur ce point, car il me parait impossible que quiconque n’est ni aveugle, ni fou puisse nier sérieusement l’action toute-puissante et toute-absorbante que la société exerce sur tous les individus. Il doit être évident pour chacun que la masse des hommes en sont encore aujourd’hui les esclaves, à l’exception d’une minorité exploitrice <insolente> dont la prospérité [intercalé: insolente] et la liberté individuelle sont fondées précisément sur cet esclavage des masses. Ce qu’il est <bien plus> <importe beaucoup plus, selon> bien plus urgent de démontrer aujourd’hui, c’est que la societé, dans l’intérêt de la justice <et dans> comme dans celui de la prospérité de tous ses membres doit tendre, et que par une nécessité <logique, inh>, par une logique inhérente à sa propre nature, comme societé humaine, elle tend réellement, avec une desespérante lenteur et par des voies très indirectes, il est vrai, à l’émancipation complète des individus, à la liberté individuelle la plus large et la plus illimitée de chacun dans la liberté solidaire de tout le monde. Il importe de relever aujourd’hui le drapeau de la Révolte Satanique, le drapeau de la Renaissance, celui de l’émancipation quand même de tous les individus humains, le drapeau saint de la liberté, car dans les rangs de la démocratie politique et de la démocratie socialiste elle-même, on ne <<se montre que trop disposé, <aujourd’hui> <aujourd’hui> à l’écraser de nouveau aujourd’hui; les uns sans la centralisation <de l’Etat publique> <de l’Etat> de leur Etat republicain, <quasi-dé> quasi démocratique, les autres au nom <d’une égalité representé par ce qu’ils appellent l’Etat populaire der Volkstaat>, de l’égalité économique et sociale qu’ils prétendent organiser sous le forme de ce qu’ils appellent l’Etat populaire, Etat naturellement national et patriotique, surtout très allemand, et qui, par une logique absolument inhérente à tous les Etats, arboutirait nécessairement à une oppression et à une exploitation nouvelle des masses par une minorité quelconque.>>

se montre que trop disposé, aujourd’hui, à l’écraser de nouveau; les uns, sous le despotisme d’une puissante centralisation politique, républicaine et quasi-démocratique; les autres, au nom même de l’égalité économique et sociale, sous celui de leur Etat quasi populaire, Volkstaat, naturellement patriotique, national et surtout très allemand, Etat, qui par une logique inhérente à tous les Etats, aboutirait nécessairement à <l’exploitation et l’oppression et à l’exploitation nouvelle> une oppression et à une exploitation nouvelles des <masses populaires> masses ouvrières par une minorité politique <quelconque> et doctrinaire quelconque.

Contre toutes ces tendances liberticides et par conséquent aussi humanicides, parceque tout ce qui est contraire à la liberté est contraire à l’humanité, la liberté résumant tout ce qui distingue l’homme de la bête; contre toutes ces vélléités <du despotisme, et du doctri> rajeunies de l’antique despotisme du gouvernementalisme et du doctrinarisme, qui se présentent à nous sous une forme nouvelle,#

|18 [verso de la page précédente] <<et toujours collective de la vie animale à la vie humaine, l’éclosion naturelle de la pensée dans la vie collective d’un peuple. Nos amis de l’Internationale s’étaient donc horriblement fourvoyés, lorsqu’ils cherchèrent et débattirent gravement, au Congrès de Lausanne, les moyens de créer artificiellement, à l’usage des travailleurs, une langue universelle. Cette langue universelle, sans doute, se formera, dans un avenir <plus ou moins> éloigné, mais elle ne pourra se former qu’à la suite <et comme conséquence nécessaire> d’un fait universel, [intercalé: comme conséquence nécessaire] de la constitution réelle et vivante du monde international, fondé sur la ruine de tous les Etats. Alors une vie nouvelle <créera cette lan> partant d’en bas, non d’en haut, la vie des peuples fraternellement réunis, créera cette langue universelle qui servira d’organe à des pensées <[ill.]> universelles. Car dans l’histoire, la vie, l’acte, le fait précèdent toujours la pensée et son expression, la parole.

Et en général, il sera très facile de prouver, [intercalé: en analysant dans tous les détails la vie de chacun et] en prenant tout homme qu’on voudra, dans quelque pays et dans quelque position sociale qu’on voudra, le plus humble comme le plus impertinemment élevé audessus de la masse populaire, sans excepter sans doute ces demi-Dieux couronnés et ces quarts de Dieux blasonnés [intercalé: qui se croient appelés à gouverner le monde, sans excepter] tous les exploiteurs officiels ou officieux de l’humanité, ministres, généraux, administrateurs, <fonctionnaires, prêtres> banquiers, spéculateurs, commerçants et industriels de toutes sortes, fonctionnaires publics et privés, pretres de toutes les Eglises, <géoliers> policiers, géoliers, bourreaux; sans oublier <aussi les hommes> <aussi de même> les représentants patentés de la littérature, des arts, de la science, ni même les hommes manifestant un véritable génie créateur, <<dans quelque <sense que ce soit> sens que se soit; <que tous enfin> que tous les hommes sans aucune exception sont des produits de la société, <qu’ils ne sont ce qu’ils sont que par elle, qu’en dehors d’elle> ils ne seraient [intercalé: ni en bien ni en mal] absolument rien; <ni en bien ni en mal> <des êtres misérables, ignorants, et impuissants, des bêtes malfaisants idiots ou des bêtes> qu’ils ne peuvent faire tout le mal ou le bien qu’ils lui font seulement que par elle et grâce à son concours toutpuissant et collectif>>

dans quelque sens que ce soit; que tous les hommes, enfin, sans aucune exception, sont des produits de la société, qu’ils ne sont ce qu’ils sont que par elle, qu’ils possèdent ce qu’ils possèdent et qu’ils [intercalé: ne] peuvent lui faire tout le mal ou tout le bien qu’ils lui font que <grâce> par la puissance de son propre concours collectif que le plus souvent méchamment ils exploitent, et qu’en dehors, impuissants en bien comme en mal, ils <seraient> resteraient nuls, et <[ill.]> incapables même de s’élever jamais, par leurs propres efforts isolés, à l’esprit et à l’indépendance du renard <vivant> vivant dans sa propre caverne.”#>>|19 prétendent s’imposer aujourd’hui au nom même des droits populaires, il faut que nous relevions le drapeau de la liberté individuelle. Non de cette liberté individuelle que préconisent [intercalé: les bourgeois,] et qui, n’ayant d’autre base que la propriété individuelle, héréditaire, juridique, d’autre consécration <consécration> que ce droit juridique, ni d’autre soutien que l’Etat qui la couvre de son oppressive toute-puissance, n’est point la liberté, mais le privilège individuel d’une minorité exploitante, et constitue au contraire l’esclavage individuel et collectif des <millions> masses exploitées. De cette liberté individuelle, qu’un <petit nombre d’ouvriers parisiens, ont eu le tort> <nombre d’ailleurs très insignifiant> <petit nombre d’ouvriers parisiens ont eu le grand tort de défendre au dernier congrès de l’Association Internationale> petit nombre d’ouvriers parisiens égarés, les uns par les oeuvres dernières de Proudhon, les autres par la propagande de l’école positiviste, ont eu le grand tort, selon moi, de défendre au [intercalé: dernier] Congrès de l’Internationale; de cette liberté hypocrite, exclusive, oppressive, en un môt toute bourgeoise, nous n’en voulons pas. Nous voulons l’émancipation universelle de tous les individus humains, la liberté intégrale et complète de chacun, égale, non seulement quant au droit, mais aussi quant aux moyens de sa réalisation, pour tous. Et cette liberté ne pourra être obtenue que quand il n’y aura plus ni droit, <de la> ni propriété juridiques, ni gouvernement politique, ni Etat, que quand l’humanité se sera enfin délivrée à jamais de tous ses gouverneurs et tuteurs. En un môt, comme Mr Charles Vogt, nous voulons l’anarchie.#

|20 [verso de la page précédente] <<Je ne crois pas devoir insister davantage sur la solidarité absolue, qui matérielle, intellectuelle et morale, qui enchaine tout individu humain à <l’humaine> la sociéte <de plus ou moins étendue tout dont il fait parti ses semblables>; ni sur cette autre vérité incontestable et qui est la conséquence directe de la première, que la sociéte étant l’unique base et l’unique milieu possibles de tout développement individuel de l’homme, <elle est antérieure> à la réalisation et même à la conscience de la>>#

titre: L’Empire Knouto-Germanique et la Révolution Sociale. Fragments et variantes. Fragment K.

titre de l’original:

date: novembre 1870 – avril 1871

lieu: Locarno

pays: Suisse

source: Amsterdam, IISG, Archives Bakunin

langue: français

traduction:

note: Manuscrit pp. 132-159.

|1de Fourier, de Considérant, de Pierre Leroux, de Cabet, de Louis Blanc et de Proudhon. Si l’on y ajoute les deux groupes des républicains modérés du “National” et des républicains rouges de “la Réforme”, on aura <embrassé> épuisé, je pense, toute l’élite des nobles coeurs et des nobles esprits qui <convient> au sein même de la bourgeoisie protestaient contre la dépravation et contre la réaction bourgeoise.(1) [[(1) Je ne cite pas ici le nom de l’illustre créateur de la philosophie Positive, Auguste Comte, parceque, lors même qu’il ait publié son grand ouvrage à cette même époque, son influence <réelle> sociale n’a commencé proprement <que dans> <que [ill.]> que dans ces dernières années.]] Et encore de cette dépravation et de cette réaction s’est-il retrouvé <un grand> plus tard un grand fond dans <les cercles du “National”> le parti du “National”.

Cette protestation d’une minorité intelligente mais infime, représentante de tout ce qui restait de généreux sentiments et de pensées généreuses dans la classe <possédante> privilégiée, se trouva impuissante contre la prédominance du ventre bourgeois. La grande erreur de la pluspart de ces nobles champions de l’égalité, de la justice et de la liberté, fut de s’imaginer que le ventre, c’est à dire l’intéret de la classe bourgeoise pouvait être accessible à des arguments intellectuels et moraux; de n’avoir pas compris que le ventre, étant une chose <maté> tout-à-fait matérielle, ne pouvait être combattu avec succès que par des <arguments> moyens matériels; d’avoir méconnu cette vérité fondamentale de la philosophie sociale: que les idées, les convictions et les sentiments [intercalé: <politiques, se>] des individus humains en général et des classes particulièrement et surtout sont nécessairement et toujours <l’expression de> la juste expression de leur position politique et sociale, et que cette position à son tour est toujours déterminée par leur situation économique; Que pour les individus, à causes de circonstances <exceptionnelles> particulières qui peuvent# |2 influer sur eux, il peut y avoir encore quelques rares exceptions à cette règle; mais pour une classe entière, aucune et jamais. Bourgeoise par <son> l’avenir <qui> en vue duquel elle fait généralement ses études, mais non encore de position et de fait, non par ses intérets immédiats, seule la jeunesse des écoles est capable d’une véritable et salutaire transformation. Mais à une condition seulement: C’est qu’elle renonce par elle-même à tout avenir bourgeois et à toute solidarité bourgeoise, et qu’elle se donne exclusivement, [intercalé: sans réserve,] tout entière, à la cause du prolétariat. Alors, grâce à l’instruction qu’elle reçoit dans les Ecoles et qui malheureusement manque encore <<au prolétariat, elle pourra lui apporter un concours immense et rendre d’inappréciables services au triomphe de l’humanité, contre la bestialité qui>> à ce dernier, elle pourra lui rendre d’inappréciables services et concourrir puissamment avec lui au triomphe de l’égalité, de la justice et de la liberté universelles, en un môt de l’humanité, contre les envahissements de la bestialité, qui <aujourd> représentée aujourd’hui par le patriotisme allemand, semble vouloir conquérir de nouveau le monde entier.

Le reproche d’avoir ignoré la question économique ne peut s’adresser aux chefs illustres des Ecoles socialistes que je viens de citer. C’est au contraire, leur éternel honneur d’avoir été <les premiers>, avec le grand citoyen anglais Robert Owen, <en Angleterre,> les premiers à comprendre qu’elle avait toujours été la base de toutes les autres questions, et qu’aucune amélioration intellectuelle, ni morale, ni aucune solution politique n’étaient désormais possibles, sans une transformation radicale des rapports économiques actuels. Je veux dire seulement que ceux d’entre eux qui avaient espéré que cette transformation pourrait être acceptée et accomplie par la bourgeoisie elle même, et qui perdirent leurs efforts et leur temps à convertir cette classe, désormais condamnée à l’immobilité et même à la reculade, plutôt qu’au progrès, ont fait fausse route. D’ailleurs <il faut établir une grande différence entre les diverses systèmes socialistes> il existait une différence notable entre tous ces systèmes socialistes. Le St Simonisme, par exemple, en tant que système positif ne fut autre chose qu’une hallucination [intercalé: <mystique>], <un dévergondage> une folie théocratico-bourgeoise. Lorsque les St Simoniens cessèrent d’être fous, ils continuèrent de rester associés, <mais> non pour l’émancipation, mais pour une [intercalé: très] large exploitation du prolétariat. Mr Michel Chevalier, sénateur de l’Empire et Confident écouté de l’Empereur était de ce nombre. <<Owen était plutôt [intercalé: un] philantrope <que> qu’un socialiste, et il a mérité le nom d’utopiste parcequ’il croyait qu’on pourrait transformer le monde par le seul moyen d’une éducation rationnelle>> Owen, bien plus philantrope que socialiste, fut justement <accusé> accusé d’utopie, parcequ’il avait espéré qu’on pourrait transformer le monde par le seul moyen d’une éducation rationnelle, comme# |3 si l’établissement d’un tel système d’éducation était possible dans le milieu actuel! Fourier <le> mérite également [intercalé: ce surnom d’utopiste], parceque tout son système repose sur une transaction à l’amiable entre le Capital, le talent et le travail. <Il avait espéré que par l’établissement d’un seul phalanstère, il convertirait le monde bourgeois> <par le sien> Lui même et ses disciples ont cru longtemps que si on les laissait établir un seul phalanstère, au sein duquel chacun remplirait la besogne vers laquelle il se sentirait spécialement attiré par sa propre nature, ils finiraient par convertir le monde par <cela> la seule puissance <d’attraction> du travail attrayant. Les Fouriéristes ne transigèrent [intercalé: d’ailleurs] jamais ni avec l’exploitation bourgeoise, ni avec le despotisme Césarien. Il n’en reste pas beaucoup aujourd’hui, mais ceux qui restent appartiennent à la fraction socialiste de la démocratie bourgeoise. Papa Cabet aussi était un utopiste. Lui aussi avait espéré <pouvoir> convertir et attirer le monde bourgeois par les délices de son Icarie où toutes les <questions> contradictions économiques et sociales se résolvaient, de la manière la plus simple du monde, dans une béatitude sans nuage, par la bonne volonté continue de chacun de ses membres. Pourtant il faut le dire, il ne s’occupa pas beaucoup de la conversion des bourgeois. Ce fut un noble coeur, sinon un grand esprit. Ci-devant procureur royal, il s’était laissé convertir, comme l’apôtre St Paul, par les ouvriers de Lyon contre lesquels il avait mission de sévir. Devenu communiste, il voua tout son temps, tout son travail, tout son temps à la cause du prolétariat, au sein du quel son nom se conserve encore, entouré d’estime et d’amour.

Les deux seuls écrivains socialistes de cette époque qui échappent à ce surnom mérité d’utopistes, sont Mr Louis Blanc et Proudhon. Tous les deux furent franchement révolutionnaires, quoique d’une manière très différente et presque toujours opposée, l’un voulant émanciper le travail par l’intervention puissante de l’Etat, l’autre par <sa destruction> l’abolition de l’Etat; et tous les deux, comme <Cabet> le respectable Cabet, s’adressèrent directement et presqu’exclusivement à la masse ouvrière, desespérant sans doute de convertir les bourgeois. Ce n’est pas le lieu ici de discuter cette question, lequel des deux a eu raison contre l’autre. Je tiens seulement à constater, qu’en 1848, tous les deux, <ont eu> <appuyés exclusivement> <soutenus seulement par> forts des sympathies passionnées du prolétariat, ont eu contre eux non seulement toute la bourgeoisie, mais encore la jeunesse des écoles, et qu’en général cette jeunesse, [intercalé: se contentant de vagues aspirations révolutionnaires, était étrangère et même hostile à toutes les idées socialistes.]

Les trois hommes illustres qui exercèrent la plus grande influence sur la jeunesse de cette époque, furent Lamenais en partie, mais surtout Mrs Michelet et Quinet. Lamenais,# |4 nature <universelle,> large et catholique par excellence, s’adressa généralement au peuple, y compris naturellement toutes les classes de la société; mais à la fin de sa carrière, entraîné par la passion révolutionnaire qui s’emparait de lui chaque jour davantage, il se rapprocha naturellement du prolétariat seul représentant sincère et sérieux de la révolution dans la société moderne. Il écrivit pour lui beaucoup de brochures qui ne contribuèrent pas peu à reveiller et à stimuler cette passion au sein de la masse ouvrière, mais qui ne lui apportèrent jamais aucune solution. Mrs Michelet et Quinet, tous les deux professeurs, <solidaires par l’amitié [ill.] bien que par la> concentrèrent exclusivement leur influence solidaire sur la jeunesse des Ecoles. A part cette différence de caractères et de position, à part aussi la différence de style, il y’a dans les idées et dans les tendances du ci-devant prêtre et de ces deux professeurs illustres, un fond presque absolument identique. Tous les trois ont été et les deux derniers restent encore des idéalistes passionnés, obstinés et incorrigibles; d’ailleurs pleins de contradictions: à la fois rationalistes et mystiques; libéraux et autoritaires; égalitaires et individualistes; révolutionnaires politiques et partisans de la conservation, de la stagnation économique; indignés et pleins de colère contre l’ineptie, la lacheté, la stupidité et les tendances honteusement rétrogrades de la bourgeoisie, et recommandant au prolétariat de se mettre à la remorque de cette même bourgeoisie. Coeurs généreux, âmes vivantes, mais théories étroites et doctrines mortes, ils ont eu le malheur de naître à une époque, où l’idéalisme tant politique que philosophique ayant dit son dernier mot et accompli ses dernières conquêtes, condamnait à l’immobilité et à la rétrogradation tous ses adeptes, même les plus généreux.

Il en résulta ceci, que leur parole <vivante, enflammée> ardente, magnifique, partie du fond de leurs coeurs <généreux>, pleine d’aspirations <larges> <généreuses> larges et pénétrée d’un amour infini pour les êtres humains vivants sur la terre, sécouait la torpeur des âmes, <reveillait les esprits endormis,> enflammait les esprits, allumait dans les coeurs les saintes passions de la liberté, de la justice et de la fraternité, produisaient <en eux> <en eux> dans leur auditoire ou chez leurs lecteurs cette émotion si propice à la <propagande des idées> propagande et à la réception des nouvelles idées. Nul ne possède à un plus haut degré qu’eux cette magnifique puissance. Mais leur puissance s’arrêtait là: ils# |5 pouvaient bien émouvoir les coeurs, mais ils étaient incapables de remplir les têtes. Les têtes ne se remplissent pas d’enthousiasme, il leur faut des idées<. Mais> <Et ils ne pouvaient pas donner des idées, n’en ayant> claires, précises, positives. Et <il ne> ils ne pouvaient pas en donner, puisqu’ils n’en avaient pas eux-mêmes, ou plutôt, parce que celles qu’ils avaient, appartenant au monde bourgeois, au monde mort, au monde rétrograde, au monde condamné par leurs propres aspirations généreuses, étaient en pleine contradiction avec les magnifiques manifestations <dans> de leurs <[ill.]> âmes. Tandis que leur imagination et leur coeur prophétisaient l’avenir, par leur esprit ils <étaient> restaient cloués au passé. Aussi, lorsqu’on les lit on éprouve une étrange impression: C’est la mort et la vie, la misère et la richesse, l’étroitesse et les horizons infinies accouplés. C’est une contradiction chronique, permanente. La lecture vous entraîne, vous charme, vous émeut, mais vous en sortez la tête vide.

Leur erreur commune, principale, c’est leur mépris profond pour les intérets matériels et pour les <intérets> questions économiques. Ce qu’il y’avait de profondément tragique et en même temps de comique dans leur situation d’idéalistes quand même, c’est qu’ils étaient [intercalé: <[ill.]> convaincus] qu’en exprimant leur dédain pour ces misérables questions matérielles, ils protestaient contre la cupidité bourgeoise, et ils ne se doutaient aucunement que, par là même, ils faisaient les affaires de la bourgeoisie. La bourgeoisie ne <craignait> craint pas cette propagande idéaliste pour ses enfants, certaine, que du jour où ils entreront dans la vie positive, la logique et les conditions mêmes d’une position sociale plus ou moins privilégiée<s>, les rameneront nécessairement à des idées plus raisonnables. Mais elle a été et elle sera toujours enchantée qu’on enseigne l’idéalisme au peuple, l’idéalisme soit politique, soit métaphysique, soit religieux, étant le complément <indispensable> et le produit indispensable et inévitable de toute institution réelle du privilège, de l’existence même d’une classe privilégiée quelconque, et surtout de la classe bourgeoise qui, étant le privilège historiquement démasqué et apparaissant dans sa matérialité pure, comme exploitation# |6 [verso de la page précédente] Restauration. Romantisme. Littérature bourgeoise.# |7 légale du travail populaire, <au nom et> par la puissance du Capital dont elle est la [intercalé: seule] détentrice juridique, <d’en> [intercalé: <idéalis>] <d’idéalisme,> [intercalé: <de vapeurs idéales,>] <de nuages> a besoin de vapeurs idéales, de nuages célestes quelconques pour <couvrir sa nudité brutale et pour faire> <[ill.]> couvrir la nudité brutale de sa cupidité exploitrice et pour faire prendre patience au peuple. En retour des richesses matérielles qu’elle lui prend, elle doit [intercalé: absolument] lui donner une fiction <quelconque.>. Cette fiction, en théologie, s’appelle paradis; dans la morale métaphysique, sacrifice et dévouement; dans le droit juridique, l’égalité de tous devant la loi; et en politique, le suffrage universel.

L’erreur fondamentale de tous les idéalistes <est celle-ci> consiste en ce qu’ils ne comprennent pas que ce ne sont pas du tout les jouissances matérielles qui sont condamnables, mais <bien leur> seulement leur distribution inégale et injuste. Ils reprochent à la bourgeoisie d’avoir assigné une place si grande aux préoccupations matérielles, aux intérets économiques, et c’est là ce qui constitue précisément sa grande mission et sa gloire historique, mais soit ignorance, stupidité, soit dépravation bourgeoise, ils oublient de lui réprocher l’exploitation de ces intérets à son profit exclusif, et c’est là ce qui constitue son crime historique.

<Il devrait être ridicule de nos jours de>

On a vraiment honte de <prouver> devoir prouver de nos jours l’importance des intérets matériels et des questions économiques. L’humanité a assez vécu, je pense, pour <se convaincre, en> qu’en jetant un simple coup d’oeil sur son passé, <pour> elle puisse se convaincre enfin que tous ses développements intellectuels et moraux, n’ont été que la conséquence de ses progrès économiques. A moins de chercher avec J.J. Rousseau, l’homme moral et libre dans le sauvage – pourquoi ne le chercherait-on pas dans le gorille, qui selon Mr le Professeur Ch. Vogt est notre ancêtre, notre véritable Adam, ou l’un de nos Adams, et qui sous le rapport de l’innocence et par conséquent <aussi> aussi de la moralité, ainsi entendue, est certainement supérieur à l’homme sauvage? – à moins de nier cette vérité incontestable que le développement du sentiment moral, <<de l’homme, et toute morale vraiment humaine se réduit au respect humain, c’est à dire non seulement à la tolérance conventionnelle ou forcée, mais à l’amour de la dignité humaine, de la liberté et de l’indépendance d’autrui, c’est à dire du respect et de la sympathie [réfléchie] de l’homme pour>># |8 c’est-à-dire celui du respect et de la sympathie réfléchie de l’homme pour l’homme; non seulement de sa tolérance conventionnelle ou forcée, mais de son amour pour la dignité et pour la liberté humaine réalisée en chacun; << – la liberté étant si peu un fait <individuel> exclusivement individuel, égoïste, mais au contraire tellement solidaire et social, qu’aucun ne peut se dire <réellement,> complètement libre, tant que tout le monde autour de lui<,> ne l’est au même degré que lui, tant que sa liberté, réfléchie et pour ainsi dire répercutée, <par la conscience> comme par autant de miroirs, par la conscience libre de tous, <ne lui retourne avec la confirmation de tout le monde> <infiniment augmenté par> [intercalé: ne <lui soit [ill.]> <revient sanctionnée> lui revient sanctionnée par la confirmation de tout le monde;] ce qui, loin de la diminuer ou de la limiter, l’élargit [intercalé: infiniment] au contraire, de sorte que plus nombreux sont les hommes qui l’entourent, et plus sa liberté personnelle gagne en <immensité> immensité et <pr> en force. [ill.] à moins de nier que cette morale le développement>> à moins de nier que le développement de cette morale, la seule vraie, soit inséparable du développement de l’intelligence, ce qui serait tout simplement absurde, vu que l’intelligence seule est capable de reconnaître [intercalé: et d’établir] ce qui est vraiment humain dans <l’homme> ces hommes; à moins de méconnaître cette autre vérité incontestable et prouvée par l’histoire, aussi bien que par notre expérience de chaque jour, qu’il n’est point de développement intellectuel possible pour l’homme sans le développement des moyens et des conditions de son existence matérielle; à moins d’ignorer enfin que les plus grands résultats de l’histoire moderne, que <l’émancipation> l’émancipation de la société <moderne> du <joug> <joug> double joug de la superstition catholique et de l’oppression féodale est principalement dûe au développement des intérets matériels, aucun ne doit ôser aujourd’hui parler avec dédain de ces intérets qui constituent la moitié et la base de l’existence humaine individuelle et sociale, la condition fondamentale de <son humanité même> <notre> l’humanité même de l’homme.#

|9Hélas! En présence des atrocités sans nom et sans nombre qui accompagnent les victoires du despotisme allemand sur la liberté des peuples en France; en présence de la joie féroce et stupide qui éclata parmi les patriotes et dans les classes civilisées de l’Allemagne; en présence de la glorification unanime du septuagenaire despote, repus du <sang> plus noble sang de la France, l’allié et le protecteur de Napoléon III et de tout ce qu’il y’a en France de canaille corrompue et vendue; en présence de tant d’inhumanité unie à tant de servilité, au milieu même du développement prodigieux de la civilisation allemande, on dira, on aura le droit de dire, que malgré tous ces progrès des intérets matériels, la moralité humaine, n’a pas fait un seul pas en avant, qu’elle a plutôt réculé, qu’avancé!

Je répondrai à cela que la faute n’en est pas aux intérets matériels, mais à leur exploitation vicieuse. Les intérets matériels, lorsqu’ils sont les intérets de tout le monde, comme ils devraient l’être selon la justice, comme ils le deviendront tôt ou tard par la force de la révolution populaire, sont le bien, sont la base de toute morale et de toute civilisation vraiment humaine. Mais ces mêmes intérets, exploités au profit d’une minorité privilégiée quelconque et au détriment des masses populaires, de ces innombrables millions de travailleurs qui en sont les vrais créateurs, sont le mal, sont la source et la cause de toutes les souffrances et de toutes les monstruosités qui, sous le nom de Religion, d’Eglise, d’Etat, de droit politique et de droit juridique, de conquête, d’oppression [intercalé: et] de guerres sanglantes politiques, religieuses ou nationales, ont affligé et deshonnoré l’espèce humaine.

En réalité, et toute l’histoire en fait foi, nul n’a tenu autant au développement ou, pour m’exprimer avec plus de justesse, à l’exploitation des intérets matériels que les corps religieux et savants qui se sont donnés pour mission de prêcher l’idéalisme <au peuple> aux peuples et de leur inculquer par leurs paroles, jamais par leur exemple, le mépris des biens matériels. Demandez le à toutes les académies et à toutes les Eglises. Quelle a été depuis sa première fondation la préoccupation éternelle, principale de l’Eglise catholique? La conservation et l’extension des biens de l’Eglise, de cette obole du pauvre qui, en laissant à la misère populaire sa maigreur historique, n’a jamais engraissé que les prêtres. On Vous cite quelques saints hommes dans l’Eglise qui se sont réellement dévoués au bien de l’humanité, autant que leurs idées ou leurs superstitions saugrenues le leur permirent. Mais ce ne furent là que des exceptions tout individuelles et qu’on# |10 retrouve dans les organisations sociales les plus mauvaises. Ce n’est donc pas d’après ces exceptions qu’on peut juger de l’Esprit qui animait l’Eglise catholique, mais d’après la masse des prêtres. Eh bien, cette masse fut toujours excessivement matérialiste, comme le prouvent d’ailleurs les sculptures que Vous retrouvez sur toutes les Eglises Gothiques, élevées dans les siècles de foi et qui vous montrent des moines avinés jouflus et ventrus. Proposez <en> aux ministres des Cultes protestants, ou bien à Mrs les académiciens et professeurs des sciences morales de se mettre au régime des ouvriers qui reçoivent un salaire de 3 à 5 francs par jour. Ils en seront singulièrement mortifiés et Vous répondront, avec une noble indignation, que pour élever leurs âmes, leur pensée, dans les régions transcendantes ou célestes où il puisent ces vérités éternelles qu’ils répandent si généreusement sur le monde, ils ont besoin d’être libres de tous les soucis matériels, d’être tranquilles <par rapport> <sous le ra> par rapport aux moyens d’existence de leurs familles. S’ils ôsaient, ils Vous répondraient peut-être avec Aristote, que l’esclavage, le travail matériel forcé du grand nombre est nécessaire pour donner à un petit nombre d’hommes d’élite, le loisir d’étudier et de penser. Mais n’osant exprimer <répéter> cette <cynique> inhumaine conviction avec cette cinique franchise, ils l’entortilleront dans une phrase qui au fond dira la même chose. Ils Vous diront, par exemple, que la division du travail et l’échange constituent la base même de tout progrès humain; et qu’en conséquence de cette loi fondamentale de la société, eux, les travailleurs de la pensée, <donnant> donnant aux travailleurs des bras tous leurs trésors intellectuels, tous les produits du travail de leur pensée, il est juste qu’ils en reçoivent en retour une partie des produits de leur travail matériel.

Tous ces idéalistes de conviction, de position et de métier, tous ces prêtres de l’abstinence, tous ces préconisateurs du sacrifice et du dévouement à tant la ligne, ne semblent même pas se douter que l’immoralité git précisément dans cette séparation socialement imposée du travail intellectuel et du travail matériel; séparation qui, en condamnant les uns au ventre gras, au développement anormal du système nerveux au détriment du système musculaire, à l’arrogance de l’esprit, et à l’étroitesse dessechante et stérile des pensées et du coeur, à tous les# |11 vices de la caste, en un môt, condamne l’immense majorité des hommes à la brutalité, à l’ignorance, à la misère et à un <[ill.]> esclavage sans issue.

Ce qui démoralise dans les jouissances matérielles, c’est que ceux qui jouissent ne sont pas ceux qui produisent; c’est l’engraissement de la minorité exploitrice au détriment de la force, de la vie des vrais producteurs. Celui qui jouira en travaillant, quelque large que devienne sa prospérité matérielle, ne fera jamais de ventre; parceque le travail est une dépense continuelle de la vie, de la force musculaire et nerveuse <des hommes>, dépense qui exige une compensation, un retour continuel de ces pertes journalières. Ce qui est immoral, au point de vue physiologique, ce qui enlourdit et abbetit les hommes, c’est de se compenser, sans rien perdre soi-même, pour les pertes d’autrui; c’est d’engraisser au détriment <d’autrui> des efforts <d’autrui> <musculaires d’autrui> nerveux et musculaires d’autrui. Ce qui est immoral, au point de vue social, c’est de prendre sa prospérité matérielle sur le travail d’autrui. Ce qui est immoral, au point de vue politique, c’est de vouloir maintenir les millions de producteurs dans un esclavage éternel, plus ou moins simulé, sous le prétexte et par la puissance de l’Etat, le grand garantisseur, protecteur et créateur, de tous les privilèges économiques <et juridiques et par la> <c’est d’abbetir>; c’est de les abbetir par la propagande d’un idéalisme hypocrite, constituant le monde spirituel ou l’Eglise soit religieuse, soit métaphysique, soit juridique, soit politique de l’Etat; c’est de vouloir éternellement diriger, gouverner et protéger les masses populaires contre leurs propres passions; <c’est de prétendre leur “[ill.] fraternellement”> c’est de se poser, tout en continuant de les exploiter <de la manière la plus inique>, comme leurs frères ainés, leurs tuteurs, les induisant à s’enchaîner <par les mensonges> elles-mêmes, par le mensonge du suffrage universel, avec l’intention évidente de pouvoir perpétuellement exercer et développer cette double immoralité physiologique et <économique de sa classe> sociale de leur classe.

Ce qui est immoral, c’est l’existence des classes, c’est l’inégalité, non naturelle, mais sociale des hommes, l’inégalité pétrifiée et fixée par les institutions politiques et juridiques et fondée exclusivement sur l’exploitation du travail d’autrui et sur la propriété héréditaire, exploitation et propriété qui n’existent et ne peuvent exister que par la grâce de l’Etat. Contre l’inégalité naturelle ou réelle des individus humains personne ne proteste. D’ailleurs elle n’est pas du tout si grande qu’on veut bien se l’imaginer, la plupart des inégalités actuellement existantes<,> étant bien plus le produit des institutions# |12 <économique p> religieuses, politiques économiques, de la civilisation ou si Vous voulez de l’histoire que de la nature elle même. Il existe sans doute entre les <différentes> divers peuples d’Europe de grandes différences de civilisation, mais non d’aptitudes intellectuelles et morales. Mais prenez les <peuples> pays les plus civilisés, Vous trouverez que malgré leur <science> loisir, leurs privilèges matériels et leur science, les classes dominantes sont aujourd’hui moralement et même intellectuellement inférieures au prolétariat. Vous trouverez des hommes d’Etat, des académiciens, de hauts fonctionnaires militaires et civils, <qui ne seraient bons> et des hommes influents et très riches, qui seraient bons à peine pour balayer les rues, et bien <d’ouvriers> des maneuvriers qui par leurs capacités naturelles seraient appelés à prendre leur place. Donc il n’est pas vrai que l’inégalité sociale soit la conséquence inévitable de l’inégalité naturelle; elle en est au contraire la négation la plus évidente.

L’inégalité <naturelle ou> réelle, ai-je dit, l’inégalité des capacités naturelles des hommes n’est pas excessivement grande. A part deux exceptions, deux monstruosités, l’une positive et l’autre négative, c’est à dire, à part les hommes de génie et les idiots, l’immense majorité des individus humains se valent, les défauts et les faiblesses naturelles se trouvant compensés en chacun par des qualités correspondantes. Mais on ne peut, ni doit établir de privilèges <et d’in> ou d’inégalité sociale en faveur des hommes de génie. Ce serait le moyen le plus sûre de les retrecir et de les abbétir. Sans prétendre les assujettir aux cruelles privations qu’ils ont eu à supporter dans le passé, nous devons reconnaître que ce régime si dur était encore plus favorable à leur développement, que ne le serait le système <de l’> d’un engraissement privilégié. D’un autre côté, il serait étrange vraiment que, <[ill.] qu’il existe quelques> pour la raison qu’il existe un petit nombre d’idiots dans le monde, on voulut traiter toute la société humaine, comme si elle n’était composée que d’idiots. D’ailleurs cette expérience n’est plus à faire, elle est faite, toutes les institutions passées et présentes ne reposant que sur cette supposition que la majorité des hommes est <idiote> stupide, et <nous en goutons les fruits auj> <voyons les belles conséquences aujourd’hui> <voyons> en présence de tout ce qui arrive, nous pouvons bien dire maintenant que c’était le meilleur moyen de la rendre stupide, en effet.

Il n’est point de morale humaine sans liberté, et la liberté n’est possible que dans l’égalité. En quoi donc consiste le progrès moral de l’homme si ce n’est dans <le remplacement> ou la transformation de sa bestialité primitive en humanité, dans tous ses rapports sociaux et dans toutes les manifestations de sa vie? Mais qu’est ce <que l’humanité> qui constitue l’humanité? C’est le# |13 développement de l’intelligence avant tout, de tous les instruments humains la pensée et la science étant les plus puissants et ceux qui distinguent essentiellement l’homme de la bête. Mais le développement de l’intelligence est un fait éminemment collectif. Pour s’en assurer on n’a qu’à exiler l’homme doué du plus grand génie, même déjà partiellement développé, dans quelque ile déserte, en dehors de tout contact humain. En quelques dizaines d’années, il deviendra un <[ill.]> maniaque ou une bête. C’est ensuite, et <parallement> parallellement<, comme sa base et sa condition essentielle de ce développement> avec le développement de l’esprit, comme sa base et comme sa condition essentielle, celui des intérets ou des richesses matérielles, <seul> par le travail également collectif, seul réellement productif dans ce sens, que seul il est capable de produire en surcroit sur la consommation journalière et de créer les capitaux nécessaires à la production <ultérieure> progressive du lendemain. C’est enfin, au point de vue propre de la morale humaine, le respect humain, le respect et l’amour pour la dignité et pour la liberté du prochain. Car la liberté est si peu un fait égoiste ou exclusivement individuel, qu’elle n’est, [intercalé: au contraire,] réalisable <[ill.]> que dans la société et que par la plus complète solidarité de chacun avec tous, aucun ne pouvant se dire libre dans le sens complet de ce môt, tant que tout le monde autour de lui ne l’est au même degré que lui, tant que sa liberté individuelle, réfléchie et pour ainsi dire répercutée, comme par autant de miroirs, par la conscience <de tous> libre de tous les hommes qui l’entourent<,> et qui sont aussi libres que lui, ne lui revient, transformée en liberté collective ou sociale, sanctionnée et confirmée par tout le monde; ce qui loin de la diminuer ou de la limiter, comme l’avait pensé J.J. Rousseau et comme le pensent encore aujourd’hui tous les individualistes, tous les partisans de la liberté individuelle selon la théorie bourgeoise, l’élargit infiniment au contraire, de manière que plus nombreux sont les hommes libres dont je suis entouré, et plus ma liberté personnelle gagne en immensité et en force.

A proprement parler, il n’y a pas de moralité, ni d’humanité ni de liberté individuelle, dans le<s> sens abstrait ou absolu de ces mots<, tous ces mots considérés> qui, si on les considère dans leur sens relatif et social, n’exprimant <en effet> au fond qu’une seule et même chose, se rapportant tous non à l’individu isolé, dans lequel et pour lequel ils ne sauraient# |14 avoir aucun sens, mais seulement à l’homme social, c’est à dire aux rapports qui existent entre les hommes. L’homme n’est homme qu’autant qu’il se reconnait comme tel; mais il ne peut se reconnaître comme tel que vis à vis d’un autre homme. Cela se prouve déjà par ce seul fait que la pensée qui est, comme je l’ai déjà rappelé, l’instrument principal de l’humanité dans les hommes, est inséparable de la parole. Nul, aussi retiré qu’il soit du monde, ne peut penser sans paroles, ne peut formuler, déterminer en lui même et pour lui même une pensée sans faire usage, mentalement au moins, de paroles. Mais qu’est ce que la parole, si ce n’est le rapport constant, réfléchi, exprimé de chacun avec tous? La pensée de l’homme le plus isolé est donc une conversation intérieure ou mentale, avec qui? Avec tout le monde qui l’entoure, qu’il connaît et qui a des rapports soit directs soit indirects avec lui; avec toutes les générations mortes qui, par leur développement passé l’ont fait ce qu’il est, aussi bien qu’avec la génération présente appartenant à la même civilisation que lui, capable plus ou moins de le comprendre et de se faire comprendre de lui; <plus que lui,> enfin <cela> avec les générations à venir qui hériteront les idées, <comme il a hérité celle de ses> de son développe ment intellectuel et moral comme il a hérité de celui de ses dévanciers. Et plus il sera capable d’embrasser largement, reellement, par sa pensée, ce monde humain passé, présent et à venir, plus ses idées seront fécondes et puissantes, plus il sera intellectuellement libre.

Mais l’homme est un tout indivisible. Sa liberté intellectuelle est inséparable de sa <liberté corporelle et> liberté morale et de sa liberté corporelle; ou plutôt ces trois libertés ne sont que trois faces différentes d’une seule et même liberté de l’individu humain dans la société, ou <de la liberté> de chacun dans ses rapports avec tous. Un corps esclave produit un coeur esclave et des pensées d’esclave. L’esclavage est incompatible avec le développement de l’intelligence et de la morale humaine, et ne peut produire qu’une seule pensée juste, qu’un seul sentiment et qu’une seule volonté salutaires: la sainte révolte, source et principe de toute émancipation humaine. Seule la bourgeoisie allemande a trouvé le moyen d’arriver à un développement intellectuel considérable et de garder une sorte d’honnêtété relative au milieu même# |15 de son esclavage, ce qui me fait croire que jusqu’à la fin de ses jours elle <restera une esclave> persistera dans cet esclavage, d’autant plus abject et profond, que c’est un esclavage volontaire. D’ailleurs, si l’on compare sa littérature actuelle<,> avec celle de l’époque Lessing, de Schiller, de Göthe, de Kant et de Hegel, il devient évident qu’elle tend à s’abbetir; de sorte que la logique sociale triomphe même en Allemagne.

L’homme, ai-je dit, ne devient homme que par ses rapports avec d’autres hommes. Il trouve son humanité non isolément en lui-même, mais <au contraire> dans la conscience d’autrui. Pour <reconnaître sa propre dignité, il faut qu’il en trouve la confirmation dans <autrui> un autre que lui,> que je puisse reconnaître ma dignité personnelle, il faut qu’elle me soit confirmée <par un autre que moi>, qu’elle soit reconnue par un autre que moi; et plus cet autre a de valeur intellectuelle et morale, de valeur humaine à mes yeux, <plus sa dignité personnelle grandit> plus sa reconnaissance de ma dignité <par autrui> personnelle est libre, [intercalé: et] plus <cette [intercalé: <notre>] sa liberté grandit> <dignité grandit dans cette> ma propre dignité grandit <dans> devant ma propre conscience. Je ne puis me sentir homme et libre que parmi des hommes libres; d’où il résulte, évidemment, que si je suis entouré d’esclaves, je suis un esclave, et qu’il n’existe pour chacun [intercalé: qu’un seul moyen] de s’émanciper et de s’humaniser: c’est d’émanciper et d’humaniser tout le monde; l’existence d’un seul esclave connu, [intercalé: dans la société] étant une négation et une limite pour la liberté de chacun et de tous <dans la société.>. Donc il faut renverser cette limite, il faut émanciper l’esclave. Il ne suffit pas de se révolter, il faut révolter tous les autres.

On sait que <les hommes ont> l’espèce humaine, la plus intelligente de toutes les espèces animales sur la terre, a commencé son histoire par l’antropophagie. Alors, il n’y a pas eu d’hommes, il n’y a eu que des bêtes, capables de s’élever à l’humanité, grâce à <cette> l’intelligence animale, relativement supérieure dont cette espèce est douée. Il n’y a eu ni personnes humaines, ni [intercalé: proprement de] société humaine<,>. Mais des groupes d’hommes <primitifs># |16 primitifs ou d’hommes-singes, peu nombreux, <et> clairsémés, et plus ou moins ressemblants aux sociétés animales, qu’on retrouve dans les espèces inférieures. Il est certain que la société antropo-bestiale a dû préexister à toute civilisation, puisque la pensée et la parole n’ont pu naître qu’au sein d’une socité.

Après avoir vécu, pendant un nombre indéfini de siècles, comme les bêtes féroces, des fruits de la terre, de la chasse et de la guerre, cette dernière n’ayant été autre chose que la chasse aux hommes, comme la population de ces groupes augmentait et que les produits bruts de la nature devenaient insuffisants pour nourrir tout le monde, poussés par la faim d’un coté, et de l’autre, par le développement continuel quoique lent de cette intelligence qui distingue l’espèce humaine et qui se résume surtout dans la faculté d’abstraction ou de généralisation qu’aucune autre espèce ne possède, ces sociétés primitives furent amenées peu à peu à produire artificiellement en partie leurs moyens de subsistance. Le premier pas dans cette voie, on le sait, fut la transition de l’état de peuples chasseurs à celui de peuples pasteurs: l’apprivoisement, la culture et l’exploitation des animaux des espèces inférieures et facilement subordonnées; le second, fut l’établissement de l’agriculture. Ce ne fut qu’avec cette dernière que commença proprement l’esclavage.

Les chasseurs et les nomades n’ont pas besoin d’esclaves; mais une fois l’agriculture introduite, l’esclavage était devenu d’autant plus indispensable, que les maîtres ou les vainqueurs, continuant de s’adonner exclusivement aux nobles occupations de la chasse et de la guerre, auxquelles ils devaient leur triomphe et dans lesquelles ils mettaient habituellement leur bonheur et leur honneur, et ne pouvant plus se passer d’un autre côté des produits artificiellement arrachés à la terre, dûrent [intercalé: en] abandonner la <travail> culture pénible et <et servil de la terre> et servile au travail forcé des esclaves.#

|17Dans ce premier établissement de l’esclavage il y a évidemment un progrès de l’intelligence humaine, mais non encore de la moralité humaine. Le progrès de l’intelligence consiste en ceci, que le vainqueur a reconnu l’homme vaincu, comme celui<,> qui, de tous les animaux qui se trouvent sous sa main, est le plus intelligent <et> le plus capable de comprendre sa pensée [intercalé: <et sa volonté>] et de l<es>a réaliser selon ses desirs. C’est le premier hommage rendu par l’homme à la valeur intellectuelle de son prisonnier, de son animal, de sa chose, et c’est pour cela, qu’au lieu de le tuer ou de le dévorer, il en fait son esclave. Mais il n’y a pas encore de progrès, proprement, au point de vue de la moralité humaine; parceque, si le vainqueur ne tue, ni ne dévore <pas> son prisonnier de guerre, ce n’est <pas> <point> aucunement par respect pour le droit [intercalé: humain,] ni pour la vie humaine, mais tout simplement parcequ’il trouve beaucoup plus avantageux de le faire travailler pour son compte.

Au sein de l’esclavage, commencent à se développer d’abord, d’une manière négative et très lentement, les premiers rapports humains, non moraux, mais politiques. Je les appelle négatifs parcequ’ils sont en effet la négation<, par> ou le contraire absolu <des rapports moraux> de la moralité humaine, qui ne trouve sa réalisation que dans la liberté de chacun dans l’égalité de tous. Tous les rapports politiques au contraire, depuis les plus simples, tels qu’ils ont existé dans les sociétés patriarcales, jusqu’aux rapports excessivement compliqués qui existent aujourd’hui dans nos grands Etats, monarchiques-absolus, <[ill.],> monarchiques constitutionnels et <républiques> républicains démocratiques, sont fondés sur le principe de la domination et de l’exploitation légitime. <[ill.]>

Le vainqueur, le maître, n’utilise pas seulement le travail de l’esclave, il trouve bientôt dans ses rapports avec lui une satisfaction vaniteuse et ambitieuse, <et la preuve> le témoignage et la preuve de sa propre supériorité ou dignité personnelle: il est le maître, lui, l’esclave. Excepté l’homme, excepté l’esclave proprement dit, il <a> possède beaucoup d’autres animaux: le chien, le cheval, le boeuf, le mouton et toute sorte de volaille qu’il a [intercalé: également] soumis à son joug. Mais <ses rapports v> aucun des rapports variés dans lesquels il se trouve vis à vis de ces différentes espèces# |18 d’animaux, ne peuvent lui donner la satisfaction morale ou plutôt immorale, [intercalé: cette démonstration palpable de sa supériorité personnelle,] que seulement ses rapports avec l’homme esclave sont en état de lui procurer. Pourquoi? Parceque dans aucun de ces animaux, il ne trouve cette conscience réfléchie de soi-même, dans laquelle il puisse se mirer <comme dominateur> comme maître, de laquelle il puisse recevoir la confirmation verbalement exprimée de sa <domination> propre domination et de sa supériorité personnelle. <Il éprouve au moins une satisfaction> En faisant même abstraction de l’utilité <évidemment supérieure> incontestablement plus grande que lui <[ill.] apportent> rapportent les services forcés de <l’esclave,> l’homme <[ill.]> esclave comparés à ceux des animaux des autres espèces, ses compagnons d’esclavage, le maître éprouve une satisfaction infiniment supérieure en exerçant sa domination sur l’homme, réduit à n’être plus qu’une chose en ses mains, mais une chose animée et intelligente, <infini> plus intelligente que toutes les autres choses qui existent sur la terre, capable enfin de se rendre compte de son esclavage et de comprendre la supériorité de son maître. C’est le premier hommage moral, tout-à-fait négatif sans doute, que le maître rend à l’humanité de son esclave.

Les autres bêtes gardent si peu le sentiment de leur esclavage, qu’après un certain temps de révolte naturelle, elles finissent par s’apprivoiser et même par s’attacher à leurs maîtres. Sans doute on n’est pas encore parvenu à apprivoiser aussi complètement beaucoup d’espèces d’animaux féroces; <sans doute à> <probablem> en partie, parce que les hommes n’ont pas trouvé <une utilité équivalente> dans leur subordination une utilité équivalente aux peines qu’il aurait fallu se donner pour les soumettre, et probablement aussi en partie à cause de leur plus grande insubordination naturelle; mais je ne doute pas, que, s’ils veulent s’en donner jamais la peine, ils finiront par les subjuguer, pour cette simple raison que <leur> cette indépendance primitive ou sauvage, [intercalé: des tigres, des lions et autres bêtes féroces,] si grande qu’elle soit n’est qu’une indépendance naturelle, instinctive, non réfléchie et comme telle, elle doit céder, tôt ou tard, à l’action réfléchie de l’homme.

Le sentiment d’indépendance qui vit dans l’homme-esclave est un sentiment réfléchi et qui, loin de s’amoindrir, se développe au contraire par l’esclavage. Hélas! il y’a eu dans l’histoire bien des exceptions à cette règle; il y a des populations humaines tout entières qui ont vécu des siècles, des dizaines de siècles, machinalement, bêtement, lachement, dans le plus abject esclavage; et cela sans doute parceque les#

|19 [verso de la page précédente] Ah! Messieurs! les préoccupations divines détournent l’âme de l’humanité, dessèchent l’âme pour l’humanité –

Vous êtes comme le Docteur Sangrado dans le roman de Le Sage -Nouveaux Drs Sangrado(1) [[(1)On se souvient que dans Gil Blase de Santillane de Le Sage, le Dr Sangrado traitait tous les malades par la saignée et en leur faisant avaler force de verres d’eau chaude – et lorsque ses malades en mouraient, il disait qu’ils ne les avait point suffisam. saigné et qu’il n’avaient pas bu assez d’eau chaude -]] Vous pensez que le monde est malade parcequ’il a trop peu avalé d’idéalisme –

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72300200

24───

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200 Socialisme.

────Liberté

1034#

|20 circonstances extérieures et intérieures, le conditions géographiques, climatologiques, physiologiques, économiques, politiques et religieuses de leur existence n’ont pas été favorables au développement de la réflexion, de la pensée humaine dans leur sein. Mais partout, où il y’a eu réflexion, il y’a eu révolte. <Seules> Seuls les bourgeois allemands font et ont toujours fait exception: ils sont des bêtes très réfléchies, très savantes et malgré cela ils sont apprivoisés et irrévocablement attachés à leurs maîtres.

Mais <parlo> laissons les bourgeois allemands, et parlons de l’esclave humain, de l’esclave normal, dans lequel se développe toujours davantage le sentiment et la conscience de son esclavage, pénible, honteux, la haine du maître, et l’instinct, la pensée, la volonté de la sainte révolte. Il n’y a pas mal d’écrivains qui prétendent, – et parmi eux l’illustre fondateur de la Philosophie Positive, Auguste Comte, l’apologiste, l’admirateur et le partisan systématique et passionné de tous les dominateurs passés et présents, de toutes les oppressions et tutelles qui ont exercé leur malfaisante influence dans le monde, – que l’esclavage a été un fait historique nécessaire, non seulement dans ce sens, qu’il a été inévitable, [intercalé: fatal,] dans le développement naturel des sociétés humaines, mais encore <dans celui> dans le sens de sa grande utilité relative et transitoire. On reconnait à cette assertion le bout d’oreille de tous les adorateurs de l’Etat, c’est à dire de la domination <d’un petit nombre> exercée, sur la masse des êtres humains par un petit nombre d’hommes privilégiés à quelque titre que ce soit, fût-ce même à celui d’instituteurs et de <fonda> directeurs de l’Etat populaire – (Volksstaat)<, sur la masse des êtres humains.>.

L’argumentation de [intercalé: tous] ces partisans de l’esclavage historique, non présent, se réduit à ceci: “L’homme, disent-ils, est naturellement paresseux, et bien [intercalé: plus] porté au vagabondage et aux occupations relativement plus légères, plus dramatiques, moins ennuyeuses, plus indépendantes sans doute mais aussi plus féroces de la chasse et de la guerre qu’aux [intercalé: fatigues monotones des] travaux sédentaires. Par conséquent, il était nécessaire, en vue du progrès humain, qu’une minorité se dévouant et se condamnant elle même à la férocité et au vagabondage des bêtes fauves, força la majorité à s’appliquer à un travail <humain et> plus humain et plus productif, auquel cette majorité ne se serait <jamais décidé> jamais assujettie [intercalé: d’elle-même], si elle n’y avait été <poussée [ill.] violemment par la force> <poussée> poussée et contrainte# |21 par la force. Il a été également nécessaire, prétendent-ils, que ce travail forcé des populations réduites à l’esclavage dura assez longtemps, pendant beaucoup de siècles – (Nous savons que, sous un autre nom, il dure encore aprésent et que tous les Etats actuels sont fondés sur lui et n’existent que par lui et pour lui) – pour que la majorité récalcitrante prenne enfin <l’> une telle habitude du travail, <au point que cette habitude devienne> qu’elle devienne pour ainsi dire sa seconde nature. En dehors de cette habitude précieuse, bien d’autres avantages inappréciables sont issus de l’esclavage et ne pouvaient résulter que de lui: Le premier, c’est le travail collectif; <le seul productif> <vraiment productif> le second, c’est la division du travail, condition inévitable du travail collectif; le troisième, enfin, c’est la formation des capitaux entre les mains des propriétaires d’esclaves, monopolisant le surplus de la production sur la consommation. Seulement grâce à l’existence de ces capitaux, plus tard augmentés par l’industrie et par le commerce libres d’une bourgeoisie privilégiée, par le développement du crédit et par les spéculations ou emprunts des Etats, a pu s’établir largement partout en Europe, après la <grande> Révolution, <l’industrie [ill.]> de 93, la grande industrie moderne, celle du travail populaire commandité, salarié, exploité par le capital bourgeois. <Ici les> Ici, les partisans de l’Etat libéral<,> et les partisans de l’Etat communiste se séparent. Les premiers prétendent que tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles, et qu’il n’y a rien à changer ni dans les institutions politiques, ni dans les institutions économiques. Pourtant, les plus avancés parmi eux, s’intulant républicains et démocrates, <admettent> et grands adorateurs de ce mensonge politique qu’on appelle le suffrage universel, admettent encore l’urgence des réformes politiques. Mais ils ne veulent pas qu’on touche au<n> sanctuaire de l’économie sociale actuelle, fondée, disent-ils, sur le principe de la liberté la plus large, et veulent qu’on attende toutes les améliorations légitimes et possibles dans la situation des classes ouvrières, de son développement naturel.

Les partisans de l’Etat communiste ou populaire ne sont pas du tout de leur avis sur ce point. Ils partagent d’ailleurs# |22 <[ill.] gouvernement> la foi mystique des républicains <et> et des démocrates bourgeois <pour> dans le suffrage Universel et <pour> dans les réformes <politiques de l’Etat,> d’abord exclusivement politiques, c’est à dire bourgeoises de l’Etat, qu’ils considèrent, eux, comme les “conditions préalables” des réformes sociales, s’imaginant à tort que l’émancipation [intercalé: du] prolétariat pourrait sortir <des> de quelques réformes bourgeoise, et de l’initiative, de l’action de quelque Etat que ce soit<, comme si la pleine liberté <du> du peuple, la seule juste, la seule humaine> <de tous les peuples, la seule juste, la seule humaine, était compatible avec l’existence des Etats.>. Mais tout en acceptant apeuprès en entier le programme <des démocrates> politique des démocrates bourgeois, tout en formant une <sot> sorte de coalition transitoire avec eux, <aux> en vue <d’obtenir> de conquérir par des efforts communs ces réformes politiques, ils s’en séparent profondement par rapport <aux> bût économique qu’ils poursuivent. Les démocrates bourgeois sont des individualistes dans le sens bourgeois de ce môt, des partisans de la propriété individuelle et héréditaire des bourgeois. Tout au plus, s’ils consentent à quelques faibles concessions économiques, par exemple à l’encouragement des associations de production par la protection spéciale et par le crédit de l’Etat. Les partisans de l’Etat communiste [intercalé: sont,] comme <l’indique> d’ailleurs <déjà> leur seul nom l’indique, les partisans de la propriété collective, commune, administrée, exploitée, en vue du bien de tous les travailleurs, par l’Etat. C’est une nouvelle tutelle, issue il est vrai de l’universel et soi-disant libre suffrage du peuple, mais néanmoins une tutelle, devant avoir pour conséquence, à cause même de la complication artificielle et scientifique du fonctionnement de la machine de l’Etat, la création d’une classe politique nouvelle, représentante de la domination de l’Etat. Et là où il y’a domination sous quelque nom et sous quelque forme que ce soit, il y’aura nécessairement esclavage et esclaves.

Les communistes allemands vont si loin qu’ils déclarent même que cette voie que la plus grande partie des nations ont suivie dans leur développement historique, passant de l’esclavage au servage, [intercalé: et] du servage au salariat, pour arriver enfin au# |23 [verso de la page précédente] 2. Apologie de l’esclavage historique.# |24 port de <l’Etat> leur Etat communiste était la seule rationnelle, la seule féconde, la seule capable <de faire> d’amener les peuples à la civilisation et à l’émancipation. Ainsi pour leur propre salut, les <peuples ont dû> masses populaires ont dû rester, comme esclaves, pendant toute l’antiquité, sous la verge barbare de leurs féroces conquérants, possédés <et> vendus et traités comme des choses; elles ont dû rester des siècles encore sous le bâton de leurs seigneurs féodaux, qui tout en leur reconnaissant une âme immortelle, les traitèrent à peu de choses près comme les maîtres de l’antiquité traitaient leurs esclaves. Enfin, toujours en vue de leur propre salut, elles ont dû être soumises jusqu’ici à l’exploitation de plus en plus impitoyable des seigneurs du Capital et de leurs intermédiaires, les entrepreneurs d’industrie. Et comme compensation de cet apprentissage si cruel et si dur, on leur promet maintenant la férule doctrinaire et tutelaire de l’Etat soi-disant populaire!

Les doctrinaires du Communisme allemand sont tellement convaincus qu’en dehors de cette voie il n’y a point de salut pour les peuples, qu’ils ôsent dire et imprimer (voyez Lassale) que ce fut un grand bonheur pour le peuple allemand, que le soulèvement des paysans en 1525 a été comprimé par les efforts réunis de la noblesse et des Princes de l’Allemagne, appuyés par l’indifférence pour ne point dire par l’hostilité <dans> de la bourgeoisie des villes, et encouragés par les encycliques du doux Melanchton et de Luther. Parceque, disent-ils, si cette révolte avait réussi, elle aurait détourné la nation allemande [intercalé: de la ligne normale] de son développement économique <normal> et par conséquent aussi publique, en établissant et en consolidant parmi les paysans de l’Allemagne le principe aristocratique de la propriété individuelle et héréditaire de la terre. Comme si ce principe et ce fait <n’existaient> ne l’étaient point, aujourd’hui même, très largement chez les paysans de l’Allemagne, malgré que cette grande révolte <de> de 1525 <ait> eut été comprimée!

Pour êtres conséquents, ces Messieurs devraient dire# |25 aussi, et sans doute ils le pensent, que ce fut un grand malheur pour la France que les paysans français eussent été émancipés par la Grande révolution et qu’ils aient pu acquérir à bon marché les biens de l’Eglise et de la noblesse émigrée. Je pense, moi aussi, qu’il eut été beaucoup plus heureux pour la France, si les paysans avaient pu devenir des propriétaires collectifs et non individuels de la terre. Ils n’auraient <pas sans doute> pas été sans doute affligés dans ce cas de la stupidité, de l’indifférence et de la lacheté incroyables qu’ils manifestent aujourd’hui en présence de l’envahissement féroce des armées allemandes. Mais pour cela il eut fallu que les idées collectivistes fussent répandues et populaires en France à <cette> l’époque de la Révolution, et on sait qu’elles y furent apeuprès ignorées, même combattues par les hommes les plus avancés comme Robespierre et Danton, et qu’elles ne furent proclammées qu’à la fin de ce grand drame révolutionnaire, par Babeuf, comme on <proclamme> annonce [intercalé: quelquefois] au théatre la pièce du lendemain. Fallait il pour le salut de la France et pour le bien des paysans eux-mêmes que ces derniers ne s’émancipent et ne s’emparent [intercalé: pas] de la terre <pas> avant qu’ils aient compris les idées collectiviste? Fallait-il, qu’ils restassent des serfs ou des proletaires jusque la? Non, sans doute, il n’en serait résulté aucun bien, mais au contraire beaucoup de mal.

Malgré que la révolte des paysans allemands ait-été comprimée, peut-on dire qu’ils soient plus accessibles aujourd’hui à la propagande socialiste que les paysans français? Nous savons bien que non. Mais alors ou serait le bien? On ne le voit nulle part, mais le mal qui résulterait nécessairement de la non émancipation des paysans français est ostensible. Si les paysans français ne s’étaient point emparés des terres de la noblesse et de l’Eglise, la puissance de l’une et de l’autre, serait restée encore debout, comme cela est# |26 encore aujourd’hui, en grande partie, non pour l’Eglise mais pour la noblesse, en Allemagne, <et la démocratie française aurait à combattre> de manière que la révolution socialiste aurait aujourd’hui à combattre, à coté de la puissance malfaisante de la bourgeoisie, encore celle de ces deux anciens corps, aujourd’hui ruinés, grâce à dieu, de l’Etat. En second lieu, si les paysans de France n’avaient pas trouvé leur liberté et leur intéret dans la Révolution, il l’aurait laissé envahir et détruire alors par Brunswick comme ils le font aujourd’hui par Bismark, ce qui d’après la théorie optimiste des Communistes allemands eut été un grand malheur sans doute, l’Empire Knouto-Germanique n’étant pas encore assez mur dans ce temps pour s’établir sur les ruines de l’Etat de la France.

Quel mal y’aurait-il eu <à ce que> si la révolte des paysans allemands, en 1525, <eut> avait triomphé. Les paysans allemands depuis <deux si> trois siècles et demi auraient été libérés du servage. Ils eussent eu maintenant derrière eux plus de trois siècles de liberté et de propriété individuelle de la terre. <La pre> Il eut fallut que le peuple allemand soit bien bête, <ce qu’> et il est bien loin de l’être, pour que <la première> l’une et l’autre n’aient eu le temps de développer, l’une ses fruits positifs, l’autre ses conséquences négatives. Le triomphe de la Révolution des campagnes aurait nécessairement entraîné après elle la Révolution des villes de l’Allemagne, <aurait> leur aurait mis le diable au corps, ce diable bienfaiteur et émancipateur, cet esprit de révolte, dont l’absence les condamne aujourd’hui à un désolant esclavage. Ce triomphe eut renversé la puissance des seigneurs féodaux, aurait détruit la monarchie même en Allemagne, aurait établi entre les campagnes et les villes cette harmonie, cette union, cette entente qui <existe> <existe> existent jusqu’à un certain point au moins, en Suisse, et qui <a fait> constituent toute l’originalité et toute la force actuelle de la Suisse; en un môt,# |27 il aurait converti toute l’Allemagne en une grande Fédération républicaine pareille à celle de la Suisse.

Je suis loin d’être un admirateur absolu de la Suisse. J’y trouve, hélas! bien d’étroitesses et bien de misères! Mais comparée à l’Allemagne, c’est un paradis d’hommes fiers, d’hommes libres; tandis que l’Allemagne ne présente aujourd’hui qu’un enfer d’esclaves. D’ailleurs la plupart des misères et des étroitesses actuelles de la Suisse s’expliquent par sa trop petite dimension et par sa position <étouffe> comprimée, étouffée entre trois grands Etats… Mais si l’Allemagne tout entière, dès 1525, avait formé une Fédération comme la Suisse, avec la Suisse peut-être qui n’aurait aucune raison alors de s’en tenir séparée, c’eut été un terrain bien autrement large pour la pensée et pour l’action… Le mouvement de la Réforme, devenant un vrai mouvement révolutionnaire, ayant à sa tête des hommes, des héros, des libres penseurs comme Ulrich von Hutten, aurait débordé Luther et Melanchton et surpassé peut-être <en immenses et saluta> en grandeur, en immenses et salutaires résultats [intercalé: pour le monde,] les révolutions des Pays Bas et de l’Angleterre.

Au lieu de cela, qu’avons-nous vu? La Réformation, <a définitivement tué> émancipatrice partout ailleurs, a implanté en Allemagne le despotisme. Elle a tué l’esprit, le coeur et la volonté <de l’Allemagne,> du peuple allemand, en tournant les deux premiers vers le ciel, et en livrant le dernière aux Princes. Chaque Prince proclammé comme le Chef de l’Eglise de son Etat, par Melanchton et par Luther, était devenu le despote temporel et spirituel de ses sujets. Et pendant <trois siècles et demi,> plus de deux siècles, depuis 1525 jusqu’à la moitié du siècle dernier, c’est à dire jusqu’à la naissance de sa grande littérature, la bourgeoisie allemande, religieusement résignée et ne pensant plus qu’au salut de son âme, brutalisée indignement par l’arrogance de ses nobles esclaves privilégiés du Prince, et par le pouvoir arbitraire, dur, souvent cruel et toujours stupide du souverain, a fait l’apprentissage d’une incomparable et incorrigible servilité.

Cette servilité, historiquement développée et que cette littérature elle-même n’a pas en état de détruire, explique seule l’abjection actuelle de cette bourgeoisie.#

|28La plupart des historiens allemands, inspirés sans doute par un sentiment d’amour-propre national, attribuent cette affreuse décadence de l’esprit allemand à la guerre de trente ans. C’est une grande erreur. La guerre de trente ans n’a commencé que cent apeuprès après l’écrasement de la révolte des paysans. Et pendant ces cent ans Vous trouvez en Allemagne la même prostration intellectuelle, <et> morale et politique, scientifique, artistique, et même industrielle et commerciale qu’après cette guerre desastreuse qui a certainement contribué beaucoup à la faire descendre encore plus bas. Non, la vraie, la principale cause de cet anéantissement Germanique, ce fut sans contre dit ce triomphe obtenu [intercalé: sur l’insurrection des paysans de l’Allemagne] par la brutalité de la noblesse et des Princes, unie au lâche abandon des villes de l’Allemagne et à la réaction théologique de Melanchton et de Luther.

Nous avons l’exemple d’un fait analogue dans l’histoire de France. En France aussi, il y’a toute une école fataliste et optimiste, – Auguste Comte est naturellement de ce nombre – qui elle aussi déclare que ce fut un grand bien pour le développement normal du peuple Français que le mouvement de la Réformation y eut été étouffé. Il y’en a qui vont jusqu’à celebrer la St Barthelemy, la comparant à la terreur révolutionnaire de 1793. Leur argumentation est absolument la même que celle des communistes doctrinaires de l’Allemagne. Le Protestantisme, disent-ils, n’était qu’une demi ou même seulement une quart d’émancipation. C’était trop peu pour la France. Elle a préféré supporter pendant deux siècles encore le joug catholique et monarchique, pour se donner plus tard la satisfaction infiniment supérieure d’une révolution complète. Oui, la révolution a été si complète, qu’encore aujourd’hui, les paysans de France subissent le joug de Rome! Ces argumentateurs singuliers prétendent que les Catholiques dans cette lutte religieuse représentaient la démocratie; tandis que les <Calvinistes> Calvinistes ou# |29 les Huguenots représentaient la démocratie. Belle démocratie, que celle qui eut pour représentants et pour chefs les Guises, alliés de l’Autriche, de l’Espagne et du Pape! Quant au prétendu aristocratisme des Huguenots, on peut en juger par ces dizaines de milliers d’ouvriers français que la révocation de l’Edit de Nantes et les persécutions sauvages du vieux roi-Soleil Louis XIV, de la Maintenon son épouse, du Jésuite Letellier leur directeur spirituel et du féroce Louvet leur ministre, avaient forcés de fuir en Suisse, en Hollande, en Angleterre et en Allemagne.

Le fait est que la défaite du Protestantisme et le triomphe du Catholicisme en France ont puissamment contribué à la consolidation de la toute-puissance despotique de l’Etat au détriment de toute liberté; et je trouve fort naturel que tous nos chers pseudo-révolutionnaires français <allemands> et allemands, <prennent> partisans quand même de l’Etat, prennent la défense, les uns de la St Barthelemy et de la révocation de l’Edit de Nantes, les autres du massacre horrible des paysans insurgés de la Franconie, par Guillaume de Fürstenberg, en 1825 [1525].

Quant à moi, ennemi quand même de tous les sophismes historiques et de toutes les fictions politiques, sous lesquelles se cachent toujours des réalités hideuses, et surtout ennemi juré de l’Etat et de tout ce qui s’appelle domination, autorité et tutelle, et à cause de cela même, ami et partisan de toutes les révoltes, à l’exception de celles des oppresseurs contre la liberté, je prends, moi, le parti de l’insurrection des Huguenots en France et <des> du soulèvement des paysans en Allemagne, avec ce cri magnifique: “Guerre aux chateaux, paix aux chaumières!” Et je considère comme un immense malheur historique pour la France <comme> et pour l’Allemagne que ces deux révoltes eussent été comprimées. Elles s’en ressentent terriblement encore aujourd’hui.

Il est pourtant un point sur lequel je suis complètement d’accord avec les représentants, non de l’optimisme, mais du# |30 fatalisme historique. Je reconnais avec eux, que puisque les choses se sont passées ainsi, elles n’ont pas pu se passer autrement; l’action, les sentiments, la pensée et la destinée de chaque individu humain et d’autant plus d’une grande collectivité, d’une nation, étant, à chaque instant de leur vie, le produit fatal d’un concours indéfini de causes indépendantes de leur volonté. La mission de la science historique, c’est de découvrir cet enchaînement <de causes> fatal de causes et d’en reconnaître le développement <fatal> naturel, <logi> rationnel; c’est d’embrasser et de concevoir la logique des faits, la seule vraiment respectable; la logique des idées, quand elle est juste, ne pouvant être autre chose que la reproduction idéale de cette logique objective ou réelle.

Ainsi, moi aussi, je m’incline devant les faits accomplis; mais entendons nous bien, s’ils sont desastreux, funestes, je ne les adore pas, je ne les justifie pas, je ne cherche pas à en démontrer l’utilité historique, au contraire je les maudis, [intercalé: et je réagis de toutes mes forces, si faibles qu’elles soient, contre leurs conséquences fatales.] Je m’incline devant eux, parceque je reconnais helas! que non seulement mes <faible force individuelle> efforts individuels, mais toutes les forces du monde ne sauraient faire que ce qui s’est passé ne se soit pas passé; parceque je reconnais encore que rien ne se produit sans raison et que si des faits détestables se sont produit<e>s, ont pu et dû se produire au sein de la société humaine, c’est qu’il y’a eu en elle une prépondérance d’éléments detestables. Jamais je ne m’étonnerai que des canailles agissent comme des canailles, des esclaves comme des esclaves, des betes féroces comme des bêtes féroces. Je trouve parfaitement naturel <par ex> et rationnel, par exemple, que Napoléon III, Alexandre II, Guillaume Ier, Bismark, Mourawief, Werder, Manteufel, la vertueuse Eugénie, toute la gente bonapartiste et prussienne, font ce qu’ils font. C’est dans la [intercalé: nécessité de leur] nature, dans la logique de leur position, <nature> nécessité et logique <à la> auxquelles aucun ne saurait se soustraire. Je trouve parfaitement conforme à cette même nécessité <et à cette me> naturelle et à cette même logique sociale que la nation allemande en tant que représentée par sa noblesse et par sa bourgeoisie soit pleine d’enthousiasme pour les hauts faits de son futur Empereur, et que la bourgeoisie française, à son tour, brule d’envie de lui livrer la France. Je serais vraiment au desespoir si aucun de ces hauts personnages ou aucune de ces classes respectables, mentant à soi-même, s’avisait de commettre <quelque> quelque acte de justice, de dignité, d’humanité. Ce# |31 serait <vraiment> réellement désolant; cela produirait <une catastrophe semblable> au sein de l’humaine société, une catastrophe semblable à celle qui ébranlerait, qui renverserait de fond en comble toute <indication> l’ordonnance de l’Univers, si une des grandes lois <de la nature venait à se démentir.> qui servent de base inébranlable à l’existence même du monde naturel venait à se démentir. Alors nous serions vraiment perdus, parcequ’il n’y aurait plus de logique dans le monde social, et ne sachant sur quoi compter, sur quoi s’appuyer, nous devrions définitivement renoncer à toute espérance et à toute action.

On objectera peut-être que du moment que je reconnais l’enchaînement fatal des faits sociaux, je ne dois plus parler d’action <individuelle> ni d’intervention individuelle. Pas du tout, je puis et je dois en parler. Car moi aussi, moi pauvre petit individu, perdu dans l’océan du monde <[ill.]> naturel et social, moi, avec toutes mes pensées, <toutes mes passions,> avec toutes mes passions, avec toutes les tendances de ma volonté, instrument et produit, bien involontaire sans doute de la nature et de l’histoire, je suis aussi un rouage, infiniment petit, <sans doute,> il est vrai, de cet immense enchaînement de causes et d’effets naturels et sociaux. Mon action est donc une réaction de la société elle même sur elle-même. Alliée avec beaucoup d’autres actions individuelles, produites par la même <milieu> société et inspirées par la même pensée et par la même passion dominante, elle peut constituer, elle peut devenir une puissance salutaire, si <toutefois> elle est dirigée vers la conquête de la liberté, <et vers> malfaisante, si elle a pour objet la construction des Etats.

Je suis donc fataliste, mais nullement optimiste <de> dans l’histoire, aussi bien que par rapport aux événements et faits actuels. En voyant dans le passé, aussi bien que dans le présent, tant de férocité, tant de stupidité, et tant de lacheté, je ne m’en console pas en y cherchant une légitimation historique cachée ou quelque promesse de bienfait pour l’avenir, mais je me l’explique par <cett> ces deux considérations indiscutables, suprêmes: la première, [Le manuscrit s’interrompt ici]#

|32[verso de la page précédente]

70 – =4>, [pour Nina]<Hist> 3

4-95 – ;∀Φ:≅ [beurre]Révolte de Paysans

36 – CiboleAllemands

10 – VerdiSt Barthelemy

36 – OveEcole fataliste

───────

6-47#

titre: L’Empire Knouto-Germanique et la Révolution Sociale. Fragments et variantes. Fragment M.

titre de l’original:

date: novembre 1870 – avril 1871

lieu: Locarno

pays: Suisse

source: Amsterdam, IISG, Archives Bakunin

langue: français

traduction:

note: Manuscrit pp. 91-93.

[Mais il sait que cet amour et cette] |1confiance constituent par moments une grande force, la seule chose qui aux yeux d’un profond politique soit vraiment respectable. Donc cette impopularité de l’alliance russe le gêne. Il voudrait bien pouvoir commettre tous les crimes possibles <tant> contre la liberté, contre la justice, contre l’humanité, <tant> mais en gardant l’apparence de toutes les vertus. Ce n’est qu’alors seulement qu’il pourrait devenir tout-à-fait populaire en Allemagne; cela va sans dire, dans le monde des bourgeois, non dans celui du prolétariat. Les prolétaires, les travailleurs de l’Allemagne, j ‘en ai la ferme confiance, ne se laisseront pas entrainer ni par Mr de Bismark, ni par toute la bourgeoisie de l’Allemagne dans une voie politique, qui en faisant de l’Allemagne l’ennemie de tout le monde, l’ennemie du droit, de la justice, de la liberté de tout le monde, est d’ailleurs complètement opposée à leurs intérets les plus chers, au seul bût qui puisse et qui doive les intéresser maintenant comme toujours, c’est à dire à leur émancipation économique et sociale,

Quant aux bourgeois de l’Allemagne, c’est tout-à-fait autre chose. [intercalé: Savants, littérateurs, artistes, <[ill.]>] professeurs, étudiants, médecins, pasteurs, avocats, rentiers, grands et petits commerçants, grands et petits entrepreneurs d’industrie, jusqu’au dernier Spitzbürger vendant de la chandelle en détail, <sans parler déjà> sans parler déjà de la noblesse de l’Allemagne, éternellement arrogante, brutale et servile, sans parler de la gente officielle, buraucratique et militaire, tout cela triomphe [intercalé: ignominieusement <et [ill.]> et stupidement] aujourd’hui, en voyant cette noble France trahie, <et> renversée, vaincue et sanglante, sous <les pieds épéronnés> la botte éperonnée de leur roi, de leur <Emper> futur Empereur <croqumitaine> croquemitaine. Esclaves volontaires et passionnés, ils <sont tout triomph> partagent avec un enthousiasme féroce les féroces triomphes de leur maître. <En> En le voyant si grand, si puissant, si heureux, ils oublient, ils lui pardonnent toutes les insultes, tous les soufflets qu’ils <en> ont reçus, <toutes> soit directement de sa main, soit par l’intermédiaire de ses valets privilégiés: de ses ministres, de ses généraux et de ses chevaleresques officiers, les <petits> blonds hobéreaux de la Poméranie et des autres provinces de la Prusse et de l’Allemagne <toute entière>.

En voyant s’étaler aujourd’hui <en Allemagne> dans la rêveuse et idéale Germanie, cette ferocité et cette servilité sans vergogne, on se rappelle involontairement# |2 les paroles cruelles mais justes que Börne, l’un des plus nobles enfants de l’Allemagne, a jeté à la face de ses compatriotes:

“Il faut bien le dire, les autres peuples sont trop souvent esclaves, mais nous autres Allemands, nous sommes toujours des laquais!”

Et c’est précisement cette civilisation, cette moralité, cette justice, cette humanité, cette liberté et cette logique de laquais que les bourgeois allemands ôsent proclammer aujourd’hui comme le dernier [intercalé: et] comme le plus magnifique résultat de tout développement humain, et qu’ils prétendent insolemment imposer au monde entier. Dans un moment où être allemand, toujours dans le sens de la noblesse, de la bureaucratie et de la bourgeoisie, non dans celui du prolétariat, signifie avoir oublié ou faussé jusqu’aux plus simples notions de dignité, d’équité, d’honnêteté, de droits et de devoirs humains et même d’utilité; au moment où cela signifie être lachement, bêtement prosterné devant un brutal et stupide viellard, lui livrant, avec un enthousiasme d’esclave, sa liberté, ses richesses, sa vie même et la vie de ses enfants, le présent et l’avenir de son pays; au moment où être allemand signifie dévaster, <piller,> saccager, bruler, violer, massacrer, s’élancer, <comme une bête féroce sur des> au moindre signe du maître, comme des bettes féroces, sur des populations desarmées, les insulter, les écraser, [intercalé: <les piller>] <et si elles opposent une résistance quelconque> les piller, et si elles opposent la moindre résistance, les fusiller en détail et en masse; au moment où <cela> être allemand signifie être chair à canon, ou chair à Gouvernement, un instrument passif et aveugle entre les mains d’un despote contre la liberté de l’Europe. Au moment où <outre assa> l’Allemagne, devenue grande puissance, a égalé et promet de surpasser bientôt <le Tzarat de St Petersbourg> en esclavage intérieur et en férocité extérieure le Tzarat de St Petersbourg, <<ces bons bourgeois allemands devenant insolents pour la première fois <dans la vie et> dans <la> leur vie, [intercalé: alors qu’ils devraient se sentir écrasés par la honte, devenus] fanfarons comme des laquais en ribotte, ôsent rêver et se promettent déjà l’Empire du monde. Ah! que les peuples slaves>># |3 [verso de la page précédente] <<les paroles cruelles mais justes, que dans un accès de colère, de dégout et de honte, Börne, l’un des plus nobles enfants de l’Allemagne, a lancé à la face de ses compatriotes:

“Il faut bien le dire, les autres peuples sont trop souvent esclaves, mais nous autres Allemands, nous sommes toujours des laquais”

Et c’est précisement cette civilisation, cette moralité, cette justice, cette humanité, cette liberté et cette logique de laquais que les bourgeois allemands ôsent proclammer aujourd’hui comme le dernier, comme le plus magnifique résultat de tout développement humain, et qu’ils veulent insolemment imposer au monde entier! Dans un moment oû être allemand, <signifie,> toujours dans le sens de la noblesse, de la bureaucratie et de la bourgeoisie, non dans celui du prolétariat <de l’Allemagne,>, signifie avoir oublié <les plus> <jusqu’aux simples notions de dignité> <de dignité> <sa dignité, de l’égalité> jusqu’aux plus simples notions de dignité, d’équité, d’honnêteté, de droits et de devoirs humains; au moment où être allemand signifie être lachement, bêtement prosterné aux pieds d’un despote, lui livrer <tous ses droits, sa liberté, son honneur> avec un enthousiasme d’esclave, tous ses droits, sa liberté, sa vie, ses richesses et la vie de ses enfants, le présent et l’avenir, la dignité, le renom, <la prospérité> et même la prospérité de son pays; au moment oû être allemand signifie dévaster, bruler, piller, saccager, violer, massacrer <en détail et en masse>, s’élancer comme des bêtes féroces contre des populations <innocents> desarmées, les détruire en masse au moindre signe <du maître, et lui servi> d’un impitoyable despote>># |4 ces bons bourgeois allemands, ces esclaves si rudement maltraités, mais néanmoins si glorieux des exploits et des triomphes inhumains de leur maître, deviennent insolents à leur tour, et, fanfarons et bravaches comme des laquais en ribotte, ils ôsent révendiquer à haute voix, ils croient tenir déjà l’empire du monde. Par le langage nauséabond de leurs journ<e>aux, de leurs brochures, de leurs livres, aussi bien que par leurs discours publics et privés, ils dévoilent enfin ce que cette civilisation tant vantée et si profondément mystérieuse de l’Allemagne contenait en son sein: une philosophie, une morale et une ambition d’antichambre; l’avilissement volontaire de toute la gente patriotique, littéraire et civilisée et <et un danger d’asservissement [ill.]> la menace de germaniser ou d’asservir le monde. Ah! que les peuples slaves ont raison de haïr avec la passion historique et profonde que l’on sait cette <bourgeoisie> civilisation et cette bourgeoisie méprisables.

Oui, menaçantes et ridicules à la fois, elles sont autant haïssables que méprisables. Et le moment n’est pas trop éloigné, je l’espère, où le prolétariat de tout l’Occident de l’Europe, délivré du joug de ses propres Etats qui paralysent aujourd’hui ses efforts, et soulevé par un sentiment unanime d’indignation contre tant de férocité unie à tant de lache servilité, donnera la main au prolétariat de l’Allemagne, pour renver[ser] ce nouveau, ce dernier Empire Pangermanique, ce dernier rempart du despotisme universel qui s’élève insolemment aujourd’hui au coeur même de l’Europe. Ils n’oublieront <alors> sans doute pas, alors, d’enterrer sous ces ruines la noblesse et toute cette bourgeoisie de l’Allem[agne avec] leur civilisation de laquais. Mais si le prolétariat allemand, [si le] prolétariat uni de l’Occident oublient ou négligent ou se sentent [fin]alement incapables de remplir ce devoir de haute humanité, eh [bien]! ce seront les peuples slaves, les peuples barbares qui le remp[liron]t. Oui, Messieurs les patriotes allemands, ce sera ce grand peuple russe, tant détesté par Vous, et qui, après avoir détruit les murs de sa propre prison, après avoir renversé cet Empire Moscovito-Petersbourgeois, Votre seul allié et ami présentement en Europe, l’unique consolateur et l’unique soutien qui Vous reste contre l’animadversion universelle que Vous avez si bien méritée et que Vous ne manquerez sans doute pas de mériter chaque jour davantage; oui, Messieurs, ce sera ce grand peuple qui viendra Vous expliquer ce que c’est que la <liberté> vraie liberté, et qui, donnant la main à ses frères, les peuples slaves de l’Orient et de l’Occident, accomplira l’oeuvre sainte de l’émancipation universelle.#

titre: L’Empire Knouto-Germanique et la Révolution Sociale. Fragments et variantes. Fragment N.

titre de l’original:

date: novembre 1870 – avril 1871

lieu: Locarno

pays: Suisse

source: Amsterdam, IISG, Archives Bakunin

langue: français

traduction:

note: Manuscrit pp. 110-130.

|1 [au verso de la première page] ∍,Δ<∀>4β [Allemagne]# |2 <<bourgeois, ces excellents patriotes de l’Allemagne, [intercalé: adorent ils tant] ce grand passé impérial et féodal de l’Allemagne? Retrouvent-ils, comme le peuvent faire sans contredit les villes d’Italie, dans le XIIme, dans le XIIIeme, dans le XIVeme <d> et dans le XVeme siècle, de souvenirs de grandeur, de prospérité, de liberté, d’intelligence et de gloire bourgeoises? La bourgeoisie, ou, si nous voulons étendre le sens de ce mot, en nous conformant à l’esprit de ces temps reculés, la nation, le peuple allemand, fut-il alors plus heureux, plus puissant, plus libre, moins maltraité et moins brutalisé qu’il ne l’est aujourd’hui? On sait bien que non, c’était même pis qu’à présent. Mais alors que diable cherchent ils dans le moyen-âge, ces bons bourgeois de l’Allemagne? La grandeur <de leur maître> et la puissance de leur maître, c’est l’ambition du valet.

En présence de ce qui se passe aujourd’hui, le doute n’est plus possible. La bourgeoisie allemande n’a jamais senti, compris ni voulu la liberté. Depuis 1815 jusqu’à nos jours, elle n’a voulu qu’une seule chose; mais cette chose elle l’a voulu avec une passion persévérante, énergique et vraiment digne d’un plus noble objet. Elle a voulu <la Centralisation germanique, avec un> <se donner un maître puissant> <sous la main d’un maître puissant, formidable, <capable mais> brutal sans doute, mais capable de la consoler de cette brutalité nécessaire par l’image de la grandeur [ill.] de l’Empire nationale et de soumettre <en soumettant> <capable surtout> le monde à sa civilisation de laquais.>

se sentir unie sous la main d’un maître puissant, très despote sans doute, mais capable <de le consoler de cette brutalité nécessaire, son esclavage nationale et d’une puissance capable de soumettre le monde> de la consoler de <cette> son esclavage nécessaire, en lui donnant ce qu’elle appelle sa grandeur nationale, et de faire trembler tous les peuples, y compris le peuple allemand, au nom de la civilisation allemande.>>

Cette assertion <pourrait> peut d’abord paraître injuste, <en présence de tout> si l’on pense à toutes de manifestations libérales qui se sont suivies en Allemagne, depuis 1815. Mais si l’on <[ill.]> examine de plus près chacune de ces manifestations, sans excepter les plus violentes, <sans exepter les plus violentes, comme> comme par exemple, la fameuse fête de Wartbourg, en Octobre 1817, les mouvements constitutionnels qui eurent lieu après la révolution de Juillet dans plusieurs Etats du Nord de l’Allemagne, à Brunswick, dans l’électorat# |3 de Hesse, et dans les royaumes de Saxe et de Hanovre, <sans oublier> et la très bruyante fête de Hambach, en Mai 1832; sans excepter même les mouvements quasi-révolutionnaires qui semblèrent bouleverser toute l’Allemagne en 1848, on trouvera que la note dominante dans toutes ces démonstrations, <ces> et dans tous les discours, les <action> écrits, les chansons et les tentatives d’action, <fut> dont elles ont été accompagnées et suivies, fut toujours celle de l’unité, celle de la réédification du Grand Empire Germanique; <et> qu’on ne parla de liberté que par desespoir de cause, autant seulement <qu’il était> qu’on le crut nécessaire pour forcer la foule des principicules-souverains de l’Allemagne à s’y soumettre; et pour pousser l’un d’entre eux, le plus digne, le plus capable, le plus puissant surtout, <puissant> à s’en emparer.

Je sais bien qu’il y eut en Allemagne, depuis 1830 surtout, <surtout> de grands patriotes franchement, énergiquement libéraux, des républicains et des démocrates très sincères. <Le noble Börne> Je ne parle pas des démocrates socialistes qui font bande à part, appartenant par leurs [intercalé: tendances et par leurs idées] plutôt à l’avenir qu’au passé, au prolétariat de l’Allemagne, non à la bourgeoisie et qui s’annoncèrent pour la première fois <à l’Allemagne,> au public, en 1848, par <leur magnifique> le célèbre “Manifeste des Communistes allemands.” Non, je parle [intercalé: seulement] des <seul> libéraux et démocrates bourgeois de l’Allemagne, qui quoique partageant les opinions économiques <des> de la classe bourgeoise, <qui> furent réellement sincères. <,quiqu’appartenant à la bourgeoisie allemande.> Le nom du noble Börne se présente le premier, avec toute l’autorité de son talent et de son caractère. Les docteurs Wirth, Siebenpfeiffer, Gürth, Rauschenplatt manifestèrent à Hambach des sentiments franchement républicains, et même fédéralistes pour l’Europe, quoique très unitaires pour l’Allemagne. <Dans u> A une époque plus moderne, en 1842 et plus tard, les deux poètes Herwegh et Freiligrath qui d’ailleurs, après avoir rendu leur hommage pour ainsi dire obligé à l’idole de la bourgeoisie allemande à cette grande et puissante unité germanique, après avoir coqueté quelque peu tous les deux, avec le roi de Prusse, l’Empereur présumé de l’Allemagne, se laissant diriger tous les deux par un instinct profond et juste, abandonnèrent bientôt le parti de la démocratie bourgeoise pour se joindre à celui du# |4 prolétariat. Enfin, en 1848, le nombre des démocrates et des républicains sincères fut considérable en Allemagne. Ils appartenaient presque tous à la très petite bourgeoise, soit aux professions savantes, maitre d’école, médecins, avocats <, rédact> ou rédacteurs de journaux, et s’appuyaient naturellement sur la masse du prolétariat des villes, qui était déjà socialiste, mais d’instinct, sans avoir encore formulé ce qu’il voulait. A cette époque, d’ailleurs, tous les démocrates allemands étaient vaguement socialistes et révolutionnaires – tous aspiraient à un ordre de choses qu’aucun ne sut préciser, et dont ils attendaient la formule, la réalisation de Paris. Ils n’étaient révolutionnaires, <et socialistes> je parle des démocrates bourgeois, non des communistes de l’école tout à fait spontanée et originale de Mr Charles Marx – ils n’étaient socialistes que parcequ’ils avaient pour ainsi dire cessé d’être allemands. Ils ne vivaient plus que de la vie de la France. Et à cause de cela même, n’ayant aucune racine véritable dans leur pays, ils étaient impuissants, quoiqu’en apparence fort nombreux. <Dans les p>

Ils auraient pu former une puissance en s’appuyant davantage sur le prolétariat, ou plutôt en organisant la puissance naturelle du prolétariat. Mais pour cela l’éducation, les idées socialistes leur ont manqué. Leur socialisme à eux ne fut qu’une explosion sympathique, généreuse, une très bonne et très sincère intention, mais sans la moindre idée des conditions et des conséquences d’une révolution sociale. Je ne doute pas que si quelqu’un les leur eut montrées, ils auraient reculé devant elles, comme ils le firent d’ailleurs plus tard. Malgré tout leur révolutionarisme sincère, ils étaient trop bourgeois pour ne point s’effrayer de ces conditions et de ces conséquences. N’étant donc que des faux socialistes, croyant l’être sans l’être, voulant l’être sans pouvoir le devenir jamais, les démocrates allemands de 1848 ne surent et ne purent organiser le prolétariat. Mais le prolétariat <allemand> moderne, en Allemagne, comme partout, ne se laisse plus organiser que par le socialisme et seulement en vue d’une révolution sociale. Donc les démocrates bourgeois de l’Allemagne, victimes d’une contradiction intérieure insoluble, restèrent sans appui, et n’ayant point de force, malgré leur nombre, ils furent# |5 bientôt écrasés par la coalition des professeurs, des savants, des universités avec la riche bourgeoisie, appuyée sur la <réaction> réaction nobiliaire et sur la puissance organisée, bureaucratique et militaire, des Etats.

Ce fut dans l’Assemblée Nationale de Francfort surtout qu’on put étudier, jour par jour, les progrès de cette <réac> réaction. Issue du suffrage universel et directe, elle présentait on le sait, la fleur du libéralisme, de l’intelligence théorique et pratique et de la science germaniques. Beaucoup des anciens combattants de la liberté et de l’unité surtout, depuis Arendt [Arndt] jusqu’à ce pauvre Mr Venedey, le démocrate éternellement mésentendu <de> par tout le monde et incompris de lui-même, s’y trouvaient représentés. Les doctes universités de l’Allemagne y avaient envoyé leurs plus illustres et savants professeurs. La banque, le commerce, la grande industrie leurs représentants les plus libéraux et les plus éclairés; le prolétariat des villes, aussi bien qu’une grande partie des campagnes s’y étaient fait représenter [intercalé: par des libéraux ou] par des démocrates; et une petite partie des campagnes seulement y avait envoyé des nobles ou des bourgeois réactionnaires. Sur 560 députés, apeuprès, 400 appartinrent [intercalé: au moins] au parti libéral modéré et sage. Le reste fut partagé entre les démocrates et la réaction pure. Ce fut donc le parti libéral qui <repr>, en 1848, représenta sérieusement toute l’Allemagne.

Je n’ai pas du tout l’intention de raconter ici la mélancolique histoire de ce premier parlement germanique dans lequel, le libéralisme allemand, la science allemande, et l’intelligence pratique de la bourgeoisie de l’Allemagne firent une banqueroute solennelle. Tout le libéralisme et une grande partie du temps de cette assemblée s’épuisèrent en discussions très profondes, très savantes sur les Droits fondamentaux des citoyens allemands (Die Grundrechte). Ces droits fondamentaux,# |6 forts libéraux du reste et même passablement démocratiques, il faut leur rendre cette justice, furent proclammés, vers la fin de l’année. Mais <l’Autriche, la Prusse> les gouvernements d’Autriche, de Prusse, de Saxe, de Hanovre et de Bavière réfusèrent rondement d’y donner leur sanction. C’était un résultat que des intelligences moins savantes que celles des hommes illustres qui s’étaient réunis à Francfort, eussent pu facilement prévoir. Pendant qu’ils discutaient les droits fondamentaux, ces Etats, revenus de la peur terrible que leur avait causée la Révolution de Fevrier, rassurés d’abord par les phrases de Lamartine qui déjà portaient toute <la> une réaction masquée dans leur sein, <et> complètement tranquillisés en Juin par <l’avènement> le coup d’Etat de la bourgeoisie et par l’avènement de la dictature du Genéral Cavaignac, ce précurseur de Napoléon III, <et profitant> avaient profité de l’inexpérience, et, disons le mot, de l’inconsistance révolutionnaire de la bourgeoisie allemande, <avaient fait> pour faire de la réaction pure, et ne perdant pas un temps précieux en de vaines paroles, avaient <reconstitué> réorganisé leur parti et reconstitué surtout leurs forces militaires; de sorte que vers la fin de l’année, ils se sentirent <<parfaitement en <Etat> état de>> assez forts pour se moquer tous ensemble et de la savante assemblée de Francfort et des droits fondamentaux des citoyens de la peu révolutionnaire Germanie. On sait le reste. En Juillet, 1849, la réaction <célebrai> militaire, bureaucratique, féodale et monarchique célebrait son triomphe dans toute l’Allemagne.

Mais ce qu’il importe de constater, c’est que cette réaction couvait déjà au sein de l’Assemblée Nationale de Francfort, et qu’elle constituait dès les premiers jours de son existence, le fond même, réel et pratique de son libéralisme et de son patriotisme surtout. Les hommes qui étaient réunis à Francfort n’étaient ni des ignorants, ni des hommes naïfs. Ils connaissaient par coeur l’histoire de leur propre pays, la nature aussi bien que les actes de leurs princes souverains et de leur arrogante et incorrigible noblesse. D’ailleurs la cruelle expérience des derniers <cinquante> quarante# |7 cinq ans avait dû ouvrir les yeux des plus aveugles. Donc, pour l’honneur de leur intelligence il faut supposer, et d’ailleurs leurs propres discours prouvent d’une manière certaine, que s’ils avaient voulu établir la liberté avant tout, comme la pierre fondamentale de l’édifice germanique, ils auraient commencé par prendre des mésures énergiques contre la mauvaise volonté et la mauvaise foi ostensible de l’aristocratie et des Princes Souverains de l’Allemagne. Pour les tenir en respect, <aurai> le parlement National de Francfort aurait dû se donner une armée; comme l’avait fait le parlement d’Angleterre en 1641. Il eut pu le faire sans grande difficulté, pendant les trois premiers mois qui suivirent la révolution de Février, tout le peuple d’Allemagne étant pour lui, et la force des Etats ayant été desorganisée et brisée. Pourquoi ne l’a-t-il pas fait? Parcequ’en prenant cette voie, il aurait pu compromettre l’unité de l’Allemagne; et il était trop bourgeois et trop allemand pour ne point tenir à cette unité, mille fois plus qu’à la liberté.

En voulez-vous une preuve? Lorsque les Autrichiens chassés de Milan, en mars 1848, par une révolution populaire, y revinrent triomphants au mois d’Aout, grâce à la trahison combinée du roi Charles Albert et de la <consorteria> consorterie Milanaise, Mr de <Radowitz> Radovitz, l’ami et le confident intime du Roi <Fréderic> Frédéric Guillaume <VI de Pru> IV de Prusse et membre du parlement de Francfort, se leva, pour faire part <à la> à cette patriotique Assemblée <du> de la magnifique <triomphe obtenu> victoire remportée par une armée allemande [intercalé: sur la révolution italienne,] et l’invita à exprimer <hautement> hautement sa sympathie pour ce beau triomphe national. A cet appel patriotique, toute l’Assemblée électrisée se leva, à l’exception de quelques dizaines de démocrates, et manifesta par <cet> un applaudissement solennel, que pour l’Allemagne bourgeoise les questions de liberté, d’humanité et de justice internationale ne <sont rien> sont rien, en présence de la grande, de la seule sérieuse question de la Toute-puissance germanique.#

|8 Aussi, à part cette interminable discussion sur les droits fondamentaux des citoyens allemands, qui fut comme une sorte de tribut payé à la science et à la rêverie germanique, l’unique préoccupation de cette Assemblée illustre fut de savoir qui sera dorénavant le maître suprême de l’Allemagne, l’Empereur d’Autriche ou le roi de Prusse? D’abord toutes les sympathies furent pour l’Empereur d’Autriche. Le roi Frédéric Guillaume IV et les Prussiens étaient <alors> alors détestés par tout le reste de l’Allemagne; et malgré toutes les démonstrations actuelles de fraternité, je ne pense pas qu’ils y soient aimés beaucoup <soient beaucoup aimés>, même <encore maintenant> à l’heure qu’il est. Mais ils apportent maintenant à l’Allemagne la grandeur, la puissance, l’unité germanique, le knout emprunté au <neuv> neveu de St Pétersbourg et brandi, au nom de l’Allemagne, sur toute l’Europe – voilà l’or qui lui fait avaler la pillule.

Alors, le pauvre roi Frédéric Guillaume IV n’avait pas de Knoute russe à sa disposition et il n’inspirait aux bourgeois de l’Allemagne aucun respect. La majorité des voeux était pour l’Empereur d’Autriche, surtout après les brillantes victoires du <Radetzky> Feldmaréchal Radetzky, le doux pacificateur de la révolution Milanaise. Pourquoi l’Assemblée nationale de Francfort changea-t-elle plus tard d’avis? pourquoi tourna-t-elle ses voeux vers le Roi de Prusse? Fut-elle effrayée par la réaction militaire qui triomphait en Autriche? Indignée par les exécutions sommaires <ordonnées par>, du Pce de Windischgrätz, vainqueur de Vienne, comme Radetzky <était> l’était de Milan, et <faisant> faisant fussiller une quantité de patriotes allemands, comme l’autre avait fait fussiller une quantité encore plus grande de patriotes italiens? <Fut-elle enfin offensée> Se sentit-elle enfin offensée dans la personne de son propre délégué, Robert Blum, que Windischgrätz avait fait juger et exécuter militairement, malgré son caractère inviolable de député du Parlement National de Francfort?

Rien de tout cela. Tout cela n’aurait pas été capable de paralyser l’élan patriotique qui <entrainait> poussait# |9 le parlement de Francfort et toute l’Allemagne bourgeoise, moins la Prusse, vers l’Autriche. Mais le Pce [intercalé: de] Schwartzenberg, le nouveau ministre d’Autriche, <venait de faire une déclaration qui> centralisateur forcené comme on sait, venait de <proclam> <faire> publier un programme politique, par lequel il déclarait, que tous les pays soumis à la dynastie impériale, la Lombardie reconquise aussi bien que la Hongrie, constituaient avec les provinces slaves et allemandes un tout indissoluble et devaient entrer tous à ce titre dans la Confédération germanique. C’était trop, même pour la voracité <poli> politique des bourgeois allemands. Ils craignirent de se voir étouffés et dévorés à leur tour, au sein même de leur parlement national, par les délégués de tant de peuples barbares. D’ailleurs, ils savaient bien que ni la Russie, ni la France, ni la Prusse ne consentiraient jamais à l’entrée de l’Empire d’Autriche tout entier dans la Confédération germanique. C’eut été la cause d’une guerre Européenne, et l’Allemagne <ne s’était> <se> ne s’était point préparée, ni n’avait aucune disposition pour cette guerre. Force fut donc à l’Assemblée nationale de Francfort d’offrir la couronne impériale <[ill.]> au roi de Prusse. En dans quel moment! Alors que la Prusse, elle aussi, se trouvait déjà en pleine réaction militaire et nobiliaire.

Le roi de Prusse refusa cette couronne. Personne ne se souciant de la prendre, l’Assemblée de Francfort la mit alors à l’enchère [intercalé: (en mai 1849)]. Mais la Prusse qui ne voulait pas, qui n’osait pas encore mettre la main dessus, ne pouvait permettre <souffrir> non plus qu’elle échut à quelque petit souverain de l’Allemagne, se nomma t-il même le roi de Saxe, <ou> de Hanovre, <ou> de Bavière <ou> de Wurtemberg, ou le Grand Duc de Bade; et comme la Bavière Rhénane et le Grand Duché de Bade <s’étaient soulevés>, en même temps qu’une partie du royaume de Saxe et quelques villes de la Prusse, <s’étaient soulevés pour appuyer> soulevés par un dernier effort du parti démocratique, <avaient levé> s’étaient insurgés sous le prétexte d’appuyer les résolutions de l’Assemblée nationale de Francfort, ce fut la Prusse qui se chargea, [intercalé: cette fois] à elle seule, de rétablir en Allemagne l’ordre public, l’Autriche se trouvant <occupée> empêchée par le# |10 soulèvement national du peuple Magyar en Hongrie. D’abord ce furent les villes insurgées de la Prusse: Crefeld, Elberfeld, Düsseldorf, Iserlohn et Breslau qui furent remises promptement à la raison. En même temps le Roi Frédéric Guillaume IV envoyait ses troupes à Dresde, qui, après une lutte énergique, mais courte, fut également pacifiée. Un mois plus tard, le Pce royal de Prusse, aujourd’hui roi de Prusse et demain sans doute l’Empereur d’Allemagne, celui qu’on savait être l’âme <de la réaction prussienne> du parti féodal<e> et militaire <en Prusse>, qui au mois de Mars 1848 avait dû fuir devant la colère du peuple insurgé de Berlin et qui était retourné avec le triomphe de la réaction, ce Prince qu’on savait animé <des> de sentiments impitoyables, féroces et d’une haine profonde et irréconciliable contre toute manifestation de la liberté populaire, en un môt, ce <fidèle> portrait fidèle de l’Empereur Nicolas dont il était le beau frère, l’ami et l’admirateur passionné, entrait [intercalé: en Juin 1849,] à la tête d’une armée prussienne dans le Palatinat et dans le Grand Duché de Bade pour y étouffer dans le sang des [intercalé: derniers] insurgés, les derniers vestiges de la liberté, ou de ce qu’il appelait, lui, de l’orgie révolutionnaire en Allemagne. Sa victoire fut facile, et ses exécutions furent terribles. Il fit massacrer une masse d’insurgés et naturellement aussi des populations désarmées, rivalisant de zèle avec le [intercalé: gl] <Cavagnac> Cavaignace, avec le Feld maréchal Radetzky, avec le Pce de Windishgrätz, et plus tard <le bourreau de> avec le ct de Haynau le bourreau de la Hongrie, et avec le Pce Président Bonaparte le bourreau de la France, heureux quand il pouvait mettre la main, pour le faire fusiller, sur quelque malheureux député de l’Assemblée Nationale de Francfort, heureux de mériter le surnom de Prince-bourreau de l’Allemagne.

Ce fut <de> la fin du dernier acte de la dernière révolution bourgeoise en Allemagne. En voyant les brutalités sans nom et toutes les atrocités que les troupes [intercalé: allemandes] victorieuses <de l’Allemagne>, commandées par ce même Prince, commettent aujourd’hui en France, on peut juger des <horreurs de> conséquences horribles de ce triomphe de la réaction monarchique, féodale, militaire et bureaucratique en Allemagne. De 1849 jusqu’en 1861, ce fut le règne d’une# |11 compression sans pitié et de l’écrasement absolu. Une masse d’ouvriers allemands, les plus intelligents, les plus énergiques, les plus révolutionaires, désespérant de leur patrie, émigrèrent en Amérique. Beaucoup de démocrates de la bourgeoisie, socialistes révolutionnaires et révolutionnaires politiques suivirent leur exemple. Une quantité resta enfermée dans les forteresses et les prisons de l’Allemagne. La bourgeoisie libérale et <modérée put> constitutionnelle monarchique put alors jouir pleinement des fruits de sa sagesse pratique et de sa modération. Sur sa tête respectueusement inclinée, les Junker, [intercalé: les hobéreaux] de la Prusse et de l’Allemagne dansèrent la farandole de la plus folle, de la plus capricieuse, de la plus impertinente réaction. On ne lui épargna ni exactions, ni brutalités, ni insultes, comme si l’on avait voulu <explorer> reconnaître les limites de sa <passions> patience <, de sa résignation> historique et proverbiale. Cette patience se trouva être sans limites et sans fin. Elle égala, elle surpassa même jusqu’à <la> les fatiguer, la brutalité <également> et l’insolence également historiques et célèbres de la classe militaire <en Allemagne> ou nobiliaire en Allemagne. Le dernier lieutenant de l’armée se posa [intercalé: vis-à-vis du civil, du Pékin,] en maître, et le plus grand savant, le plus riche bourgeois en esclave. Avec de pareils éléments, si précieux, si commodes, <comment> comment ne point bâtir un puissant Etat?

Seules la trop grande quantité de souverains allemands et leur division naturelle avait empêché jusqu’ici la réorganisation de l’Allemagne en un <puissant> formidable Empire. La bourgeoisie allemande qui depuis 1815 n’a jamais rêvé, ni voulu autre chose, et pour laquelle tous les principes n’avaient de valeur, n’étaient bons qu’en tant qu’ils pouvaient l’aider à atteindre ce but, le seul réel, le seul passionnement désiré, avait vainement essayé de le réaliser par la voie de la liberté. L’expérience a prouvé que cette voie ne pouvait être la sienne. Elle est capable, sans doute, jusqu’à un certain degré, d’en jouir, tant bien que mal, dans les pays où elle la trouva toute faite, [intercalé: comme en Amérique par exemple;] mais elle est absolument# |12 incapable de la conquérir. Elle a toutes sortes de bosses respectables: la bosse du travail, la bosse de la science, la bosse de la soumission, de la résignation, de la patience, de la foi, du respect, la bosse de l’ordre, celle de la servilité surtout. Mais la bosse de la révolte et de la fière résistance lui manque absolument, et sans cette bosse là on ne conquiert jamais la liberté. J’ai dit qu’elle n’était pas incapable <de> d’en jouir là où elle la trouva toute conquise, et j’ai cité l’exemple de l’Amérique; mais je dois ajouter, que même dans les Etats-Unis, la <majorité> population allemande a su se faire respecter, que parceque la majorité en est composée d’ouvriers, et surtout parceque, depuis 1849, ces millions d’ouvriers Allemands <devenus citoyens libres en Amerique> émigrés ont été regénérés, pour ainsi dire, et définitivement soustraits à <toute> l’influence de la politique bourgeoise, par la propagande du socialisme révolutionnaire. Car jusqu’en 1849, cette même majorité allemande dans l’Amérique du Nord avait aveuglement suivi la direction des soi disants démocrates ou <esclavagistes> planteurs des Etats à esclaves.

Je ne doute pas d’ailleurs que si la majorité de population des Etats Unis était allemande, la liberté et la république avec elle auraient depuis longtemps cessé d’exister. Nous autres Russes, nous pouvons en juger, d’après ce que nous voyons chez nous en Russie. Depuis plus de cent ans, nous avons dans le Midi de l’Empire, aussi bien que sur le Wolga, dans la province de Samara des colonies <des paysans allemands> de paysans allemands, que l’impératrice Catherine II y avait attirés au nombre de plusieurs dizaines de <milliers> milliers, en leur donnant des terres gratis avec certains privilèges. Nos grandes villes St Petersbourg, Moscou, Kiev et d’autres, sans parler des villes des [intercalé: trois] provinces Baltiques, sont pleines de bourgeois et de travailleurs allemands. Le statisticien allemand Kolb évalue le nombre total des allemands dans l’Empire russe à 600,000 hommes. Eh bien, il faut le dire, jamais# |13 le moindre signe de vie, aucun courrant d’idées, aucun mouvement n’est émané d’aucune partie de cette population industrielle, pacifique et laborieuse. Jamais aucune ne s’est révoltée, et certes ce ne sont ni les motifs, ni les occasions qui leur ont manqué; car ces populations ne sont pas moins brutalisées et pillées par nos fonctionnaires <[ill.]> <et> <tielles que les populati> insatiables et durs que les populations russes elles-mêmes; mais lorsque ces dernières, à bout de patience, se révoltent <sont révoltés>, lorsque tout <était pl> est en pleine insurrection autour d’eux, les Allemands seuls restent tranquilles, toujours patients, toujours résignés et soumis, toujours du parti de l’autorité publique, objet, si non de sa sympathie, au moins de son respect et de sa fidélité à toute épreuve. – En un môt, c’est la plus excellente pâte de gouvernement et le plus fidèle instrument d’oppression qu’on puisse trouver dans le monde. Voilà la pure vérité.

Non, les Allemands <, et surtout> n’ont pas inventé la liberté et si on ne les aide pas à la conquérir, ils ne la <conquèrent> conquerront jamais; mais ils peuvent par contre tourner facilement en instruments d’oppression entre les mains d’un despote énergique et habile. Ils sont parvenus à concilier en eux-mêmes des qualités qui partout ailleurs paraissent inconciliables: le travail et l’honnêteté avec l’esclavage; le dévouement exalté, le courage militaire, l’intelligence, la science même avec l’obéissance resignée et servile de <baguais> l’esclave. Voila ce qui les rend impropres à la liberté, et ce qui les rend si dangereux pour la liberté d’autrui. Ce sont des instruments nés de l’Etat. Voila ce que le Cte de Bismark a compris le premier, et voila ce qui explique tous ses succès actuels, tous ses triomphes inouis.

Il a compris qu’il n’y avait rien à craindre du <libérali> libéralisme allemand, ni de la révolte allemande. Il a compris que celui qui donnera à l’Allemagne, l’unité la puissance <extérieure et> extérieure d’un Empire formidable, pourra la traiter en Esclave. C’est ce qu’il fait.#

|14 Mr de Bismark est sans doute l’un des personnages [intercalé: les plus remarquables] de notre siècle. C’est un grand génie retrospectif, la dernière protestation intelligente et la dernière résistance <puissante> réfléchie du monde féodal, non <plus> isolé, mais incorporé et inféodé lui même à la puissance beaucoup plus moderne, mécanique, bureaucratique, policière et militaire de l’Etat, contre la marche fatale du <siècle> progrès humain, qui tend à l’émancipation finale des masses par la destruction des Etats. Certes les protestations, les résistance et même les coups d’Etat réactionnaires n’ont pas manqué à <notre> ce siècle. Mais ce furent soit des manifestations irréfléchies et stupides des instincts [intercalé: aussi bien que des intérets] rétrogrades des classes privilégiées, soit des démonstrations naturelles et brutales du trop plein de la puissance mécanique des Etats, les unes comme les autres dénuées de système et d’idée, <et> accompagnées de la méconnaissance absolue des conditions de la société moderne, et toujours inspirées <et de> par la prétention absurde, ridicule de réconstituer <le passé> un passé dont tous les éléments constitutifs avaient irrévocablement disparu. Etablir en Europe un despotisme nouveau, plus puissant et plus écrasant [intercalé: même] que le despotisme monarchique absolu <du XVIII qui a surgi partout> qui avait succédé dans tous les pays du Continent, moins la Hollande et la Suisse, à la guerre de trente ans; mais l’établir sans se laisser entraîner par aucune passion <soit polit> ni prédilection soit politiques, soit religieuses, soit de classe, en tenant compte de tous les progrès scientifiques et industriels du siècle, et en employant pour son édification tous les éléments réels et sérieux de la société moderne, telle est la tache immense que s’est imposée Mr le Comte de Bismark.

Sans doute, l’idée n’est point nouvelle. <Il ne l’a pas> L’honneur de son invention première ne lui appartient pas. Elle a été conçue pour la première fois par le génie malfaisant de Napoléon Ier. Mais il y’a [intercalé: eu] beaucoup de raisons pour que cet initiateur [intercalé: génial,] ce grand père du mal qui tourmente et qui fausse l’existence de la société moderne, n’aie point été capable de la réaliser. D’abord, l’idée à peine née, n’était pas assez mure, ni assez dégagée d’une foule de conditions et de considérations qui lui étaient étrangères, et le temps n’était pas propice à sa réalisation.# |15 A peine sortis de l’orage révolutionnaire, les partis et les classes, malgré leur avilissement ostensible, avaient conservé <encore> quelque chose de leur ancienne fierté; ils étaient [intercalé: encore] pleins de préjugés, de passion et de haine, et par conséquent n’étaient pas faciles à manier. Les représentants du pouvoir monarchique et des intérets féodaux en Europe s’étaient stupidement rejetés dans les anciennes formes de leur existence, se refusant aux concessions les plus nécessaires, <leur exp> l’expérience <n’ay> ne leur ayant pas encore démontré l’inévitable urgence de ces concessions. En second lieu, la France n’a pas été et ne sera jamais le terrain convenable pour la complète réalisation de l’idée nouvelle. C’est un pays qui a trop le diable au corps, pour qu’il puisse servir longtemps d’instrument à qui que ce soit. C’est, comme on l’a observé fort souvent et avec beaucoup de raison, un pays singulier, dont l’histoire offre des périodes plus ou moins longues de la plus complète prostration, pendant lesquels il semble possible de lui imposer tout ce qu’on veut, capable de supporter l’oppression la plus humiliante, puis éclatant tout d’un coup, et renversant en un seul jours tous les beaux projets de ses maîtres. Elle n’a point sans doute la volonté réfléchie et constante des Anglais. Mais elle a une âme vivante, le feu sacré; elle a, ce que les peuples germains n’ont pas, elle a l’esprit. C’est donc un instrument excessivement incommode, et qui trompe [intercalé: trop] souvent les calculs de tous ses machinistes officiels.

En troisième lieu, Napoléon Ier, lui même, n’était pas l’homme propre à la réalisation de l’idée nouvelle. Malgré sa profonde astuce, <c’était encore un homme trop passionné> il n’était point le maître de ses propres passions; et l’objet de sa passion dominante, c’était lui-même, son pouvoir, son génie, son étoile, sa grandeur. C’étaient l’égoïsme, la vanité, l’ambition élevés au plus haut degré de puissance. Il portait jusqu’à la folie, jusqu’à la rage l’amour de l’ostentation; acteur éternel, ne vivant pour ainsi dire que du bruit qui se faisait autour de son nom, se considérant, lui-même en personne, comme la pensée et la volonté créatrice du monde, la France comme son trône et l’Europe comme son marchepied, il sacrifia <nécessairement> très souvent la réalité à l’effet, et préféra aux résultats lents mais solides des coups d’éclat. Avec# |16 de pareilles dispositions, il a dû nécessairement semer beaucoup de mal dans le monde, mais il n’a pu en retirer personnellement aucun fruit.

Napoléon III, le soi-disant neveu de <grand homme> son oncle, <son soi-disant neveu, Napoléon III> paraît avoir été sous bien des rapports mieux doué et plus capable que lui de réaliser le despotisme <de> nouveau. <<<et> <Il a c> les circonstances, les conditions politiques et sociales au milieu desquelles il commence son règne, <étai> y étaient sans contredit infiniment plus favorables>> Il a dailleurs commencé son règne au milieu d’un concours de circonstances et de conditions politiques et sociales nouvelles, qui en rendaient incontestablement la réalisation plus facile.

Après les journées néfastes de Juin et de Décembre, la France n’était pas seulement politiquement et socialement lasse et abbatue, elle se sentit corrompue, moralement et intellectuellement déchue; elle avait perdu la foi dans toutes les idées qui l’avaient jadis inspirées, et par conséquent aussi en elle même. Elle se sentit si misérable, si nulle et si plate, qu’elle ne se crut pas même déshonorée lorsqu’elle se livra aux embrassements crapuleux d’un Napoléon III. Ce marriage et ses conséquences l’achevèrent. Elle devint la plus vile courtisane, la plus misérable esclave parmi toutes les nations. Il est une loi morale également applicable aux nations comme aux individus, d’après laquelle, plus grande est <une nation et plus un individu> la hauteur à laquelle ils peuvent s’élever, et plus profonde est leur chute, lorsqu’ils tombent. La France était tombée bien bas.

La décadence était visible dans toutes les classes de la société française, sans excepter le prolétariat. Commençons par le clergé. Depuis longtemps il avait perdu la foi et ne constituait plus qu’une spéculation lucrative sur les faiblesses des femmes, sur les vices des hommes et sur l’ignorance des masses populaires. L’Eglise n’est plus qu’une immense compagnie anonyme d’exploitations de toutes rentes, dont les directions subalternes sont répandus dans le monde entier, mais dont la direction centrale se trouve à# |17 Rome. Avec la permission de Rome, qui y trouvait naturellement son profit, l’Eglise Française, rejetant même toute apparence de dignité et d’indépendance, était devenue un satellite très utile et comme le compartiment religieux de la police de l’Empire.

L’aristocratie française depuis longtemps s’était annulée. Son sentimentalisme romantique, catholique et légitimiste, pâle fleur de serre, artificiellement éclose entre deux révolutions, a passé vite, après avoir répandu autour de lui un parfum assez équivoque. On sentait à travers les manifestations <de sa> d’une fausse chevalerie, le milliard [intercalé: qu’elle avait] partagé aux premiers jours de la Restauration et qui <n’avait pas suffi> ne s’est pas trouvé suffisant pour lui rendre son antique prospérité, fondée uniquement sur le majorat et sur la <corvée> corvée. Les conditions <économiques> matérielles de la société moderne l’ont tuée plus encore que la révolution politique, <qui d’ailleurs> cette dernière devant être considérée d’ailleurs moins comme la cause, que comme la conséquence d’une lente mais complète transformation économique, dont le <fond> <sens peut être résumé en ces mots: le> résultat se laisse résumer par ces mots: le règne du capital bourgeois, commanditaire du travail salarié du prolétariat, remplaçant le regne de la propriété <[ill.] nobiliaire de la bourg> nobiliaire exploitrice du travail forcé des paysans asservis. Appauvris, désorientés, annulés, les malheureux descendants de l’antique chevalerie et de la moins antique courtisanerie de la France firent une bien triste figure déjà sous le règne de Louis Philippe. Les plus sages parmi eux, prenant bravement leur parti, s’étaient jeté dans la bourgeoisie et cherchèrent à refaire leur fortune par le commerce, par l’industrie et par la spéculation bourgeoise – D’autres allèrent chercher fortune auprès des cours étrangères. Une partie s’étiola lentement dans ses châteaux <à d> ruinés aux trois quarts. Une autre, plus aventureuse et plus riche, passa son existence dans les clubs, la partageant entre les chevaux et les femmes du# |18 demi-monde. Enfin, une phalange assez compacte et toujours grossissante de rénégats, oubliant ses serments, se donna ou se vendit au service de l’Etat. La diplomatie, l’armée et l’administration de Napoléon III en fut pleine.

[en marge: Employé]

<<La bourgeoisie – oh! cette chère bourgeoisie – elle aussi avait <brisé> brisé <ses idoles> toutes ses idoles. Elle avait été esprit fort, libérale, révolutionnaire. Elle avait héroïquement combattue, elle avait cherché ardemment la vérité, la justice et la liberté. Elle avait proclammé les droits de l’homme et du citoyen. Plus tard, sous la Restauration, elle [intercalé: avait] conspiré avec les généraux Manuel, Foix, Lafayette, avec Guizot, avec Cousin, avec Perrier, avec tous les chefs futurs de la réaction Orléaniste, avec les Bonapartistes de l’armée, avec les chefs plus dévoués et surtout plus sincères des loges populaires, au sein desquels <elle jure> <prête le [ill.] sollenel> elle avait juré solennellement, au nom de <Voltaire> Voltaire, <au nom de Diderot, de Rousseau> de Diderot, et de Rousseau, au nom de Mirabeau, de Danton, de St Just et de Robespierre, <la destruction des> <la démo> <de détrui> d’anéantir tous les <autels et> trônes et tous les autels. Arrivée au pouvoir, en 1830, elle ne renversa [intercalé: naturellement] ni les uns ni les autres; trouvant que les trônes étaient nécessaires pour <gar> lui garantir la jouissance exclusive de ses nouvelles conquetes, contre les aspirations importunes <des masses populaires, ses> du peuple, son allié, son bras d’hier, et son ennemi, son esclave, <aujour> son ouvrier salarié aujourd’hui; et que les autels étaient également très utiles, parcequ’à défaut de satisfaction terrestre il fallait <lui donner> donner à ces malheureux journaliers des consolations célestes; “parceque la religion est absolument nécessaire pour le peuple”.>>

Depuis 1830, la bourgeoisie française commença à se montrer déjà passablement croyante au point de vue religieux, et de plus en plus sceptique au point de vue# |19 des idées révolutionnaires, acceptant ainsi l’antique foi de l’aristocratie nobiliaire qu’elle avait remplacée et reniant sa foi propre. La littérature néo-romantique et romanesque de cette époque porte des traces évidentes de cette transformation réactionnaire <des> de l’opinion bourgeoise. Le grand courant humanitaire, émancipateur et révolutionnaire du XVIIIeme siècle s’arrêtte tout d’un coup. Les grands noms de Voltaire, de Diderot, de D’Alembert, de Condorcet, <sont à peine connus, et leur place remplié par ceux de Guizot, de Villemain, de Cousin, dans la science doctrinaire, [intercalé: doctrine plutôt métaphysique que scientifique] et dans la li> remplacés par ceux de Guizot, de Villemain, de Cousin, dans la doctrine métaphysique et fort peu scientifique, et dans la littérature par ceux de Lamartine, de Victor Hugo, d’Alfred de Musset, <de Balzac> de Balzac, d’Eugène Su, de Dumas, de Soulier, d’Alphonse Kar, de Théophile Gautier <et de beaucoup d’autres qui veulent et qui ne parviennent pas toujours de prendre place parmi eux> et d’une foule d’autres plus petits et qui forment une interminable queue après eux. En analysant les oeuvres les plus célebres de ces <bien petits> grands maîtres, qu’y trouverez vous?

Chez Guizot, chez Villemain, chez Cousin, qui ont été tous les trois, tour à tour, ministres de l’instruction publique, et qui à ce titre ont fondé et moulé pour ainsi dire l’éducation universitaire moderne de la France, Vous retrouverez sous mille formes et dans toutes les applications possibles, une tendance unique; celle de réconcilier la révolution avec la réaction, naturellement au profit de cette dernière. Mr Guizot par exemple, dans une brochure publiée en 1844 ou 45, Vous dit gravement que la France est fort heureuse de posséder en même temps le culte catholique et le culte protestant; parceque le premier est le représentant naturel du principe si nécessaire de la conservation et de l’ordre, tandis que le second représente le progrès. Mr Cousin à son tour, reprenant l’oeuvre de la philosophie scolastique du moyen âge, se tue à réconcilier la raison métaphysique# |20 avec la foi catholique.

En littérature, c’était le même juste milieu, la même sagesse prétentieuse, les mêmes sentiments de commande, ou plutôt la même indifférence pour toutes les idées et aspirations collectives, jointe à un déchaînement monstrueux des passions et des prétentions individuelles. Ce qu’on y rencontrait d’abord, c’était un faux enthousiasme pour le moyen âge, une exaltation étudiée pour les sublimes hauteurs de la foi et une admiration plus sincère [intercalé: et <surtout> très envieuse surtout] pour les magnificences <aristocratiques et royales> de l’antique royauté et de la vielle noblesse. On <sent> sait qu’en France, encore plus qu’ailleurs, tout bourgeois<ie> parvenu à la richesse, au pouvoir, devient une sorte de bourgeois-gentil’homme; il se donne volontier des airs de Marquis et se sent très heureux lorsqu’il peut s’allier par quelque mariage <l’antique aristocratie de France> à l’aristocratie déchue. Il s’efforce d’en adopter les habitudes, les manières, aussi bien que les sentiments et les idées, en tant que ces dernières ne sont pas contraires à ses intérets.

La littérature qui s’épanouit en France après la révolution de Juillet <était> devint la fidèle expression de cette tendance aristocratique-bourgeoise. Dans les salons de Paris où tous ces grands romanciers et poètes se faisaient un honneur d’être admis, il était de bon ton de manifester des sentiments très respectueux et très modérés tant en politique qu’en religion, et il y était considéré comme souverainement ridicule d’avoir des convictions soit révolutionnaires, soit anti religieuses. C’était bon pour les petites gens [intercalé: et] pour les petits esprits, <pour> bon pour la très petite bourgeoisie qui <avait> conservait encore quelques traditions du vieux culte de Voltaire. Au fond, romanciers et poètes ne croyaient à rien du tout et ne pensaient absolument rien sur toutes ces questions <qui leur> d’intéret général, qui leur <restaient> étaient aussi indifférentes qu’étrangères. Toutes les doctrines <, aussi># |21 et l’histoire elle même ne furent jamais considérées par eux qu’au point de vue [intercalé: des aspirations personnelles et] de la carrière malheureuse ou heureuse d’un petit nombre d’individus privilégiés, soit par <le> leur talent, soit par <le talent> leur <la> fortune ou <par> par leur naissance.

Il y’eu pourtant une théorie qu’ils défendirent avec une passion et une persistance sérieuses. Ce <fut> fut la fameuse théorie de l’art pour l’art. Mais ils tinrent si fort, parceque ce culte exagéré de l’art, se résumait pour eux dans celui des artistes. C’était, à travers le prisme de l’art, l’adoration vaniteuse, maladive, exigeante et très intéressée de soi-même. C’était la patente qui ouvrait à leur ambition et à leurs prétentions personnelles les portes des honneurs et du monde. Lamartine, a force de chanter sur sa lyre toujours fausse des hymnes au bon Dieu et à sa propre importance méconnue, n’a-t-il pas fini par devenir un grand homme de France, helas! pour le malheur de la France, car il n’a pas peu contribué à tuer la Révolution de 1848. D’autres qui vivent encore ont suivi son exemple.

Les dix-huit ans qui <ont séparé> séparèrent la Révolution de Juillet de celle de Février ont présenté le tableau d’une véritable orgie de vanités, <d’ambitions> de prétentions et d’ambitions littéraires. Ce fut une véritable course au clocher! Qui arrivera le premier, qui aura le triomphe? <le succès?> Qui <saura> sera assez heureux pour fixer sur lui même, ne fut-ce que pour un seul jour l’attention du Tout-Paris? Dans cette lutte acharnée, l’idée, l’intérêt collectif ne comptaient pour rien, il n’en était pas même question; le succès personnel, <était tout> à quelque prix et sous quelque bannière que ce fut, était tout. Il se forma ainsi à Paris tout un monde de littérateurs et d’artistes, quelques centaines, que dis-je quelques milliers de jeunes gens, <ne> vivant de jour au jour du travail de leur plume ou de leur pinceau, menant une existence très précaire, le plus souvent misérable, plus misérable sans doute que celle des ouvriers de Paris, mais dorée de rêves ambitieux. Au sommet de ce monde il y’avait le Princes de la littérature et de l’art, célèbres, repus, fêtés, forçant les portes de l’académie et même# |22 de la Chambre des pairs. En bas, il y avait la Bohème, plus qu’à demi affamée, faisant beaucoup d’esprit chaque jour pour gagner un pauvre diner et se nourissant des brillantes promesses d’un lendemain qui n’arrivait jamais. Dans tout ce monde de l’intelligence parisienne, il n’y avait qu’une seule religion réelle et sincère: la religion du succès, d’autre idée que celle de la gloire personnelle, d’autre préoccupation que celle de produire de l’effet.

La démoralisation était donc on ne peut plus complète. Relisez avec attention les romans et les recueils de poésie les plus célebres <de cette époque> comme les moins connus de cette époque et à travers l’entortillement de phrases souvent très brillantes et des effets dramatiques les plus saisissants, vous retrouverez partout le même idéal, un idéal très plat, très bourgeois, très brutal: devenir <riche, mill> millionnaire, habiter un palais, diner au café anglais, rouler carrosse, être admiré et envié du Tout-Paris, et coucher avec <une Duchesse ou une Marquise au moins> quelque Princesse ou Duchesse descendue d’en haut pour embaumer l’existence tourmentée <du> d’un pauvre grand poète méconnu; ou à leur défaut au moins avec une <quelque> moins illustre mais plus compatissante Marquise ou Comtesse. Quant aux simples baronnes, on en faisait déjà fi, le premier Napoléon ayant trop encanaillé ce titre, jadis nobiliaire.

On conçoit, qu’animée de telles prétentions, la littérature de cette époque dût rester parfaitement indifférente et même se montrer hostile au mouvement ascendant et aux aspirations progressives des masses populaires. Même dans la Bohème artistique et littéraire, dont la misère affreuse, parait-il, aurait dû<t> ouvrir l’esprit et le coeur, cette indifférence et cette hostilité <étaient complètes> <aussi complètes pour> étaient aussi complètes que chez les plus célebres représentants de la littérature et des arts. “Il est impossible que tous parviennent!” – Voila les paroles, empreintes d’une#

titre: L’Empire Knouto-Germanique et la Révolution Sociale. Fragments et variantes. Fragment O.

titre de l’original:

date: novembre 1870 – avril 1871

lieu: Locarno

pays: Suisse

source: Amsterdam, IISG, Archives Bakunin

langue: français

traduction:

note: Manuscrit pp. 146-167. Texte écrit entièrement sous forme de note.

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<-ternationalité, l’universalité humaine au sérieux.>

Je ne dirai jamais aux Slaves: unissez vous aux travailleurs de l’Allemagne pour fonder avec eux un grand Etat national – et tout grand Etat, à moins d’être universel, c’est à dire à moins d’être la réalisation du rêve monstrueusement despotique des Napoléon, des Charles Quint, ou à moins de signifier l’abolition de tous les Etats et de l’idée, de l’institution même de l’Etat, l’abolition de toute domination politique [intercalé:, et de toute exploitation juridique,] selon le programme des socialistes révolutionnaires <des partisans de l’anarchie politique et juridique et de l’organisation sociale libre>, tout grand Etat doit être nécessairement national. Je ne leur dirai <jamais> donc jamais de s’unir aux ouvriers de l’Allemagne pour fonder un grand Etat allemand, cet Etat fut-il même une république, ce qu’il n’est [intercalé: pas] et ce qu’il ne sera jamais que dans les rêves des <démocrates-socialistes> théoriciens du parti de la Démocratie socialiste, et s’appela-t-il même l’Etat populaire, “der Volkstaat”.

Non, je ne le leur dirai jamais, et pour bien des raisons: La première, c’est que si je voulais donner ce conseil fatal aux Slaves, les Slaves ne m’écouteraient pas. Ils se moqueraient de moi et ils repousseraient mon conseil avec indignation, avec une colère aussi légitime que profonde. Ils en ont assez de la domination allemande. Voici bientôt dix siècles qu’ils en éprouvent les délices: Exterminés<,> ou réduits au plus affreux esclavage, brutalisés, pillés, conspués, insultés par leurs conquérants <abhorrés> détestables, représentants fidèles de cette domination <et> ou de cette civilisation allemande, tantôt catholique tantôt protestante, tantôt nobiliaire et tantôt bourgeoise, mais toujours également méprisante et impitoyable. S’il est quelquechose qu’ils abhorrent du fond de leurs âmes, avec une passion historique instinctive, profonde unanime, des bords de l’Adriatique et de la mer Noire jusqu’à la mer Blanche, c’est l’Etat, c’est l’Empire des Allemands. Contre une telle passion, développée par mille ans d’esclavage et de malheur, il# |2 [verso de la page précédente: Slaves Slaves-XI# |3 <n’y a point de propa> n’y a point de propagande qui tienne. Elle ne peut être vaincue que par un fait immense d’émancipation universelle et de justice internationale: par l’abolition de tous les Etats. Mais tant qu’il y’aura un Etat allemand, et ce qui veut dire la même chose, tant qu’existera la prétention des allemands de dominer et de civiliser les Slaves, au nom de quelque principe que ce soit, les Slaves seront les ennemis des Allemands.

Ils <tellement> le seront tellement, que, par haine de l’Etat allemand, ils chercheront toujours, malgré <même> l’exemple <si pitoyable> terrible de la Pologne et de la petite Russie, qui aurait dû leur servir d’avertissement, la protection du gouvernement de St Petersbourg; et <ils peuvent> qu’ils pourront même finir par se jeter bêtement entre les bras de cet Empire de Toutes les Russies, qui n’est rien lui-même qu’un Etat allemand mal masqué, une réalisation en grand <<sur le dos d’une qunatité de peuples slaves et non slaves, indifféremment agglomerés et soumis au même Knout tartare et <au même [ill.]> même discipline <de [ill.] prussien> prussienne>> du détestable principe politique et bureaucratique des allemands, sur le dos d’une quantité de peuples slaves et non slaves, indifféremment agglomérés en son sein et soumis, <<au même Knout tartare, <et à la> aussi bien qu’au même discipline prussienne>> les uns et les autres, au même Knout tartare et à la même discipline prussienne.

J’observe, par parenthèse, que les Allemands m’en veulent beaucoup de ce que, toutes les fois que je parle de la Russie et des influences malfaisantes qui l’ont réduite à l’état miserable dans lequel elle se trouve présentement, je joins toujours ces deux termes: tartare et allemand, en mettant un troisième terme, celui de Byzance, comme un trait d’union entre eux, au milieu. Je comprends que cela leur soit désagréable; mais vraiment il m’est impossible de faire autrement, car la mise# |4 en présence de ces termes est conforme à la plus sévère justice et à la plus stricte vérité historique. Voyons, les Allemands (et je comprends toujours sous ce terme les bourgeois, la noblesse, toute l’Allemagne patriotique, officieuse et officielle, jamais le prolétariat, qui constitue l’avenir, non le présent de l’Allemagne) – les Allemands ont-ils le droit de s’offenser maintenant si on les compare avec les Tartares. Quels crimes, quelle férocité affreuse, quelle insulte à l’humanité, trouvent-ils dans l’histoire, dans les faits et gestes de ces barbares, qu’ils n’égalent et qu’ils ne surpassent aujourd’hui? Comparez les horreurs des invasions passées des Huns et des Mongols, avec celles de leur invasion actuelle en France. Je les défie de me montrer l’ombre d’une différence. Les actes sont les mêmes; c’est la même atrocité impitoyable: Ce sont les mêmes massacres, <les mêmes exterminations> l’incendie des villages et des villes, l’extermination des populations, le viol, le pillage, en un môt tout, absolument tout ce qu’ont fait les Tartares. C’est la même ignorance de l’humanité. Mais non, sous ce rapport le seul où il y’ait différence, tout l’avantage est en faveur des Tartares. <Chez eux> Ceux là ont réellement ignoré l’humanité; les allemands ne l’ignorent pas, mais ils la renient; Chez eux, c’est la négation consciencieuse et scientifique de l’humanité. Tous ces généraux, tous ces officiers <je ne parle pas des Princes et des rois> – que dis-je; une bonne partie de ses soldats, parmi lesquels il y’a une masse de bourgeois, – tous les habitants de l’Allemagne faisant partie de la Landwehr, au moins en Prusse – et combien n’y a t-il pas <ne> de volontaires bourgeois! – tous ces gens sont instruits; ils ont lu leur Schiller, leur Göethe, ils savent par coeur la théorie de l’humanité; par conséquent, ils sont infiniment plus criminels, <et> plus atroces, <en effet que> et plus infames, en effet, que les Tartares, qui n’ont péché eux que par ignorance. Les Tartares ont été cruels comme le sont les bêtes féroces, par convoitise, par <simple> bestialité naturelle <Les allem> et naïve. Les Allemands sont féroces avec une bestialité réfléchie. Ils savent que chacun de leurs actes est une négation# |5 atroce de tout ce <qu’il y’a de> qui doit être sacré pour les hommes; en commettant tous ces actes ils renient froidement et en pleine connaissance de cause leur propre humanité. Et pourquoi le font-ils? La réponse se fait d’elle-même: en laissant de coté leurs convoitises naturelles qui sont assez énergiques en effet, l’Allemand, [intercalé: malgré son air froid et posé,] était naturellement très brutal, et se montrant comme tel <toujours [ill.] tort> toutes les fois qu’il cesse de rêver, de chercher, ou lorsqu’il n’est point contenu par le joug salutaire de la loi – nous devons reconnaître qu’ils le font d’abord par servilité, parceque Sa Majesté le Roi le veut ainsi, et ensuite par patriotisme, parcequ’ils croient fonder par ces actes atroces la puissance de leur Empire knouto-germanique. La France doit périr, pour que l’Allemagne puisse vivre.

<Lisez toutes> Parcourez les brochures < ,tous> et les journaux qui se publient maintenant en Allemagne; vous y trouverez dans chaque ligne, cette pensée, ce sentiment, cet instinct. Jamais solidarité plus profonde n’exista entre l’Allemagne bourgeoise et l’Allemagne officielle. Excepté le noble Jacoby et le petit groupe d’hommes qui l’entourent, dans le monde proprement bourgeois de l’Allemagne, il ne s’est pas élevé jusqu’ici un seul cri d’indignation et de réprobation contre les atrocités [intercalé: sans nom et sans nombre] que les armées allemandes commettent chaque jour en France. La bourgeoisie allemande accepte avec bonheur, avec un élan d’indicible triomphe la solidarité du crime de lèze-humanité qui doit servir de base à la grandeur et à la future puissance de l’Allemagne. Le pacte de l’esclavage est conclu. L’Allemagne [intercalé: bourgeoise] ayant cessé de rêver et d’amuser le monde par ses rêves, <tout le monde, la voyant maintenant dans> tout le monde peut voir maintenant ce qu’elle [intercalé: est] en effet; <et> chacun la jugera comme l’ont jugée depuis longtemps les peuples slaves; <et dira comme nous> chacun reconnaîtra que c’est un esclave envahissant et féroce par vocation, par système et par goût; et que# |6 [verso de la page précédente] atroce de tout ce qu’il y’a de juste, de sacré pour les># |7 par conséquent, il n’est point d’organisation politique plus rétrograde ni plus dangereuse pour la liberté de l’Europe que la sienne. Ce n’est point la Russie, Messieurs les Patriotes allemands, c’est Votre patrie, c’est Vous, c’est Votre Empire Knouto-Germanique, embrassant tous les pays, où la langue des allemands-esclaves chante <les [ill.]> la gloire du bon Dieu dans le ciel et <celle> du roi de Prusse, votre empereur, sur la terre, c’est l’Allemagne désormais grande, glorieuse et puissante, qui est devenue le centre de toutes les réactions <en Europe> et de toutes les négations de l’humanité en Europe.

Vous avez perdu le droit de Vous plaindre si l’on Vous compare aux Tartares; ce sont les Tartares qui ont celui de protester contre cette comparaison qui, d’ailleurs, tourne décidemment en leur faveur. Ne nous parlez plus des magnificences de Votre civilisation, des triomphes de Votre industrie, de Votre science profonde, de Vos arts, de la civilité de Vos rapports publics et privés, de Vos rêves humanitaires, de Votre poésie et de Votre philosophie transcendante. Tout cela Vous condamne, car au milieu de toutes ces magnificences Vous avez conservé Votre brutalité, Votre servilité, Votre férocité d’esclaves; et puisque Vous avez pu atteindre un si haut degré de culture intellectuelle, sans devenir plus humains et plus libres, c’est que certainement Votre nature et toute Votre histoire, Vous ayant formé pour cet esclavage, Vous ont condamné à n’être jamais que des vils instruments de despotes.

Il est évident que le prolétariat Slave ne pourra jamais donner la main au prolétariat allemand, tant que ce dernier n’aura pas définitivement rompu toute solidarité avec cette Allemagne politique, officielle et bourgeoise. C’est très beau, très noble, très juste de sa part de protester contre la politique absolutiste du Ct de Bismark# |8 et contre les atrocités commises journellement en France par les 600,000 ou 700,000 allemands de classes différentes, nobles, bourgeois, ouvriers et paysans enrégimentés sous les drapeaux de <féroce> Guillaume 1er le féroce. Mais ce n’est pas assez. Il faut qu’ils repoussent le principe même dont ces atrocités et cette politique ne sont rien que les conséquences naturelles, fatales, nécessaires. Et ce principe, c’est celui de la domination politique en général, de l’Etat; car un Etat n’est sérieux que lorsqu’il constitue une grande puissance politique; mais toute puissance politique est nécessairement oppressive, à l’intérieur, et envahissante, à l’extérieur. <<<Il faut que, pour commencer, ils renoncent au moins, toutement, explicitiement, à toute idée, à toute tendance indirecte ou directe de domination sur les peuples slaves.> Et lorsqu’>> Et lorsqu’elle rencontre la résistance, des obstacles, elle devient tout aussi nécessairement <féroce> barbare et cruelle. La puissance politique est toujours une bête féroce qui n’est généreuse que lorsqu’elle est repue, et qui ne l’est pas encore toujours, même dans ce cas. La puissance politique suppose nécessairement l’existence d’une grande armée permanente, aveuglement dévouée au chef, soit individuel, soit collectif de l’Etat; et l’existence des armées permanentes a pour corollaire inévitable, à l’intérieur l’esclavage, à l’extérieur la guerre avec toutes ses conséquences cruelles; car une guerre humaine est un de ces rites ridicules qu’il faut laisser aux philantropes. Toutes les guerres sont barbares, les unes davantage, les autres moins; les allemands, par exemple, ont élevé les horreurs de la guerre à leur plus haute puissance, mais quelque humain qu’on veuille être, on ne pourra jamais faire la guerre sans horreurs. Donc, l’esclavage du prolétariat au dedans, la guerre soit de défense, soit de conquête au dehors, voila les conditions fondamentales de l’Etat. “En fait d’Etats, ai-je dit une fois, il n’y a de vertueux que les Etats impuissants, et encore sont-ils bien criminels dans leurs rêves!”

L’utopie des ouvriers du parti de la Démocratie Socialiste# |9 en Allemagne, consistant à vouloir ou plutôt à rêver un grand Etat populaire qui, tout en constituant une véritable puissance, ne serait ni oppresseur, ni exploiteur au dedans, ni conquérant, ni pillard au dehors, apparait donc comme un véritable non sens. Issu du suffrage universel, il ne serait d’ailleurs populaire que de nom, le système représentatif, le seul possible dans un grand Etat étant toujours une fiction et un mensonge. Aucune assemblée de représentants élus [intercalé: même directement] par le peuple ne représentera jamais les réelles aspirations et les besoins multiples du peuple, mais toujours quelque abstraction politique prise en dehors <du peuple> des masses; et derrière cette abstraction il y’aura toujours l’intéret de quelque classe privilégiée. Car si l’on parvenait même à exterminer tous les individus qui forment les classes <actuelles> privilégiées de la société moderne, l’Etat [intercalé: soi disant populaire] en créerait nécessairement une nouvelle. L’Etat n’étant autre chose que la <domination> domination, et aucune domination ne pouvant se réaliser sans classe dominante. Au besoin ce seraient les Elus <mêmes du peuples> mêmes et les différents fonctionnaires de l’Etat et du peuple qui <finiraient> finiraient par la former tôt ou tard.

Au reste c’est une affaire qui regarde exclusivement <les allemands> le prolétariat allemand; le prolétariat slave n’a pas à s’en mêler. Seulement il se défiera nécessairement d’un grand Etat allemand, s’appela-t-il même l’Etat populaire, parcequ’averti par l’expérience aussi bien que par son instinct, il comprendra que, [intercalé: de l’existence] d’un Etat en général, et particulièrement d’un Etat allemand, il ne peut résulter pour lui qu’oppression et exploitation. Jamais, les Allemands en peuvent être certains,# |10 [verso de la page précédente] en Allemagne, consistant à vouloir ou plutôt à rêver un grand Etat populaire qui, tout en constituant une grande puissance, ne serait ni oppresseur, ni pillard au dessus, ni envahissant, ni conquèrant en dehors, apparait donc comme un véritable non sens. Issu du suffrage universel, il ne serait populaire# |11 aucun pays, aucune portion d’un peuple slave quelconque ne consentira librement à faire partie d’un Etat allemand quelque populaire que puisse être son titre. La première condition, la condition sine qua non d’une alliance sérieuse entre le prolétariat allemand et le prolétariat slave sera donc nécessairement celle-ci: il faut que les travailleurs de l’Allemagne renoncent hautement, explicitement, à toute idée, à toute tendance directe ou même indirecte d’exercer une domination quelconque sur les peuples slaves, et que, sans <renoncer la moins> sacrifier les droits des populations allemandes qui habitent actuellement dans les <pays ci devant slaves> pays slaves, ils proclamment solennellement le droit de la plus petite commune slave de ne point entrer <dans> contre son gré dans l’organisation politique des Allemands, ou d’en sortir <à son gré> aussitôt qu’elle en éprouvera le désir.

A ce compte là, l’alliance est possible, mais pas autrement. En un mot, il faut que les ouvriers de l’Allemagne, cessant de <faire> former un parti allemand, national, se constituent franchement en Association Internationale, et que les ouvriers allemands de l’Empire d’Autriche surtout, les seuls avec lesquels les ouvriers slaves ont des rapports immédiats, reviennent au programme si humain et si large qu’ils avaient proclammé en 1868, mais qui depuis qu’ils sont entrés dans le Parti de la Démocratie Socialiste s’est considérablement retréci et <appauvri> appauvri.

Les ouvriers slaves doivent-ils <chercher l’Alliance des> s’allier avec les ouvriers allemands? Sans doute, qu’ils le doivent. Rendre le prolétariat de l’Allemagne responsable de toutes les <maux> <agressions> agressions, de toutes les injustices, de toutes les oppressions, de toutes les atrocités en un môt que, pendant un si grand nombre de siècles, les différents gouvernements et les différentes classes privilégiées de l’Allemagne ont commises <dans> # |12 contre les populations slaves, serait souverainement ridicule et injuste. Les travailleurs allemands ont été toujours les victimes et jamais les complices de ces mêmes oppresseurs et de toutes ces infamies allemandes. Les germanophobes aveugles ou intéressés, les partisans du Panslavisme Tzarien, dont le nombre n’est malheureusement pas petit dans les pays slaves de l’Autriche, leur diront sans doute que le prolétariat allemand a toujours servi, – soit comme travailleurs, par la concurrence qu’ils ont faite au travail du prolétariat slave, soit comme soldats, – d’instrument à l’oppression germanique. Mais à ce point de vue le prolétariat slave est aussi coupable que le prolétariat de l’Allemagne; car lui aussi a fourni des dizaines et des centaines de milliers de soldats ou de machines de guerre brutales, aveugles, stupides<,> aux Empereurs d’Autriche qui s’en sont servi pour <opprimer> asservir tour à tour l’Allemagne, l’Italie, la Hongrie et les pays slaves eux-mêmes. Les Croates de Wallenstein et de Tilly qui <ont> avaient commis <toutes> <tant d’horreurs> toutes ces horreurs devenues historiques, mais surpassées aujourd’hui, il est vrai, par les horreurs allemandes, et qui <ont> avaient saccagé, incendié, massacré l’Allemagne et la Bohême, au XVIIeme siècle, ces braves soldats Croates <étaient> furent des Slaves. Ce sont les soldats Croates <et>, Tchechs, Polonais et Serbes qui ont constitué la majeure partie des armées féroces de Radetzki, de Windischgrätz et de Hainau, en 1848 et 49. Donc sous ce rapport, les ouvriers ne peuvent rien reprocher aux ouvriers de l’Allemagne, rien qu’ils n’aient fait, plus de cent fois, eux mêmes.

Sous ce rapport, les masses populaires de tous les pays, sans en excepter aucun, sont ou également innocentes, ou également coupables, selon le point de vue qu’on prendra pour juger leurs actes: toutes également ont servi tour à tour d’instruments aux despotes et contres les populations étrangères et contre elles mêmes. Toutes ont commis# |13 une infinité d’actes atroces, au service et pour la plus grande gloire de leurs Etats respectifs. Les peuples, assujetis comme chair à gouvernement, à l’Etat, à quelque Etat que ce soit, monarchique ou républicain; les masses enrégimentées dans les armées permanentes ou non permanentes de l’Etat – la Landwehr prussienne n’est point une troupe permanente, et elle n’en est point moins disciplinée et féroce; ces peuples et ces masses ne pourront jamais en effet être rien que des instruments [intercalé: d’exploitation,] d’asservissement ou d’extermination barbare, <entre les mains de leurs chefs ambitieux et cupides> contre tous, et contre eux mêmes entre les mains de quelque classe ou de quelques chefs ambitieux et cupides.

Voyez ce qui se passe aujourd’hui même en France. La république y est proclammée; et que prêchent les chefs du gouvernement de la Défense nationale aux soldats, que leur commandent-ils? La discipline, l’obéissance aveugle à leurs officiers, à leurs généraux, la soumission absolue à la sainte hiérarchie militaire, sans lesquelles disent-ils, <non> avec beaucoup de raison, aucune armée régulière n’est possible. Mais alors, si l’officier ordonne de tuer, le soldat doit tuer; s’il lui ordonne de piller, il doit piller; s’il lui ordonne de tourner les bayonettes contre le peuple, il doit massacrer le peuple, dût-il rencontrer son père et son frère dans le peuple; s’il lui ordonne de se faire battre par les Prussiens et de livrer la France au coquin Bonaparte, il doit trahir et perdre la France. <voila dans sa vérité la discipline militaire> Telles sont les conséquences naturelles, nécessaires de la discipline militaire. Si le soldat raisonne, il détruit la discipline, il détruit l’armée, il détruit l’Etat. S’il ne raisonne pas, il devient une machine aveugle et féroce entre les mains de l’Etat.

Tant qu’il y’aura des Etats, les peuples, enchaînés par leurs propres mains, asservis par leurs propres enfants enrégimentés sous les drapeaux de# |14 l’Etat, continueront de commettre toujours des crimes les uns contre les autres. Que doivent-ils donc faire pour ne plus en commettre et pour cesser d’être eux-mêmes les victimes de cette puissance malfaisante de l’Etat qui s’est élevée sur leur dos.

Avant tout, ils doivent mettre fin à leurs récriminations mutuelles qui sont aussi inutiles, que ridicules et odieuses. Ils doivent reconnaitre que tous les peuples – et par ce mot, j’entends les masses populaires, le prolétariat, les travailleurs, les ouvriers des villes et les paysans, non les classes privilégiées, ni la noblesse, ni la bourgeoisies, qui sont les vraies, les seules coupables – ils doivent donc reconnaitre que toutes les nations sont également innocentes ou coupables; que toutes ont beaucoup d’offenses à pardonner et beaucoup de crimes à se faire pardonner. Ils doivent s’appercevoir enfin que ce sont precisément et uniquement les représentants des classes dominantes ou privilégiées, des classes de l’Etat, qui s’efforcent d’entretenir et de développer en leur sein les préjugés nationaux et les haines nationales; de là à comprendre que ces préjugés et ces haines ne peuvent servir que les intérets <des classes oppressives de l’Etat> de ces classes, il n’y a pas loin. Et une fois cela compris, que reste-t-il à faire? à se donner la main, à fraterniser, à s’unir dans une action commune; pourquoi-faire? Pour détruire les Etats – Oui pour <anéantir> détruire tous ces maudits Etats nationaux ou même <internation> internationaux (comme l’Autriche) qui les ont [intercalé: séparés,] asservis, abrutis, <en les trans> et les ont transformés en des instruments de despotisme contre tous et contre eux-mêmes.

<La vraie liberté,> L’émancipation reelle des masses populaires, la vraie, <liberté,> la large, l’universelle liberté, le triomphe du monde humain sur la bestialité inhérente aux Etats, n’est qu’à ce prix. Et voila ce que les Slaves doivent comprendre. Ils doivent se# |15 défier de tous ses habiles politiciens, de tous ces ultramontains et aristocrates autrichiens et de tous ces bourgeois allemands travestis en patriotes slaves qui font briller à leurs yeux les futures grandeurs d’un grand Etat slave, soit Tchech, soit Serbe, soit panslaviste russe. Ils doivent comprendre que l’Etat, dont le principe même, comme j’essayerai de le prouver plus bas, est incompatible avec toute la nature et par conséquent avec la mission historique des peuples slaves; que tout Etat, slave ou non slave, ne pourra jamais être rien pour les masses populaires qu’une prison, ou une montagne écrasante élevée par le privilège et par l’exploitation sur leur dos.

Les [intercalé: peuples] Slaves, je n’en doute pas, comme jadis les peuples germains, ont un grand avenir devant eux. Ce n’est pas en vain qu’ils ont souffert un esclavage de mille ans, et qu’au milieu de tous les tourments et de toutes les <abrutissantes> abrutissantes influences de cet esclavage, ils ont su conserver dans leur intégrité leur nature, leurs <moeurs communales> langues, [intercalé: si ressemblantes, sinon identiques,] leurs moeurs communales, leur caractère essentiellement agricole, leurs aspirations anarchiques, leur haine profonde contre tout <ces représentants> ce qui représente le pouvoir et contre le principe même de l’autorité; et surtout ce large sentiment de fraternité qui <constitue> <[ill.]> est le trait distinctif de toutes les populations slaves – en un môt, toutes ces qualités et toutes ces tendances qui forment un contraste absolu avec l’Esprit de la civilisation catholique et protestante, féodale et bourgeoise de l’Occident.

A l’heure qu’il est, ce vieux monde Occidental est évidemment en train, non de mourir, comme le disait feu mon illustre compatriote Alexandre Herzen(a)

[[(a) Ce fut là précisément l’un des points principaux, sur# |16 [suite de la sous-note] lequel j’ai été toujours profondement séparé de Herzen, qui [intercalé: ne] fut révolutionnaire que <de bût> de cerveau, jamais de coeur. Si je n’avais voulu considérer comme lui, dans l’Occident, que le monde civilisé, bourgeois, officiel, j’aurais certainement <que> dû conclure avec lui que l’Occident, au point de vue intellectuel et moral est bien mort et que sa mort matérielle n’était plus qu’une question de temps. Ce que Herzen n’a jamais pu ni voir, ni comprendre, probablement parcequ’il a été lui même entièrement, moins la tête pourtant, un bourgeois, c’est qu’au dessous de cette civilisation épuisée et condamnée à mourir, il y’a un monde nouveau; nouveau dans ce sens qu’il n’a point encore abusé ni même usé de la vie et que par ses intérets mêmes il représente<nt> les intérets de l’humanité tout entière – C’est le monde des travailleurs, y compris les ouvriers des villes et les paysans.# |17 [suite de la sous-note] Voila le monde <barbare> de l’avenir, le monde barbare prédestiné à transformer et à rajeunir l’Occident.]],# |18 mais de se transformer. <c’est le monde bourgeois, hérétier> Ce qui meurt,# |19 <c’est le monde bourgeois, l’héritier du monde catholique et féod> c’est le monde bourgeois, l’héritier du monde catholique et féodal, et fondé lui-même sur la double centralisation: économique, des capitaux exploiteurs, et politique, des Etâts oppresseurs. Ce qui meurt avec lui, c’est cette vielle civilisation tour à tour catholique, protestante et métaphysique, conquérante et juridique, et toujours violente, toujours envahissante, oppressive, toujours fondée sur l’asservissement, soit cyniquement avoué, soit masqué des masses populaires; une civilisation qui, parcequ’elle a changé de formes, de phrases, de mensonges, de prétextes, s’est appelée moderne, mais qui est aussi vielle que l’histoire, aussi vieille au moins que le monde chrétien; une civilisation<,> qui, malgré sa métaphysique largeur et son humanité apparente, continuant de sacrifier systématiquement, et aujourd’hui plus que jamais, l’homme à la chose, le producteur au produit, le travail au capital, <ignore l’homm> <ignorant l’ho> ignore l’homme et ne connait que le citoyen, et qui, fidèle à son principe, ne reconnait le titre et n’accorde réellement les droits de citoyen# |20 qu’au petit nombre de ceux qui possèdent et qui s’enrichissent <et qui [ill.]> par l’exploitation du travail d’autrui, n’en laissant tout au plus quelques bribes qu’à leurs intermédiaires, serviteurs et agents les plus privilégiés, mais qui en exclue dans le fait, malgré tous les mensonges du suffrage universel, l’immense majorité, les millions d’hommes dont ces bien-heureux exploitent le travail. Voila ce qui est condamné à mourir. Bien moins fortement constituée que sa soeur ainée, la civilisation catholique et féodale, la civilisation bourgeoise protestante, métaphysique, juridique et économique, fondée exclusivement sur la toute-puissance du capital, <se meurt> à peine montée au pouvoir, se meurt déjà d’inanition intellectuelle et morale, minée lentement par une terrible contradiction intérieure. <Elle s’était annoncée au milieu des tempêtes révolutionnaires de 1789 à 1)

Elle s’était annoncée au milieu des tempêtes révolutionnaires de 1789 à 1794, avec ces trois grandes paroles inscrites sur son front: Liberté, Egalité, Fraternité, comme l’émancipatrice, comme la pacificatrice, comme l’organisatrice définitive de l’humanité; mais plus fidèle à son principe réel qu’à ses rêves, d’abord, sincèrement généreux, elle a dû finir par établir sa puissance, sa prospérité, son existence même, à l’intérieur, sur la misère et sur l’abbêtissement systématique des masses, à l’extérieur, sur la guerre; c’est à dire sur le principe politique <des Etats> de l’Etat. Dèlors, tourmentée par sa mauvaise conscience, condamnée, paralysée, annulée par cette opposition <intérieure> fatale et pour elle insoluble, qui# |21 existe entre sa réalité et ses rêves, la civilisation bourgeoise est devenue, aux yeux mêmes de ceux mêmes qui la défendent, les uns par intéret ou par profession, les autres par mauvaise habitude, une <mens> phrase banale, un mensonge impuissant, une hypocrisie dégoutante. <Le monde bourgeois se meurt> Elle se meurt, emportant avec elle dans sa tombe ses croyances, ses idées, <comme un vieil auteur blasé> comme une vieille actrice <fatigué> congédiée qui emporte ses vieilles fripes, <ses> ses costumes fanés.

Oui, ce monde bourgeois qui, il y’a quatre-vingt ans, ou même seulement quarante ans à peine, était si intelligent, si hardi, si révolutionnaire, si puissant de pensée, de passion, de foi, d’initiative et d’action, aujourd’hui il est devenu impuissant et bête. Il craint de vivre, il n’ôse plus regarder en avant, ne voyant devant lui que l’abyme, derrière lui un autre abyme, et ne pouvant reculer, au milieu du mouvement général qui l’emporte, il se crampone au présent, il veut rester stationnaire. Comme Josué, [intercalé: la biblique mémoire,] il aurait voulu pouvoir arrêter le mouvement du soleil.<Ayant au fond sa religion, sa conscience, sa foi dans les principes, [intercalé: sa confiance,] il ne croit plus même à son droit perdu tout>

Il n’y a plus dans ce monde ni religion, ni foi, ni principes, ni sanction morale, pas même la conscience de son droit. Au milieu de cette banqueroute <générale de l’esprit et de coeur, au milieu de cette ruine complète de son monde idéel> intellectuelle et morale si complète, il ne lui reste qu’une seule chose, le fait brutal et nu. La propriété, la richesse, les avantages ou privilèges sociaux, ou pour résumer tout cela en quelques mots: le pouvoir, non le droit, de s’enrichir par le travail d’autrui. Ce fait brutal, sans base morale, sans idée, et même sciemment contraire aujourd’hui à toute morale et à toute idée, voila désormais tout son être, l’arche sainte, le sanctus sanctorum, <lesw bourgeois sont capables> pour défendre lequel,# |22 les bourgeois sont encore capables de déployer une immense énergie.

Cette énergie, il ne faut pas s’y tromper, elle est certainement nulle comme capacité de comprendre ou de créer un monde nouveau, mais elle est encore très sérieuse, très sérieuse, lorsqu’il s’agit de conserver l’organisation sociale qui existe. Ce que nous voyons en France aujourd’hui, en est une preuve nouvelle. La bourgeoisie, cette fois encore, se montre plus forte que le prolétariat; non sans doute pour le bien, mais pour le mal. Non pour le salut de la France, mais pour la conservation de ses odieux privilèges, pour le salut de ses poches, au risque de perdre la France. A part les avantages immenses que lui donnent ses loisirs, sa fortune, sa liberté de mouvement, son instruction supérieure, et son habitude de gouverner, ou ce qui veut dire la même chose, de tromper les masses, la bourgeoisie a encore l’avantage de l’union.

Les ouvriers ne sont pas encore suffisamment orientés, pour pouvoir s’unir d’une manière vraiment efficace et puissante. Le prolétariat sent bien ce qu’il veut, mais il ne le sait pas encore; il ne se rend pas bien compte de ses propres aspirations, et incapable de <les> formuler [intercalé: ses instincts,] il ne voit pas toutes les conditions et les conséquences nécessaires des voeux qu’il exprime; de sorte que toutes les fois qu’il s’agit de passer des discours à l’action, il se divise: les uns vont d’un côté et les autres, la grande majorité, se laissant entrainer par des mensonges, des phrases et par des idées politiques qui formulent tout le contraire de ce qu’il veut, suivent encore l’impulsion des bourgeois.

Quant aux bourgeois, c’est tout à fait autre chose. Jamais ils ne furent si unis qu’ils le sont aujourd’hui. Pas même# |23 avant 1789, alors que l’union leur était commandée par la nécessité de prendre d’assaut la forteresse féodale et d’en chasser la noblesse qu’elle voulait remplacer. A cette époque, malgré cette nécessité, les bourgeois étaient capables encore de se laisser diviser par des croyances ou des opinions différentes, parcequ’ils avaient encore foi dans les idées. Ils y tenaient avec passion, capables de leur sacrifier leurs intérets mêmes, comme ils l’ont d’ailleurs prouvé <pendant la> maintes fois, pendant la révolution. Aujourd’hui sur cent bourgeois, il s’en trouvera à peine un qui donne un sou pour une idée. Il <y> se trouvera bien encore par ci par là quelques individus désorientés et perdus dans la classe bourgeoise qui s’attachent aux idées avec un certain degré de passion; un plus grand nombre encore qui s’amusent à s’imaginer qu’ils ont telle conviction, telle idée, comme il y’a beaucoup de chrétiens de nos jours qui, se faisant illusion sur eux mêmes, croient qu’ils ont la foi. Il<y’> y’a enfin la jeunesse étudiante, bourgeoise sans doute par son avenir, mais non encore par son présent, et qui n’étant pas encore définitivement enchaînée par sa position aux intérets de sa classe, est capable encore de partager des convictions plus ou moins généreuses. Mais la masse des bourgeois ne considère plus toutes les idées religieuses, métaphysiques, morales, politiques et juridiques, que comme un tres commode paravent, derrière lequel, à l’insu des masses stupides, ils peuvent mener à bonne fin leurs tripotages lucratifs.

Donc les idées ne peuvent plus diviser les bourgeois. Ce qui est capable de les diviser encore, c’est l’opposition des intérets. La lutte des partis bourgeois actuels, et je comprends dans ce nombre <l’E> l’Eglise et la noblesse actuelles, cette lutte en apparence si idéalement passionnée, n’a point d’autre sens. Il s’agit de savoir quels individus, quelles familles, quels groupes,# |24 quelles associations d’exploiteurs enlèveront le plus gros morceau de ce gauteau qu’on appelle le privilège de l’exploitation du travail populaire? Quel parti s’enrichira davantage au détriment du <peuple?> peuple? Voila certes une question qui peut bien diviser ce monde, et faire naître en son sein des haines atroces! Mais supposez qu’un étranger, un intru, vienne enlever d’un seul coup le gateau tout entier. Aussitôt toute cette guerre intestine s’apaise comme par miracle, les ennemis les plus acharnés s’embrassent et se donnent la main, s’unissant dans une alliance fraternelle, tous ces bourgeois furieux courent sus au voleur.

Le voleur, c’est la révolution sociale. Il n’y a pas de division bourgeoise qui puisse tenir contre elle. Dès qu’elle se montre, dès qu’elle menace seulement de se montrer, tous les partis bourgeois: légitimistes, orléanistes, Bonapartistes, républicains bleus et républicains rouges, Catholiques, protestants, déistes, panthéistes et athées, depuis Mr Veuillot, en passant par les Girardin, les Cassagnac, les Thiers et les Favre, en passant par toutes ces nullités qui s’appellent Picard, Pelletan, Jules Simon, Crémieux, Glais-Bizoin, jusqu’à Mr Gambetta lui même, tous ne forment plus qu’un seul homme, et cet homme, <est capable> ce bourgeois en fureur est capable de tout, capable même de sacrifier la France, pour sauver ce privilège d’exploitation, représenté par le capital et par la propriété, bases sacrées de la civilisation moderne.

Voila donc tout le secret de la force actuelle des bourgeois: <Devant> La révolution sociale les unit, tandis que différemment comprise, elle divise encore le prolétariat. L’apparition du spectre rouge rallume dans le coeur des bourgeois une énergie dont on ne les croirait plus capables; c’est le# |25 courage, la fureur, la frénésie du désespoir; c’est l’héroïsme d’un homme qui est la fois lache et avare, et qui se voit réduit à défendre plus que sa vie, sa poche. [intercalé: Le bourgeois attaqué dans sa poche devient terrible!] Nous l’avons vu à Paris, en Juin, 1848; <Le bourgeois dans ce cas> il ne doute plus, n’hésite plus; il frappe, il tue, il massacre, il devient capable <com> de bruler, comme les Prussiens, non des maisons sans doute, chose sacrée, mais des hommes vivants. Il voudrait boire le sang du prolétariat révolté. En présence <de cette> d’une résistance [intercalé: si] furieuse, le prolétariat ne déploye au contraire qu’une puissance d’attaque <tro> excessivement faible, paralysée et troublée par la désunion et le doute. La passion, la vraie passion révolutionnaire ne s’est point encore <suffissament> assez développée en son sein. Il n’a pas foi dans sa force et il n’est pas suffisamment convaincu de son droit. Son coeur est bien avec la révolution, mais les idées politiques, juridiques et sociales, empruntées en grande partie à l’Evangile des bourgeois, <l’entrainent> l’enchaînent encore à la réaction. Le bourgeois lui en impose, et il ne <se respecte> s’estime pas assez lui-même dans la personne de <ses frères> ses propres enfants. Telle est la cause de ses défaillances et de ses défaites actuelles.#

titre: L’Empire Knouto-Germanique et la Révolution Sociale. Fragments et variantes. Fragment P.

titre de l’original:

date: novembre 1870 – avril 1871

lieu: Locarno

pays: Suisse

source: Amsterdam, IISG, Archives Bakunin

langue: français

traduction:

note: Manuscrit pp. 159-161.

|1 <<le peuple devrait avoir l’âme singulièrement étroite et l’instinct applati des bourgeois pour ne point se révolter contre des conditions d’existence aussi misérables. Et il n’y a pour lui que trois manières d’en sortir: deux fantastiques, et la troisième réelle. Les deux premières, c’est le cabaret ou l’Eglise, la débauche <ou la religion> du corps ou la débauche de l’Esprit; la troisième, c’est la révolution sociale. D’où je conclus que cette dernière seule pourra détruire jusqu’aux dernières traces des croyances religieuses dans le peuple, et, <et fermer à la fois les Eglises et les cabarets,> <en mettant fin à ses habitudes débauchées, de fermer à la fois le Cabaret et l’Eglise> qu’en substituant aux jouissances illusoires et brutales de la débauche tant spirituelle que corporelle les jouissances infinies de l’humanité réalisée pour chacun et pour tous, elle seule aura la puissance de fermer en même temps tous les cabarets et toutes les églises.>>

Voyons, si porté que l’on soit aux sophismes intéressés et aux mensonges lucratifs, ôserait-on nier que l’existence actuelle du peuple, si pénible, si misérable, si rude ne soit privée absolument de toutes les satisfactions, de toutes les joies vraiment humaines? Laissons de côté les jouissances matérielles et ne parlons que des jouissances intellectuelles et morales. Celles de la pensée, par exemple, qui après celle de la libre action sont les plus humaines, les plus grandes, lui sont absolument refusées. Quant à sa libre action, elle consiste en ceci: d’être éternellement un instrument de richesse et de puissance et un piédestal pour autrui. Les joies de la famille, les seules qu’on veuille bien lui laisser, probablement parcequ’elles sont nécessaires à la procréation d’esclaves nouveaux, sont infiniment amoindries par les quatre conditions fondamentales# |2 de son existence actuelle: 1o) Par la misère qui empêche le développement humain des membres de la famille ouvrière et qui en assujettissant les femmes et les enfants dès leur bas âge à un travail abbrutissant, finit le plus souvent par détruire la famille. 2o) par ces mêmes traditions religieuses qui en consacrant le pouvoir absolu de mari et de père, y fait rêgner un patriarcalisme souvent monstrueux et toujours écrasant; 3o) par l’absence de cette instruction vraiment rationnelle et humaine qui seule imprime un caractère intellectuel à l’amour naturel des individus; et comme une conséquence de ces trois premières conditions, 4) par l’absence d’une éducation fondée sur le respect humain.

Par respect humain, je n’entends pas seulement cette justice négative qui nous défend de faire à autrui ce que nous ne voulons pas qu’il soit fait à nous mêmes; ni même ce principe beaucoup plus positif déjà <[ill.]> imparfaitement déterminé de la charité chrétienne qui commande d’aimer notre prochain comme nous mêmes; car il arrive souvent que les hommes s’aiment beaucoup dans le mensonge, dans la stupidité, dans la lacheté et dans l’esclavage. Donc si j’ai le malheur de m’aimer ainsi, je dois, en bon chrétien, aimer de la même manière mon prochain: l’aimer, le vouloir esclave. Comme bon chrétien, je puis, je dois aimer <beaucoup> mon prochain un peu dans sa prospérité matérielle et beaucoup dans son salut éternel, mais jamais dans sa liberté ni dans son humaine dignité, parceque le Christianisme, aussi bien et même plus que toutes les autres doctrines religieuses, consiste précisément dans l’immolation perpétuelle du respect humain pour la plus grande gloire du culte divin.

Mais le respect humain est la négation absolue# |3 de ce culte, comme la liberté humaine est la négation du principe divin de l’autorité. Par respect humain, j’entends donc, au point de vue intellectuel, l’abolition de toutes les croyances religieuses, à commencer par <cette> la principale, la croyance absurde en Dieu; et à la place de cette absurdité religieuse et de ce pieux mensonge, le développement le plus large de la raison scientifique et du culte de la vérité quand-même, théorique et pratique, tant dans la vie publique que dans la vie privée; et au point de vue moral ou social: le respect, l’amour, la passion de chacun pour sa dignité humaine et pour sa liberté propre [intercalé: en tant que réfléchies et réalisées] dans la dignité et dans la liberté [intercalé: égales] de tous les hommes qui m’entourent.

<<Considérer, respecter, adorer la dignité humaine et la liberté de tous les hommes, <comme [ill.] les conditions essentielles de ma liberté et ma dignité p> <ma dignité et ma liberté personnelles, voila> y trouver la consécration, la réalisation, le triomphe de la propre dignité et la liberté personnelles, voila dans son expression la plus simple, ce que j’appelle le respect humain. Lui seul répand>>

<Considérer,> Respecter, adorer la dignité et la liberté de tous les êtres humains y <trouver> trouvant la condition essentielle, la consécration <indispensable> indispensable, le triomphe et comme la réproduction à l’infini de sa <propre> liberté <et> et de sa dignité <personnelles> propres, voila, dans son expression la plus simple, ce que j’appelle le respect humain. Là où il existe, fût-ce même en partie, il répand sur toutes les relations humaines une grâce et un charme infinis et procure aux hommes qui savent le sentir les plus hautes jouissances humaines.#

|4 <<le plus large de la raison scientifique, et <le> du culte de la vérité quand même, tant théorique que pratique, tant dans la vie publique que [intercalé: dans la vie] privée; et au point de vue morale ou social: le respect et l’amour aussi profonds aussi passionnés et aussi larges que possible de ma propre dignité et de ma propre liberté personnelles, dans la dignité, dans la liberté et dans la complète indépendance de tous les êtres humains, <dont on est entouré.> vis-à-vis de <moi-même.> moi-mêmes>>

Aimer la liberté et la dignité humaine des hommes; en avoir besoin comme des conditions essentielles de sa <propre> dignité et de sa liberté propres; <soit le vrai triomphe de l’humanité, la seule vraie morale, le vrai respect humain.> <être un> être le membre d’une immense société humainement solidaire et délivrée de tout gouvernement et de toutes <frontières> frontières politiques; <partageant ses travaux, ses peines, s> <et fort> et fort de son assistance <et> riche de sa richesse collective, partageant, [intercalé: dans la mesure de ses forces,] ses travaux, ses peines, ses douleurs, ses malheurs, [intercalé: <ses joi>] ses triomphes, [intercalé: et ses joies,] se sentir intelligent, libre, actif au milieu d’hommes intelligents, libres, actifs; <libre, non malgré qu’ils le soient aussi, mais précisement parcequ’ils le sont aussi bien que moi> libre précisement parcequ’ils sont libres; humain parcequ’ils sont humains; et parceque ma liberté s’étend à l’infini dans la leur, comme mon humanité me revient infiniment agrandie, lorsqu’elle se réfléchit dans l’humanité également développée de tout le monde; voila ce que j’appelle, dans leur<s> pleine réalisation, le respect humain; la morale humaine, et aussi la plus grande félicité que les hommes puissent rêver, le vrai paradis humain sur la terre.# |5 [verso de la page précédente] Respect humain.#

titre: L’Empire Knouto-Germanique et la Révolution Sociale. Fragments et variantes. Fragment Q.

titre de l’original:

date: novembre 1870 – avril 1871

lieu: Locarno

pays: Suisse

source: Amsterdam, IISG, Archives Bakunin

langue: français

traduction:

note: Manuscrit pp. 242-249.

|1 [en marge: Employé] <<en l’honneur du Dieu des gens comme il faut et de la monarchie légitime. Mais il ne chantait que pour le monde nobiliaire restauré; le bourgeois ne chantait pas encore avec lui. Béranger était son poète, et Paul-Louis Courrier son écrivain politique,>>

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Ce fut, <dans> non seulement en France, mais dans toute l’Europe, <l’époque de la> même en Allemagne, l’époque du libéralisme exalté et sérieux, d’un libéralisme réellement international. Il avait suffi que le monde feodal, vaincu, profondement ébranlé, mais non complètement détruit par la <Révolution> Révolution, reparut sur la scène, avec toutes ses prétentions saugrenues, pour que les vieux instincts révolutionnaires se reveillassent dans la bourgeoisie. Elle s’y abandonna naïvement, avec une sincère passion, ne se doutant pas elle même encore – chose qu’elle ne comprit que trop bien après la révolution de Juillet – que tout son révolutionarisme, loin <d’avoir> de s’inspirer des principes de la justice universelle et de l’égalité humaine, n’avait eu pour mobiles et pour base que sa haine jalouse contre l’aristocratie nobiliaire et le désir, la nécessité [intercalé: à la fois] économique <aussi bien que> et politique, de prendre sa place.

Au reste ce caractère spécial du révolutionarisme bourgeois <se> s’exprima clairement dans le programme révolutionnaire qui fut proclammé par les conspirateurs et par les agitateurs de tous les pays à cette époque. Ce fut le programme de la monarchie libérale et constitutionnelle, c’est à dire du règne exclusif de la bourgeoisie. En France, en Angleterre, en Belgique, en Allemagne, en Italie, en Espagne, en Pologne, en Russie, partout vous trouvez écrit, sur le drapeau des révolutionnaires, ce mot de Constitution.(1) [[(1) En Pologne et en Russie le mouvement était nobiliaire, non bourgeois, par cette simple raison que la bourgeoisie n’est point constituée# |2 [suite de la note] [I: en classe] historique et autonome dans aucun de ces deux pays. En Pologne, il eut pour mobile principal la délivrance du pays du joug étranger et la reconstition de la patrie lacérée par les trois despotes voisins. La conspiration russe fut certainement la plus idéale, car elle n’eut proprement aucun intéret de classe pour mobile. La jeune noblesse conspirante loin de vouloir une augmentation de ses privilèges, en demandait au contraire l’annulation. Il y’avait même un parti, celui de Pestel et, de Bestougeff-Rumin et de Mourawieff-Apostoll qui tendait directement à l’établissement d’une république fédérative avec la propriété communale de la terre, sur les ruines de l’Empire. Le mobile principal et pour ainsi dire instinctif de tout ce mouvement russe c’était une haine profonde contre le despotisme impérial, c’était un large besoin de liberté. En Allemagne, au contraire, le mouvement proprement libéral était beaucoup plus faible que le mouvement unitaire qui se cachait derrière lui et qui <[ill.] le dominait> le dominait certainement. En Italie, le mouvement bourgeois était compliqué de la haine qu’inspir<ait>aient le joug autrichien d’un coté et la restauration absolutiste et jésuitique de l’autre. En Espagne il se compliquait de l’attachement traditionnel des populations pour leurs libertés provinciales. Dans les Colonies américaines de l’Espagne ce fut le <haine naturelle> soulèvement naturel de toutes colonies contre le Gouvernement despotique de la métropole. En Grèce enfin ce fut une haine profonde contre le joug cruel et stupide des Turcs. Tous ces mouvements nationaux, malgré toutes ces différences notables, semblèrent alors se confondre dans un seul et même mouvement libéral de l’Europe. Mais le mouvement [intercalé: vraiment] sérieux de l’époque, celui qui en <exprimant> exprima le véritable esprit, le mouvement libéral de la bourgeoisie ascendante, se fit principalement jour en Angleterre et en France.]]

Le véritable caractère de ce mouvement libéral, dans les pays surtout qui en étaient les représentants principaux, en France, en Angleterre, en Allemagne, était donc très égoïste et très# |3 étroit. Nous le trouvons exprimé avec une naïveté admirable dans la préface de “l’Histoire de la Révolution” écrite par Mr Thiers, le vrai génie homme d’Etat de la classe bourgeoise. N’ayant pas ce livre sous ma main, je ne puis citer que de mémoire: La bourgeoisie, dit-il, était devenue riche, éclairée, intelligente, beaucoup plus intelligente que la noblesse qui occupait la première place dans l’Etat, et pourtant elle voyait ses enfants <systéma> exclus des plus hautes fonctions de l’Etat, exclusivement <occupées par des nobles> réservées aux nobles. Pour mettre un terme à cette injustice, elle fit la révolution.(1) [[(1) L’Ecole des Communistes allemands explique, <cette grande> d’une manière beaucoup plus sérieuse, plus profonde, plus juste et beaucoup moins insultante pour la bourgeoisie, cette grande révolution politique comme une conséquence nécessaire, fatale de la révolution économique(x) <<qui tendit à remplacer partout la production naturelle et personnelle de l’industrie à la fois asservie et privilégiée du moyen âge, par <l’industrie> la production abstraitement libre – et pour ainsi dire impersonnelle de l’industrie commanditée par le Capital.>> [en marge: (x) qui tendit à remplacer partout la production patriarcale, naturelle et personnelle de l’industrie à la fois asservie et privilégiée, du moyen âge, par la production abstraitement libérée et pour ainsi dire impersonnelle de l’industrie moderne, commanditée par le Capital.]]

Voila comment un des esprits les plus <[ill.]> éminents de cette époque comprenait [intercalé: déjà] la révolution de 1789 et de 1793! Entre les bourgeois pygmées du <l’époque de la Restauration> commencement de ce siècle et les bourgeois géants de la fin du siècle dernier, quel abyme! Sous l’inspiration de la libre pensée, <tytans> titans nouveaux, et portant la religion de l’humanité dans leur sein, <ceux-ci escaladèrent> ces derniers avaient escaladé le Ciel et <renversèrent trônes et autels> renversé les autels et les trônes, <ceux-là> parlant, agissant, détruisant et réorganisant au nom du droit humain, du droit populaire, et [intercalé: se sentant] soutenus par les sympathies des masses populaires; tandis que les bourgeois les plus libéraux de l’époque de la Restauration, ayant déjà la conscience de l’opposition qui existait entre leurs intérets de classe et ceux du prolétariat, et ne portant dans leurs coeurs que la religion de leur ambition personnelle, de leur vanité et de leur cupidité, s’alliaient avec une défiance pleine de reserves avec ces mêmes masses qu’ils devaient tromper# |4 pour escamoter à leur détriment des positions lucratives.

Tel était le fond mesquin mais réel de toute cette lutte de la bourgeoisie libérale contre la Restauration. Pourtant je m’empresse de le dire; ceux là mêmes qui agissaient sous l’impulsion de cette pensée égoiste et étroite, en eurent rarement la conscience; ils s’imaginaient de bonne foi qu’ils combattaient pour l’émancipation de tout le monde. Les incidents dramatiques, les dangers, le bruit et l’extension de la lutte qui embrassait toute l’Europe, <en cachèrent> masquèrent, à leurs propres yeux, la sécheresse désolante de leur programme politique sous une apparence de générosité et de largeur internationale. La réaction étant devenue internationale et <s’étant> s’étant concentrée sous le drapeau de la Ste Alliance de tous les despotes, la révolution ou plutôt la conspiration libérale de la bourgeoisie de tous les pays sentit le besoin de s’unir <sous le drapeau> également sous celui de la Ste Alliance des peuples, chantée par Béranger. Toutes les conspirations nationales se donnèrent la main. [intercalé: <Les géneraux>] Lafayette, Manuel, Foi, [intercalé: Benjamin Constant,] Caning, le ministre libéral de l’Angleterre, Sand <le> l’assassin de Kotzebue, Kosciuszko, [intercalé: Chlopicki, Lelevel] Pestel, Ryleieff, Pepe, Morelli, Santarosa, Riego, Mina, St Anna, Bolivar, Mauromichalis, Kolokotronis, Botzaris, Miaulis, Kanaris, et Byron, le poète et <le> l’héroïque combattant de la résurrection de la Grèce, tous ces représentants plus ou moins illustres de l’insurrection libérale en Europe<, étaient également populaires> parmi lesquels, pour le malheur de la France, Béranger avait réussi à classer le premier tueur de la liberté dans ce siècle, <Napoléon> l’Empereur Napoléon, <était> tous jouissaient d’une popularité apeuprès <égale> égale dans <tous> les pays [intercalé: les plus] différents de l’Europe. On retrouvait leurs p<or>ortraits dans les maisons nobles de la Pologne et de la Russie, aussi bien que dans les maisons bourgeoises de l’Occident. Cette union cette communion <internationale> <européenne> internationale de sentiments, d’aspirations# |5 et d’idées, cette solidarité européenne dans la lutte pour la liberté, <fut comme le dernier éclat> cet enthousiasme universel et sincère furent comme le dernier éclat du soleil couchant <de l’intelligence et> du libéralisme bourgeois.

<La révolution de 1830 mit fin à toutes ces illusions généreuses.> D’ailleurs, et pour être justes envers les bourgeois, il faut bien constater ce fait: toutes les fois qu’ils sont mécontents et qu’ils se voient réduits à conspirer, [intercalé: ce renversement d’un ordre de choses établi et contraire à leurs intérets,] leurs idées <et>, leurs sentiments, mais surtout leurs discours s’élargissent. Nous l’avons vu sous la Restauration, nous l’avons vu à la veille de la Révolution de 1848, nous venons de le voir sous <l’Empire> <le dernier> l’Empire de Napoléon III. Il ne faut pas attribuer ce changement seulement à l’hypocrisie. Dans le plus grand nombre des cas, il est assez sincère, et il s’explique par la double conscience qui se partage le coeur des bourgeois.

En effet, il y a dans chaque bourgeois libéral deux consciences qui se trouvent en opposition absolue, l’une théorique et l’autre pratique. La première procède du grand mouvement [intercalé: de la pensée] humanitaire du XVIIIème siècle qui trouva son expression définitive dans cette formule immortelle: Liberté, Egalité, Fraternité. La seconde procède du grand mouvement <économique, [intercalé: et commercial et qui fut] non seulement parallel> commercial et industriel, qui fut non seulement parallele à celui de cette pensée, mais <en> qui en form<ait>a pour ainsi dire la doublure et la base réelle, et qui, en remplaçant la puissance économique de la propriété terrienne par celle du Capital, tendait nécessairement à établir le pouvoir politique de la bourgeoisie capitaliste, sur les ruines de celui de l’aristocratie de la terre, et trouvait [intercalé: <réfle>] sa définition dans cette autre formule, plus réelle et diamétralement opposée <à la première:> à sa <primitive idéale> formule idéale: Gouvernement bourgeois, privilège du Capital, Exploitation <du proléta> du prolétariat.#

|6Il existe donc dans la bourgeoisie deux consciences qui, par malheur pour elle, se détruisent; l’une théorique, idéale, l’autre, pratique et réelle; la première dérivant de son éducation historique, la seconde de sa situation <présente> économique, l’autre n’ayant pour elle que la logique des idées, celle-ci s’appuyant sur la logique toujours plus puissante des intérets. <[ill.]> Il en résulte ceci, que quand la bourgeoisie [intercalé: s’inspirant de ses idées traditionnelles généreuses,] pense et parle, elle <est excessi> se montre excessivement, sincèrement libérale; <mais lorsqu’elle agit> et qu’au contraire, <toutes les fois qu’elle> que <lorsqu’elle passe> <toutes les fois qu’elle> quand <elle> les circonstances politiques lui permettent de passer des pensées et des paroles à l’action, cédant <alors à la> immanquablement et toujours à la pression des faits et des conditions fatales de <son> sa propre existence économique, <tant économique que politique,> elle devient forcément exploitante et réactionnaire. La Restauration <l’avait> l’ayant privée de cette faculté d’agir, elle <était> fut à cette époque, ou du moins elle <croyait> crut être <alors> sincèrement libérale.

Elle conspira avec <Lafayette, avec> les généraux Lafayette, Foi, Manuel, avec Guizot et Perrier, les chefs futurs de la réaction Orléaniste; avec les Bonapartistes de l’armée, et, <[ill.]> rencontrant, dans les loges des Carbonari, <avec> les représentants plus passionnés, [intercalé: <et> plus sérieux] de la conspiration populaire, elle <jurait> jura avec eux, au nom de Danton, de Robespierre, de Marat, de renverser de nouveau tous les autels, <et> tous les trônes. Le peuple, séduit, lui prêta une seconde fois son bras <puissant> pour accomplir une révolution bourgeoise; et la réaction bourgeoise commença.

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Le Gouvernement de Juillet, issu de la Révolution de 1830, fut incontestablement le gouvernement le plus favorable au développement de la puissance bourgeoise qui existat jamais en France. S’il fut renversé, dix-huit ans plus tard, sinon par l’action exclusive, au moins avec le concours très actif de la partie la plus turbulente de la bourgeoisie française,# |7 cela prouve seulement que, tout en ayant l’instinct profond et la passion de ses intérets <exclusif> propres, cette bourgeoisie <ne s’était pas encore élevée à une compréhension suffisante de leur logique>, considérée dans sa masse, n’en comprenait pas encore <la logi> suffisamment la logique.

J’ai dit que tout bourgeois libéral a deux consciences. Le bourgeois français en a trois. A coté de celle de ses idées plus ou moins révolutionnaires et à coté de celle de ses intérets, il a encore celle de son patriotisme <vaniteux> chauvin; il est vaniteusement amoureux de sa gloire nationale et de la puissance militaire de son pays; passion très vive chez les bourgeois de la France et qui est en contradiction absolue tant avec leurs idées révolutionnaires, qu’avec leurs <idées> intérets positifs.

Je crois inutile de prouver combien ces idées de gloire et de puissance militaire sont contraires aux développements de la liberté. Napoléon Ier et Napoléon III l’ont prouvé <suffisamment> par des arguments plus puissants que ne sauraient être les miens; et pour <ceux qui ne sont pas encore suffis> <persuader les esprits> convaincre les esprits obstinés Bismark et le futur Empereur d’Allemagne, son maître, amassent aujourd’hui des preuves nouvelles.

Il devrait être également clair pour tout le monde que la liberté et la centralisation de l’Etat sont incompatibles. <Les> A l’appui de cette incompatibilité les preuves histo<riques>riques non plus ne manquent pas <non plus.>. Néanmoins cette question étant vivement débattue, je serai bien forcé d’y revenir plus tard.

Mais ce que tous les bourgeois devraient# |8 français devraient avoir compris depuis longtemps et ce qu’ils ne commencent à comprendre seulement qu’aujourd’hui, c’est que le patriotisme, la centralisation de l’Etat, ce que l’on appelle la gloire nationale et la puissance militaire de l’Etat sont absolument contraires à la logique des intérets matériels de la bourgeoisie, et même, comme nous le verrons plus tard, pour ceux du prolétariat.

Tant que la production avait pour base principale la <propriété> culture privilégiée de la terre, tant que dans les villes, <elle était> enchaînée et pour ainsi dire individualisée [intercalé: et localisée] par les institutions, <corporatives,> lois et coutumes corporatives, elle restait invariablement attachée à la glèbe ou au lieu de son exercice, elle était non seulement compatible avec le patriotisme, mais elle trouvait <dans ce dernier> en lui son corollaire et son <conséquence> expression necessaires.# |9 [verso de la page précédente] Histoire de la bourgeoisie.#

titre: L’Empire Knouto-Germanique et la Révolution Sociale. Fragments et variantes. Fragment R.

titre de l’original:

date: novembre 1870 – avril 1871

lieu: Locarno

pays: Suisse

source: Amsterdam, IISG, Archives Bakunin

langue: français

traduction:

note: Manuscrit pp. 247-248 et B-H. Voir aussi L’Empire Knouto-Germanique – Suite 2.

[On sait que cette philosophie fut principiellement élaborée par M. Cousin, le père de l’éclectisme français. Parleur superficiel]# |1 et pédant, innocent de toute conception originale, de toute pensée qui lui fut propre, ce philosophe illustre prépara savamment, à l’usage de la jeunesse de la France, un plat métaphysique, <qui fit souffrir> dont la consommation, obligatoire et forcée, a condamné plusieurs générations de suite à <l’> une indigestion [intercalé: incurable et] chronique du cerveau. Imaginez Vous une sorte d’olla podrida philosophique, où Descartes et Pascal se rencontrent melés avec Kant et la psychologie Ecossaise, le tout saupoudré d’un peu d’immanence Hégélienne, naturellement mal [intercalé: ou même pas du tout] comprise, <et tendant à prouver> fondé, comme de raison, sur une ignorance profonde des sciences naturelles, <que dis je> et tendant à prouver, comme deux fois deux font cinq:

1. L’existence d’un Dieu personnel, <[ill.]> créateur et directeur providentiel du monde;

2o L’immortalité de l’âme;

3o Le libre arbitre.

Et comme conclusions temporelles ou pratiques de ces éternelles, de ces divines vérités:

<<1) L’individu libre bourgeois fondé sur la propriété capitaliste et sur l’exploitation du travail collectif du peuple par le<s capital bourgeois, libéraux> <[ill.]> capital bourgeois ->>

<4>2. La morale individuelle également obligatoire pour tout le monde, inscrite par la main de Dieu-même dans le coeur de chacun, et comme telle, indépendante, il est vrai, de toute religion révélée, <mais néanmoins> toutefois divinement établie, indépendante par conséquent aussi de toute solidarité sociale, et rendant chaque individu humain seul responsable de ses actes.

<5>3) La liberté individuelle <indépendante et anté> antérieure à toute société et se manifestant par le droit naturel d’appropriation <individuelle> des choses matérielles soit par le libre travail, soit par l’occupation première.

<<<6>4) La formation de la société par une sorte de Contrat social libre, soit inconscient et tacite, soit formellement exprimé, <et> mais toujours sous la direction invisible de la divine Providence, [en marge: Famille à la fois humaine et divine]# |2 7) Comme Conséquence de ce Contrat, la Création du droit juridique: civil, pour sauvegarder la propriété, signe visible de la liberté; criminel, pour garantir la morale publique et privée.>> <8>5) La création de l’Etat, expression suprême <de la liberté> <et sanction toute-puissante> <sanction> <et sanction toute puissante> et sanction toute-puissante de la liberté, de la morale et du bien publics; protecteur et vengeur du droit [intercalé: juridique] à l’intérieur, et défenseur de la société contre les ennemis de l’extérieur.

<9>6) Développement historique de ces principes éternels par le triple mouvement progressif: a) de l’intelligence humaine, qui étant une émanation de Dieu dans l’homme et par conséquent de nature divine, <se> s’est manifesté d’abord par une série de religions révélées, puis, après s’être cherchée vainement dans une foule de systèmes philosophiques, s’est enfin rencontrée, reconnu et complètement réalisée dans le système de Mr Cousin. b) Du travail humain producteur des richesses <et condition matérielle> <qui> sociales, qui sont les conditions matérielles [intercalé: nécessaires] de toute civilisation humaine; c) Des luttes humaines, tant collectives qu’individuelles et toujours dirigées par la divine providence.

<10)>7) L’histoire considérée [intercalé: <à la fois>] dans son ensemble est une manifestation continue de la volonté ou de la Providence divine. Dieu, résidant dans son éternité et dans son immensité [intercalé: infinie], en dehors de l’histoire et du monde, suit avec une curiosité paternelle et dirige d’une main invisible mais <toute-> toute puissante le développement humain. Voulant absolument que les hommes, ses créatures, ses esclaves, soient libres et comprenant qu’ils ne le seraient pas du tout s’il se mêlait trop souvent de leurs affaires, <[ill.]> que sa présence les gênerait jusqu’à les annuler, il ne se manifeste à eux qu’aussi rarement que possible et que quand cela devient# |3 absolument nécessaire pour leur salut. Le plus souvent, il les abandonne à leurs propres efforts, et au développement naturel <et> de cette double lumière à la fois humaine et divine qu’il allumée dans leurs âmes immortelles: la conscience, source de toute morale, et l’intelligence, source de toute vérité. Mais lorsqu’il voit que cette lumière faiblit, jusqu’à menacer de s’éteindre, lorsqu<‘il voit>e les hommes, trop faibles pour marcher toujours <seuls [ill.]> seuls, s’enfoncent dans une situation sans issue, alors il intervient. Mais comment? Sans miracles extérieur, sans intervertir jamais les lois de la nature établies par lui-même, mais seulement par un miracles exclusivement spirituel, et comme tel, inaccessible aux sens: Il intervient en inspirant de son esprit, de sa divine pensée quelqu’âme d’élite moins corrompue, moins fourvoyée et plus intelligente que les autres. Il en fait son prophète, son Messie. Alors armé de la pensée divine, toujours mesurée d’ailleurs <[ill.]> par Dieu même, selon le [intercalé: degré de] développement le caractère et l’esprit de l’époque, et par conséquent jamais absolue, parceque Dieu est trop sage pour proposer aux hommes une nourriture qu’ils seraient encore incapables de digérer; fort de l’assistance invisible de Dieu, attirant à lui toutes les âmes de bonne volonté avec une puissance invincible, [intercalé: <l’élu> l’élu de Dieu, son Messie, son prohète,] proclamme la volonté divine <[ill.]>, et fonde une religion et une législation nouvelles.

C’est ainsi que furent établis tous les cultes religieux et tous les Etats. D’où il résulte que les uns, comme les autres, considérés dans ce qu’ils ont d’immuable et dégagés de tous les détails qui y ont été apportés par l’imperfection tant intellectuelle que morales des hommes, sont des institutions divines, devant jouir, comme telles, d’une autorité absolue. Voila# |4 l’Eglise et l’Etat, avec leur autorité divine, écrasante, formidable.

<11)>8) L’Eglise et l’Etat ont donc un caractère double, divin et humain à la fois. En tant que divines ces deux institutions sont immuables, <et tout leur dé> parfaites, et tout leur développement historique consiste [intercalé: seulement] en une manifestation [intercalé: <seul>] toujours plus complète de la pensée de Dieu, par des prophètes nouveaux, sans que jamais les révélations ou inspirations divines postérieures soient en contradiction avec les inspirations antérieures. Mais comme institutions humaines, représentées par des hommes, et comme telles devenant solidaires de toutes les imperfections, de tous les vices et de toutes les sottises humaines, elles offrent <souvent> nécessairement d’immenses défauts et sont passibles par conséquent <d’immenses> de grands changements. Ce sont ces changements successifs <produits et réglés> amenés par le propre développement [intercalé: moral,] intellectuel <et moral> et matériel des nations qui constitue l’histoire.

<12)>9) Dans le développement intellectuel et moral de l’humanité, toujours spécialement dirigé par Dieu même, la forme de la révélation religieuse n’est point toujours nécessaire. [intercalé: Elle était] inévitable dans les temps réculés de l’histoire, alors que l’intelligence humaine, cette lumière à la fois naturelle et divine, cette révélation permanente de Dieu dans les hommes, ne s’était pas encore suffisamment développée; mais à mesure qu’elle se développe davantage, <cett> la forme extraordinaire, insolite [intercalé: des révélations], tend à disparaître de plus en plus, faisant place à l’inspiration beaucoup plus rationnelle des philosophes illustres, des grands penseurs qui, mieux armés que les autres de cet instrument divins, [intercalé: cherchent à surprendre] par les efforts de leur propre pensée <cherchent à surprendre> les mystères de Dieu; mystères qui leur ont été d’ailleurs dévoilés en partie, aussi bien qu’à tout le monde, par toutes les# |5 révélations passées; de sorte qu’il ne leur reste plus qu’à les développer et à les expliquer, en leur donnant pour sanction et pour base non plus une manifestation surnaturelle de Dieu, mais le développement logique de l’humaine pensée.

C’est en cela seulement que les métaphysiciens se séparent des théologiens. Toute la différence qui existe entre eux est seulement dans la forme, non dans le fond. Quant au fond, pour les uns comme pour les autres, il est le même: C’est Dieu, <[ill.]> c’est l’ordre, tant spirituel que temporel, divinement établi et par conséquent s’imposant [intercalé: aux hommes] avec une autorité absolue.

Mais les théologiens, plus conséquents en cela que les métaphysiciens, prétendent que nous ne pouvons nous élever à leur connaissance que par la voie de la révélation surnaturelle <de Dieu ->, tandis que les métaphysiciens assurent que nous pouvons également y monter par <la voie> celle de la révelation <naturelle> toute aussi divine, mais naturelle et permanente de la pensée humaine. Pour nous, naturellement, les uns sont aussi absurdes que les autres, et nous préférons même en fait d’absurdités celles qui le sont franchement à celles qui cherchent à se donner des apparences de rationalité.

<13)>10) De cette opposition de forme est sortie la grande lutte historique de la métaphysique contre la théologie. Cette lutte, d’un côté, légitime et bienfaisante, n’a pas manqué d’un autre, d’avoir des conséquences détestables. Elle a servi immensement le développement de l’esprit, en l’émancipant du joug de la foi aveugle sous lequel voulaient le retenir les théologiens et en lui faisant connaître sa propre puissance, base de l’humaine liberté et de l’humaine dignité <et sa f>, ainsi que sa capacité de s’élever d’elle-même jusqu’aux choses divines, condition de son émancipation# |6 légitime. D’un autre côté, l’esprit humain s’est laissé entraîner trop souvent par la passion de la lutte et par les triomphes faciles <par lui> qu’il avait obtenus sur les défenseurs plus ou moins stupides de la foi aveugle et des formes surranées des institutions religieuses, jusqu’à nier l’objet même de la foi et jusqu’à vouloir renverser le fond même de ces institutions divines. Dans le siècle passé, il a poussé l’égarement jusqu’à se proclammer matérialiste, athée et ennemi fanatique de l’Eglise, dont il ne voulait rien moins que la destruction absolue, oubliant, dans son orgueilleuse folie, qu’en ôsant nier l’Etre divin il proclammait sa propre déchéance, qu’il ne <pouvait autrement manifester> peut manifester autrement sa [intercalé: propre] dignité, sa liberté, sa puissance, qu’en s’élèvant jusqu’à Dieu, le grand, l’unique objet des pensées immortelles, et que cette Eglise qu’il <voulait> <prétendait detruire> s’imaginait follement de pouvoir détruire, <laissant> et qui laisse sans doute beaucoup à désirer sous le rapport des moeurs, des coutumes et des formes qui n’étaient plus à la hauteur du siècle, <était> est néanmoins une institution divine, fondée comme l’Etat, par des hommes divinement inspirés, et qu’elle <était> est encore aprésent l’unique manifestation possible de la Divinité pour les masses ignorantes et par là même incapables de s’élever jusqu’à elle par le développement spontané de leur propre intelligence.

Cette abbération de l’esprit philosophique, tant deplorables qu’en eussent été les effets, était sans doute nécessaire, pour compléter son éducation historique. Il sait maintenant, par l’expérience du siècle passé, qu’en déchaînant outre mesure <l’esprit de> le principe de négation et de critique, il <continue à> se laisse entraîner dans l’abyme et aboutit au néant; que ce principe parfaitement légitime et salutaire, lorsqu’il s’applique# |7 aux formes passagères et humaines<,> des choses <éternelles et> divines, devient pernicieux, nul, impuissant, lorsqu’il ôse s’attaquer à Dieu. Qu’il est des vérités éternelles qui sont audessus de toute investigation et qui ne peuvent pas même former l’objet d’un doute, parcequ’elles nous sont révélées d’un coté par la conscience universelle de l’humanité tout entière, par l’assentiment unanime des siècles, et que d’un autre coté, elles sont inhérentes et innées à la conscience de chacun, de <sorte> manière que nous n’avons besoin que de nous aprofondir [intercalé: en nous mêmes,] dans notre être intime, de nous ressouvenir, pour les retrouver dans leur simplicité et dans toute leur splendeur. Ces vérités sont: l’existence de Dieu, l’immortalité de l’âme et le libre arbitre. Il ne peut, il ne doit plus être question d’en constater la réalité, parceque, comme l’a si bien démontré Descartes, cette réalité nous est donnée, nous est imposée par la conscience même que nous avons de notre propre pensée<,>. Tout ce que nous avons à faire, c’est de les comprendre et de les coordonner dans un système organique. Tel est l’unique objet de la Philosophie.

Et cet objet vient d’être enfin complètement réalisé par le système philosophique de Mr Cousin. Desormais le penseur adorera Dieu en esprit et pourra se dispenser, pour son propre compte, de tout autre culte <et de toutes les céremonies extérieures>. Mais il respectera desormais l’institution et même le culte de l’Eglise, quelques surranées que puissent lui en paraitre les formes; parceque l’Eglise est une institution divine; parceque même ces formes et les fausses idées qu’elles provoquent en partie dans le peuple, sont probablement encore nécessaires vu l’ignorance profonde du peuple, et qu’en# |8 les attaquant brusquement, on courrait le risque d’ébranler ses croyances qui dans la situation malheureuse à la quelle il se trouve condamné, forment son unique consolation, et la seule entrave morale qui enchaine ses révoltes si dangereuses pour la civilisation, pour l’ordre et pour la prospérité publique. Et parcequ’enfin le Dieu que l’Eglise et le peuple croyant adorent sous ces formes saugrenues, est le même Dieu devant lequel s’incline [intercalé: aussi] la tête majestueuse du philosophe doctrinaire.

Cette pensée consolante et rassurante a été fort bien exprimée par l’un des chefs les plus illustres de l’Eglise doctrinaire, par Mr Guizot lui-même qui, dans une brochure publiée en 1845 ou 46, se réjouit fort de ce que la divine vérité sous [intercalé: ses formes] différentes <formes> soit si bien représentée en France: l’Eglise catholique, dit-il, nous la donne sous la forme de l’autorité; l’Eglise protestante, sous celle de la liberté ou du libre examen, de la libre conscience. Et la philosophie nous la donne dans la forme pure de la pensée.

<14>11) La lutte qui <a> avait mis en opposition les métaphysiciens avec les théologiens, s’est reproduite <également> nécessairement dans le monde des intérets matériels et de la politique. C’est la lutte mémorable de la liberté [intercalé: populaire] contre l’autorité de l’Etat. Cette autorité, comme celle de l’Eglise, au commencement de l’histoire, fut naturellement despotique. Et ce despotisme fut salutaire, parceque les peuples furent d’abord trop sauvages, trop grossiers, trop peu murs, – ils le sont encore si peu aprésent! – pour la liberté, c’est à dire pour accepter librement le joug <divine,> de la vérité divine, pour se soumettre librement aux conditions éternelles de l’ordre social établi par Dieu même pour le salut des hommes. L’homme étant naturellement# |9 paresseux, il a fallu qu’une force majeure le pousse au travail. C’est ainsi que s’explique et se légitime l’esclavage dans l’histoire, non comme institution éternelle, mais comme mesure divine transitoire, nécessitée par la barbarie et par la perversité naturelle des hommes, comme un moyen d’éducation historique.

En instituant la famille, fondée sur la propriété (1) [[(1) Les philosophes doctrinaires aussi bien que les juristes et les économistes supposent toujours que la propriété était antérieure à l’Etat, tandis qu’il est évident que l’idée juridique et le droit de propriété aussi bien que le droit de famille, la famille juridique <ne pouvaient naître> n’ont pu naître historiquement que dans l’Etat, dont l’acte premier <fut> a dû nécessairement [intercalé: être] de les constituer.]] et soumise à l’autorité suprême de l’époux et du père, Dieu avait créé <les> le germes de l’Etat. Tous les premiers gouvernements furent nécessairement despotiques et patriarcals. Mais à mesure que le nombre des familles libres augmentait dans une nation, les liens naturels qui n’en faisaient qu’une seule> en avaient fait<es> d’abord <fait> une seule et même famille, soumise à un chef unique, se relachèrent, et l’organisation naturelle, primitive de l’Etat dût être remplacée, par une organisation plus savante et plus compliquée. Ce fut d’abord partout l’oeuvre de <l’aristocratie> la théocratie, <une> une caste d’intermédiaires entre la Divinité et les hommes s’étant formée partout. <C’est> Ce fut au nom de la Divinité, et plus ou moins inspirés par elle, que les prêtres des différents cultes de l’antiquité, instituèrent proprement les premiers Etats politiques et juridiques. <En laiss> Si on fait abstraction des modifications sécondaires, dans tous les Etats antiques on retrouve quatre Castes: Celle des prêtres; la Caste des nobles guerriers, composée de tous les membres et principalement des chefs des familles libres, et constituant avec la première, l’aristocratie à la fois religieuse, politique et juridique de l’Etat. Puis la masse# |10 des hôtes, des réfugiés, des clients et des esclaves libérés, personnellement libres, mais privés de tout droit politique et aussi d’une grande partie des droits juridiques, exclus plus ou moins de la participation directe au culte national, et formant ensemble l’élément démocratique, le peuple. Enfin la Caste des esclaves, qui n’étaient pas même considérés comme des hommes, mais comme des choses, et qui restèrent dans cette triste situation jusqu’à l’avènement du Christianisme.

Toute l’histoire de l’antiquité, se déroulant, à mesure que les progrès tant intellectuels que matériels de la civilisation humaine se <répan> développaient et se répandaient davantage, et toujours dirigée par la main invisible de Dieu, qui intervenait non personnellement sans doute, ni par des actes surnaturels, mais par l’intermédiaire de ses élus et de ses inspirés: prêtres, prophètes, hommes politiques, philosophes ou poètes, toute cette histoire ne nous présente rien qu’une lutte incessante et fatale entre ces <diffé> <castes> différentes castes, moins la dernière, dont l’heure n’avait pas encore sonné; et une série de triomphes successifs obtenus d’abord par l’aristocratie sur la théocratie et plus tard par la démocratie sur l’aristocratie. <Quand la démo> Quand la démocratie eut définitivement vaincu, incapable d’organiser l’Etat, ce bût suprême de toute société humaine sur la terre, elle fit place à la dictature permanente, militaire et impériale des Cesars. Mais le Césarisme, de son coté, signifiant, par sa provenance historique même, la dissolution de toute organisation [intercalé: naturelle] spontanée et <régulière> morale dans la société, et la réduction de# |11 l’Etat à une existence de fait, uniquement garantie par une organisation purement mécanique des forces matérielles, le Césarisme<,> s’est vu fatalement condamné, par sa propre nature, à se détruire <de> de lui même; de manière que lorsque les barbares, <sont venus, ils> ces fléaux divins, envoyés par Dieu même pour renouveler le monde, sont venus, ils n’ont presque plus rien trouvé à détruire.

L’antiquité nous a légué:

Dans le monde spirituel: La philosophie ou la métaphysique, l’élaboration grandiose et première de l’idée divine; un commencement <des sér> très sérieux des sciences positives; ses arts merveilleux et sa poésie <[ill.]> immortelle.

Dans le monde temporel: l’Etat, et l’idée ainsi que l’amour de la patrie, indissolublement liés à l’Etat, le droit juridique; et d’immenses richesses matérielles, produit du travail accumulé des esclaves, et dilapidées un peu, il est vrai, par la mauvaise économie des barbares, mais qui réparées, complétées et accrues depuis, par le travail asservi du moyen âge, ont servi néanmoins de base première à la formation des capitaux modernes.

Mais la grande idée de l’humanité lui est restée quasi-complètement inconnue. Entrevue vaguement par ses philosophes, elle était trop contraire à la civilisation <basé> fondée <exclusivement> sur l’esclavage, et sur l’organisation des Etats exclusivement nationaux, pour avoir pu être admise<p>, <ni> ou comprise par le monde antique. Ce fut le Christ qui l’annonça au monde et qui fut par la même l’émancipateur des esclaves.

<15)> S’il fut jamais un homme directement inspiré par Dieu, ce fut lui. S’il est une religion absolue, c’est la sienne. Si l’on retranche des Evangiles quelques incohérences monstrueuses, introduites, soit par la faute des copistes, soit par l’ignorance des disciples, on y trouve, sous une forme populaire, toute la divine vérité:# |12 Dieu, esprit pur, éternel, tout puissant, absolu, personnel, créateur et sauveur du monde; l’âme immortelle appelée à un perfectionnement continu; la liberté et la responsabilité <des hommes,> humaines; La fraternité céleste des hommes et leur égalité devant Dieu.

Ces vérités, [intercalé: depuis,] ont été sans doute [intercalé: trop <souvent>] malencontreusement travesties et dénaturées par <le role indiscret> <l’ignorance et> l’ignorance, [intercalé: par] les fantaisies absurdes ainsi que par le zèle indiscret et <par trop> trop souvent même passionnement intéressé des théologiens, de sorte que lorsqu’on lit certains traités de théologie, c’est à peine si on parvient à les [intercalé: y] reconnaître. Mais <de là pré> la vraie philosophie a précisement pour mission spéciale de les dégager de cet alliage humain et impur et de les rétablir dans toute leur divine [intercalé: et rationnelle (1)] [[(1) Deux mots qui jurent <de se trouver ensemble> en se rencontrant, Dieu ne pouvant être Dieu qu’en tant qu’au dehors, qu’au dessus de la raison, et par conséquent contre elle.]] simplicité.

<16)> Sur la base de cette révélation nouvelle, l’histoire, le développement de la civilisation humaine recommence de nouveau tout son cycle. Le point de départ de l’histoire du monde Chrétien, c’est naturellement, <[ill.]> le règne de la théocratie, de l’Eglise. L’Eglise étant l’incarnation visible de la vérité et de la volonté divines, elle est nécessairement appelée à gouverner le monde. Nous retrouvons [intercalé: bientôt] dans la société chretiennes quatre classes correspondant aux castes de l’antiquité, <la théocratie, la classe non hé> mais modifiées conformement au nouvel esprit: la classe <des pr> des prêtres, non héréditaires, mais se récrutant dans toutes les classes; la classe héréditaire des seigneurs féodaux, les guerriers; celle de la bourgeoisie des villes, correspondant au peuple de l’antiquité; et enfin celle des serfs de campagne, remplaçant les esclaves antiques.

En outre, nous trouvons un fait nouveau: la séparation <devenue> desormais nécessaire de l’Eglise et de l’Etat. Cette séparation fut une conséquence naturelle# |13 du principe international, universellement <[ill.]> du Christianisme. Tant que les cultes <étaient> et les dieux étaient exclusivement nationaux, ils pouvaient et ils devaient se fondre avec les Etats nationaux. Mais du moment que l’Eglise s’est proclammée universelle, la réalisation de l’Etat universel étant matériellement impossible, il a fallu bien qu’elle souffrit en dehors [intercalé: d’elle] l’existence et l’organisation d’Etats nationaux, soumis naturellement à sa suprême direction et n’ayant droit d’exister qu’autant qu’ils étaient sanctionnés par elle. De là, la lutte historiquement nécessaire entre deux institutions également divines, entre l’Eglise et l’Etat; l’Eglise ne voulant reconnaître aucun droit à l’Etat qu’autant qu’il dérivait d’elle, l’Etat proclammant qu’institué par Dieu même, aussi bien que l’Eglise, il ne devait relever que de Dieu.

Dans cette lutte des Etats contre l’Eglise, la concentration de la puissance de l’Etat, représentée par la Royauté, s’appuyait sur les serfs, et principalement sur le peuple des villes; la féodalité au contraire, représentant la dissolution de l’unité et de la puissance de l’Etat, prenait le parti de l’Eglise. Cette <lutte aboutit> double lutte aboutit au Protestantisme.

Le triomphe du protestantisme eut pour conséquence non seulement la séparation définitive de l’Eglise et de l’Etat, mais dans beaucoup de pays, même catholiques, l’absorption réelle de l’Eglise dans l’Etat, et par conséquent la formation des Etats monarchiques absolus, despotiques. Telles <furent au dix huitième siècle> furent dès la seconde moitié du XVIIeme siècles, jusqu’à la révolution, toutes les monarchies sur le Continent de l’Europe.#

|14 A mesure que les droits exclusifs et séparés tant de l’Eglise que des seigneurs féodaux <disparurent en s’absor> <disparu> tendaient à disparaître, <en s’absorbant toujours> absorbés toujours davantage par le droit suprême de l’Etat, le servage [intercalé: particulier ou social,] tant collectif des communes qu’individuel des serfs <disparaissait aussi> et qui était une conséquence juridique de ces droits, disparaissait aussi, faisant place à la liberté civile, tant collective qu’individuelle de tous les citoyens ou plutôt de tous les sujets de l’Etat; ce qui veut dire que l’asservissement particulier de la canaille populaire vis à vis de l’Eglise et des seigneurs féodaux, <[ill.]> à la suite de l’assujetissement de l’une et des autres à la toute-puissance de l’Etat, s’était transformé en une sujétion politique et universelle [intercalé: égale pour tous]; la liberté exclusivement civile signifiant toujours l’esclavage politique.

L’Eglise et la noblesse féodale, en s’absorbant dans l’Etat, devinrent les deux corps privilégiés de l’Etat, [intercalé: et] en même temps les courtisans et les serviteurs exclusifs <de la puissance> et favorisés du bon plaisir du monarque; <par suite> en conséquence de quoi, ce que les communes civilement émancipées avaient gagné en liberté social, elles le perdirent doublement en <liberté> indépendance politique; elles se retrouvèrent plus que jamais les esclaves de l’Eglise et de l’aristocratie nobiliaire, non plus comme corps indépendants, mais comme des organes privilégiés de l’Etat.

A coté de <l’> cet esclavage politique des communes, il y’avait un autre joug qui pesait fortement sur le développement de la prospérité matérielle des nations. L’Etat avait bien libéré les individus de la dépendance segnieurale, mais il n’avait point émancipé le travail populaire# |15 doublement asservi par les privilèges [intercalé: qui étaient encore] attachés à la proprieté et par les servitudes <attachées> qui étaient imposées à la possession et à la culture de la terre <d’un côté> dans les campagnes; et dans les villes, par l’organisation corporative des métiers; privilèges, servitudes et organisation qui dataient du moyen âge, l’Etat <n’ayant abolit que> s’étant contenté d’abolir l’indépendance politique, mais non les privilèges <et les coutumes> juridiques des grands corps féodaux.

Les conséquences fâcheuses de <cette juridiction surranée et injuste,> cet ordre de choses étaient d’autant plus senties <vivement> que le commerce international, comparativement beaucoup plus libre et mieux protégé par les Etats que les industries nationales, avait déja formé d’immenses capitaux qui ne demandaient pas mieux que de <vivifier cette dernière,> s’employer lucrativement dans l’industrie et de la vivifier, mais qui ne pouvaient pas le faire, tant qu’elle restait enchaînée par une juridiction saugrenue: De là une protestation puissante des intérets matériels du peuple contre l’organisation et la legislation aristocratiques de l’Etat.

A cette protestation matérielle se joignit bientôt une immense protestation <actuelle> intellectuelle. La partie avancée, possédante et intelligente du peuple s’était déjà socialement constituée comme classe séparée, [intercalé: doublement] puissante <doublement> par sa richesse, fruit de son travail et de ses épargnes, et par son instruction supérieure – Forte de ces deux avantages, la bourgeoisie se sentait appelée à devenir tout, et politiquement elle n’était encore rien. De là la Révolution.

Cette Révolution fut préparée par la <Philosophie> littérature du XVIIIme siècle, dans la quelle la protestation philosophique, la protestation politique et la protestation économique, en se confondant en une seule réclammation impérieuse, énoncée au nom du droit humain, créerent <une [ill.] de de> une orgie de destruction bien# |16 autrement formidable que tous les chassepots et les canons perfectionnés d’aujourd’hui, et à la puissance duquel rien ne put résister. La révolution se fit, engloutissant à la fois les autells et les trônes.

<17)>12) De même que la négation philosophique s’était fourvoyée en attaquant Dieu et en se proclammant matérialiste et athée, de même la protestation ou négation politique et sociale, poussée par la même passion destructive, <s’est attaquée> s’attaqu<ent>a aux bases essentielles et premières de toute société: à l’Eglise, à la propriété, à la famille, à l’Etat, se proclamm<ent>ant anarchiste et socialiste. La révolution se tua par ses propres excès, et le triomphe de la démocratie déchaînée et désordonnée, amena forcement celui de la dictature militaire.

<18)> Elle ne put être de longue durée, la société n’étant ni desorganisée, ni morte, comme elle le fut à l’époque de l’établissement de l’Empire des Cesars; les émotions violentes de 1789 et de 1793, l’avaient seulement fatiguée et momentanement épuisée, non détruite. Privée de toute initiative sous le despotisme glorieux de Napoléon Ier, elle avait profité de ce temps de relache forcée pour se recueillir, et pour développer <en son sein> les germes féconds de la liberté, que le mouvement du siècle passé avait déposés en son sein. Avertie par les expériences cruelles d’une révolution avortée, elle avait renoncé aux principes exagérés de 1793 et retournait à ceux de 1789 qui avaient été l’expression vraie des veux populaires et non d’une secte, d’un parti, et qui contenaient toutes les conditions d’une liberté possible, pratique, raisonnable, les rendant encore plus pratiques en les modifiant selon les besoins et les conditions nouvelles de l’époque, elle créa définitivement la théorie du droit Constitutionnel, dont Montesquieu, Necker, Mirabeau, Monnier, les frères Duport, Barnave et tant d’autres furent les premiers apôtres en France, et dont Mme de Stael et Benjamin Constant devinrent, [intercalé: sous l’Empire,] les propagateurs nouveaux.#

|17 <19)> Lorsque la monarchie légitime, ramenée en France par la chute de Napoléon, voulut restaurer l’ancien régime, elle rencontra l’opposition à la fois réfléchie et puissante de la classe bourgeoise, qui sachant desormais ce qu’elle voulait et forte <par> de sa modération même, défendit contre elle, pas à pas, les conquêtes immortelles et légitimes de la révolution: L’indépendance de la société civile vis-à-vis de l’autorité saugrenue, ultramontaine et jesuitique d’une Eglise qui, ayant fait son temps, ne pouvait plus que paralyser le développement libre de la societé moderne; l’abolition de tous les privilèges nobiliaires et <l’égalité de tous> de toutes les entraves imposées par ces mêmes privilèges à la libre propriété et [intercalé: aux] transmutations de la terre; l’égalité de tous devant la loi <et devant les droits politiques> tant politique que <civile> criminelle <et> civile; enfin le droit du peuple à ne point être imposé sans son assentiment, de participer à la législation et de controler le pouvoir, au moyen d’une représentation régulière, issue du libre vote de tous les citoyens actifs, c’est à dire possédants et éclairés du pays.

La monarchie légitime n’ayant pas voulu accepter franchement ces conditions essentielles du droit nouveau, elle tomba.

<20.> 13.) La monarchie de Juillet a réalisé enfin, dans toute sa plénitude, le vrai système de la liberté moderne. Sans doute il y a des imperfections, mais ce sont les imperfections naturelles de toutes les institutions humaines. Elles tiennent en grande partie à l’insuffisance des lumières et de la pratique de la liberté, non seulement dans les masses, mais dans la bourgeoisie elle-même# |18 et en partie <aussi> peut-être aussi à l’insuffisance des capacités politiques dans les hommes qui exercent le gouvernement; ces imperfections sont donc transitoires, elles doivent tomber sous l’influence d’une civilisation progressive. Mais le système en lui-même est parfait; car il donne une solution pratique à toutes les questions, à toutes les aspirations légitimes, à tous les besoins réels de l’humaine société.

Il s’incline avant tout devant [intercalé: Dieu,] cause <[ill.]> de toute existence, <et> source de toute vérité, [intercalé: et l’inspirateur invisible des bonnes pensées;] mais [intercalé: tout] en l’adorant en esprit, il ne veut plus permettre à ses représentants plus ou moins infidèles sur la terre d’opprimer, <et> de maltraiter [intercalé: et de corrompre] le monde en son nom. Il ouvre par la science officiellement enseignée dans les Ecoles, à tous les individus capables et de bonne volonté, le moyen <s’élever jusqu’à> d’élever leur esprit et leur coeur jusqu’aux vérités éternelles, sans l’intervention des prêtres; <<l’Université remplaçant [intercalé: de cette manière] l’Eglise <et constituant pour ainsi dire> ou devenant en quelque sorte elle même l’Eglise du public éclairé.>> les professeurs prennent la place des prêtres, et l’université devient en quelque sorte l’Eglise du public éclairé. Mais il respecte en même temps toutes les Eglises traditionnellement établies, rendues encore nécessaires et [intercalé: même] indispensables par l’ignorance du peuple; <il pratique également> Respectant la liberté des consciences, il pratique également tous les cultes, à condition toutefois qu’aucun ne se mit <[ill.]> en contradiction, soit par ses théories publiquement manifestées, soit dans sa pratique, avec les intérets et les principes de l’Etat.

Il reconnaît, comme base et comme condition absolue<s> de la liberté, de la dignité et de la moralité# |19 humaines, le libre arbitre, c’est à dire l’absolue spontanéité des actes de la volonté individuelle et par conséquent la responsabilité individuelle de chacun. D’où naît pour la société le devoir de punir.

Il reconnait la proprieté [intercalé: individuelle et] héréditaire aussi bien que la famille, comme bases et comme conditions réeles de la liberté, de la dignité et de la moralité des hommes: le droit de propriété individuelle, sans autre restrictions que celles <découlent du bien> qui sont imposées par le bien public et par le droit collectif, représentés par l’Etat. La proprieté est bien un droit naturel, antérieur à l’Etat, mais il ne devient un droit juridique qu’autant qu’il est considéré, sanctionné et garanti comme tel par l’Etat; il est donc juste que l’Etat, en prêtant au proprietaire l’assistance de tous, lui impose des conditions qui sont dictées par l’intéret de tous. Mais ces restrictions doivent être de telle nature que tout modifiant <le droit naturel de proprieté>, autant que cela est absolument nécessaire, le droit naturel de proprieté dans <la forme,> ses différentes formes, elles ne puissent jamais en affecter le fond; car l’Etat est non la négation, mais au contraire la consécration et l’organisation juridique du droit naturel, d’où il suit qu’il ne saurait nier ou attaquer ce dernier sans se détruire lui-même. Il en est de même de la famille, d’ailleurs si intimement liée dans le principe aussi bien que dans le fait<; à la f> au droit de propriété individuelle et héréditaire. L’autorité de l’époux et du père constituent un droit naturel; la société, représentée par l’Etat, la consacre juridiquement, en posant certaines limites nécessaires au pouvoir naturel# |20 de l’un et de l’autre, dans l’intéret du droit et de la liberté individuelle des membres subordonnés de la famille. Mais en lui opposant ces limites, elle donne force de loi à l’autorité maritale et paternelle:

Il considère l’Etat comme une institution divine, ou ce qui veut dire la même chose, comme une institution fondée, dès le commencement de l’histoire [intercalé: et développée successivement], par la haute ou divine raison objective et historique de l’humanité, non par tels ou tels autres individus, ces individus n’ayant été toujours que les interprètes [intercalé: et les réalisateurs] de cette <raison ou de cette> raison impersonnelle ou de cette inspiration divine. L’Etat par conséquent, l’unique forme possible de l’existence collective des hommes ou de la société, <l’unique condition> la condition suprême de toute civilisation et, de tout progrès humain, et aussi de toute liberté.

Représentant de la raison publique et du droit <collectif,> de tout le monde, organe principal du développement collectif tant matériel qu’intellectuel et moral de la société, l’Etat doit être armé, vis-à-vis des individus, d’une grande autorité et d’une <puissance> grande puissance. Mais il résulte de la nature [intercalé: et du principe] même de l’Etat que cette autorité et que cette puissance, ne peuvent, sans démentir ce principe, aller jusqu’à la destruction du droit naturel des hommes. Il ne modifie au contraire et ne limite en partie le droit naturel et la liberté naturelle des hommes, que pour les consacrer et que pour les renforcer davantage par la garantie de la puissance collective dont il est le représentant légitime, c’est à dire que pour les transformer en droit et en liberté juridiques. La liberté naturelle est la liberté des sauvages; la liberté juridique est celle des hommes civilisés. L’Etat en <[ill.]># |21 représente en quelque sorte l’Eglise, et les avocats en sont nécessairement les prêtres, d’où il résulte que le meilleur et en même temps le plus libéral des gouvernements, c’est celui des avocats.

Dans la liberté juridique [intercalé: et politique] dont l’organisation intérieure constitue proprement le bût principal de l’Etat, se marient les deux principes en apparence si contraires, mais dans le fait tellement inséparables l’un de l’autre, qu’aucun ne saurait exister sans l’autre: Le principe de l’autorité et celui de la liberté. Au commencement de l’histoire c’est le premier qui domine. A cause de cette domination exclusive, le principe de la liberté représenta longtemps la révolte, et avait même poussé si loin cette dernière, dans le siècle passé, qu’il avait <même> fini [intercalé: à son tour] par renverser totalement, <à son tour> le principe de l’autorité, d’où est resulté, par une réaction necessaire, le triomphe absolu de ce dernier principe. Mais ne pouvant se maintenir dans cette exclusivité absolue, le principe d’autorité, représenté par le despotisme impérial d’abord, et plus tard, à un plus faible degré, par la Restauration, fut vaincu de nouveau par le principe de la liberté<, devenu plus modéré et plus sage.>. Au lieu de vouloir détruire cette fois l’autorité salutaire et necessaire de l’Etat, la liberté devenue plus modérée et plus sage, s’allia avec elle pour fonder la Monarchie de Juillet, la Charte-Vérité.

L’Etat, comme institution divine, est par la grâce de Dieu. Mais la monarchie ne l’est pas. Ce fut précisement la grande erreur de la Restauration d’avoir voulu identifier d’une manière absolue la forme Monarchique et la personne du Monarque avec l’Etat. La monarchie de Juillet fut une institution non divine, mais utilitaire, préférée à la République, parcequ’elle fut trouvée plus conforme aux moeurs de la France et à l’ignorance crasse du peuple français. Aussi le plus beau titre de gloire dont pût se prévaloir le Roi sorti de la Révolution de Juillet Louis Philippe, fut-il celui “de la meilleure des Républiques” titre équivalant apeuprès à celui de roi Galant homme, qu’on a donné à Victor Emmanuel, en Italie.#

|22 Le droit <et la puissance> collectif de la societé réside<nt> dans l’Etat, soit monarchique, soit républicain, et dans lesquels les deux principes constitutifs, <ayant chacun une organisation> celui de l’autorité et celui de la liberté, ayant chacun une organisation séparée et se complétant mutuellement, forment un Tout organique.

L’autorité et la puissance de l’Etat, [intercalé: puissance] si nécessaire, soit pour le maintien du droit <à l’intéri> et de l’ordre public, conditions de toute liberté à l’intérieur, soit pour la défense de l’existence et de l’intégrité nationales contre les ennemis de l’extérieur, sont représentées par cette “magnifique centralisation (1) [[(1) Propres paroles de Mr Thiers qui expriment en même temps l’intime conviction de tous les libéraux doctrinaires et autoritaires (paroles qui clochent n’est ce pas?) et celle de tous les républicains politiques ou formalistes, – voir <tous> les discours, les écrits et les actes de Mr Gambetta.]] <buraucrat> politique, militaire, administrative, judiciaire, [intercalé: financière, policière] universitaire, <policière> [intercalé: <financière> et voire même religieuse,] buraucratiquement organisée, <et> fondée par la grande révolution sur les ruines de l’ancien particularisme des provinces<,> et constituant proprement le pouvoir.

La liberté [intercalé: politique] est représentée dans l’Etat par un corps législatif, issu de la libre élection du pays, régulièrement convoqué et constituant aussi bien <le> l’organisation d’un controle permanent exercé par la nation sur tous les actes du pouvoir, que son intervention légitime et souveraine dans la legislation, <et> dans l’administration et dans la direction générale des affaires tant intérieures qu’extérieures du pays. Les divers modes d’organisation de ce droit de contrôle, d’intervention legale et de législation nationale, dépendent, dans le fait, beaucoup plus d’une quantité de circonstances transitoires et locales, des moeurs, du degré d’instruction, des conditions politiques et des habitudes traditionnelles d’un pays que d’un principe. Logiquement parlant, dans un pays unitaire et centralisé, comme la France, par exemple, il ne devrait y avoir qu’une seule chambre. La <chambre> première chambre ou la chambre haute <ne> n’a de raison d’être que dans un pays ou l’aristocratie constitue encore, au point de vue politique et juridique, un corps séparé et privilégié, comme en Angleterre; ou# |23 bien, dans un pays où les provinces ont conservé une administration autonome, comme aux Etats Unis et en Suisse, mais non dans un pays comme la France ou tous les citoyens sont politiquement et juridiquement égaux, et où toutes les autonomies provinciales se sont dissoutes dans la Centralisation générale du pays. La création d’une chambre de pairs, nommés à vie par le roi, ne s’explique donc, dans la Constitution de 1830, que comme une mesure de prudence, prise par la nation [intercalé: <elle m> elle-même] contre son propre tempérament par trop révolutionnaire. Il en est de même dans cette question du suffrage restreint ou du suffrage universel.<(1)> Logiquement <parlant> on pourrait révendiquer pour tous les citoyens majeurs le droit d’élection, et il n’est point de doute que plus l’instruction et le bien être se répandront dans les masses et plus ce droit devra s’étendre. Mais dans toutes les questions pratiques et surtout dans celles qui ont pour objet la bonne organisation du gouvernement d’un pays, les considérations du droit formel<,> doivent céder le pas à celles de l’intéret général et de l’utilité publique. Il est évident que les masses ignorantes, facilement exposées à l’influence pernicieuse des charlatans (voire les paysans gouvernés par les prêtres), ne possédant rien, n’ayant rien à perdre et par consequent ne prenant aucun intéret à la conservation de l’ordre public (Voir le prolétariat des villes) ne sauraient élire de bons députés; leur pensée et leur volonté ne sont jamais qu’une fiction, c’est à dire que c’est toujours la pensée et la volonté de ceux qui les inspirent. (1) [[(1) J’avoue que, sous ce rapport, je suis parfaitement de l’avis des libéraux doctrinaires, avis qui est d’ailleurs partagé par beaucoup de républicains modérés. Seulement j’en tire des conclusions absolument opposées [intercalé: <aux conclusi>] à celles <qu’en tirent les uns> des uns et des autres. J’en conclus à la nécessité de l’abolition de l’Etat, comme d’une institution nécessairement oppressive pour le peuple, alors même qu’elle se donne le suffrage universel pour base. Je traiterai plus bas [intercalé: amplement] cette question qui constitue selon moi, le point principal<,> et décisif qui sépare les socialistes révolutionnaires non seulement des républicains radicaux mais encore de toutes les écoles des socialistes doctrinaires et autoritaires.]] Pour être efficace et sérieuse la représentation d’un pays doit être l’expression réelle de sa# |24 pensée et de sa volonté. Mais cette pensée et cette volonté ne résident réellement à l’état de conscience que dans les classes intelligentes et possédantes d’un pays, qui seules s’intéressent vivement au maintien des lois et <à la conservation> de l’ordre public. Donc, il était parfaitement raisonnable, et même légitime et nécessaire, de restreindre, en pratique, le droit d’élection; et le meilleur moyen de le restreindre, c’était d’établir le sens électoral, une sorte d’échelle mobile politique, qui présentait ce double avantage de sauvegarder le Corps électoral contre l’admission si dangereuse des masses <à la fois> ignorantes et brutales, sans lui permettre toutefois de se constituer en corps aristocratique et fermé, puisqu’il n’avait pour base aucun privilège de naissance, et que tout citoyen qui par son travail et par ses épargnes, avait acquis une propriété soit mobilière, soit immobilière, payant <300 francs> le chiffre voulu de contributions directes, devenait de droit électeur, ce chiffre pouvant être augmenté et diminué selon<e> les conditions <actuelles> particulières du pays. Il est vrai que ce système avait l’inconvénient d’exclure un nombre assez considérable de capacités. Mais ce n’était <pas> qu’un inconvénient secondaire et plutôt apparent que <sérieux> <reelle> réel; car toute capacité [intercalé: individuelle] sérieuse doit tendre à la propriété; l’énergie, la virilité d’un homme capable se manifestant surtout dans <cette> sa capacité d’acquérir cette propriété qui est le signe visible, la condition réelle de la liberté. <Cette> L’exclusion des capacités non propriétaires était donc un stimulant <bon po> salutaire pour ceux qui <n’avaient> ne l’avaient pas encore conquise. Quant <à celles qui dédaignaient ou qui étaient incapables de> aux individus intelligents qui dédaignent ou qui se montrent incapables de la conquérir, leur exclusion de toute participation officielle aux affaires politiques du pays, est <p> tout-à-faire légitime, parcequ’ils prouvent par là même que malgré toutes les qualités brillantes dont ils peuvent être doués, il<s n’ont pas> leur manque ce caractère positif et sérieux, <<qui est absolument nécessaire à celui qui veut s’occuper sérieusement des affaires de son pays.>> qui seul rend capable de <s’occuper séri> représenter sérieusement les intérets du pays.#

|25 <<La liberté civile, garantie et pratiquée par la justice de l’Etat, consiste dans le droit de tout citoyen <bourge> majeur, bourgeois ou proletaire, de disposer de sa propre personne, d’aller, de rester, de venir, <ou de ne rien faire> d’entreprendre telle occupation qu’il voudra ou de ne rien faire, d’user et d’abuser de son bien, de le manger ou de le tésauriser, de devenir soit par l’héritage soit par son propre travail riche comme Rotschild, ou de mourir de faim, faute d’héritage ou de travail,>>

En retour de la liberté naturelle dont il les prive et en compensation des sacrifices positifs qu’il leur impôse, sous forme d’impôts et de service militaire <obligation pour tous les citoyens valides> <homme valide, il> l’Etat garantit à tous les citoyens, sans exception, la liberté civile. Cette liberté consiste dans le droit tout négatif de ne point pouvoir être empêché par personne d’aller, de rester, de venir; d’entreprendre une occupation quelconque ou de ne rien faire du tout; d’user et d’abuser de son bien; de le manger ou de le tésauriser; de devenir soit par l’héritage soit par le travail et l’épargne riche comme Rotschild, ou bien de mourir de faim faute d’héritage et de travail; de vendre son [intercalé: propre] travail et le travail de ses enfants au prix du marché; aussi bien que de faire valoir ses capitaux avec le plus grand profit possible, en profitant des chances de la concurrence; de s’instruire et de faire instruire ses enfants dans les Ecoles de l’Etat, si les moyens le permettent, ou bien de croupir ou de les faire croupir dans la plus profonde ignorance. En retour <des droits> de tant de droits précieux qui lui sont garantis par l’Etat, chaque citoyen a le devoir de contribuer à son entretien et de mourir en le défendant, au besoin.(1) [[(1) Il est évident que tous ces droits dont l’ensemble constitue la liberté civile, sont des droits absolument négatifs, garantissant des facultés à jamais irréalisables au prolétariat, tandis que pour les classes possédantes ils constituent un privilège très positif d’exploitation.]]#

|26 L’Etat, réalisation suprême de l’unité nationale, de la prospérité collective ou publique et du droit commun, <ne peut s’occuper> ne peut <s’occuper> et ne doit poursuivre d’une manière positive que les intérets généraux du pays. Il doit aux citoyens avant tout la justice, une bonne administration, une bonne police<. Il doit protéger généralement, jamais en particulier, la>, et une armée bien disciplinée pour défendre le pays tant contre les ennemis de l’extérieur, que contre les perturbateurs de l’intérieur. Il doit protéger <généralement> <d’une manière> en général, jamais en particulier la création des voies [intercalé: nouvelles] de communication <nouvelles> et le perfectionnement des anciennes, l’agriculture, l’industrie, le commerce, le développement du crédit, <et> l’instruction [intercalé: et la morale] publiques. Toute intervention particulière de sa part serait un attentat à la liberté individuelle. Les seules entreprises particulières qui lui soient permises, parcequ’elles lui sont imposées par son unité, par sa centralisation politique et constituent des conditions de puissance, c’est la banque nationale, l’Université, embrassant tout le système de l’instruction <[ill.]> publique et l’Eglise officielle, l’entretien du culte ou des cultes publics, nécessairement obligés de se conformer à la religion officielle, c’est à dire au Culte de l’Etat. Mais il doit livrer tout le reste aux entreprises individuelles, sans s’en mêler autrement que d’une manière tout à fait negative, en imposant à tous les individus le respect des lois et celui des conditions dictées par l’intérêt général.

L’Etat moderne, fondé sur la ruine totale de toutes les classes privilégiées, de toutes les associations, corporations et organisations particulières du moyen âge, reste au milieu de ces ruines la seule organisation collective permanente et légitime, n’ayant désormais devant lui qu’une masse désorganisée d’individus.(1) [[(1) Les compagnies financières, commerciales et industrielles, qui constituent précisement l’organisation de la richesse et de la puissance bourgeoises, pour l’exploitation du prolétariat, sont les seules qu’il puisse souffrir en son sein,# |27 [suite de la note] à condition toute fois qu’elles ne <por> portent point atteinte à l’intéret général<le> du pays qu’il représente lui même, ni aux lois qui garantissent la liberté formelle des individus. Le fait de l’exploitation réelle du prolétariat par ces compagnies ne la regarde pas, pourvu que cette liberté, le droit civil de chacun, soit sauvegardé.]]# |28 Il n’y a donc dans la société actuelle que deux choses:# |29 l’organisation toute puissante de l’Etat, et cette masse de citoyens, formellement, tous égaux devant lui, et formant proprement, sans différence aucune, le peuple gouverné et administré. Mais de fait, non de droit, le peuple se partage en deux cathégories: la classe possédante, la bourgeoisie proprement dite, et la masse ouvrière du prolétariat. La bourgeoisie n’est point une classe fermée et organisée en elle même comme l’était jadis l’aristocratie nobiliaire; elle <n’est> ne constitue point un corps héréditaire, <et> privilégiée par sa naissance<. Elle>, et n’est autre chose qu’une aglomération d’individus possédants, <comme> tandis que le prolétariat est une aglomération [intercalé: plus immense encore] d’individus qui ne possèdent rien ou presque rien.

Il n’y a entre les bourgeois aucune solidarité ni de droit, ni de privilège légal, il n’y a qu’un privilège de fait, celui du sens électoral, et un unique intérêt solidaire, celui de l’exploitation du prolétariat. Mais tout proletaire peut entrer dans la bourgeoisie, comme on entre dans un café, sans demander permission à personne, pourvu qu’on ait de quoi payer la consommation. Chaque ouvrier a donc le droit formel, sinon toujours le pouvoir réel, de devenir individuellement [intercalé: un] bourgeois à son tour. C’est entre les prolétaires, aussi bien qu’entre les bourgeois eux-mêmes, qui tendent à conserver et à augmenter leur richesse, une affaire de course au clocher, affaire de concurrence et de lutte.(1) [[(1) Dans cette lutte quotidienne et qui constitue proprement toute la vie de la société actuelle, ceux qui <apport> viennent armés de leur capital et de leur instruction l’emportent nécessairement sur ceux qui n’y apportent que leur ignorance et la force de leurs bras. Les bourgeois les plus riches écrasent les moins riches et tous ensemble écrasent le prolétariat, et qui <au reste [quelques mots illisibles] à l’Etat.># |30 [suite de la note] <<au reste n’importe aucunement à l’Etat; d’où il resulte que l’Etat en général, même celui qui est fondé sur le suffrage universel; c’est le gouvernement légitime des masses ignorantes et spoliées, par une minorité intelligente et exploitante, au profit de l’intéret temporel de cette dernière, au profit du salut éternel <de cette> des premières.>>]]# |31 <Dans> Au point de vue légal, politique et juridique, dans l’organisation actuelle de la société, le peuple, y compris la bourgeoisie et le prolétariat, [intercalé: <au point de vue légal>] la masse uniforme des individus non officiels, non employés dans le service de l’Etat, masse qui n’offre d’autre variété ni d’autres différences dans son sein que des différences de quantité, non de qualité; c’est l’individualisme pur, le principe de la liberté politique et civile, laissant chaque individu livré aux chances de la concurrence et également écrasé par la toute puissance de l’Etat.# |32 <publique>, l’intérêt collectif, le principe de l’autorité.#

<<L’Etat, [intercalé: même quand il est appuyé sur le suffrage universel,] c’est le gouvernement légitime de la masse ignorante et spoliée par une minorité intelligente et exploitante, au profit de [de l’intéret] temporel<s> de cette dernière, au profit du salut éternel de la première, ce qui veut dire que l’Etat autorisant>>

L’Etat, au point de vue du droit, (c’est à dire de la fiction politique et juridique) c’est la réalisation suprême de la raison publique et de la volonté collective de tous les citoyens qui le composent. Dans le fait, lors même qu’il a le suffrage universel pour base, il est le gouvernement légitime des masses ignorantes (et spoliées) par une minorité intelligente (et exploitante). La <progrès de la civilisation, patronnée par> mission civilisatrice officiellement proclamée de l’Etat, consiste dans l’accroissement successif du nombre d’individus qui constitue cette minorité et dans l’amélioration [intercalé: lente mais continue] de la situation tant matérielle que morale de la majorité. <<par l’extension progressive de l’instruction et du bien être dans les masses ouvrières.>> (Dans le fait, sous l’influence fatale des lois de la situation économique dont il est l’expression, il atteint le but tout contraire)

La minorité s’accroît non seulement par la procréation des enfants, mais encore en se recrutant dans le prolétariat, puisqu’elle admet tout son sein, tout proletaire qui, rompant la solidarité d’ignorance et de misère qui <existait entre lui et> l’unissait à la masse, a eu assez d’intelligence, d’énergie, d’habilité, [intercalé: de moralité] et de bonheur <et de moralité> pour faire fortune (C’est à dire pour cesser d’être enclume et pour devenir marteau à son tour)

La situation de la majorité s’améliore par l’extension progressive de l’instruction et d’un bien-être relatif dans les masses. (Dans le fait, il arrive que l’Etat ne trouve jamais les moyens ni le temps de# |33 donner <l’> cette instruction au peuple; et lorsqu’il s’en mêle, ce n’est jamais que pour fausser l’esprit populaire, voire l’instruction religieuse. L’Etat étant un penseur idéaliste, c’est à dire un matérialiste exploiteur cachant <ses [ill.] réelles> son bût réel sous le masque de l’idéalisme, ne peut donner au peuple qu’une instruction idéale qui le rend propre à se laisser patiemment exploiter. Le peuple d’un autre coté, écrasé par le travail assommant que lui impose l’entretien de la minorité gouvernante n’a pas le temps de s’instruire. Quant à l’amélioration de sa situation économique, c’est encore une fiction, car les lois économiques qui gouvernent la société actuelle et dont l’Etat est la pure expression, produisent comme nous le verrons plus tard, un résultat tout contraire)

La minorité intelligente et gouvernante a donc charge d’âmes. Constituant le corps proprement politique dans l’Etat, elle doit gouverner la société non en vue de ses intérets particuliers, mais en vue de ceux de la majorité. (Malheureusement elle fait toujours le contraire, et il existe une loi psychologico-sociale, une loi fatale comme le sont toutes les lois naturelles et conformement à la quelle, toute minorité gouvernante ayant charge d’âmes et <la> mission d’instruire et de diriger les masses, sera toujours une minorité exploitante). La minorité intelligente et gouvernante, ou nommons la par son nom, la bourgeoisie doit considérer les proletaires non comme des parias, mais comme des frères cadets, auxquels elle doit amour, protection et instruction. De leurs coté <les> le peuple doit avoir confiance dans “ses frères ainés”, les bourgeois (Paroles de Mr Gambetta). Ce n’est qu’à cette condition que le progrès de la prospérité publique, la réalisation du but (officiellement avoué) de l’Etat est possible. (C’est à dire impossible<)> – Ce qui s’atteint par cette voie et en général par l’Etat c’est la subordination réelle des masses à une minorité exploitante)

Malheureusement (et voilà où la théorie doctrinaire commence à être sincère) vu la grande imperfection des hommes, vu la rareté des hommes vraiment intelligents et capables, et vu cette loi économique qui fonde la prospérité collective ou sociale sur la division du travail, laissant les travaux manuels à la grande masse et ceux de l’intelligence à un nombre comparativement petit d’hommes capables, l’égalisation économique et sociale et par conséquent aussi politique de tous les# |34 individus humains sera à tout jamais impossible. Quelque rapide que soit le progrès des masses, jamais leur situation matérielle, intellectuelle et morale ne pourra s’élever à la hauteur de celle de la minorité intelligente, <représentante véritable de> qui par sa haute civilisation, <est à chaque> <et sera> <continuera d’être toujours> fut à chaque époque de l’histoire [intercalé: et continuera d’être toujours] la vraie représentante de l’humanité, reservant à la masse l’honneur de lui servir de piedestal.

Mais c’est injuste! Pas du tout. La vie de l’homme ne se limite pas à cette terre, il porte en lui une âme immortelle. <La vie sociale,> <La vie d’ici-bas n’est qu’> Il trouve ici-bas une éducation <et une préparation sociale> sociale qui le prépare pour l’éternité. L’Etat c’est <le> l’Eglise nouvelle, dans la quelle la minorité gouvernante constitue le corps des prêtres. Etat et minorité gouvernante n’ont d’autre but que de faire monter le peuple vers Dieu.

Dieu et l’immortalité de l’âme ne sont donc pas seulement des idées sinon prouvées, du moins hautement proclammées par la philosophie doctrinaire. Ce sont en même temps des institutions <fondamentales> essentielles et fondamentales de l’Etat.(1) [[(1) [intercalé: Pour prouver que] L’existence de Dieu, et l’immortalité de l’âme sont <tellement> des institutions de l’Etat, <qu’un de mes vieux ami> je ne citerai qu’un fait: Un de mes anciens amis, Viellegardelle (Mr de Viellegardelle), un communiste passionnement convaincu, et que je rencontrais souvent à Paris dans les années 1843-1848, ayant eu le malheur de publier une brochure dans laquelle il niait l’existence de Dieu et l’immortalité de l’âme, fut jugé et condamné pour ce crime par les tribunaux de# |35 [suite de la note] Louis Philippe. Le Procureur du roi avait prononcé un réquisitoire fulminant contre, <dans le quel> l’accusant “<de priver> d’enlever au peuple, par ces négations sacrilèges, “la seule consolation qui lui reste dans sa condition misérable, et de le provoquer par la même à la révolte contre l’ordre public”. Eh bien ce procureur du roi avait mille fois raison, beaucoup plus <par exemple> raison qu’Auguste Comte, par exemple, qui, dans le dernier volume de sa Philosophie Positive (Volume particulièrement recommandé à l’étude du monde ouvrier, comme l’évangile d’un monde social nouveau, par l’illustre Mr Littré lui-même,) exprime la confiance vraiment ridicule, qu’on pourra enlever au peuple sa croyance en Dieu et dans l’immortalité de l’âme, sans qu’il cesse de se résigner à cette infériorité éternelle de gouverné et de travailleur pour autrui, à la quelle il est fatalement condamné non par l’arbitraire des hommes, mais par des lois naturelles, immuables, exposées amplement dans <ce volume> sa sociologie. Il est vrai qu’il ajoute: il est si doux d’obéir et de se laisser gouverner! – Chacun à son gout. Mais je déclare que ce n’est pas le mien, et j’espère que ce ne sera pas aussi celui du peuple tourmenté.]]#

|36 Voila donc la théorie idéaliste complètement démasquée par elle même: Dieu <dans le principe> au commencement et à la fin, comme principe et comme bout; et au milieu, c’est à dire dans le monde réel, le matérialisme crasse de la bourgeoisie exploitante.#

|37 Entre cette théorie, et celle des idéalistes généreux et illustres que j’ai l’honneur de combattre et qui se disent républicains et démocrates, la différence n’est pas grande. On peut même dire qu’elle est nulle, dans ce sens qu’elle est toute composée d’illusions, d’aspirations impuissantes et stériles, de paroles éloquentes, de fumée.#

titre: L’Empire Knouto-Germanique et la Révolution Sociale. Préambule pour la seconde livraison

titre de l’original:

date: 5-23 juin 1871

lieu: Locarno

pays: Suisse

source: Amsterdam, IISG, Archives Bakunin

langue: français, russe, traduction

traduction:

note: Les premières 18 pages d’après une copie de Paraskev Stojanov. Un passage en russe d’après Obina, mai 1878, Genève. Dernière partie d’après Oeuvres, t.IV, éd. par James Guillaume, Paris, 1910, pp. 263-275. Première publication sous le titre de “La Commune de Paris et la notion de l’Etat” dans Le Travailleur, avril-mai 1878, Genève, fortement modifiée (Archives Bakounine, t.VII, p.290). [START OF THE PARIS COMMUNE AND THE STATE]

|1Avertissement

Cet ouvrage, comme tous les écrits, d’ailleurs peu nombreux, que j’ai publiés jusqu’ici, est né des événements. Il est la continuation naturelle de mes “Lettres à un Français” (Septembre 1870), dans lesquelles j’ai eu le facile et triste honneur de prévoir et de prédire les horribles malheurs qui frappent aujourd’hui la France, et, avec elle, tout le monde civilisé; malheurs contre lesquels il n’y avait et il ne reste encore maintenant qu’un seul remède: La Révolution Sociale.

Prouver cette vérité désormais incontestable, par le développement historique de la société et par les faits mêmes qui se passent sous nos yeux en Europe, de manière à la faire accepter par tous les hommes de bonne foi, par tous les chercheurs sincères de la vérité, et ensuite exposer franchement, sans réticences et sans équivoques, les principes philosophiques aussi bien que les fins pratiques qui constituent pour ainsi dire l’âme agissante, la base et le bût de ce que nous appelons la Révolution Sociale, tel est l’objet du présent travail.

La tâche que je me suis imposée n’est pas facile, je le sais, et on pourrait m’accuser de présomption, si j’apportais dans ce travail la moindre prétention personnelle. Mais il n’en est rien, je puis en assurer le lecteur. Je ne suis ni un savant, ni un philosophe, ni même un écrivain de métier. J’ai écrit très peu dans ma vie et je ne l’ai jamais fait,# |2 pour ainsi dire, qu’à mon corps dépendant, et seulement lorsqu’une <condition> conviction passionnée me forçait à vaincre ma répugnance instinctive contre toute exhibition de mon propre moi en public.

Que suis je donc et qu’est-ce qui me pousse maintenant à publier ce travail? Je suis un chercheur passionné de la vérité et un ennemi non moins acharné des fictions malfaisantes dont le parti de l’ordre, ce représentant officiel, privilégié et intéressé de toutes les turpitudes religieuses, métaphysiques, politiques, juridiques, économiques et sociales, présentes et passées, prétend se servir encore aujourd’hui pour abêtir et pour asservir le monde. Je suis un amant fanatique de la liberté, la considérant comme l’unique milieu, au sein duquel puissent se développer et grandir cette liberté toute formelle, octroyée, mesurée et réglementée par l’Etat, mensonge éternel et qui en réalité ne représente jamais rien que le privilège de quelques uns fondé sur l’esclavage de tout le monde; non de cette liberté individualiste, égoïste, natale, mesquine et fictive, prônée par l’Ecole de J.J. Rousseau <aussi bien> ainsi que par toutes les autres Ecoles du libéralisme bourgeois, et qui considère le soi-disant droit de tout le monde, représenté par l’Etat, comme la limite du droit de chacun, ce qui aboutit nécessairement et toujours à la réduction du droit de chacun à Zéro. Non, <toujours> j’entends la seule liberté qui soit vraiment digne de# |3 ce nom, la liberté qui consiste dans le plein développement de toutes les puissances matérielles, intellectuelles et morales qui se trouvent à l’état de facultés latentes en chacun; la liberté qui ne reconnaît d’autres <lois> restrictions que celles qui nous sont tracées par les lois de nôtre propre nature; de sorte qu’à proprement parler, il n’y a pas de restrictions, puisque ces lois ne nous sont pas imposées par quelque législation du dehors, résidant soit à côté, soit au dessus de nous; elles nous sont immanentes, inhérentes, constituant la base même de tout nôtre être, tant matériel qu’intellectuel et moral; au lieu donc de trouver <en> pour elles une limite, nous devons les considérer comme les conditions réelles et comme la raison effective de notre liberté.

J’entends cette liberté de chacun qui loin de s’arrêter comme devant une borne devant la liberté d’autrui, y trouve au contraire sa confirmation et son extension à l’infini; la liberté illimitée de chacun par la liberté de tous, la liberté par la solidarité, la liberté dans l’égalité; la liberté triomphante de la force brutale et au principe d’autorité, qui ne fut jamais autre chose que l’expression idéale de cette force; la liberté qui après avoir renversé toutes les idoles célestes et terrestres fondera et organisera un monde nouveau, celui de l’humanité solidaire, sur les ruines de toutes les Eglises et de tous les Etats.

Je suis un partisan convaincu de l’Egalité économique# |4 et sociale, parce que je sais qu’en dehors de cette égalité, la liberté, la justice, la dignité humaine, la moralité et le bien-être des individus, aussi bien que la prospérité des nations ne seront jamais rien qu’autant de mensonges. Mais partisan quand même de la liberté, cette condition première de l’humanité, je pense que l’égalité doit s’établir dans le monde par l’organisation spontanée du travail et de la propriété collective, des associations productrices librement organisées et fédéralisées dans les communes et par la fédération tout aussi spontanée des communes, mais non par l’action suprême et tutélaire de l’Etat.

C’est là le point qui divise principalement les socialistes ou collectivistes révolutionnaires, des communistes autoritaires, partisans de l’initiative absolue de l’Etat. Leur bût est le même; l’un et l’autre parti veulent également la création d’un ordre social nouveau, fondé uniquement sur l’organisation du travail collectif, inévitablement imposé à chacun et à tous par la force même des choses, à des conditions économiquement égales pour tous, et sur l’appropriation collective des instruments de travail. Seulement les communistes s’imaginent qu’ils pourront y arriver par le développement et par l’organisation de la puissance politique des classes ouvrières et spécialement du prolétariat des villes, à l’aide du radicalisme bourgeois, tandis que les socialistes révolutionnaires, ennemis de tout alliage et de toute# |5 alliance <équivoques> équivoques, pensent au contraire qu’ils ne pourront atteindre ce but que par le développement et par l’organisation de la puissance non politique mais sociale et par conséquent anti-politique des masses ouvrières tant des villes que des campagnes y compris tous les hommes de bonne volonté des classes supérieures qui rompant avec tout leur passé, voudront franchement s’adjoindre à eux et accepter intégralement leur programme. <De>

De là deux méthodes différentes, Les Communistes croient devoir organiser les forces ouvrières pour s’emparer de la puissance politique des Etats. Les socialistes révolutionnaires l’organisent en vue de la destruction ou si l’on veut un mot plus poli, en vue de la liquidation des Etats. Les Communistes sont les partisans du principe et de la pratique de l’autorité, les socialistes révolutionnaires n’ont de confiance que dans la liberté. Les uns et les autres également partisans de la science qui doit tuer la superstition et remplacer la foi, les premiers voudront l’imposer, les autres s’efforceront de la propager; afin que les groupes humains, convaincus, s’organisent et se fédéralisent spontanément, librement, de bas en haut, par leur mouvement propre et conformément à leurs réels intérêts, mais jamais d’après un plan tracé d’avance et imposé aux masses ignorantes par quelques intelligences supérieures.

Les socialistes révolutionnaires pensent qu’il y a beaucoup# |6 plus de raison pratique et d’esprit dans les aspirations instinctives et dans les besoins réels des masses populaires que dans l’intelligence profonde de tous ces docteurs et tuteurs de l’humanité, qui à tant de tentatives manquées pour la rendre heureuse, prétendent encore ajouter leurs efforts. Les socialistes révolutionnaires au contraire, pensent que l’humanité s’est laissée assez longtemps, trop longtemps, gouverner, et que la source de ses malheurs ne réside pas dans telle ou [intercalé: dans] telle autre forme de gouvernement, mais dans le principe, dans le fait même quel qu’il soit gouvernement.

C’est enfin la contradiction devenue déjà historique et qui existe entre le communisme scientifique développé par l’école allemande et accepté en partie par les socialistes autoritaires et anglais d’un côté, et le Proudhonisme largement développé et poussé jusqu’à ses dernières conséquences, de l’autre accepté de préférence par le prolétariat des pays latins. [[Il est également accepté et il le sera toujours davantage par l’instinct essentiellement impolitique des peuples slaves.]] Le socialisme révolutionnaire vient de tenter une première manifestation éclatante et pratique dans la Commune de Paris.

Je suis un partisan de la Commune de Paris qui, pour avoir été massacrée, étouffée dans le sang par les bourreaux de la réaction monarchique et cléricale, n’en est devenue que plus vivante, plus puissante dans l’imagination et dans le coeur du prolétariat de l’Europe; j’en suis le partisan surtout parce qu’elle a été une négation audacieuse, bien prononcée de l’Etat.#

|7C’est un fait historique immense que cette négation de l’Etat se soit manifestée précisément en France, qui a été jusqu’ici par excellence le pays de la centralisation politique, et <par> que ce soit précisément Paris, la tête et le créateur historique de cette grande civilisation française, qui en ait pris l’initiative. Paris se découronnant et proclamant avec enthousiasme sa propre déchéance pour donner la liberté et la vie à la France, à l’Europe, au monde entier; Paris affirmant de nouveau sa puissance d’initiative en montrant à tous les peuples esclaves – (et quelles sont les masses populaires qui ne soient point esclaves?) – l’unique voie d’émancipation et de salut, Paris portant un coup mortel aux traditions politiques du radicalisme bourgeois et donnant une base réelle au socialisme révolutionnaire! Paris, méritant de nouveau les malédictions de Toute la canaille réactionnaire de la France et de l’Europe! Paris s’ensevelissant sous ses ruines pour donner un solennel démenti à la réaction triomphante; sauvant par son désastre l’honneur et l’avenir de la France, et <de l’Europe!> prouvant à l’humanité consolée, que si la vie, l’intelligence, la puissance morale se sont retirées des classes supérieures, elles se sont conservées énergiques et pleines d’avenir dans le prolétariat! Paris inaugurant l’ère nouvelle, celle de l’émancipation définitive et complète des masses populaires et# |8 de leur solidarité désormais toute réelle, à travers et malgré les frontières des Etats; Paris tuant le patriotisme et fondant sur ses ruines la religion de l’humanité; Paris se proclamant humanitaire et athée et remplaçant les fictions diverses par les grandes réalités de la vie sociale; la foi pour la science; les mensonges et les iniquités de la morale religieuse, politique et juridique par les principes de la liberté, de la justice, de l’égalité et de la fraternité, ces fondements éternels de toute morale humaine. Paris héroïque, rationnel et croyant, confirmant sa foi énergique dans les destinées de l’humanité par sa chute glorieuse, par sa mort, et la léguant d’autant plus énergique et vivante aux générations présentes et à venir! Paris noyé dans le sang de ses enfants les plus généreux, c’est l’humanité crucifiée par la réaction internationale et coalisée de l’Europe, sous l’inspiration immédiate de toutes les Eglises chrétiennes et du grand prêtre de l’iniquité, le Pape; mais la prochaine révolution internationale et solidaire des peuples sera la résurrection de Paris! –

La Commune de Paris a duré trop peu de temps et elle a été trop empêchée dans son développement intérieur par la lutte mortelle qu’elle a dû soutenir contre la réaction de Versailles, pour qu’elle ait pu, je ne dis pas même appliquer, mais seulement élaborer théoriquement son programme socialiste. D’ailleurs, il faut bien le reconnaître, la majo-# |9rité des membres de la Commune n’étaient pas proprement socialistes, et s’ils se sont montrés tels, c’est qu’ils ont été irrésistiblement entraînés par la force irrésistible des choses, par la nature de [intercalé: leur] milieu, par les nécessités de leur position et non par leur conviction intime. Les socialistes, à la tête desquels se place naturellement notre ami Varlin, ne formaient dans la Commune qu’une très infime minorité; ils n’étaient tout au plus que quatorze ou quinze membres. Le reste était composé de Jacobins, mais entendons nous, il y a Jacobins et Jacobins. Il y a les Jacobins avocats et doctrinaires comme Mr Gambetta, dont le républicanisme positiviste [[Voir sa lettre à Littré dans le “Progrès” de Lyon.]] présomptueux, despotique et formaliste, ayant répudié l’antique foi révolutionnaire et n’ayant conservé du Jacobinisme que le culte de l’unité et de l’autorité, a livré la France populaire désorganisée par lui-même, d’abord aux Prussiens et plus tard à la réaction indigène; et il y a les Jacobins franchement révolutionnaires, les héros et les derniers représentants sincères de la foi démocratique de 1793, capables de sacrifier plutôt et leur unité et leur autorité bien aimée aux nécessités de la Révolution, que de ployer leur <conscience> cons. devant l’insolence de la réaction. Ces Jacobins magnanimes à la tête desquels se place naturellement Déléscluze, une grande âme et un grand caractère,# |10 veulent le triomphe de la Révolution avant tout, et comme il <y> n’y a point de Révolution possible sans masses populaires, et comme ces masses ont éminemment aujourd’hui l’instinct socialiste et ne peuvent plus faire d’autre révolution qu’une révolution économique et sociale, les jacobins de bonne foi, se laissant entraîner toujours davantage par la logique du mouvement révolutionnaire, finissent par devenir des socialistes malgré eux.

Telle fut précisément la situation des Jacobins qui firent partie de la Commune de Paris. Déléscluze et bien d’autres avec lui signèrent des programmes et des proclamations dont l’esprit général et les promesses étaient positivement socialistes, mais comme, malgré toute leur bonne foi et leur bonne volonté, ils n’étaient que des socialistes bien plus extérieurement entraînés, qu’intérieurement convaincus, comme ils n’avaient pas eu le temps ni même peut-être la capacité de vaincre et de supprimer en eux-mêmes une masse de préjugés bourgeois qui étaient en contradiction avec leur socialisme récent, on comprend que, paralysés par cette lutte intérieure, ils n’ayant pu jamais sortir des généralités, ni prendre une de ces mesures décisives qui rompraient à jamais leur solidarité et tous leurs rapports avec le monde bourgeois.

Ce fut un grand malheur pour la Commune et# |11 pour eux, ils en furent paralysés et ils paralysèrent la Commune. Mais on ne peut pas le leur reprocher comme une faute. Les hommes ne se transforment pas d’un jour à l’autre, et ne changent ni de nature, ni d’habitudes à volonté. Ils ont prouvé leur sincérité en se laissant tuer pour la Commune, qui osera leur en demander davantage?

Ils sont d’autant plus excusables que le peuple de Paris lui-même, sous l’influence immédiate duquel ils ont pensé et agi, était socialiste beaucoup plus d’instinct que d’idée ou de conviction réfléchie. Toutes ses aspirations sont au plus haut degré et exclusivement socialistes, mais ses idées ou plutôt ses représentations traditionnelles et courantes sont encore loin d’être arrivées à cette hauteur. Il y a encore beaucoup de préjugés jacobins, beaucoup d’imaginations dictatoriales et gouvernementales dans le prolétariat des grandes villes de France et même dans celui de Paris. Le culte de l’autorité, produit fatal de l’éducation religieuse, cette source historique de tous les malheurs, de toutes les dégradations et de toutes les servitudes populaires, n’a pas été encore complètement déraciné de son sein. C’est tellement vrai, que même les enfants les plus intelligents du peuple, les socialistes les plus convaincus ne sont pas encore parvenus à s’en délivrer d’une manière complète. Fouillez (manuscrit Foulez> dans leur conscience# 12 et vous y retrouverez le jacobin, le gouvernementaliste refoulé dans quelque coin bien obscur et devenu très modeste, il est vrai, mais non entièrement mort.

D’ailleurs la situation du petit nombre de socialistes convaincus qui ont fait partie de la Commune, était excessivement difficile. Il ne se sentaient pas suffisamment soutenus par la grande masse de la population parisienne, l’organisation de l’association Internationale, très imparfaite elle-même d’ailleurs, n’embrassant à peine que quelques milliers d’individus, ils ont dû soutenir une lutte journalière contre la majorité jacobine et au milieu de quelles circonstances encore! Il leur a fallu donner du travail et du pain à quelques centaines de milliers d’ouvriers, les organiser, les armer et surveiller en même temps les menées réactionnaires dans une ville immense comme Paris, assiégée, menacée de la faim, et livrée à toutes les sales entreprises de la réaction qui y avait pu s’établir et qui se maintenait à Versailles avec la permission et par la grâce des Prussiens! Il leur a fallu opposer un gouvernement et une armée révolutionnaires contre le gouvernement et à l’armée de Versailles, c’est-à-dire que pour combattre la réaction monarchique et cléricale ils ont dû, oubliant ou sacrifiant eux-mêmes les premières conditions du socialisme révolutionnaire, s’organiser en réaction jacobine.#

|13N’est-il pas naturel qu’au milieu de circonstances pareilles, les jacobins qui déjà étaient les plus forts puisqu’ils constituaient la majorité dans la Commune, et qui en outre possédaient à un degré infiniment supérieur l’instinct politique, la tradition et la pratique de l’organisation gouvernementale, <et qui en outre possédaient à un degré infiniment supérieur> aient eu d’immenses avantages sur les socialistes? Ce dont il faut s’étonner c’est qu’ils n’en aient pas profité beaucoup plus qu’ils ne l’ont fait, qu’ils n’aient pas donné au soulèvement de Paris un caractère exclusivement jacobin, et qu’ils se soient laissés entraîner au contraire dans une révolution sociale?

Je sais que beaucoup de socialistes, très conséquents dans leur théorie, approchent à nos amis de Paris de ne s’être pas montrés suffisamment socialistes dans leur pratique révolutionnaire, tandis que tous les aboyeurs de la presse bourgeoise, les accusent au contraire de n’avoir suivi que trop fidèlement le programme du socialisme. Laissons les ignobles dénonciateurs de cette presse, pour le moment de côté; j’observerai aux théoriciens sévères de l’émancipation du prolétariat qu’ils sont injustes envers nos frères de Paris, car entre les théories les plus justes et leur mise en pratique il y a une distance immense qu’on ne franchit pas en quelques jours. Quiconque a eu le bonheur de connaître Varlin,# |14 par exemple, pour ne nommer que celui dont la mort est certaine, sait combien en lui et en tous ses amis, les convictions socialistes ont été passionnées, réfléchies et profondes. C’étaient des hommes dont le zèle ardent, le dévouement et la bonne foi n’ont jamais pu être mis en doute par aucun de ceux qui les ont approchés. Mais précisément parce qu’ils étaient des hommes de bonne foi, ils étaient pleins de défiance en eux-mêmes. En présence de l’oeuvre immense à laquelle ils avaient voué leur pensée et leur vie, ils se comptaient pour si peu! Ils avaient d’ailleurs cette conviction si juste, que dans la révolution sociale, diamétralement opposée en ceci comme dans tout le reste, à la révolution politique, l’action des individus était presque nulle et l’action spontanée des masses devait être tout. Tout ce que les individus peuvent faire, c’est d’élaborer, d’éclaircir et de propager les idées correspondant à l’instinct populaire, et de plus, c’est de contribuer par leurs efforts incessants à l’organisation révolutionnaire de la puissance naturelle des masses; mais rien au delà, car tout le reste doit et ne peut se faire que par le peuple lui-même. Autrement on aboutirait à la dictature politique, c’est à-dire à la reconstitution de l’Etat, des privilèges, des inégalités de toutes les oppressions de l’Etat, et on arriverait par une voie détournée mais logique, au rétablissement de l’esclavage politique, social# |15 économique des masses populaires.

Varlin et tous ses amis, comme tous les socialistes sincères, et en général comme tous les travailleurs nés et élevés dans le peuple, partageaient au plus haut degré cette prévention parfaitement légitime contre l’initiative continue des mêmes individus, contre la domination exercée par des individus supérieurs sur les masses. Et comme ils étaient j[ustes avant tout,] ils tournaient [aussi bien] cette prévoyance, cette défiance contre eux mêmes que contre toutes les autres personnes.

Contrairement à cette pensée des communistes autoritaires, selon moi tout-à-fait erronée, qu’une révolution sociale peut être décrétée et organisée, soit par une dictature, soit par une assemblée constituante issues d’une révolution politique, nos amis, les socialistes de Paris, ont pensé qu’elle ne pouvait être faite ni arriver à son plein développement que par l’action spontanée <des individus> et continue des masses, des groupes et des associations populaires.

Nos amis de Paris ont eu mille fois raison. Car, en effet, quelle est la Tête, si géniale qu’elle soit ou si l’on veut parler d’une dictature collective, fût-elle même formée par plusieurs centaines d’individus doués# |16 doués de facultés supérieures, quels sont les cerveaux assez puissants, assez vastes, pour embrasser l’infinie multiplicité et diversité des intérêts réels, des aspirations, des volontés, des besoins dont la somme constitue la vie collective d’un grand peuple, et pour inventer une organisation sociale, capable de satisfaire tout le monde? Cette organisation ne sera jamais qu’un lit de Procuste sur lequel la violence plus ou moins marquée de l’Etat forcera la malheureuse société de s’étendre. C’est précisément ce qui est [intercalé: toujours] arrivé jusqu’ici, et c’est précisément à ce système antique de l’organisation par la force que la révolution sociale doit mettre un terme en rendant leur pleine liberté aux masses, aux groupes, aux communes, aux associations, aux individus mêmes et en détruisant, une fois pour toutes, la cause historique de toutes les violences, la puissance et l’existence même de l’Etat qui doit entraîner dans sa chute toutes les iniquités consacrées par le droit juridique, avec tous les mensonges des cultes divins, ce droit et ces cultes n’ayant jamais été rien que la consécration obligée tant idéale que réelle de toutes ces violences représentées, garanties et privilégiées par l’Etat.

Il est évident que la liberté ne sera rendue# |17 humain et que les intérêts réels de la société, de tous les groupes, de toutes les organisations locales ainsi que de tous les individus qui forment la société ne pourront trouver de satisfaction réelle que quand il n’y aura plus d’Etats. Il est évident que tous ces intérêts soi-disant généraux de la société, que l’Etat est censé représenter et qui en réalité ne sont autre chose que la négation générale et constante des intérêts positifs des régions, des provinces, des communes, des associations et du plus grand nombre des individus assujettis à l’Etat, constituent une abstraction, une fiction, un mensonge, et que l’Etat est comme une vaste boucherie et comme un immense cimetière où à l’ombre et sous le prétexte de cette abstraction viennent généreusement, bêtement se laisser immoler et ensevelir toutes les aspirations réelles, toutes les forces vives d’un pays. Et comme aucune abstraction n’existe jamais par elle-même, [ni pour elle-même,] comme elle n’a ni jambes pour marcher, ni bras pour créer, ni estomac pour digérer cette masse de victimes qu’on lui donne à dévorer, il est clair, qu’aussi bien que l’abstraction religieuse ou céleste Dieu, représente en réalité les intérêts très positifs, très réels d’une caste privilégiée, le clergé son complément terrestre, l’abstraction# |18 politique, l’Etat, représente les intérêts non moins positifs et réels de la classe aujourd’hui principalement si non exclusivement exploiteur, et qui d’ailleurs tend à englober toutes les autres, la bourgeoisie. Et comme le clergé s’est toujours divisé et aujourd’hui tend à se diviser encore plus en une minorité très puissante et très riche, et en une majorité très subordonnée et passablement misérable, de même la bourgeoisie et ses diverses organisations sociales et politiques, dans l’industrie, dans l’agriculture, dans la banque et dans le commerce, aussi bien que dans tous les fonctionnements administratifs, [financiers,] judiciaires, universitaires, policiers et militaires de l’Etat, tend à se souder chaque jour davantage en une oligarchie réellement dominante et une masse innombrable de créatures plus ou moins [vaniteuses] et plus ou moins déchues, et qui vivent dans une perpétuelle illusion, repoussées inévitablement et toujours davantage dans le prolétariat par une force irrésistible, celle du développement économique actuel, réduites à servir d’instruments aveugles à cette oligarchie toute-puissante.

———–#

|19[Obina] “Ο,Δ8≅&∴ 4 (≅Φϑ∗∀ΔΦΗ&≅, ⊥Η4 ∗&, 4ΦΗ≅Δ4Ρ,Φ84, ∀∃ΦΗΔ∀8Π44, &,Ρ>≅ (Δ≅2βς4, 4 Β≅04Δ∀ς4,, ΒΔ,∗ΦΗ∀&:βΗ Φ≅∃≅ ∃,2Β≅ς∀∗>ϑ, Φ4ΦΗ,<∀Η4Ρ,Φ8ϑ 4 :,(∀:∴>ϑ ⊥8ΦΒ:ϑ∀Η∀Π4 ≅∃ς,ΦΗ&∀ & Β≅:∴2ϑ Η≅:∴8≅ >,Φ8≅:∴8≅ ΗΖΦβΡ :∗,6, 8≅Η≅ΔΖ, ϑ(>,Η∀Η 4 (Δ∀∃βΗ >∀Δ≅∗>Ζ, <∀ΦΦΖ. 7Δ≅<, ⊥Η≅6 8ϑΡ84 ≅:4(∀ΔΝ≅& Φϑς,ΦΗ&ϑ,Η ∗Δϑ(≅6, (≅Δ∀2∗≅ <>≅(≅Ρ4Φ:,>>,6Τ46 8:∀ΦΦ ≅ΗϑΒ,&Τ4Ν ΗΔϑΦ≅&, 8≅Η≅ΔΖ, 4(Δ∀Η Β≅ΦΗΖ∗>ϑ 4 ΒΔ,ΦΗϑΒ>ϑ Δ≅:∴ Β∀:∀Ρ,6”

{{L’Eglise et l’Etat, ces deux abstractions historiques et éternellement menaçantes et dévorantes, représentent l’exploitation systématique, implacable et légale de la collectivité au seul profit de quelques milliers d’individus qui oppriment et dépouillent les masses populaires. Outre cette poignée d’oligarques, il existe une autre classe, beaucoup plus nombreuse, de pleutres abêtis qui jouent le rôle honteux et criminel de bourreaux.}}#

|20[Oeuvres IV] L’abolition de l’Eglise et de l’Etat doit être la condition première et indispensable de l’affranchis# |21sement réel de la société; après quoi seulement elle peut et doit s’organiser d’une autre manière, mais non pas de haut en bas et d’après un plan idéal, rêvé par quelques sages ou savants, ou bien à coups de décrets lancés par quelque force dictatoriale ou même par une assemblée nationale, élue par le suffrage universel. Un tel système, comme je l’ai déjà dit, mènerait inévitablement à la création d’un nouvel Etat, et conséquemment à la formation d’une aristocratie gouvernementale, c’est-à-dire d’une classe entière de gens n’ayant rien de commun avec la masse du peuple, et, certes, cette classe recommencerait à l’exploiter et à l’assujettir sous prétexte de bonheur commun ou pour sauver l’Etat.

La future organisation sociale doit être faite seulement de bas en haut, par la libre association et fédération des travailleurs, dans les associations d’abord, puis dans les communes, dans les régions, dans les nations, et, finalement, dans une grande fédération internationale et universelle. C’est alors seulement que se réalisera le vrai et vivifiant ordre de la liberté et du bonheur général, cet ordre qui, loin de renier, affirme au contraire et met d’accord les intérêts des individus et de la société.

On dit que l’accord et la solidarité universelle des intérêts des individus et de la société ne pourra jamais se réaliser de fait, parce que ces intérêts, étant contradictoires, ne sont pas à même de se contrebalancer d’eux-mêmes ou bien d’arriver à une entente quelconque. A une telle objection je répon# |22drai que si, jusqu’à présent, les intérêts n’ont été jamais et nulle part en accord mutuel, cela fut à cause de l’Etat, qui a sacrifié les intérêts de la majorité au profit d’une minorité privilégiée. Voilà pourquoi cette fameuse incompatibilité et cette lutte des intérêts personnels avec ceux de la société n’est rien autre qu’une duperie et un mensonge politique, né du mensonge théologique, qui imagina la doctrine du premier péché pour déshonorer l’homme et détruire en lui la conscience de sa propre valeur. Cette même idée fausse de l’antagonisme des intérêts fut enfantée aussi par les rêves de la métaphysique, qui, comme on sait, est proche parente de la théologie. Méconnaissant la sociabilité de la nature humaine, la métaphysique regardait la société comme un agrégat mécanique et purement artificiel d’individus, associés tout à coup, au nom d’un traité quelconque formel ou secret, conclu librement ou bien sous l’influence d’une force supérieure. Avant de s’unir en société, ces individus, doués d’une sorte d’âme immortelle, jouissaient d’une entière liberté.

Mais si les métaphysiciens, surtout ceux croyant en l’immortalité de l’âme, affirment que les hommes sont, en dehors de la société, des êtres libres, nous arrivons inévitablement alors à cette conclusion, que les hommes ne peuvent s’unir en société qu’à condition de renier leur liberté, leur indépendance naturelle, et de sacrifier leurs intérêts, personnels d’abord, locaux ensuite. Un tel renoncement et un tel sacrifice de soi-même doit être, par cela même,# |23 d’autant plus impérieux que la société est plus nombreuse et son organisation plus complexe. Dans un tel cas, l’Etat est l’expression de tous les sacrifices individuels. Existant sous une telle forme abstraite, et en même temps violente, il continue, cela va sans dire, à gêner de plus en plus la liberté individuelle au nom de ce mensonge qu’on appelle “bonheur public”, quoique évidemment il ne représente exclusivement que l’intérêt de la classe dominante. l’Etat, de cette manière, nous apparaît comme une inévitable négation et une annihilation de toute liberté, de tout intérêt, individuel aussi bien que général.

On voit ici que dans les systèmes métaphysiques et théologiques tout se lie et s’explique par lui-même. Voici pourquoi les défenseurs logiques de ces systèmes peuvent et doivent même, la conscience tranquille, continuer à exploiter les masses populaires au moyen de l’Eglise et de l’Etat. Bourrant leurs poches et assouvissant tous leurs sales désirs, ils peuvent en même temps se consoler à la pensée qu’ils peinent pour la gloire de Dieu, pour la victoire de la civilisation et pour la félicité éternelle du prolétariat.

Mais nous autres, ne croyant ni en Dieu, ni en l’immortalité de l’âme, ni en la propre liberté de la volonté, nous affirmons que la liberté doit être comprise, dans son acception la plus complète et la plus large, comme but du progrès historique de l’humanité. Par un étrange, quoique logique con# |24traste, nos adversaires, idéalistes de la théologie et de la métaphysique, prennent le principe de la liberté comme fondement et base de leurs théories, pour conclure tout bonnement à l’indispensabilité de l’esclavage des hommes. Nous autres, matérialistes en théorie, nous tendons en pratique à créer et à rendre durable un idéalisme rationnel et noble. Nos ennemis, idéalistes divins et transcendantaux, tombent jusqu’au matérialisme pratique, sanguinaire et vil, au nom de la même logique, d’après laquelle chaque développement est la négation du principe fondamental. Nous sommes convaincus que toute la richesse du développement intellectuel, moral et matériel de l’homme, de même que son apparente indépendance – que tout cela est le produit de la vie en société. En dehors de la société, l’homme ne serait non seulement pas libre, mais il ne se serait même pas transformé en homme vrai, c’est-à-dire en être qui a conscience de lui-même, qui sent, pense et parle. Le concours de l’intelligence et du travail collectif a seul pu forcer l’homme à sortir de l’état de sauvage et de brute qui constituait sa nature première ou bien son point initial de développement ultérieur. Nous sommes profondément convaincus de cette vérité que toute la vie des hommes – intérêts, tendances, besoins, illusions, sottises même, aussi bien que les violences, les injustices et toutes les actions qui ont l’apparence d’être volontaires – ne représente que la conséquence des forces fatales de la vie en société. Les# |25 gens ne peuvent admettre l’idée de l’indépendance mutuelle, sans renier la réciproque influence de la corrélation des manifestations de la nature extérieure.

Dans la nature elle-même, cette merveilleuse corrélation et filiation des phénomènes n’est pas atteinte, certainement, sans lutte. Tout au contraire, l’harmonie des forces de la nature n’apparaît que comme résultat véritable de cette lutte continuelle, qui est la condition même de la vie et du mouvement. Dans la nature et aussi dans la société, l’ordre sans lutte c’est la mort.

Si dans l’univers l’ordre est naturel et possible, c’est uniquement parce que cet univers n’est pas gouverné d’après quelque système imaginé d’avance et imposé par une volonté suprême. L’hypothèse théologique d’une législation divine conduit à une absurdité évidente et à la négation non seulement de tout ordre, mais de la nature elle-même. Les lois naturelles ne sont réelles qu’en ce qu’elles sont inhérentes à la nature, c’est-à-dire ne sont fixées par aucune autorité. Ces lois ne sont que de simples manifestations ou bien de continuelles modalités du développement des choses et des combinaisons de ces faits très variés, passagers, mais réels. L’ensemble constitue ce que nous appelons “nature”. L’intelligence humaine et sa science observèrent ces faits, les contrôlèrent expérimentalement, puis les réunirent en un système et les appelèrent lois. Mais la nature elle-même ne connaît point de lois. Elle# |26 agit inconsciemment, représentant par elle-même la variété infinie des phénomènes, apparaissant et se répétant d’une manière fatale. Voilà pourquoi, grâce à cette inévitabilité de l’action, l’ordre universel peut exister et existe de fait.

Un tel ordre apparaît aussi dans la société humaine, qui, en apparence, évolue d’une manière soi-disant anti-naturelle, mais en réalité se soumet à la marche naturelle et inévitable des choses. Seules, la supériorité de l’homme sur les autres animaux et la faculté de penser apportèrent dans son développement un élément particulier, tout à fait naturel, soit dit en passant, dans ce sens que, comme tout ce qui existe, l’homme représente le produit matériel de l’union et de l’action des forces. Cet élément particulier, c’est le raisonnement, ou bien cette faculté de généralisation et d’abstraction grâce à laquelle l’homme peut se projeter par la pensée, s’examinant et s’observant comme un objet extérieur et étranger. S’élevant idéiquement au-dessus de lui-même, ainsi qu’au-dessus du monde environnant, il arrive à la représentation de l’abstraction parfaite, au néant absolu. Cette limite dernière de la plus haute abstraction de la pensée, ce rien absolu, c’est Dieu.

Voilà le sens et le fondement historique de toute doctrine théologique. Ne comprenant pas la nature et les causes matérielles de leurs propres pensées, ne se rendant même pas compte des conditions ou lois naturelles qui leur sont spéciales, ils ne purent certainement pas soupçonner, ces premiers hommes# |27 en société, que leurs notions absolues n’étaient que le résultat de la faculté de concevoir les idées abstraites. Voilà pourquoi ils considèrent ces idées tirées de la nature, comme des objets réels devant lesquels la nature même cessait d’être quelque chose. Ils se prirent ensuite à adorer leurs fictions, leurs impossibles notions d’absolu et à leur décerner tous les honneurs. Mais il fallait, d’une manière quelconque, figurer et rendre sensible l’idée abstraite de néant ou de Dieu. Dans ce but, ils enflèrent la conception de la divinité et la douèrent, par surcroît, de toutes les qualités et forces, bonnes et mauvaises, qu’ils rencontraient seulement dans la nature et dans la société.

Telle fut l’origine et le développement historique de toutes les religions, en commençant par le fétichisme et en finissant par le christianisme.

Nous n’avons guère l’intention de nous lancer dans l’histoire des absurdités religieuses, théologiques et métaphysiques et encore moins de parler du déploiement successif de toutes les incarnations et visions divines, créées par des siècles de barbarie. Il est connu de tout le monde que la superstition donnait toujours naissance à d’affreux malheurs et forçait à répandre des ruisseaux de sang et de larmes. Nous dirons seulement que tous ces révoltants égarements de la pauvre humanité furent des faits historiques inévitables dans la croissance normale et l’évolution des organismes sociaux. De tels égarements engendrèrent dans la société cette idée# |28 fatale, dominant l’imagination des hommes, que l’univers était soi-disant gouverné par une force et par une volonté surnaturelles. Les siècles succédèrent aux siècles, et les sociétés s’habituèrent à tel point à cette idée, que finalement elles tuèrent en elles toute tendance vers un plus lointain progrès, et toute capacité à y parvenir.

L’ambition de quelques individus d’abord, de quelques classes sociales ensuite, érigèrent en principe vital l’esclavage et la conquête, et enracinèrent, plus que toute autre, cette terrible idée de la divinité. Dès lors, toute société fut impossible sans, comme base, ces deux institutions: l’Eglise et l’Etat. Ces deux fléaux sociaux sont défendus par tous les doctrinaires.

A peine ces institutions apparurent dans le monde que tout à coup deux castes s’organisèrent: celle des prêtres et celle des aristocrates, qui, sans perdre de temps, eurent le soin d’inculquer profondément au peuple asservi l’indispensabilité, l’utilité et la sainteté de l’Eglise et de l’Etat. [END OF PARIS COMMUNE AND THE STATE]

Tout cela avait pour but de changer l’esclavage brutal en un esclavage légal, prévu, consacré par la volonté de l’Etre suprême.

Mais les prêtres et les aristocrates croyaient-ils sincèrement à ces institutions, qu’ils soutenaient de toutes leurs forces, dans leur intérêt particulier? N’étaient-ils que des menteurs et des dupeurs? Non, je crois qu’ils étaient en même temps croyants et imposteurs.#

|29Ils croyaient, eux aussi, parce qu’ils partageaient naturellement et inévitablement les égarements de la masse, et c’est seulement plus tard, à l’époque de la décadence du monde ancien, qu’ils devinrent sceptiques et trompeurs sans vergogne. Une autre raison permet de considérer les fondateurs d’Etats comme des gens sincères. L’homme croit toujours facilement à ce qu’il désire et à ce qui ne contredit pas ses intérêts. Qu’il soit intelligent et instruit, c’est même chose: par son amour-propre et par son désir de vivre avec ses prochains et de profiter de leur respect, il croira toujours à ce qui lui est agréable et utile. Je suis convaincu que, par exemple, Thiers et le gouvernement versaillais s’efforçaient à tout prix de se convaincre qu’en tuant à Paris quelques milliers d’hommes, de femmes et d’enfants, ils sauvaient la France.

Mais si les prêtres, les augures, les aristocrates et les bourgeois, des vieux et nouveaux temps, purent croire sincèrement, ils restèrent quand-même sycophantes. On ne peut, en effet, admettre qu’ils aient cru à chacun des absurdités qui constituent la foi et la politique. Je ne parle même pas de l’époque où, selon le mot de Cicéron, “deux augures ne pouvaient se regarder sans rire”. Même au temps de l’ignorance et de la superstition générale, il est difficile de supposer que les inventeurs de miracles quotidiens aient été convaincus de la# |30 réalité de ces miracles. On peut dire la même chose de la politique, qu’on peut résumer dans la règle suivante: “Il faut subjuguer et spolier le peuple de telle façon qu’il ne se plaigne pas trop haut de son destin, qu’il n’oublie pas de se soumettre et n’ait pas le temps de penser à la résistance et à la révolte.”

Comment donc, après cela, s’imaginer que des gens qui ont changé la politique en un métier et connaissent son but, – c’est-à-dire l’injustice, la violence, le mensonge, la trahison, l’assassinat, en masse et isolé, – puissent croire sincèrement à l’art politique et à la sagesse de l’Etat générateur de la félicité sociale? Ils ne peuvent pas être arrivés à ce degré de sottise, malgré toute leur cruauté. L’Eglise et l’Etat ont été de tous temps de grandes écoles de vices. L’histoire est là pour attester leurs crimes; partout et toujours le prêtre et l’homme d’Etat ont été les ennemis et les bourreaux conscients, systématiques, implacables et sanguinaires des peuples.

Mais comment, tout de même, concilier deux choses en apparence si incompatibles: dupeurs et dupés, menteurs et croyants? Logiquement, cela paraît difficile; cependant, en fait, c’est-à-dire dans la vie pratique, ces qualités se rencontrent très souvent.

En énorme majorité, les gens vivent en contradiction avec eux-mêmes, et dans de continuels malentendus; ils ne le remarquent généralement pas, jusqu’à ce que quelque événement extraordi# |31naire les tire de leur somnolence habituelle et les force à jeter un coup d’oeil sur eux et autour d’eux.

En politique comme en religion, les hommes ne sont que des machines entre les mains des exploiteurs. Mais voleurs et volés, oppresseurs et oppressés, vivent les uns à côté des autres, gouvernés par une poignée d’individus, qu’il convient de considérer comme de vrais exploiteurs. Ce sont les mêmes gens, libres de tous préjugés, politiques et religieux, qui maltraitent et oppriment consciemment. Aux dix-septième et dix-huitième siècle, jusqu’à l’explosion de la grande Révolution, comme de nos jours, ils commandent en Europe et agissent presque à leur guise. Il faut croire que leur domination ne se prolongera pas longtemps.

Pendant que les principaux chefs trompent et perdent les peuples en toute conscience, leurs serviteurs, ou les créatures de l’Eglise et de l’Etat, s’appliquent avec zèle à soutenir la sainteté et l’intégrité de ces odieuses institutions. Si l’Eglise, d’après les dires des prêtres et de la plupart des hommes d’Etat, est nécessaire au salut de l’âme, l’Etat, à son tour, est aussi nécessaire pour la conservation de la paix, de l’ordre et de la justice; et les doctrinaires de toutes les écoles de s’écrier: “Sans Eglise et sans Gouvernement, pas de civilisation ni de progrès.”

Nous n’avons pas à discuter le problème du salut éternel, parce que nous ne croyons pas à l’immortalité de l’âme. Nous sommes convaincus que la# |32 plus nuisible des choses, pour l’humanité, pour la vérité et le progrès, c’est l’Eglise. Et peut-il en être autrement? N’est-ce pas à l’Eglise qu’incombe le soin de pervertir les jeunes générations, les femmes surtout? N’est-ce pas elle qui par ses dogmes, ses mensonges, sa bêtise et son ignominie, tend à tuer le raisonnement logique et la science? Est-ce qu’elle ne porte pas atteinte à la dignité de l’homme, en pervertissant en lui la notion des droits et de la justice? Ne rend-elle pas cadavre ce qui est vivant, ne perd-elle pas la liberté, n’est-ce pas elle qui prêche l’esclavage éternel des masses au bénéfice des tyrans et des exploiteurs? N’est-ce pas elle, cette implacable Eglise, qui tend à perpétuer le règne des ténèbres, de l’ignorance, de la misère et du crime?

Si le progrès de notre siècle n’est pas un rêve mensonger, il doit en finir avec l’Eglise. [Oe: Le manuscrit s’interrompt ici]#

titre: L’Empire Knouto-Germanique et la Révolution Sociale. Préambule pour la seconde livraison. Variante

titre de l’original:

date: 5-23 juin 1871

lieu: Locarno

pays: Suisse

source: Amsterdam, IISG, Archives Bakunin

langue: français

traduction:

note: Manuscrit pp. 16-30.

|1En somme, <ces deux abstractions de l’Eglise et l’E> ces deux abstractions historiques, toujours menaçantes et toujours dévorantes, [intercalé: l’Eglise et l’Etat,] ne représentent autre chose que l’exploitation impitoyable, systématique <<et juridiquement et religieusement consacrée et militairement maintenue, de la société et légale d<e la société>u prolétariat au profit de quelques milliers d’individus tout au plus>> et légale de la société, au profit de quelques milliers d’in[di]vidus tout au plus, qui se servent pour contenir, pour opprimer et pour tondre <d’une classe> les masses populaires, d’une classe équivoque, infiniment plus nombreuse que ce groupe d’oligarques, <et qui leur servent d’instrument> mais qui, devenue trop stupide et trop bête pour se révolter contre eux, joue en leurs mains un rôle aussi ridicule qu’odieux, celui de bourreau et de victime en même temps.

Il est <évident> donc évident qu’après l’abolition de l’Eglise et de l’Etat, condition première et indispensable d’une émancipation <relle> réelle de la société, il ne peut, il ne doit y avoir qu’une seule organisation sociale; non celle qui serait constituée de haut en bas, sur un plan [intercalé: idéal] formé par quelques individus très avancés, très intelligents, très savants, [intercalé: et] par la voie de décrets rendus soit par un pouvoir dictatorial, soit même, <soit même> par une Assemblée Nationale issue du suffrage universel, avec ou sans référendum. Cette méthode, [intercalé: comme je l’ai déjà dit,] aboutirait nécessairement à la création d’un nouvel Etat, et par conséquent [intercalé: aussi à la formation] d’une aristocratie gouvernementale, d’une classe plus ou moins séparée des masses populaires et qui les exploiterait et les <opprimer> asservirait de nouveau, sous le prétexte du bien public et du salut de l’Etat. Mais uniquement celle, qui se formant de# |2 bas en haut, par la voie de l’association et de la fédération libre des individus dans les sociétés ouvrières et de ces dernières dans les communes, des communes dans les provinces, des provinces dans les nations de même langue, et enfin des nations dans la grande unité internationale et aussi universellement humaine que possible, fera résulter l’ordre réel et vivant de la liberté, et l’intéret universel et commun, non de la négation mais au contraire de la somme de tous les intérets individuels et locaux.

A ceux qui prétendraient que de cette manière l’unité et la solidarité universelle des intérets [intercalé: individuels et locaux] ne pourraient jamais s’établir, parceque ces intérets sont trop divergents pour pouvoir s’harmoniser et s’équilibrer d’eux mêmes, je répondrai que ce n’est pas en les détruisant tous, ou bien en en sacrifiant la majeure partie aux intérets exclusifs d’une minorité privilégiée, comme l’a toujours fait l’Etat, qu’on parviendra à les harmoniser jamais; et qu’ensuite cette prétendue incompatibilité mutuelle des intérets individuels et locaux est une pure fiction, un mensonge politique issu directement de cet autre mensonge théologique <qui proclamme la> <se fondant sur un p> qui, en se fondant sur un prétendu péché originel, proclamme la déchéance et l’indignité de l’homme. Cette idée [intercalé: si] fausse de l’incompatibilité radicale des intérets humains prend également sa racine dans <cet> les aberrations de la métaphysique, parente très proche, comme on sait, de la théologie et qui, ignorant la nature éminemment sociale de l’homme, considère la société, <considér> comme une sorte d’agrégat mécanique et artificiel d’individus, qui se seraient [unis] spontanement# |3 par une sorte de contrat social, tacite ou formel, libre ou même imposé par une force majeure quelconque, mais qui doués d’une âme immortelle, <avaient> auraient eu la pleine jouissance [intercalé: de leur libre arbitre ou] de leur liberté, avant même qu’ils ne se fussent associés.

Du moment qu’on considère les hommes comme pouvant être libres en dehors de la société, et ils doivent [être] considérés comme tels par tous ceux qui ont foi dans l’immortalité et dans l’idéalité absolue des âmes humaines, on arrive forcément à ce résultat, que les hommes ne pouvaient s’associer qu’en sacrifiant une portion <très notable> d’autant plus notable de leur liberté, de leur indépendance naturelle et de leurs intérets, individuels d’abord, puis locaux, que cette association devenait plus nombreuse et plus compliquée. L’Etat, <qui [intercalé: comme] le représentant> n’étant en quelque sorte rien que la résultante ou la somme de toutes ces immolations individuelles et locales, leur <abstraite> expression à la fois violente et abstraite, et continuant de les imposer et de les augmenter toujours davantage, au nom de cette fiction qu’on appelle le bien public et qui n’est, comme nous venons de le voir, que <l’int> le bien exclusif de <quelqu> la classe dominante, l’Etat apparaît nécessairement comme le démolisseur de toutes les libertés et de tous les intérets tant individuels que locaux.

On voit que dans les systèmes théologiques et métaphysiques tout se tient, tout s’explique, et que parfaitement conséquents avec eux mêmes, les partisans de ces systèmes peuvent et doivent même, avec une parfaite tranquillité de conscience, continuer l’exploitation des masses populaires, au moyen de <l’Etat> l’Eglise et de l’Etat. Tout en remplissant leurs poches<, ils auront> et en satisfaisant <leurs immondes passions> leurs passions immondes, ils auront toujours la douce certitude de travailler pour la gloire# |4 de Dieu, pour le triomphe de la civilisation, et pour le salut non temporel mais, ce qui vaut beaucoup mieux, éternel du prolétariat.

Nous, qui ne croyons ni en Dieu, ni en l’immortalité de l’âme, ni au libre arbitre, mais qui à cause de cela même, affirmons la liberté, considérée dans le sens le plus complet, le plus large, comme le bût de l’histoire humaine, tandis que par un contraste singulier, quoique d’ailleurs très logique, nos adversaires, les idéalistes théologiens et métaphysiciens, ne semblent prendre la liberté pour point de <départ> départ et pour base de leurs théories que pour conclure à l’esclavage des hommes; nous, qui sommes des matérialistes et qui précisement, parceque nous le sommes en théorie, <volonté [ill.]> tendons forcément dans la pratique à l’établissement d’un idéalisme humain aussi rationnel que sublime, tandis que nos adversaires, idéalistes transcendants et divins dans les théories qu’ils professent, <toujours poussés par la même logique,> aboutissent <à une pratique pleine de boue> à un matérialisme pratique plein de sang et de boue, poussés toujours par cette même <logique> loi logique, conformement à laquelle tout développement est une négation du point de départ; nous enfin, qui sommes convaincus que l’homme, considéré dans toute la richesse et [intercalé: dans] la spontanéité <bien plus> apparente <que réelle de> de son développement intellectuel, moral, matériel, est si complètement le produit de la société, qu’en dehors de la société, non seulement il ne serait jamais devenu libre, mais <qu’il ne pourrait <pas> même devenir> qu’il ne serait même jamais devenu ce que nous appelons un homme, c’est à dire# |5 un être ayant la conscience réfléchie de soi-même, voulant, pensant et parlant, parceque ce n’est jamais que par le concours de l’intelligence et du travail collectifs de la société, que l’individu le mieux doué parvient à s’arracher en lui-même à sa brutalité ou bien à <son> cette animalité primitive, qui est sa base naturelle et le point de départ de tous ses développements ultérieurs. Nous sommes tellement pénétrés de cette vérité desormais incontestable, que tout ce qui constitue la vie [intercalé: tant] des individus que des groupes locaux: leurs intérets, leurs aspirations, leurs besoins, <leurs [ill.] et leues violences, leurs [ill.], leurs iniquétés mêmes, tous leurs mouvements corporels et moraux, même son apparence les plus libres, ne sont rien que des faits naturels> leurs indignations mêmes, leurs sottises, leurs injustices, leurs violences, tous leurs mouvements même en apparence les plus libres, tant individuels que collectifs, ne sont rien que des faits naturels, des manifestations <naturelles de la> fatales de cette chose naturelle qui s’appelle l’humaine société, qu’il nous serait tout aussi impossible d’en admettre l’incompatibilité mutuelle, que de nier la concordance des phénomènes et des faits dans la nature extérieure.

Dans la nature, sans doute, cette harmonie et cette concordance admirables ne se produisent pas sans lutte, elles sont au contraire le résultat incessamment renouvelé <d’une> <de cette> d’une lutte incessante qui, <dans la nature> en constitue le mouvement et la vie; <Dans> car dans la nature comme dans la société, l’ordre sans la lutte, c’est la mort. Ce qui dans le monde naturel rend l’ordre possible, c’est qu’il n’est point gouverné par un système de lois préétablies et qui lui serait imposé par une volonté supérieure ou même extérieure quelconque. La supposition théologique d’un législation suprême nous mènerait droit à l’absurde, à la négation non seulement de tout ordre# |6 dans la nature, mais de la nature elle-même. Ce qui rend les lois naturelles effectives, c’est que précisement elles sont inhérentes à la nature, c’est à dire, <qu’elles so> que loin d’être préetablies par qui que ce soit, <il ne> elles ne sont rien que les manières et les voies habituelles ou constantes du développement, des collisions et des combinaisons si diverses <des choses réelles et> des phénomènes <passagers> dans cet ensemble éternel et immense [intercalé: de choses passagères mais réelles] que nous appelons la nature. Observées et duement constatées par l’expérience, puis coordonnées en un système par la raison humaine, par la science, elles ont été appelées les lois de la nature. Mais la nature elle-même ne reconnaît point de lois. <Elle est tout> Ignorante d’elle même, elle est tout simplement cet immense ensemble de choses et de faits qui, sans aucune reflexion, se produisent et se réproduisent <incessamment> fatalement dans son sein, et c’est à cause de cela même que l’ordre peut exister et qu’il existe réellement dans la nature.

L’ordre existe et se produit de même dans l’humaine société, dont tous les développements même en apparence les plus transcendants et comme tels les plus éloignés de la nature, ne sont [intercalé: encore] rien que la continuation immédiate <du développeme> de ce développement fatal des choses et des êtres passagers et réels dans la nature. Seulement, l’homme étant doué, à un degré infiniment supérieur que les animaux de toutes les autres espèces, de la précieuse faculté de penser, un élément nouveau, quoique d’ailleurs tout à fait naturel, dans ce sens qu’il est, comme toutes les autres choses existantes, un produit matériel de combinaisons et d’actions matérielles, s’introduit# |7 [verso de la page précédente] <<par quelque législateur du dehors, résidant soit à côté, soit au dessus de nous; Elles nous sont inhérentes, immanentes, elles constituent la base et les conditions réelles de tout notre être, tant matériel qu’intellectuel et moral, et par conséquent elles [la phrase n’est pas finie]

J’entends donc <la> cette liberté [intercalé: de chacun] qui loin de s’arrêter comme devant une borne devant la liberté d’autrui, y trouve au contraire sa confirmation et son extension à l’infini; la liberté illimitée de chacun, non malgré la liberté de tous, mais précisement [intercalé: créée] par la liberté <de tout le monde> universelle, la liberté par la solidarité, la liberté dans l’égalité.>># |8 avec lui dans le développement fatal de l’ensemble <naturel> des choses dont il ne constitue [intercalé: lui même] qu’une très petite partie. Cet élément nouveau, c’est la reflexion, c’est une puissance de généralisation et d’abstraction si grande, que grâce à elle, l’homme, se séparant en esprit de lui-même peut se considérer, s’observer comme il observe les objets extérieurs, et que s’élevant au dessus de lui même, toujours seulement en esprit, aussi bien que de tout le monde qui l’entoure, de tout l’univers, y compris même les choses qu’il ne voit pas, mais dont il imagine et suppose l’existence, il arrive jusqu’à la conception de la généralité absolue, du vide absolu. L’absolu n’est [intercalé: pas] en effet autre chose que cette faculté d’abstraction elle même qui, après avoir laissé derrière elle tout ce qui est, n’ayant plus rien à nier, s’immobilise dans la contemplation monotone de son <[ill.]> dénuement absolu, c’est l’abstraction suprême, c’est Zéro, c’est le néant absolu – c’est Dieu.

Voilà la raison et la base historique de toutes les théologies. Ignorant la nature et les causes essentiellement matérielles de leur propre intelligence, ne se rendant pas même compte de ses procédés naturels ou des lois qui lui sont inhérentes, mais la maniant <naïvement> grossièrement, gauchement, comme un instrument dont l’usage, exclusivement reservé à quelques individus supérieurs, restait apeuprès inconnu, les premiers hommes et les premières sociétés, ne pouvaient naturellement pas se douter que cette généralité absolue, dont la conception naissante flottait plus ou moins incertaine dans leur imagination encore toute remplie des représentations <grossières> puisées dans leur vie quasi-animale, [intercalé: <que cet abstraction>] fut un produit de la propre puissance abstractive de l’homme. Ils l’acceptèrent comme quelque chose de vivant, de puissant, de réel,# |9 la considérèrent même comme la réalité absolue, en présence et en comparaison de laquelle le monde véritablement réel, tout l’univers leur parut nul; <Ils> et pleins de mépris desormais pour ce qui est, ils adorèrent le fantôme, le néant, et lui accordèrent les honneurs divins. Après quoi, comme il fallait habiller et remplir Dieu – le vide absolu, ils dépouillèrent la terre pour enrichir leur Ciel fictif, et attribuèrent successivement à la Divinité, <toutes les qualités, toutes les forces> <toutes les qualité bonnes ou mauvaises> <propriétés> en les exagérant outre mesure, comme font ordinairement les enfants, toutes les propriétés, toutes les forces [intercalé: et toutes les actions] bonnes ou mauvaises, bienfaisantes ou malfaisantes, qu’ils trouvèrent dans la société et dans la nature. C’est ainsi que se formèrent et se développèrent <successivement> dans l’histoire toutes les religions depuis le Fétichisme jusqu’au Christianisme, inclusivement.

Nous n’avons pas à nous occuper ici de l’histoire des aberrations religieuses, théologiques et métaphysiques, <qui, fantômes> ni de la succession de tous les fantômes divins qui ont été créés par l’imagination superstitieuse des siècles, et qui tous également cruels, ménaçants et terribles, ont été causes de tant de malheurs et ont fait verser tant de sang et de larmes à cette pauvre humanité. Reconnaissons d’ailleurs <quelles> que toutes ces aberrations historiques ont été des faits naturels, produits fatalement par le développement naturel de cet être collectif et complètement naturel que nous appelons l’humaine société. Mais reconnaissons aussi qu’elles ont apporté un élément nouveau dans ce développement et <qui> que cet élément consiste précisement dans <cett> l’erreur fondamentale qui s’était désormais fatalement# |10 emparée de l’imagination des hommes <en les> et qui, en les faisant universellement croire, que le monde, la nature et l’humaine société étaient gouvernés par une législation <divine et dirigée par une volonté> et une volonté extramondiales, suprêmes, divines, a, pendant une suite non interrompue de siècles, réellement dirigé, sinon exclusivement, du moins de moitié avec la puissance naturelle <des conditions économiques et sociales> des faits économiques, <dirigé et> et non seulement dirigé, mais le plus souvent fourvoyé et paralysé le développement <individuel et soci> tant individuel que social des hommes.

Secondé puissamment par l’ambition naissante <des individualités les plus intelligentes d’abord, et ensuite des> des individus d’abord, puis des classes et prenant pour base naturelle la conquête et cette tendance propre à toutes les natures brutales, à demi-sauvages et non suffisamment humanisées de <exploiter> s’asservir leurs semblables pour les exploiter, cette <grande> terrible erreur historique a donné naissance, <à l’Eglise et à son frère [ill.] mais [ill.], l’Etat. Alors, il fut aux deux ins> dès le début de la civilisation humaine, aux deux [intercalé: grandes] institutions jumelles que les doctrinaires de toutes les Ecoles <, comme les> proclamment encore aujourd’hui comme les bases <fond> principales de la société et qui en ont été les fléaux. Je veux parler de l’Eglise et de l’Etat.

Du moment que ces deux institutions ont été établies, et nous les retrouvons au commencement de l’histoire, les deux castes, [intercalé: les prêtres et les patriciens,] au profit exclusif <desquelles> desquels elles avaient été établies, eurent naturellement tout intérêt <aux> à persuader les populations <asservies par> asservies de l’urgence, de la haute utilité, du caractère sacré de ces# |11 institutions qui avaient [intercalé: eu] pour conséquence <naturelle> et pour bût de transformer leur esclavage de fait, fondé d’abord sur la simple conquête, en un esclavage légal, sanctionné et ordonné par une volonté divine quelconque.

Les prêtres et les patriciens ont-ils eux-mêmes partagé les croyances qu’ils <s’efforcèrent toujours> se sont toujours efforcés et qu’il était dans leur intérêt évident de <faire [ill.] dans> propager dans les masses <asservies? <<ou <n’en étai> furent-ils sciemment>> Ne furent-ils que des charlatans, des trompeurs? Eh bien, franchement, je pense qu’il est impossible d’admettre exclusivement cette seconde supposition; [intercalé: et] je crois qu’ils furent en même temps et des croyants et des trompeurs. Ils étaient des croyants <parce qu’ils> parce qu’ils participaient naturellement, nécessairement à la faiblesse intellectuelle, à l’ignorance, à la sottise de leur siècle. Ce n’est que bien plus tard, vers le déclin du monde antique, que le scepticisme reniant audacieusement l’existence des Dieux devint possible. Il <y’a> est encore une autre raison <: l’homme> qui fait supposer leur bonne foi au moins partielle: l’homme croit facilement à ce qu’il est dans son intéret de croire; quelque soit le degré de son intelligence et de son instruction, l’amour de soi même et le besoin de vivre en paix avec sa propre conscience et de se sentir honoré par ses semblables, sans renoncer toutefois à aucun des avantages réels que lui procurent <l’injustice> les privilèges divins, <l’injustice> le poussent vers cette foi. Je suis persuadé, par exemple, que Mr Thiers et l’Assemblée de Versailles avec lui, font maintenant tous les efforts possibles pour se persuader à eux mêmes qu’en assassinant <des> la liberté avec quelques dizaines de milliers de nos frères, d’hommes, de femmes et d’enfants, à Paris, <ils ont rempli un <terrible> grand [ill.], qu’> ils ont sauvé la France!#

|12Mais en même temps qu’ils furent des croyants, les patriciens et les prêtres de l’antiquité et du moyen-âge furent aussi des trompeurs. Car il est impossible de s’approcher de trop près de certaines choses, sans s’apercevoir qu’elles contiennent une masse d’infamies, de mensonges et d’ordures de toutes sortes. Tels sont en général tous les cultes religieux, telle est aussi la politique des Etats. Je ne parle pas déjà de cette époque de déclin, où Cicéron écrivait qu’il était impossible à deux augures de se rencontrer sans éclater de rire. Même dans les temps les plus réculés, alors que l’ignorance universelle rendait la superstition universelle pour ainsi dire nécessaire, il est bien difficile de croire, que les préparateurs journaliers des miracles, eussent cru à ces miracles. Il en est de même dans la politique, dont la plus juste expression me paraît celle-ci: l’art d’enchaîner et de tondre les <masses populaires> peuples sans les faire trop crier, [intercalé: et de manière surtout <Comment> à rendre toute insubordination de leur part et toute insurrection à jamais impossible. Comment] supposer que des hommes qui se sont fait des affaires poli<<tiques une occupation journalière, et qui voient de tout prês les sales intrigues, les infamies, les injustices, les misérables mensonges, les bassesses, les lachetés, les <tenta> intentions trahisons, l’injustice, la cruauté, et tant d’autres misérables moyens [intercalé: qui ayant pleine connaissance du bût, ayant les moyens dont les hommes d’Etat ont été toujours forcés de se servir et se servent encore maintenant pour l’atteindre, comment supposer que ces hommes, à]>>tiques une occupation journalière et qui ayant pleine connaissance de ce bût final de toute politique, voyant et employant eux-mêmes les moyens dont les hommes d’Etat ont été toujours forcés de se servir et se servent encore maintenant pour l’atteindre, comment supposer que des hommes qui se sont fait de l’intrigue, du mensonge, <de l’injustice> de la trahison, [intercalé: de l’iniquité, de la violence,] de l’oppression perpétuelle et de l’assassinat politique, en détail et en gros, un devoir et un métier, puissent,# |13 à moins d’être excessivement bêtes, conserver, dans toute son intégrité, la foi dans cette fiction de l’Etat qu’on appelle le bien public! <Le service de l’Eglise et de l’Etat a été de tout temps la haute Ecole de la dépravation hypocrite>

Le service de l’Eglise et de l’Etat a été de tout temps la haute Ecole de la dépravation hypocrite <dépravation qui dans l’une s’est couverte du masque divin, et dans l’autre de celui du salut de la chose publique.> L’une et l’autre ont rempli l’histoire de leurs crimes <et> car de tout temps, les prêtres et les hommes d’Etat <furent> ont été les <bourreaux de l’humanité> abbrutisseurs consciencieux et systématiques, les tondeurs impitoyables, et au besoin, les bourreaux du troupeau humain.

Comment concilier ces deux choses en apparence incompatibles: trompeurs et trompés, charlatans et croyants à la fois? En logique cela paraît difficile, mais dans la vie pratique, la coexistence de ces attributs qui nous semblent diamétralement opposés, est chose très commune. L’immense majorité des hommes vivent dans une contradiction perpetuelle, et ils ne s’en apperçoivent pas même, tant qu’un événement extraordinaire [intercalé: quelconque,] les arrachant à leur somnolence à demi-magnétique et à la banalité de leur existence quotidienne, ne les force à se rendre un peu plus exactement compte de ce qu’ils pensent et de ce qu’ils veulent. Dans la politique comme dans la religion, les hommes machines, ne jouissant que de la moitié ou même <d’un tiers> seulement que d’un tiers de la conscience [intercalé: exacte] de ce qu’ils font <chaque jour>, forment la masse, sans doute plus ou moins intéressée, des exploiteurs et des tourmenteurs de l’humanité. Mais exploités et tourmentés à leur tour, ils servent toujours d’instruments à quelque groupe <très peu> beaucoup moins nombreux d’hommes véritablement forts. Ceux-là, libres# |14 <Libres> de toute superstition et de tous préjugés, tant religieux que politiques, <Ceux-là> tondent, oppriment et assassinent les peuples avec pleine connaissance de cause. J’aurai encore souvent l’occasion d’en parler, dans le courant de ce livre, car ils sont [intercalé: redevenus] aujourd’hui, en Europe, comme au XVIIme [intercalé: siècle] et <comme au> surtout et plus même qu’au XVIIIme <siecle surtout>, avant le cataclisme révolutionnaire, les maîtres de la situation. – Espérons qu’ils ne le seront pas redevenus pour bien longtemps.

On trouvera donc parfaitement naturel, qu’eux <pénétrés> mêmes plus ou moins pénétrés de la vérité de leurs arguments, les serviteurs de l’Eglise et de l’Etat se soient toujours particulièrement efforcés de faire comprendre aux masses le caractère bienfaisant et divin de ces deux institutions. Autant l’Eglise, disent les prêtres et l’immense majorité des politiciens ou des hommes d’Etat avec <eux, [intercalé: est nécessaire, pour le salut éternel des âmes,> eux, est indispensable pour le salut éternel des âmes, autant, disent les hommes politiques et avec eux tous les prêtres, l’Etat est nécessaire pour le maintien de la paix, de l’ordre et de la justice dans la société. Sans l’Eglise et sans l’Etat il n’y aurait [intercalé: eu] ni civilisation, ni progrès <humain>, ajoutent gravement les savants doctrinaires.

Nous n’avons pas à discuter ici les conditions du salut éternel, puisque nous ne croyons ni à l’immortalité ni à l’immatérialité des âmes. Mais ce dont nous sommes certains, c’est que rien n’est aussi opposé aux progrès de la civilisation, considérée dans le sens du triomphe de la vérité et de l’humanité que l’institution de l’Eglise. Et comment en pourrait-il être autrement? Une institution qui se donne pour mission spéciale d’abrutir et de corrompre les jeunes générations, les femmes <surtout> et les masses <par l’enseignement des> populaires surtout, par# |15 [verso de la page précédente] Contre Mazzini Socialistes et communistes (5-28)# |16 l’enseignement [intercalé: dogmatique] de tout un système de mensonges, aussi révoltants que stupides, et calculé de manière à remplacer dans leur cerveau la saine logique, la puissance des combinaisons intellectuelles et la science par la croyance en l’absurde, et dans leurs coeurs, tous les sentiments de justice, de dignité, de liberté et d’humanité par le culte de l’iniquité et de la cruauté divines; une institution qui ne vit que par la mort ou par le sommeil de la pensée et de la liberté, qui s’inquiète et qui tremble devant chaque nouvelle découverte ou conception hardie de l’esprit, devant chaque triomphe de la volonté <populaire> et du droit populaire, pour qui émancipation signifie perdition, et qui, alliée perpétuelle de tous les exploiteurs et tyrans du monde, n’a d’autre bût final que l’abêtissement et l’esclavage des peuples; une telle institution, que peut-elle avoir de commun avec la civilisation? Pour peu que la civilisation ne devienne à son tour un mensonge, comme elle l’est déjà devenue dans la bouche de nos ennemis, l’Eglise ne peut que lui être contraire.

Mais ici se présente une question: l’Eglise a-t-elle été toujours contraire à la civilisation, et si elle <lui a> l’a été <contraire>, comment a-t-elle pu se maintenir malgré tous les progrès accomplis par la société humaine, ou bien, elle se maintenant [intercalé: toujours], comment ces progrès ont-ils pu s’accomplir? Je traiterai tout-à l’heure cette question en parlant de l’Etat, <parce qu’ell> <la même question> parce qu’elle se présente également et dans les mêmes termes <apeuprès> pour l’institution de l’Etat.#

|17″Sans Etat point de civilisation, point de prospérité matérielle, point de justice, point de liberté, point d’ordre!” Voilà ce que nous répètent du matin jusqu’au soir, les doctrinaires et les politiciens de toutes les couleurs: absolutistes, partisans de la dictature militaire, monarchistes constitutionnels, républicains modérés et républicains rouges, voire même les démocrates socialistes ou communistes autoritaires de l’Allemagne.

Voyons ce qu’il y’a de vrai dans cette <assertion> assertion. L’ordre dans la société est il le produit de la société elle-même, ou bien serait-il le produit de l’Etat? Voilà comment se pose la question; et dans le cas qu’il y’eut deux ordres, l’un produit par la société et l’autre par l’Etat, <<dans quels rapports mutuels se trouvent-ils ces deux <ordres qui [ill.] être de natures différentes, puisqu’ils> <de natures tout-à fait différentes surtout de deux sources différentes, et lequel d’entre eux [ill.] mérite-t-il la préférence? Mérite-il la préférence, et doit dominer à ce titre sur l’autre? doit dominer sur l’autre?> ordres qui provenant de sources différentes, doivent être de natures tout à fait différentes; lequel devons nous préférer, lequel>> dans quels rapports se trouvent-ils entre eux; provenant de sources <opposées> différentes, ils doivent être de natures tout-à-fait différentes; lequel donc est le salutaire et le vrai?#

|18 [verso de la page précédente] Knouto-Germanique. Avertissement. <Contre Mazzini> Communistes <- socialistes> et socialistes. <(5-30)> (1-30)#

titre: L’Empire Knouto-Germanique et la Révolution Sociale. Avertissement

titre de l’original:

date: 25 juin – 3 juillet 1871

lieu: Locarno

pays: Suisse

source: Amsterdam, IISG, Archives Bakunin

langue: français

traduction:

note:

|1Avertissement

Cet ouvrage, comme tous les <choses> écrits, d’ailleurs peu nombreu<ses>x, que j’ai publiés jusqu’ici, est né des événements. C’est la continuation naturelle de mes “Lettres à un Français, publiées en Septembre 1870. Dans ces lettres j’avais eu le facile et triste honneur de prévoir [intercalé: et] de prédire tous les horribles malheurs qui frappent <la France aujourd’hui> aujourd’hui la France et avec elle tout le monde civilisé; malheurs contre lesquels il n’y avait alors, <dès le début de la guerre, aussi [ill.] qu’> <comme> comme encore aujourd’hui, qu’un seul remède: la Révolution sociale.

Dès le début de la guerre, et surtout après les deux premières victoires éclatantes remportées par les allemands sur les armées de Napoléon III, en présence de <l’affreuse démoralisation> la singulière panique qui s’était emparée de ces dernières, il était évident que la France devait être vaincue. Et pour quiconque avait une idée <de l’organisation> d’un côté de la désorganisation [intercalé: et de la démoralisation affreuse,] qui, sous le nom d’ordre public et de salut <public> de la civilisation, <avait> avaient dominé dans ce malheureux pays pendant les vingt ans du régime impérial, et qui <d’un> de l’autre savait tout ce qu’il y’a de brutale convoitise et de vanité à la fois servile et féroce dans le patriotisme allemand; <et de mépris humain> d’instinct despotique et cruel, d’insolence implacable et de mépris humain dans les Bismark, les Moltke, <ainsi que> et dans tous les autres <chefs> <repr> chefs couronnés et non couronnés de l’Allemagne, il devait être clair que la France comme Etat, comme domination politique et comme puissance de premier ordre était#

|2 Bourgeoisie Rurale

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|3 perdue. Anéantie comme Etat, la France ne pouvait plus renaître à une puissance nouvelle, à une grandeur nouvelle, non plus politique cette fois, mais sociale, que par la Révolution, à moins qu’elle ne préféra traîner une existence misérable comme Etat de second ou même de troisième ordre avec la permission spéciale <et> de Mr de Bismark et sous la protection peu gracieuse de ce grand Empire Knouto-Germanique qui vient de remplacer aujourd’hui l’Empire de Napoléon III.

Toute la question était donc là: la France après avoir fait banqueroute comme Etat et rendue par là même incapable d’opposer à l’invasion Knouto-Germanique une force politiquement et administrativement organisée, trouverait-elle en elle-même comme société, comme nation assez de génie et assez de puissance vitale pour chercher son salut dans la révolution? Et comme, aujourd’hui, il n’est plus d’autre révolution possible que la révolution sociale; comme le soulèvement unanimement et sincèrement populaire d’une nation contre une invasion étrangère détestée, signifie guerre sans merci, guerre au couteau et à la torche, ainsi que nous l’avons vu jadis en Espagne et plus tard en Russie, qui avait répondu à l’invasion de Napoléon Ier par l’incendie de Moscou; <aussi> ainsi que nous venons de le voir [intercalé: enfin] dans cette héroïque cité de Paris, <qui, [quelques mots illisibles] de l’expression> dont le prolétariat magnanime, prenant au sérieux une magnifique expression qui n’avait été qu’une phrase dégoutante et hypocrite dans la bouche de Mr Jules Favre et Comp., a <préféré plutôt> préféré plutôt s’ensevelir sous les ruines, que de se rendre aux odieux étrangers de Versailles unis aux Prussiens# |4 de St Denis, il s’agissait de savoir quelle partie de la société française trouverait en elle assez d’énergie, de grandeur intellectuelle et morale, d’abnégation, d’héroïsme et de patriotisme [intercalé: pour faire cette révolution et cette guerre,] pour accomplir cet immense sacrifice au prix du quel seulement la France pouvait être sauvée?

Pour quiconque connaissait un peu le moral et l’esprit actuels des classes [intercalé: possédantes et] qui par dérision, sans doute, s’appèllent les classes supérieures, [intercalé: <possédantes>] civilisées ou lettrées, il devait etre évident qu’il ne fallait rien attendre de ce côté pour le salut de la France; rien que des phrases plus ou moins hypocrites et [intercalé: qui sont] toujours ridicules et odieuses, <parceque> parceque, impuissantes quand elles promettent le bien, elles ne <sont> deviennent sérieuses que lorsqu’elles prédisent le mal; rien qu’ineptie, trahison et lacheté. Quant à moi, je ne pouvais conserver sur ce point aucun doute. Depuis plusieurs années, je m’étais livré avec une sorte de volupté amère et cruelle à l’étude spéciale de cette impuissance intellectuelle et morale étonnante de la bourgeoisie actuelle. Et quand je parle de la bourgeoisie, je comprends sous cette dénomination aussi bien toute la classe nobiliaire qui ayant perdu<e> sur tout le continent de l’Europe, et en grande partie en Angleterre même, tous les traits distinctifs qui en avaient fait jadis une classe politiquement et socialement distincte, sous la pression irrésistible du mouvement capitaliste actuel, s’est complètement embourgeoisée aujourd’hui. Je comprends aussi sous ce môt la masse innombrable des grands et des petits fonctionnaires militaires, civils, judiciaires, religieux, <et poli> <anivers> scolaires et policiers de l’Etat, moins les simples soldats, qui <ne sont pas> n’étant pas eux-mêmes des bourgeois, <mais> sont pourtant# |5 la providence visible, l’unique raison d’être et comme les archanges forcés de la bourgeoisie et de l’Etat, les soutiens uniques et indispensables de ce que les bourgeois appèllent leur civilisation aujourd’hui.

J’appelle<s> donc bourgeois tout ce qui n’est point travailleur des fabriques, des ateliers ou de la terre; <les ouvriers proprement di> et peuple toute la masse des ouvriers proprement dits aussi bien que des paysans qui cultivent <leur propre terre> soit leur terre propre, soit la terre d’autrui de leurs bras. Moi qui écris, je suis malheureusement un bourgeois. Pourtant, on pourrait considérer comme non-bourgeois et comme appartenant <le fait> au prolétariat cette masse de travailleurs de la science et des arts qui parviennent à peine à gagner leur vie et qui s’écrasent mutuellement dans une concurrence effroyable; leur existence est souvent plus précaire et plus misérable que celle des ouvriers proprement dits. De fait, ils ne sont donc rien que des prolétaires; pour le devenir complètement, il ne leur manque donc qu’une chose, c’est de le devenir de volonté, de sentiment et d’idée. Mais c’est là ce qui précisément les sépare du prolétariat. Ils sont en très grande partie des bourgeois par leurs préjugés, <par> par leurs aspirations et leurs espérances toujours illusoires et par leur vanité surtout. Il en est de même de cette masse encore plus nombreuse de petits industriels et de petits commerçants qui ne voulant pas voir et se réfusant de comprendre que le concours des forces économiques actuelles les pousse fatalement dans le prolétariat, s’imaginent follement qu’ils sont solidaires des# |6 intérets de la haute bourgeoisie.

Tout ce monde bourgeois, à cette heure, est intellectuellement impuissant et moralement pourri. Il a renié tous ses Dieux, n’a plus foi en rien ni en lui même, et ne vit plus que d’hypocrisie et de violence. De toutes les religions qu’il avait professées et dont il <aime à parler> trouve bon de faire apparence encore aujourd’hui, il n’en a plus conservé qu’une sérieuse: celle de la propriété de la richesse acquise, toujours augmentée et conservée quand même, à quelque prix et par quelques moyens que ce soit. Avec une pareille disposition de coeurs et d’esprit, il n’est qu’une seule forme politique possible: c’est la dictature militaire, indigène ou même étrangère, car il n’est point de doute, et les faits qui se sont passés en France l’ont d’ailleurs démontré, que tout bourgeois bien pensant et bien né <préferera toujours> sacrifiant la patrie sur l’autel de la propriété, préférera toujours le joug du despote étranger le plus insolent, le plus dur, au salut de son pays par la révolution sociale.

J’ai eu le triste honneur de le prédire, il y’a deux ans, dans une série d’articles publiés dans “l’Egalité” de Genève. Le Comité Central de la Ligue de la Paix et de la Liberté, résidant dans cette ville, ayant publié un programme dans lequel il proposait à l’étude de <tous ses> ses rares fidèles cette question: Quel rôle la classe bourgeoise et surtout la bourgeoisie radicale <était> est-elle appelée à jouer en présence de la question sociale qui <s’impose au monde aujourd’hui d’une manière aussi formidable> aujourd’hui s’impose, d’une manière vraiment formidable, à tous les pays de l’Europe; <je re> j’avais répondu que, selon moi, il ne lui restait# |7 plus qu’une seule mission à remplir: “C’était de mourir avec grâce”. Oui, de s’immoler généreusement, comme s’était immolée la noblesse de France dans la nuit mémorable du 4 Août, en 1789.

Mais cette noblesse, toute dégénérée et toute corrompue qu’elle avait été par plusieurs siècles d’existence servile à la cour de ses rois, avait encore conservé<, dans> jusqu’à la fin du XVIIIme siècle et à l’heure [intercalé: même] où la grande révolution bourgeoise lui portait un coup mortel, un reste d’idéalisme, de foi, <et de généreux> d’enthousiasme. A défaut de son coeur, son imagination <était> restait ouverte aux <nobles [ill.]> aspirations généreuses. N’avait-elle pas salué, <avec enthousiasme> protégé, répandu les idées humanitaires de ce siècle? N’avait-elle pas envoyé ses plus <nobles illustr> nobles enfants en Amérique pour y soutenir les armes à la mains la cause de la liberté contre le despotisme? La nuit du 4 Aout fut en partie l’expression de cet <même esprit généreux qui s’avait transformée> esprit chevaleresque qui en avait fait en quelque sorte l’instrument, <la plus [ill.]> d’ailleurs presque toujours inconscient, de sa destruction propre.

Il est vrai que les événements y furent aussi pour beaucoup. Si les paysans n’avaient point attaqué les châteaux, détruit les colombiers et brulé les parchemins nobiliaires, [intercalé: ces chartes de la servitude rurale,] il n’est point sûr du tout que les représentants de la noblesse dans l’Assemblée Nationale se fussent si gracieusement exécutés. Il est également vrai que la noblesse émigrée, retournée en France avec les Bourbons, en 1815 se montra animée de dispositions rien moins que généreuses et chevaleresques. Elle commença par# |8 se faire payer un milliard d’indemnité, et elle manifesta, dans le partage de cette indemnité, un esprit <d’injustice> de mensonge et de cupidité qui prouva qu’elle n’avait hérité des qualités réelles ou supposées de ses pères que la <cupidité> convoitise rapace et la vanité fanfarone et sénile. Vingt cinq ans d’émigration forcée avaient suffi pour embourgeoiser complêtement la noblesse de France. La révolution de 1830 la transforma définitivement en une <cathégo> catégorie nouvelle de la classe bourgeoise: celle des propriétaires de la terre, la bourgeoisie des campagnes.

<Cette> La bourgeoisie des campagnes, ci-devant noble, mêlée d’ailleurs à beaucoup de bourgeois et même de paysans pur-sang et qui se disent nobles parce qu’ils <sont> ont acquis des <grande> propriétés plus ou moins respectables [intercalé: et] qu’ils font cultiver par des bras salariés, cette bourgeoisie nobiliaire se distingue aujourd’hui de la bourgeoisie proprement dite ou de la bourgeoisie des villes par un plus grand degré de sottise, d’ignorance, et d’outrecuidance. La majeure partie de ses enfants est élevée par les prêtres, par les bons pères de Jésus. Elle est dure, égoïste, sans conviction, sans entraînement, sans honneur, sans idée, <avi> mais excessivement vaniteuse et présomptueuse; avide de confort matériel et de jouissances grossières, capable de vendre, pour quelques milliers de francs père, mère, frères, soeurs, enfants, mais la bouche toujours pleine de sentences morales puisées dans les <contours du grand siècle> enseignements <de la Sainte Eglise;> du cathéchisme chrétien; allant fort régulièrement à la messe, <mais ne se> quoique au fond de son coeur elle ne se soucie ni de Dieu ni du diable, et n’ayant conservé des trois objets consacrés par le culte antique de ses pères: Patrie, trône et autel, que les deux# |9 derniers. –

La noblesse de France n’est plus patriote, elle est ultramontaine d’abord, puis royaliste. Il lui faut tout d’abord le Pape, ensuite un roi soumis à ce Pape et régnant par sa grâce. A la réalisation de cet idéal elle est prête à sacrifier la France. Un juste instinct, cet instinct d’égoïsme qu’on retrouve dans les animaux les plus bêtes, <[ill.]> l’avertit que la prolongation de son existence saugrenue n’est possible qu’à ce prix. C’est un revenant, un vampire qui ne peut plus vivre qu’en buvant le sang jeune du peuple et qui pour légitimer son crime a besoin de la sanction également criminelle du représentant ostensible du <vicaire> fantôme divin sur la terre, <du Pape> du soi-disant vicaire d’un soi-disant Dieu, du pape.

La noblesse de France d’ailleurs n’a jamais été excessivement patriote. <A l’époque> Pendant la longue période de la formation de l’Etat monarchique, jusqu’à Louis XIV, elle avait constamment conspiré, on le sait, contre l’unité nationale, représentée par les rois, avec le Pape, avec l’Espagne, avec l’Allemagne, avec les Anglais. Les chefs des plus grandes maisons nobiliaires de France avaient tourné leurs armes contre la France et versé le sang de leurs concitoyens sous des bannières étrangères. Le patriotisme forcé de la noblesse française ne date que de <l’époque de la majorité de Louis XIV> la mort du cardinal Mazarin et n’a eu qu’une courte durée de <130 ans ape> cent trente ans apeuprès, jusqu’en 1792.

Louis XIV la rendit patriote en l’asservissant définitivement à l’Etat. Toujours ennemie et exploitrice impitoyable du peuple, tant qu’elle avait conservé, vis-à-vis du despotisme des rois, son indépendance, sa# |10 noble fierté, elle avait été également l’ennemie de la patrie comme Etat. Assujettie à l’Etat par la main si pesamment royale de Louis XIV, elle en devint la servante aussi obséquieuse et intéressée que zélée, sans cesser d’être l’ennemie naturelle et l’exploitrice impitoyable du peuple. Elle l’opprima doublement, et comme propriétaire exclusive de la terre et comme fonctionnaire privilégiée de l’Etat. Il faut lire les Mémoires du Dc de St Simon et les lettres de Mme de Sévigné pour se faire une idée du degré d’abaissement auquel l’insolence et la fatuité despotique du <grand roi> plus arbitraire des souverains avaient réduit ces <grands> nobles seigneurs féodaux, jadis les égaux de leurs <rois> <maîtres> rois, et qui étaient devenus ses plats courtisans, ses laquais; et pour comprendre cette <prompte transformation singulière> transformation en apparence si subite, mais en réalité longuement préparée par l’histoire, il faut se rappeler que la perte de leur indépendance se trouva compensée largement par de grands avantages matériels. <Comme propriétaires excl> <Continuant, comme propriétaires exclusifs de la terre> Au droit de tondre <sans merci> leurs serfs sans merci, ils ajoutèrent deux titres <excessivement< <sources précieuses de [ill.]; comme> extrêmement lucratifs: celui de mendiants privilégiés de la cour et <comme> celui de voleurs <légitimes> consacrés de l’Etat, et du peuple [intercalé: aussi] par la puissance de l’Etat. Tel fut le sécret et le vrai fondement de leur patriotisme nouveau.

La révolution les ayant privés tout d’un coup de ces précieux privilèges, les nobles de France cessèrent de comprendre le patriotisme français. En 1792, <leur> un corps armé presque exclusivement formé de nobles émigrés de la France, envahit le territoire français sous la bannière allemande# |11 du Duc de Brunswik; et depuis lors, forcés de battre honteusement en retraite devant le patriotisme démocratique des troupes républicaines, ils conspirèrent contre la France, comme dans les plus beaux jours de leur indépendance féodale, avec tout le monde et partout: avec le Pape, dans toute l’Italie, en Espagne, en Angleterre avec Pitt, en Allemagne avec la Prusse et l’Autriche, en Suède même, et en Russie avec la vertueuse Catherine II, jusqu’à l’époque où les victoires foudroyantes du premier Napoléon, <d’abord> consul et <puis> Empereur, n’eussent non anéanti, mais forcé à s’ensevelir dans le secret, <et> dans l’intrigue, cette conspiration [intercalé: d’abord si] bruyante de la noblesse de France contre la France.

Telle est donc la véritable nature de ce patriotisme dont elle fait [intercalé: un] si grand étalage aujourd’hui: Réduit à ses éléments les plus simples <<C’est avant tout la cupidité bourgeoise, mêlée à la vanité à la fois impertinente et servile du <laquais> courtisan, du laquais et à la sentimentalité dégoûtante <[quelques mots illisibles]> et stupide de la sacristie. C’est la trahison affublée de couleurs nationales toujours prête à se vendre <au plus donnant> et à vendre la France et toujours affublée d<e>u <couleurs nationales> drapeau national; à condition toutefois que <cette couleur> ce drapeau soit blanc comme le lys et immaculé comme sa propre vertu; un torchon <<béni par le Pape, [intercalé: une garantie pour une protection] <et pour la France, un linceul [ill.] garantie [intercalé: un talisman merveilleux et fécond] pour la noblesse de France, <et> mais pour le pauple de France un linceul->> béni par le pape; pour les intérêts matériels et politiques des propriétaires de la France un talisman merveilleux et fécond, mais pour le peuple de France [intercalé: des travailleurs et] pour la grandeur <[ill.]> <intellectuelle> intellectuelle et morale de la France, cette grande et malheureuse nation, un linceul.>># |12 c’est <l’avidité [ill.]> le désintéressement <économique> économique du bourgeois, mêlé à la fierté du courtisan et à l’humanité de la sacristie; c’est la fidélité toujours prête à se vendre et à vendre la France, mais s’abritant toujours sous le drapeau national, pourvu que ce drapeau soit blanc et immaculé comme elle-même; un torchon béni par l’Eglise, un talisman merveilleux et fécond en bienfaits pour les propriétaires de la France, mais pour le peuple de France, pour la dignité intellectuelle et morale de cette grande et misérable nation, un linceul.

Qui ne sait l’histoire de l’avilissement ou de l’embourgeoisement définitif de cette pauvre noblesse! Retournée avec les Bourbons ses maîtres, dans les fourgons des armées alliées contre la France, en 1815, elle avait essayé de restaurer son passé, non féodal, mais courtisan. Quinze ans de domination lui suffirent pour faire banqueroute. Fantôme elle même, non comme <[ill.]> propriétaire <bourgeois> de la terre, mais comme aristocratie politique, elle <entraîna> entraîna dans sa chûte un autre fantôme, son allié et son bénisseur éternel, l’Eglise. La bourgeoisie [intercalé: forte de sa richesse et de son intelligence] positive, voltairienne, expulsa l’une et l’autre du pouvoir politique et des villes, ensuite de quoi la noblesse aussi bien que l’Eglise se rabbatirent toutes les deux sur la campagne, et de là dâte surtout leur influence <[ill.] et funeste> néfaste sur les paysans.

<<Exclues de la vie politique et de toute influence sociale dans Paris aussi bien que dans les autres grandes villes de France, [intercalé: et s’appuyant l’une sur l’autre,] elles devinrent les souveraines maîtresses dans la France rurale, qu’elles parvinrent à dominer à l’aide>># |13 <<de trois moyens: les intérêts matériels, l’ignorance et la superstition.>>

Exclues de la vie politique [intercalé: par la révolution de Juillet,] et par là même se voyant privées tout d’un coup de toute influence sociale dans les grands centres de la civilisation bourgeoise, se <voyant> trouvant pour ainsi dire forcément exilées de Paris et des autres villes considérables de France, elles se réfugièrent et se fortifièrent dans la France rurale; et plus <alliées> alliés <mais> que jamais, unissant leurs efforts, <leur a> l’une apportant le poids de ses richesses matérielles et son influence de grands propriétaires, l’autre son action systématiquement immorale et abbêtissante sur la superstition religieuse des paysans et surtout sur celle de leurs femmes, ils parvinrent à les dominer.

La révolution de 1830 avait découronné, renversé politiquement, mais non dépossédé la noblesse de France, qui n’en était pas moins restée de fait la propriétaire de la terre par excellence. Seulement le caractère de cette propriété avait entièrement changé. Féodale, immobile et privilégiée au moyen âge, elle avait été transformée par la grande révolution en propriété toute bourgeoise, c’est à dire assujettie à toutes les conditions de la production capitaliste au moyen du travail salarié. Pendant la restauration, la noblesse avait bien essayé de faire revivre, si non la corvée et les autres servitudes rurales qui furent la base essentielle de la propriété féodale, au moins le principe de l’inaliénalibilité de la terre en ses mains, en instituant des majorats, et par <en rend> par une législation spéciale qui, <rend [ill.]># |14 [intercalé: à la fin des comptes,] en gênant la vente des propriétés, n’aboutit qu’à un seul résultat: celui de rendre le crédit foncier apeuprès impossible. Mais aujourd’hui, propriétaire ou non propriétaire, qui n’a point de crédit n’a point de capital, et qui n’a point de capital ne peut salarier le travail [intercalé: ni se procurer les instruments perfectionnés, les machines] et par conséquent ne peut [intercalé: pas] produire de richesses. Donc toute cette legislation ridicule [intercalé: et] qui au premier abord semblait devoir protéger la propriété, la stérilisait au contraire entre les mains des propriétaires et <la> condamnait ces derniers à la pauvreté. Aussi la révolution de Juillet mit elle fin à toutes ces tentatives saugrenues de retour au moyen âge. La propriété terrienne se mobilisa, en se mariant avec le capital, et en se soumettant forcément à toutes les vicissitudes de la production capitaliste.

Aujourd’hui les grands propriétaires de la terre, comme tous les autres capitalistes, sont des fabricants, des spéculateurs, des marchands. Ils spéculent et jouent beaucoup à la bourse, achètent et vendent des actions, prennent part à toutes sortes d’établissements industriels réels ou même fictifs, et vendent toutes choses, leur conscience, leur religion et leur honnêteté avant tout.

Le sentiment social, jadis si exclusif, de la noblesse se mobilisa et s’embourgeoisa en même temps que sa propriété. Jadis une mésalliance était considérée comme une honte, comme un crime. A partir du premier Empire, sous la Restauration même et surtout sous le régime de Juillet, elle devint un lieu commun. La noblesse appauvrie par la Révolution et non suffisamment indemnisée par le milliard que lui# |15 avait donné la Restauration, avait besoin de refaire fortune. Ses fils épousèrent des bourgeoises et elle donna ses filles à des bourgeois. Elle souffrit même que ces derniers <s’affublent> s’affublassent de titres [intercalé: nobiliaires] auxquels ils n’avaient aucun droit. Elle s’en moqua bien, mais il ne s’y opposa pas. D’abord ces usurpations ridicules sauvaient en quelque sorte les apparences. N’était-il pas préférable de pouvoir appeler son gendre Comte, Marquis, Vicomte ou Baron, que de l’appeler tout court: Mr Jourdain? <D’ailleurs> Ensuite il y’avait une utilité sociale évidente dans ces masquerades bouffonnes. Noblesse oblige. Un bourgeois qui s’affuble d’un titre qui ne lui appartient pas doit garder le décorum, doit se donner au moins l’apparence d’un homme bien né, et bien élevé; il doit afficher des sentiments aristocratiques, mépriser la canaille <et aller à la messe> faire de la sentimentalité religieuse et aller régulièrement à la messe.

La vente des biens nationaux et plus tard les transactions foncières avaient fait passer beaucoup de grandes propriétés entre les mains des bourgeois. Si tous ces bourgeois propriétaires <avaient fait> eussent continué de faire bande à part, <s’ils avaient continué> <eussent> si, transportant leurs <habitudes> moeurs <et leurs opinions> bourgeoises et leurs opinions voltairiennes et <antinobiliaires> libérales, <c’en eut été fait de l’influence de la noblesse et du clergé> dans les campagnes, ils y eussent continué leur lutte acharnée contre la noblesse et contre l’Eglise, c’en eut été fait de l’influence de ces dernières sur les paysans. Il fallait donc absolument se les assimiler, et pour cela, il n’y avait pas de meilleur moyen que de les laisser s’annoblir et se travestir en descendants des croisés. Ce << [ill.] il devait réussir, parce qu’il <avait pour fondement principal la vérité pour des bourgeois> était calculé principalement en vue de la vanité bourgeoise, et qui ne <bourgeoise>, sait que tout bon bourgeois-propriétaire ou même non propriétaire de France <étant plus ou moins par instinct et par [ill.] un bourgeois-gentilhomme> est plus ou moins, indépendamment de <petitesse d’esprit et de [ill.].> Tout intéret et seulement par petitisser d’esprit et de coeur, comme le bourgeois-gentilhomme de Molière>># |16 moyen était infaillible parce qu’il était calculé principalement sur la vanité, passion qui, après la cupidité, occupe la place la plus considérable dans le coeur des bourgeois; la cupidité représentant <l’être réel> leur être réel, que la vanité cherche vainement à masquer sous de fausses apparences sociales. Comme le bourgeois <de France> -gentilhomme de Molière, tout bourgeois, capitaliste ou propriétaire [intercalé: de France,] est brulé du désir de devenir un baron pour le moins, et de coucher <en> ne fut-ce <[ill.]> qu’une fois dans sa vie, avec <une> quelque Marquise.

Ce fut ainsi que, la vanité bourgeoise et la communauté des intérêts aidant, il se forma, sous le régime de Louis-Philippe, dans les campagnes, en Province, une classe nouvelle, la bourgeoisie rurale, dans laquelle imperceptiblement se perdit tout-à fait l’ancienne noblesse. L’Esprit qui anima desormais cette classe fut un résultat complexe de différents éléments. La bourgeoisie y apporta son positivisme cynique, la brutalité des chiffres, la dureté des intérets matériels; et la noblesse sa vanité courtisane, sa fausse chevalérie où l’honneur avait été depuis longtemps remplacé par le point d’honneur; ses <bonnes> belles façons, [intercalé: et] ses grandes phrases qui masquent [intercalé: si] agréablement la misère de son coeur et la nullité désolante de son esprit; <aussi bien que sa [ill.]> son ignorance honteuse, sa philosophie de la sacristie, son culte du goupillon et son hypocrite [intercalé: sentimentalité] religieuse. L’Eglise enfin, toujours pratique, toujours acharnée dans la poursuite de ses intérets matériels et de son pouvoir <paternel> temporel, sanctionna par sa bénédiction ce mariage monstrueux entre deux classes jadis ennemies, mais confondues desormais en une classe nouvelle pour le malheur de la France. Cette classe devint nécessairement le Don-Quichotte de l’Ultramontanisme.#

|17 [verso de la page précédente] <<C’est ainsi que, la vanité et la communauté des intérets aidant, il se forma sous le régime de Louis Philippe, dans la campagne, une classe nouvelle, la bourgeoisie rurale, dans laquelle <par à> imperceptiblement se perdit tout à fait l’ancienne noblesse.>># |18 Ce fut précisément son trait distinctif et qui la sépare encore aujourd’hui de la bourgeoisie des villes. Ce qui identifie ces deux classes, c’est l’exploitation brutale et impitoyable du travail populaire, l’impatience de s’enrichir par quelque moyen et à quelque prix que ce soit, et le désir de conserver en leurs mains le pouvoir de l’Etat, comme le moyen le plus sûr de garantir et d’élargir cette exploitation. Ce qui les unit enfin, c’est le bût. Mais ce qui les sépare profondement ce sont les moyens et les voies, c’est la méthode que chacune croit devoir employer pour arriver à ce bût. La bourgeoisie rurale est ultramontaine, et la bourgeoisie des villes est gallicane; ce qui veut dire que la première croit pouvoir arriver plus surement à son but par la subordination de l’Etat à l’Eglise, tandis que la seconde y tend au contraire par la subordination de l’Eglise à l’Etat. Mais toutes les deux sont unanimes en ce point, qu’une religion est absolument nécessaire pour le peuple.

Autrefois, avant la grande révolution et même avant la révolution de Juillet, sous la Restauration, on pouvait dire que la noblesse était religieuse et que la bourgeoisie était irréligieuse. Mais aujourd’hui, il n’en est plus du tout ainsi. La noblesse, ou plutôt la bourgeoisie rurale qui a remplacé définitivement la noblesse n’a pas conservé l’ombre de cette antique ferveur, de cette simplicité et de cette profonde naïveté religieuse qui s’était maintenue en grande partie parmi les gentilhommes de campagne jusqu’aux premières années du siècle présent. Ce qui domine parmi les gentilhommes actuels, ce n’est plus le sentiment, c’est la sottise et la# |19 crasse ignorance; ce n’est point le dévouement chevaleresque, héroïque fanatique, c’est la phrase de tout cela, masquant d’hypocrites calculs. Au fond de tout cela, je le répète encore, il n’y a de réel <qu’> qu’une ambition misérable, [intercalé: une] vanité ridicule, [intercalé: une] cupidité féroce, et un besoin insatiable de grossières jouissances matérielles, – c’est à dire tout le contraire du vrai sentiment religieux. Toutes ces tendances ignobles, qui caractérisent aujourd’hui la noblesse ou la bourgeoisie rurale de France, se sont groupées sous le drapeau de l’ultramontanisme.

Cette classe est ultramontaine, parce qu’elle est élevée en très grande partie par les <pères de> Jésuites, et habituée des l’enfance à l’alliance des prêtres, sans lesquels elle ne parviendrait jamais à dominer les campagnes, jalouse d’ailleurs de la bourgeoisie des grandes villes qui l’écrase par son intelligence et par une civilisation beaucoup plus largement développée, elle considère l’Eglise comme le plus sûr garant de son pouvoir politique et de ses privilèges matériels, et lui sacrifie [intercalé: volontiers] l’Etat, [intercalé: c’est à dire la patrie,] qui garantit au contraire davantage les <[ill.]> intérêts et le pouvoir exclusif de la bourgeoisie des <villes> grandes villes.

De son côté cette dernière, fidèle [intercalé: en cela] à ses antiques traditions, donne à l’Etat le pas sur l’Eglise. Elle n’est pas devenue religieuse, mais elle a cessé de faire montre de son athéisme, et même de son indifférence pour les mensonges si utiles de la religion. Depuis 1830, c’est à dire depuis qu’elle s’était définitivement emparée de tous les pouvoirs de l’Etat, elle avait commencé déjà à comprendre, que les promesses célestes de la religion pouvaient seules empêcher le prolétariat, dont le travail l’enrichit, de tirer les conséquences terrestres de la formule révolutionnaire: Liberté, Egalité# |20 et Fraternité, <au nom de laquelle elle était [ill.]> dont elle s’était servie pour renverser le pouvoir de sa soeur aînée, la noblesse. Le socialisme, non théorique élaboré par des penseurs généreux issus de son sein, mais le socialisme pratique des masses ouvrières, issu de l’instinct et des souffrances même de ces masses, et qui fit sa première manifestation éclatante et sanglante, d’abord à Lyon en 1834, et plus largement encore à Paris en Juin 1848, acheva d’ouvrir les yeux aux bourgeois. Et lorsque dans ces dernières années, le prolétariat non de la France seulement, mais de l’Europe et de l’Amérique, organisé en une immense Association Internationale, eut arboré audacieusement le drapeau de l’athéisme, c’est à dire de la révolte contre toute exploitation et contre toute autorité divines et humaines, alors les bourgeois comprirent qu’il n’y avait plus pour eux de salut que dans le maintien quand même de la religion. <<<Alors après un siècle de Voltairianisme, indifférentisme et même athéisme, pour prêcher l’exemple au peuple, ils accompagnèrent de nouveau leurs chères épouses et leur filles,> si indispensable au peuple et pour donner l’exemple au peuple, eux, les esprits forts, les Voltairiens, les athées d’autrefois reprennent aujourd’hui l’excellente habitude d’accompagner leurs épouses vertueuses et leurs filles innocentes, toujours très catholiques, innocentes, comme on sait, à la messe. Ventre saint gris! <comme dirait> aurait dit Henry IV, l’intégrité de la poche bourgeoise vaut bien une <messe> messe!>> Esprits forts, libertins, voltairiens et athées, après un siècle de lutte [intercalé: héroïque] contre <la superstition> les absurdités de la foi et contre la dépravation religieuse, ils commencent à dire maintenant, comme Henry IV de bourgeoise mémoire l’avait dit de Paris: “que la <salut> conservation de la poche bourgeoise vaut bien une messe.”

Et ils y vont à la messe, [intercalé: y] accompagnent de nouveau leurs# |21 chastes épouses et leurs filles innocentes, anges confits dans l’amour divin et dans la morale de la sainte Eglise catholique, dont elles restent toujours les servantes dévouées et qui les fait benir aujourd’hui les exécutions horribles, le massacre en masse de la canaille républicaine et socialiste de Paris, y compris les enfants et les femmes, par les sauveurs de Versailles, comme leurs mères, dirigées par cette même Eglise, avaient applaudi, il y’a juste trois siècles, aux massacres non moins méritoires et non moins grandioses de la St Barthelemy. A trois siècles de distance, n’est ce pas d’ailleurs la même question, le même crime? Les huguenots n’ont-ils pas été alors ce que les communards sont aujourd’hui: des révoltés criminels et impies contre le joug salutaire de Dieu et de tous ses dignes représentants sur la terre? Alors ces représentants, [intercalé: ces sauveurs] s’appelaient: le Pape, la Société de Jésus, le Concile de Trente, Philippe II, le Dc d’Albe, Charles IX, Cathérine de Médicis, les Guises et tous les saints héros de la Ligue; aujourd’hui ils s’appellent: le Pape, la Société de Jésus, le Concile de Rome, le Consistoire de Berlin, l’Empereur Guillaume Ier, le Pce de Bismark; et à coté de ces terribles figures, en guise de ménu fretin, Mrs Thiers, Jules Favre [intercalé: et Mr Jules Simon <et Picard>, avec toute leur patriotique Assemblée nationale dont ils sont l’efflorescence et le sel; <le Saint Tro> l’honnête Trochu, l’austère Picard, Dufaure le Juste, l’héroïque Mac-Mahon, le <terrible et loyale> chevaleresque Ducrot, Vinois, <Changarnier,> [intercalé: l’ancien massacreur de Paris, et ce vieux général Changarnier qui <est si malheureux> ne peut <jamais> se consoler de n’avoir jamais <pu> eu à massacrer que des Arabes,] ce doux Galliffet, ce bon Napoléon III, le grand homme méconnu et déchu, la <vertueuse> pieuse Eugénie <Henry V le predestiné> <avec son petit Empereur baptisé par le Pape,> avec son moutard impérial baptisé par le pape, Henry V le prédestiné,# |22 tous ces [intercalé: aimables] Pces d’orléans, vieux et jeunes, qui meurent d’envie de se dévouer au salut de <leur chère pa> la France, et tant d’autres prétendants légitimes et illégitimes, oiseaux de proie, bêtes fauves, plus ou moins affamées, qui se ruent sur elle à cette heure, <pour la dévorer> impatients de la dévorer.

Oui, toute cette affreuse canaille, conduite par le double renégat de la philosophie et de la république, Jules Simon, doit aller à la messe, et les bourgeois voltairiens de France doivent l’y suivre. Poussés par une force desormais irrésistible, renonçant à tout ce qui avait constitué jadis leur honneur, à la vérité, à la liberté, à la justice et à tout ce qui s’appelle <humaine dign> conscience et humaine dignité; reculant devant la logique de leur propre passé, n’osant plus ni affronter ni même envisager l’avenir, et fatalement condamnés à ne plus chercher leur salut que dans la négation la plus éhontée de tout ce qu’ils avaient adoré et servi dans les jours de leur grandeur intellectuelle et morale, ils se laisseront entraîner jusqu’à baiser, pour ne point dire autre chose, la pantoufle du Pape, ce chef spirituel, ce bénisseur et cet inspirateur [intercalé: consacré] de <tout ce qui est absurde, inique, féroce et abjecte dans le monde> toutes les absurdités, de toutes les iniquités, de toutes les férocités, de toutes les infamies et les turpitudes qui s’étalent aujourd’hui de nouveau triomphalement dans le monde.

Ils iront donc à la messe, mais ils iront à contre coeur; ils auront honte d’eux-mêmes, et voilà ce qui constitue leur faiblesse relative vis-à-vis de la bourgeoisie rurale de France, et ce qui leur donnera, par rapport à celle ci, une position desormais nécessairement inférieure, non seulement dans les choses de la religion, mais encore dans les affaires politiques. Il est vrai que le cynisme des bourgeois, stimulé par la lacheté et par la cupidité, va très loin. Mais quelque cynique qu’on soit, on ne parvient# |23 jamais à oublier complètement son passé. A défaut de [intercalé: la] conscience du coeur, on conserve la conscience et la pudeur de l’intelligence. Tel bourgeois consentira bien à passer pour un coquin; il s’en glorifiera même, car il est des milieux et des époques, ou la canaillerie audacieuse est un titre de gloire; mais il se résignera difficilement à passer pour un nigaud. Il voudra donc s’expliquer, et comme il n’y a point d’explication pour <un tel [ill.] de lacheté,> <la sottise doublée de lacheté,> la sottise doublée de lacheté, il s’embarrassera et s’entortillera dans des raisonnements inextricables. Il se sentira méprisé, il se méprisera lui-même, et ce n’est jamais avec un pareil sentiment qu’on <est> devient fort. Son intelligence même et son instruction supérieure le condamneront à une faiblesse invincible, et faible, il se laissera fatalement entraîner par ceux <qui seront les et> qui se sentiront et qui seront en effet les plus forts. – <Ah! ils> Ah oui! ces bons bourgeois de France devront brouter de l’herbe comme Nabuchodonossor!

Les plus forts aujourd’hui, ce sont les nobles Ducs, les Marquis, les Comtes, les barons, les riches propriétaires, en un môt <tous les> toute la bourgeoisie de Campagne; ce sont aussi les francs coquins de la bande Bonapartiste, les fashionables brigands: hommes d’Etat, prélats, généraux, colonels, officiers, administrateurs, sénateurs, députés, financiers, gros ou petits fonctionnaires et policiers formés par Napoléon III. Pourtant il est nécessaire d’établir une distinction entre ces deux cathégories qui sont appelées à se donner la main aujourd’hui, comme ils se la sont déjà donnée d’ailleurs sous le Second Empire.

La bande Bonapartiste ne pèche ni par sottise ni par ignorance. <Elle est au contraire,> <Au moins> En tant que représentée par ses chefs# |24 elle est même, au contraire, très intelligente, très savante. Elle n’ignore pas le bien et le mal, comme nos premiers ancêtres avant d’avoir goûté le fruit de l’arbre de la science, ou comme le fait en partie de nos jours la classe rurale à laquelle une sainte et crasse ignorance et la profonde stupidité inhérente à l’isolement de la vie de campagne ont refait une sorte de virginité. Quand les Bonapartistes font le mal, et ils ne peuvent faire que cela, ils le font sciemment et sans se faire la moindre illusion sur la nature, les mobiles et le but de leurs entreprises. Ou plutôt, ils en sont arrivés à ce point de développement intellectuel et moral, où la différence du bien et du mal n’existe plus, <où toutes> et où toutes les notions sociales, les passions politiques, même les intérets collectifs des classes, aussi bien que toutes les croyances religieuses et les convictions philosophiques, perdant leur sens primitif, leur sincérité, leur sérieux, se transforment en autant d’excellents prétextes ou de masques, dont ils se servent pour cacher le jeu de leurs passions individuelles.

<Les gen> La bourgeoisie rurale, les gentilshommes campagnards sont loin d’être arrivés à cette hauteur. Leur force relative par rapport à la bourgeoisie des villes, n’est point du tout <ni> dans leur science, ni dans leur esprit; elle réside précisément dans <leur> cette crasse ignorance et dans <leur> cette stupidité incroyable, grâce auxquelles <elle> ils se trouve à l’abri de toutes les tentations du démon moderne: le doute.# |25 La noblesse campagnarde ne doute de rien, pas même du miracle de la Salette. Trop indifférente et trop paresseuse pour se fatiguer inutilement le cerveau, elle accepte sans la moindre critique et sans hésitation aucune les plus monstrueuses absurdités, du moment que l’Eglise trouve bon de les imposer à sa foi. Aucune sottise d’ailleurs <ne saurait> si monstrueuse qu’elle soit, ne saurait <étonner> <répugner> répugner à son esprit systématiquement <abbèti, [intercalé: comme on sait,] dès le cerveau> abbruti par une forte éducation religieuse.

Education de l’esprit, non du coeur. Les bons pères de la Société de Jésus, qui en ont nécessairement la haute direction, <croient> trouvent beaucoup plus utile de fausser le développement des esprits et de paralyser leur élan naturel, que d’allumer des passions religieuses dans les coeurs de leurs élèves. On pourrait même dire qu’ils redoutent ces passions qui leur ont joué souvent de <si> fort mauvais tours, en entraînant leurs élèves en dehors des voies prescrites, et <qui des excès du fanatisme> en les faisant tomber quelquefois, des excès de ce fanatisme mystique qu’on retrouve à l’origine de toutes les hérésies religieuses, <les ont fait [quelques mots illisibles]> dans les excès <contraires et non moins déplorables> contraires d’un scepticisme <également fanatique> furieux. C’est tout au plus s’ils cultivent, quand ils ne peuvent faire autrement, le mysticisme du coeur dans les femmes, dont les passions religieuses, le plus souvent inévitables, <souvant> sont il est vrai, quelque peu incomodes, quelquefois même assez dangereuses, mais en même temps si’utiles, si précieuses# |26 [verso de la page précédente] <<principaux, elle est [intercalé: même] au contraire très intelligente, <et> même très savante. Si elle veut le mal, elle le veut sciemment, sans se faire la moindre illusion sur la nature, [intercalé: le mobile] et le but de ses intentions et de <ses [ill.]> ses entreprises; ou plutôt, elle est arrivée à ce point de développement intellectuel et moral, où les idées du bien et du mal se confondent, où toutes <les théories [intercalé: sociales], convictions, passions politiques et croyances, [intercalé: religieuses ou philos] perdant leur sens primitif, se transforment en autant <de [ill.] paroles> d’excellents prétextes ou de masques <servant à cacher> dont on se sert pour cacher le jeu des passions individuelles>> <Pourtant je Vous dirai># |27 comme moyen d’action et comme instrument de puissance, entre les mains du prêtre.

Les bons pères de Jésus ne s’occupent donc <pas> guère de l’éducation des coeurs masculins et ne se soucient aucunément d’y allumer les saintes flammes de l’amour <divin> céleste. Ils les laissent se remplir de tous les intérets, de toutes les vanités et de toutes les passions de ce monde. Ils ne leur défendent pas, ils protègent au contraire les jouissances grossières. Ils y laissent croître en paix la concupiscence, l’égoïsme, l’ambition, [intercalé: l’orgueil et la vanité nobiliaire, <la bassesse du> accompagnés presque toujours de la bassesse du courtisan,] la cupidité, la cruauté et toutes les autres fleurs de l’humaine bestialité; car ils en savent tirer avantage, aussi bien que du mysticisme des femmes. Leur bût, ce n’est pas de rendre leurs élèves bons, honnêtes, sincères, humains, mais de les attacher par des liens indissolubles au service de l’Eglise et de les transformer en instruments <intéressés et> à la fois intéressés et aveugles de la sainte religion.

Ils ne détruisent pas [intercalé: <dans leurs élèves> en eux] la puissance de vouloir, <dans> comme on l’a prétendu. Des hommes privés de cette puissance ne sauraient leur être d’une grande utilité. Ils font mieux; tout en <lais> aidant le développement de cette force, ils l’asservissent et l’enchaînent, en rendant la pensée de leurs élèves à jamais incapable de la diriger. Le moyen qu’ils employent pour cela est aussi infaillible que simple: <ils fassent> par un enseignement savant, profondément combiné, nourri de détails écrasants, mais dénué de pensée, et surtout calculé de manière à tuer dans le cerveau# |28 [verso de la page précédente] <<La noblesse campagnarde ne doute de rien, pas même du miracle de la [salette?]. Trop indifférente et trop paresseuse pour se fatiguer inutilement le cerveau, elle accepte sans le moindre critique toutes les sottises, imposées par l’Eglise à sa foi et dont aucune d’ailleurs ne répugne à son esprit; <<[intercalé: qui se trouve presque toujours] systématiquement [ill.] dès le cereau, <des son cereau, par les [ill.] de ces bons pères> de Jésus <grâce à une forte>>> une éducation religieuse, ordinairement dirigée par <la société de Jésus> quelques bons pères de la société de Jesus.>># |29 des élèves toute impulsion rationnelle, toute capacité de saisir le réel, le vivant, tout sentiment du vrai, toute hardiesse, toute indépendance, toute franchise, ils encombrent leur esprit d’une science qui est fausse depuis le commencement jusqu’à la fin; fausse au point de vue de la logique, fausse surtout sous le rapport des faits, <et qui> mais qu’ils ont l’art néanmoins de présenter avec <un> le pedantesque étalage d’une érudition <consc> consciencieuse et profonde et <de développements rationnels> d’un développement scrupuleusement rationnel; et ils ont soin d’imprimer si profondement cette science falsifiée dans la mémoire, dans l’imagination, dans la routine intellectuelle de leurs malheureux cerveaux dévoyés, qu’il leur faut une puissance d’esprit vraiment extraordinaire pour pouvoir s’en délivrer plus tard. Ceux qui y parviennent, en effet, sont excessivement rares. <L’immense majo> La plupart de leurs meilleurs élèves restent des sots savants toute leur vie, et l’immense majorité ne conserve que l’esprit nécessaire pour exécuter fidèlement, aveuglement les ordres de leurs directeurs spirituels.

Ce que les Jésuites <avant tout> s’empressent de tuer avant tout dans leurs élèves, c’est l’esprit critique; mais par contre ils cultivent en eux avec soin la crédulité stupide et la soumission paresseuse et servile de l’esprit; et pour les sauvegarder à jamais contre les tentations du démon, ils les arment d’un parti pris, qui se transforme à la longue en une salutaire habitude, de détourner sciemment, volontairement leur pensée de tout ce qui pourrait ébranler leur foi; tout ce qui est contraire à la foi, si plausible et si naturel qu’il paraisse, ne pouvant être qu’une suggestion# |30 de l’enfer. Je m’empresse d’ajouter que la plus grande partie de leurs élèves n’ont pas besoin d’employer ce moyen, étant beaucoup mieux garantis contre toutes les tentations du démon par l’indifférence et par la soumission paresseuse de leur esprit systématiquement énervé.

On conçoit que, grâce à cette éducation, les gentilhommes de campagne soient devenus des champions <des champions> inébranlables de la sainte Eglise, <Eglise> les héros modernes de la foi; cet héroïsme d’ailleurs ne leur demandant le sacrifice d’aucune <d’aucune> jouissance matérielle, ni d’aucun avantage <avantage> social, puisque la sainte Eglise les leur garantit au contraire pleinement aujourd’hui; mais seulement le sacrifice de leur honneur, de leur libre arbitre dans les affaires de la religion et de la politique, <de l’indépendance de leur pensée> le sacrifice de leur libre pensée. Eh bien! franchement, ce sacrifice ne leur coute rien <du tout>. L’honneur! il y’a déjà bien longtemps que la noblesse française en a perdu la <signification et> mémoire et le sens. <Quant à> Quant à ce qu’on appelle la libre pensée, <elle> cette noblesse a pour elle, [intercalé: <depuis le commencement de ce siècle,>] <une> depuis le commencement de ce siècle, une répugnance, une horreur qui ne le cèdent pas en intensité à celles des prêtres. Elle est [intercalé: si] bien ferrée sur ce point, qu’on peut être certain qu’aucune idée nouvelle, aucune nouvelle découverte de la science, <soit naturelle, soit sociale,> qui serait en contradiction avec les enseignements de l’Eglise, ne <<sauraient pénètrer [intercalé: jusqu’à elle> à travers le mur d’airain ou plutôt [intercalé: à travers ne pourra transpercer son] cette immense couche de graisse que son éducation [intercalé: religieuse,]>> ne pourra franchir le mur d’airain, ou plutôt ne pourra transpercer l’épaisse couche de graisse que son éducation religieuse, sa paresse, son indifférence, sa sottise, son grossier égoïsme et sa crasse ignorance ont formée autour d’elle.

On comprend que cela lui donne un immense avantage sur la bourgeoisie des villes, qui <tout en># |31 [verso de la page précédente] <<des élèves, toute impulsion rationnelle, toute capacité de saisir le vivant, le réel, toute passion de la vérité, ils empoisonnent l’esprit d’une science fausse du commencement jusqu’à la fin: fausse au point de vue, logique, mais <fausse> surtout [intercalé: fausse] par rapport aux faits, et ils ont soin d’imprimer si profondement cette science falsifié dans le cerceau de leurs élèves, qu’il <lui> leur fait une puissance naturelle d’esprit hors de ligue pour s’en délivrer plus tard. Le plupart meurent et vivent avec elle, s’imaginant jusqu’à leur dernier jours que seuls ils possèdent la science véritable. Ce qu’ils commencent par tuer en eux avant tout, c’est l’esprit critique et ce qu’ils cultivent surtout, c’est la foi stupide, c’est la soumission paresseuse et servile de l’esprit. <Un esprit élevé> Les meilleurs esprits cultivés par les Jésuites <est> sont ordinairement sauvegardés contres tous les dangers de l’irréligion et de doute, pour l’habitude <qu’il a prise> qu’on leur a inculquée des [ill.] se détourner volontairement, sciemment <sa> leur pensée de tout ce qui pourrait [ill.] <sa> leur foi. Quant à la majeure parti des élèves de ces bons pères, ils sont encore mieux sauvegardés par la routine qu’on leur a imprimée et par la paresse incurable de leur esprit.>># |32 tout en reconnaissant aujourd’hui l’utilité, que dis-je, l’implacable nécessité de la plus brutale réaction religieuse, militaire et policière, cette réaction étant desormais <[ill.]> l’arme unique qu’elle sache et qu’elle puisse <employer contre> opposer à la révolution sociale; et bien que parfaitement décidée à s’y jeter à plein corps et à en accepter pour elle même toutes les conséquences, même les plus déplaisantes et les plus humiliantes, doit se sentir néanmoins considérablement embarrassée et honteuse dans cette position nouvelle. Diable! Il n’est point facile de se défaire en un clin d’oeil et à volonté de tous les souvenirs, de toutes les pensées qu’on a eu, de toutes les anciennes habitudes! Avoir été pendant trois siècles, et si l’on prend en considération la bourgeoisie italienne, pendant sept siècles au moins, la classe intelligente, productive, progressiste, humanitaire et libérale par excellence; avoir créé toutes les merveilles de la civilisation moderne; avoir escaladé le ciel et la terre, renversé les autels et les trones et fondé sur les ruines des uns, la science, et sur les ruines des autres, la liberté; après avoir rêvé et réalisé en partie la transformation du monde; après avoir concentré en ses mains tout: intelligence, savoir, richesse, pouvoir, et se voir réduite à cette heure à ne plus trouver de réfuge, de protection, de salut que dans la sacristie et dans la caserne! Etre forcée maintenant de s’agenouiller devant ces mêmes autels qu’elle avait renversés, de repetér humblement, hypocritement, [intercalé: les horribles et] les immorales stupidités du cathéchisme chrétien, de recevoir la bénédiction et de baiser la main de ces prêtres, prophètes [intercalé: et] – exploiteurs du mensonge# |33 qu’elle avait si justement méprisés; se sentir rassurée et consolée, lorsque les assassins de profession, les odieux mercenaires de la force brutale et inique, des généraux, des officiers, des soldats veulent bien mettre dans ses mains suppliantes et tremblantes leurs mains toutes dégoutantes du sang du prolétariat! <Devoir> Etre réduite à glorifier cette sacristie et cette caserne comme la plus haute expression de la civilisation moderne. Tout cela est rigoureusement imposé aujourd’hui à la bourgeoisie des villes, mais ce n’est pas agréable du tout, et il ne faut pas s’étonner si elle se montre embarrassée et gauche au milieu de ses nouveaux amis, ses ci-devant ennemis.

Il ne faut pas s’étonner si malgré son intelligence supérieure, désorientée dans ce monde qui n’est et qui ne pourra jamais être le sien, elle se laisse dominer aujourd’hui par la brutalité du sabre et par la sottise imperturbable, complète, harmonieuse, invincible de la bourgeoisie des campagnes. Ces honnêtes campagnards, initiés dès l’enfance à tous les mystères du goupillon et de la sorcellerie <de l’Eglise,> rituelle de l’Eglise, sont dans la sacristie comme chez eux – Ils n’ont plus d’autre patrie, et c’est là qu’il faut chercher le secret de leur politique. Leur imbécillité, artificiellement cultivée par l’Eglise, et qui leur donne un si grande supériorité morale sur l’intelligence démoralisée et déchue de la bourgeoisie des villes, les rend naturellement incapables de diriger cette force qu’elle leur donne. Sous le rapport <de la science> de l’intelligence, de l’organisation et de la direction politiques, la bourgeoisie des villes, malgré sa démoralisation complète, reste infiniment supérieure. Elle a la science, elle a la pratique des affaires, elle a l’habitude de l’administration et la routine du commandement. Seulement elle ne peut plus# |34 [verso de la page précédente] <<tout en reconnaissant aujourd’hui l’utilité, <et la [ill.]> l’implacable nécessité de la [intercalé: plus brutale] réaction militaire, religieuse et policière, <la plus brutale>, cette réaction étant <la seule chose> [intercalé: <seul moyen de salut> désormais l’unique arme] qu’elle seule et qu’elle puisse opposer à la révolution sociale; et bien que parfaitement [intercalé: décidée] a s’y jeter à plein corps, et à en accepter pour elle-même toutes les consègneurs, même les plus déplaisantes et les plus humiliantes, doit néanmois se sentir considérablement embarrassée et honteuse de sa position nouvelle. Diable!>># |35 profiter de tout cela, parce qu’elle a perdu toute foi en ses propres principes et en elle-même, parce qu’elle est devenue lache, parceque de toutes ses anciennes passions politiques et sociales elle n’en a plus conservé qu’un seule, celle du lucre; parceque, déchirée en elle même par des contradictions insolubles, elle ne forme plus un corps organisé et compacte, elle n’est proprement plus une classe, mais une immense quantité d’individus qui se détestent et qui se défient les uns des autres; parce qu’enfin cette masse d’individus <bourgeois> citadins et bourgeois, n’ayant désormais entre eux d’autre lien que la peur immense que leur <cause inspire> cause le socialisme, se voient forcés à chercher aujourd’hui leur salut dans un monde qui est l’antipode de leur monde <très [ill.] et traditionnel>, traditionnellement rationnel et libéral, et que dans ce monde de la réaction soldatesque et cléricale, désorientés, dépaysés, méprisés et se méprisant eux-mêmes, ils se montrent nécessairement plus bêtes que les plus bêtes, plus ignorants que les plus ignorants, et mille fois plus laches que les <héros> enfants de la caserne et de la sacristie.

Pour toutes ces raisons la bourgeoisie des villes a été forcée d’abdiquer. Sa domination est finie; mais il ne s’en sait pas que la domination de la bourgeoisie des campagnes ait commencé. Elle s’est montrée assez compacte, assez forte pour l’enlever aux bourgeois-citadins, mais elle n’a ni l’intelligence, ni la science nécessaires pour la retenir en ses mains. Incapable de se diriger elle-même, <et de penser> comment dirigerait-elle le gouvernement d’un grand pays? Elle n’est elle-même qu’un instrument passif et aveugle entre les# |36 mains du clergé. La conclusion est toute simple. <Ce sera l’Eglise, qui se chargera sa directrice spirituelle, l’inspiratrice unique de ses pensées, de ses actes, qui se chargera desormais du gouvernement de la France.> Ce seront ses directeurs spirituels, les inspirateurs uniques de toutes ses pensées et de toutes ses actions, ce sera <l’âme> l’intrigue ultramontaine <et mystique> dont elle n’est elle-même que <l’ex-> <que le corps visible,> l’instrument aveugle, ce sera l’Eglise de Rome, en un môt, qui se chargera désormais du gouvernement de la France, et qui, formant une alliance defensive et offensive avec la raison du sabre et la moralité de la bourse, le tiendra en ses mains, <jusqu'[ill.]> jusqu’à l’heure plus ou moins rapprochée où la cause des peuples, [intercalé: <la cause celle de la raison, de la liberté> celle de l’humanité], représentée par la révolution sociale, triomphera.

Ce n’est pas du premier coup que la gentilhommerie campagnarde, autrement dite la bourgeoisie rurale est arrivée à constituer la classe réellement dominante en France. Sa naissance, sous cette forme nouvelle, date du premier Empire. C’est alors que s’était opérée, sur une large échelle, <la première fusion de l’antique nob> par les mariages, la première fusion de l’antique noblesse, [intercalé: soit] avec les bourgeois-acquéreurs des biens nationaux, soit avec les bourgeois parvenus de l’armée. Ce mouvement fut si non complètement arrêté, du moins considérablement ralenti <pendant> <durant> pendant la Restauration, qui avait <rendu> ranimé dans la noblesse de France sa morgue aristocratique, et dans la bourgeoisie, la haine contre la noblesse. Mais depuis 1830, la fusion s’opéra avec une incroyable# |37 rapidité, et ce fut précisement sous le regne de Louis Philippe que <se f> se forma aussi, sous les auspices du clergé, l’esprit de la classe nouvelle.

Il se forma à la sourdine, imperceptiblement, tout naturellement, et sans le moindre éclat. Le règne de Louis Philippe, on le sait, fut <celui> marqué par la domination des grandes cités et de Paris surtout. La bourgeoisie des villes triomphait, la noblesse de province et tous les propriétaires campagnards avec elle étaient annulés. Ils vécurent dans l’obscurité, personne ne s’inquiétait de ce qu’ils pensaient, de ce qu’ils faisaient, et c’est précisément au milieu de cette obscurité que se forma lentement la nouvelle puissance de la bourgeoisie rurale. Pendant les dix-huit ans que dura le régime de Juillet, la fusion complète <des d> de ses éléments constitutifs, la vieille noblesse et la bourgeoisie propriétaire, fut achevée. Elle devait s’opérer, car malgré leurs anciennes jalousie, ces deux éléments, également offusqués et blessés par la domination méprisante de la bourgeoisie citadine, se sentirent attirés l’un vers l’autre. <Ils avaient besoin l’un de l’autre.> Les nobles avaient besoin de refaire leur fortune, et les bourgeois propriétaires <avaient> se sentaient cruellement tourmentés par la passion des titres. Entre ces deux aspirations réciproques et également passionnées, il ne manquait qu’un intermédiaire. L’intermédiaire se trouva; ce fut le <clergé> prêtre.#

|38La politique de la classe nouvelle, issue de cette fusion ne pouvait plus être celle de la noblesse <de la Re> ancienne, <ni me> ni même de la noblesse de la Restauration. Lentement préparée et toujours dirigée <par l> <vers le mê> par les prêtres vers le même but, la domination absolue de l’Eglise ultramontaine ou si l’on veut internationale, établie sur les ruines de toutes les institutions nationales, cette politique <en> en différentes phases de développement.

D’abord, immédiatement après la chute de la branche aînée des Bourbons, alors que les passions qui avaient si longtemps séparé les deux classes ne s’étaient point encore appaisées, que leur fusion <elle-même était encore loin d’être achevée,> semblait impossible, et que le trône de Louis Philippe, violemment attaqué et miné par les insurrections soit par les conspirations du parti républicain, semblait encore vacciller, laissant une espérance de retour <aux Bourbons> au roi légitime, le protecteur <séculaire> naturel de la noblesse et du clergé, cette politique fut exclusivement nobiliaire. Les légitimistes constituèrent alors en province et surtout dans le midi et dans une partie de l’Ouest de la France, un parti militant et sérieux.

Mais déjà en 1837, alors que Louis Philippe se sentit assez consolidé sur le trône pour pouvoir amnistier sans danger les ministres de Charles X, et surtout depuis l’avènement du ministère d’octobre (Guizot, Soult, Duchâtel), en 1840, <alors que toutes les espérances tout espoir derenverser>, ministere appuyé par une# |39 forte majorité de la chambre et qui fut salué par tous les gouvernements de l’Europe comme un gage certain du retour <définitif> de la France à la politique <réac> de la réaction, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur, en même temps que de l’inféodation définitive du pays légal ou bourgeois à la dynastie d’Orléans, tout espoir de renversement sembla perdu. Les agitations politiques qui avaient tourmenté la première moitié de ce règne cessèrent tout d’un coup, et l’opinion publique, naguère si orageuse, était retombée dans un calme plat. On n’entendit plus parler que de chemins de fer, de compagnies transatlantiques et <d’affaires indu> d’autres affaires industrielles et commerciales. Les républicains continuèrent bien leurs conspirations, mais on eut dit qu’ils ne conspiraient plus que pour leur propres plaisir, tant <ces> leurs conspirations paraissaient innocentes. La police de Mr Duchatel, loin de les craindre, semblait les protéger et au besoin même les provoquer. Quant à l’opposition parlementaire, représentée par des révolutionnaires inoffensifs comme Mrs Thiers, Odilon Barrot, Dufaure, Passy, <Billot et> Billot [Billault] et tant d’autres, elle avait pris un caractère d’insignifiance et de monotonie

desespérantes, ne paraissant et n’étant [intercalé: plus] en effet <rien de plus> qu’une <soupape> soupape de sureté <pour> dans ce régime, <dont elle [intercalé: n’]était elle-même rien qu’un soupape nécessaire> dont elle était ainsi devenue le complément nécessaire. L’idéal de la bourgeoisie moderne était accompli; la France était devenue raisonnable, bête et ennuyeuse à mourir.

Ce fut l’époque de la première apparition des livres et des idées de Proudhon, qui contenaient en germe, j’en demande bien pardon à Mr Louis Blanc, son trop faible rival, ainsi qu’à# |40 <et à> Mr Marx, <ses rivaux et> son antagoniste<s> jaloux, toute la révolution sociale, y compris surtout la Commune socialiste, destructive de l’Etat. Mais ils restèrent ignorés de la majorité des lecteurs; les journaux radicaux de cette époque, le “National” et même la “Réforme” qui se disait démocrate socialiste, mais qui l’était à la manière de Mr Louis Blanc, se gardèrent bien d’en dire un môt soit de louange, soit même de blame. <Ce fut> Il y’eut contre Proudhon <comme une vraie conspiration du silence> de la part des représentants officieux du Républicanisme, comme une conspiration du silence.

Ce fut aussi l’époque des leçons éloquentes mais stériles, de Mrs Michelet et Quinet au collège de France, dernière efflorescence d’un idéalisme sans doute plein d’aspirations généreuses, mais desormais condamné pour impuissance. Ils essayèrent un non sens, prétendant établir la liberté, l’égalité et la fraternité des hommes sur les bases de la propriété, de l’Etat et du Culte divin: Dieu, la propriété et l’Etat nous sont restés, mais en fait de liberté, d’égalité et de fraternité nous n’avons que celles que nous donnent aujourd’hui Berlin, St Pétersbourg et Versailles –

D’ailleurs toutes ces théories n’occupèrent qu’une très infime minorité de la France. L’immense majorité des lecteurs ne s’en embarrassait guères, se contentant des romans sans fin d’Eugène Sue et d’Alexandre Dumas qui remplissaient les feuilletons des grands journaux: le Constitutionnel, les Débats et la Presse

Ce fut l’époque surtout où fut inauguré, sur une échelle très large, le commerce des consciences. <achet> Louis-Philippe, Duchâtel et Guizot achetèrent et payèrent le libéralisme légal et conservateur de la France, comme plus tard le Comte de Cavour# |41 acheta et paya l’unité italienne. Ce que l’on appelait alors le pays légal en France, offrait en effet une ressemblance remarquable avec ce qui en Italie, aujourd’hui, s’appelle la Consorteria. C’est un ramassis de gens privilégiés et très intéressés qui [intercalé: se] sont vendus ou qui ne demandent pas mieux que de se vendre, et qui ont transformé leur parlement national en une bourse, où ils vendent journellement leur pays <et en gros> en détail et en gros. Le patriotisme se manifeste alors par des transactions commerciales, naturellement fatales au pays, mais très avantageuses pour les individus qui sont en état d’exercer ce commerce. Cela simplifie beaucoup la science politique, l’habileté gouvernementale se <mani-> réduisant desormais à savoir choisir, parmi cette foule de consciences qui se présentent au marché, précisément celles dont l’acquisition est le plus profitable. On sait que Louis Philippe usa largement de cet excellent moyen de gouvernement.

Aussi le <parti légitimiste> légitimisme, d’abord si farouche et si fier, de la noblesse provinciale de France se fondit-il ostensiblement, <dans> pendant la seconde moitié de son règne, sous l’action délétère de ce moyen irrésistible. D’ailleurs la politique de ce roi parvenu, issu d’une révolution, s’était considérablement transformée et avait fini par prendre, tant à l’extérieur qu’à l’intérieur, un caractère franchement rétrograde, tout-à fait consolant pour les défenseurs de l’autel et du trône; car en même temps qu’il brisait son alliance libérale avec l’Angleterre, et s’efforçait de gagner le pardon, l’amnistie, les bonnes grâces des trois puissances despotiques du Nord, en leur prouvant qu’il était animé de sentiments et de tendances non moins despotiques que les leurs,# |42 ce qu’il leur démontra, en effet, en s’alliant avec elles dans l’affaire du Sonderbund, le gouvernement de Louis Philippe fit des efforts inimaginables pour se réconcilier avec l’Eglise et avec la noblesse de France. En prenant le parti des Jésuites contre les radicaux de la Suisse, il avait fait un grand pas dans cette voie. L’Eglise lui sourit, et la noblesse de France, toujours obéissante à l’Eglise, et fatiguée d’ailleurs de se dévouer toujours sans profit et sans espérance de succès à son roi légitime, dont le rétablissement sur le trône de ses pères semblait desormais impossible, condescendit enfin à se laisser gagner par le roi parvenu. Au reste, sa transformation économique et sociale s’était faite, avant même que ce marché politique n’eut été conclu. Par ses alliances matrimoniales, aussi bien que par toutes les conditions matérielles de son existence nouvelle, elle était déjà devenue, sans s’en douter elle-même, toute bourgeoise. Son orgueil de caste, sa loyauté chevaleresque et sa fidélité au malheur, <depuis longtemps>, n’étaient plus que des phrases insipides, ridicules, dans lesquelles <depl> <depuis longtemps> elle avait perdu elle-même toute confiance, et aux-quelles elle ne pouvait <plus> pas raisonnablement sacrifier [intercalé: plus longtemps] les intérets sérieux de l’ambition et de la cupidité. De toutes ses attaches passées, elle n’en a donc conservé qu’une seule: celle qui, fondée sur <sa grossière stupidité et sur sa [ill.] ignorance> son grossier égoïsme et sur son ignorance stupide, la lie indissolublement à l’Eglise et en fait l’esclave de Rome. C’est aussi l’unique point qui <distingue et> sépare <aujourd’hui> sérieusement à cette heure la bourgeoisie rurale de la bourgeoisie des villes.#

|43 Depuis 1848, la bourgeoisie rurale constitue proprement ce qu’on appelle aujourd’hui en France le grand parti de l’ordre. La bourgeoisie des villes ayant abdiqué par lacheté, elle n’en est plus que l’appendice et comme l’allié forcé, traîné à la remorque par ces braves gentilhommes campagnards, ces vrais chevaliers et sauveurs de l’ordre social en France, doublés de soldats de Bonaparte, et saintement inspirés et dirigés par les prêtres.

Le parti de l’ordre! Quel est l’honnête homme qui, après les trahisons, les tueries et les déportations en masse de Juin et de Décembre; après les infamies desormais historiques du Second Empire; après l’ignoble abandon de cette malheureuse France aux Prussiens, par presque tous les propriétaires ruraux et citadins de la France; après les derniers massacres surtout, horribles, atroces et uniques dans l’histoire, lachement exécutés à Paris et à Versailles par une soldatesque effrénée, et <commandés froidement, par> <au> froidement commandés, au nom de la France, par l’Assemblée Nationale et par le gouvernement républicain de Versailles; après tant de crimes entassés, pendant plus de vingt ans, par les représentants de la vertu et de la piété officielles, de la légalité, de la liberté sage [intercalé: du désintéressement officiel,] et du droit des plus forts, en France <qui pourra prononcer et dans to> aussi bien que dans tous les autres pays de l’Europe; qui pourra prononcer ces mots: Parti de l’ordre, qui <résumenront> résument désormais toutes les turpitudes dont des hommes corrompus par le privilège et animés [intercalé: par] d’ignobles passions# |44 sont capables, sans éprouver un frémissement d’horreur, de colère, de dégoût.

L’ordre ainsi entendu, c’est la bestialité menaçante, au besoin hypocrite, mais toujours implacable, c’est le mensonge éhonté, c’est l’infame trahison, c’est la lacheté, c’est la cruauté, c’est le crime cyniquement triomphants; c’est la vertu, la loyauté et l’intelligence de ces excellents gentilhommes de campagne donnant la main à <la ver> l’humanité du sabre et au désintéressement patriotique de la Bourse, et s’alliant, [intercalé: sous les auspices de la sainte Eglise,] à la sincérité politique et religieuse des hommes d’Etat et des prêtres pour la plus grande gloire de Dieu, [intercalé: <et de sa sainte Eglise,>] pour la plus grande puissance de l’Etat, <<et pour le salut non temporel pour le plus grand [ill.] des classes exploitantes et privilégiées, pour le plus>> pour la plus grande prospérité matérielle, <et> mais seulement temporelle des classes privilégiées et pour le salut <des peuples> éternel des peuples; c’est la négation la plus insolente <et la plus constante> de tout ce qui donne un sens intellectuel et moral à l’histoire; c’est un soufflet donné par un tas de brigands hypocrites et repus à l’humanité tout entière; c’est la resurrection des grands monstres, [intercalé: et] des grands massacreurs <<historiques <du être> d’individus humains et de peuples.\ du>> du XVIème et du XVIIme siècle; que dis-je! c’est Torquemada, c’est Philippe II, c’est le Duc d’Alba, c’est Ferdinand d’Autriche, <et> avec ses Wallenstein et ses <Tylli> Tilly; c’est Marie Tudor la reine sanguinaire, c’est Cathérine de Médicis l’infame intrigante florentine, ce sont les Guise# |45 de France, les massacreurs de la Ste Barthelemy, c’est Louis XIV, c’est la Maintenon, c’est Louvois le sinistre que nous <avons> voyons surpassés par nos Empereurs de Russie, d’Allemagne et de France, et par leurs Mourawieff, leurs Hainau [Haynau], leurs Radetzki, leurs Schwartzenberg, leurs Bismark, leurs Moltke, par les <Maho> Mac-Mahons, les Ducrot, les Gallifet [Galliffet], les Changarnier, les Bazaine, les Trochu, les Vinois [Vinoy], par les Eugénie, les Palikao, <les Thiers>, les Picard <et>, les Favre. <L’ordre> le Thiers. L’ordre, personnifié à cette heure, par cet abominable petit vieillard, l’intrigant de tous les régimes, l’ambitieux toujours impuissant pour le bien, mais hélas! trop puissant pour le mal, celui qui fut l’un des principaux créateurs du Second Empire, comme on sait, et qui se posant aujourd’hui comme le sauveur de la France, vient de dépasser en fureur hommicide tous les massacreurs présents et passés de l’histoire; l’ordre, c’est la férocité de l’armée française faisant oublier toutes les horreurs commises par les armées de Guillaume sur le territoire de la France; c’est la turpitude de l’Assemblée de Versailles faisant pardonner toutes les ignominies des Assemblées législatives de Napoléon III. C’est le fantôme divin, l’antique vampire, [intercalé: le] buveur du sang des peuples, le tourmenteur de l’humanité, <mais> et qu’aujourd’hui, <grâce à> la science et le bon sens populaire, ont réduit à l’état de banqueroutier céleste, qui tend encore une fois sa main malfaisante, <est> mais fort heureusement devenue impuissante, pour couvrir de sa <sainte> protection tous les bourreaux de la [en marge: terre; l’ordre, c’est un cloaque où toutes les impuretés d’une civilisation que ses propres contradictions <insoluble>, ses propres iniquités, sa propre dissolution et putréfécation condamnent à mourir, viennent se confondre, dans une <dernière> conspiration <contre l’inévi> dernière contre l’inévitable émancipation du monde humain.

Avons-nous raison de crier: A bas l’ordre! à bas]# |46 cet ordre politique, autoritaire, stupide, hypocrite, brutal, despotique et divin! Et vive la Révolution sociale qui doit nous en délivrer, pour fonder <l’ordre de l’humanité> sur ses ruines l’ordre de l’humanité regénérée, rendue à elle-même et constituée librement?

Il faudrait être un ennemi de l’humanité pour le nier. Malheureusement, ses ennemis sont nombreux, et à cette heure, ce sont eux encore une fois qui triomphent. Mais tout vient à point à qui sait <att> patienter, persévérer, [intercalé: travailler ardemment,] et attendre. Nous aurons la revanche.

En attendant cette revanche, continuons nos études historiques sur le développement du parti de l’ordre en France.

Produit du suffrage universel, il se manifesta pour la première fois, dans son vrai caractère, en 1848, et notament après les Journées de Juin. On sait qu’au lendemain de la révolution de Fevrier, il se passa en France un fait très singulier. Il n’y avait plus de partisans de la monarchie, tous étaient devenus des républicains dévoués et zéles. Les hommes les plus rétrogrades, les plus compromis et les plus tarés dans le service de la réaction <repressive> monarchique, de la police et de la repression militaire, jurèrent que le fond de leur pensée avait été toujours républicain. Depuis Mr Emile de Girardin jusqu’au Maréchal Bugeaud, sans oublier le Marquis de la Rochejaquelain [Rochejaquelein], ce représentant si chevaleresque de la loyauté bretonne, devenu plus tard sénateur de l’Empire, même jusqu’aux généraux aides de camp du roi si honteusement expulsé, tous offrirent leurs# |47 services à la République. Mr Emile de Girardin lui <offrait> apporta généreusement une idée par jour, et Mr Thiers prononça ce môt devenu si fameux: “La république est ce qui nous divise le moins!”, ce qui n’empêcha naturellement ni l’un ni l’autre, <[ill.] d’uni> plus tard, d’unir <plus tard> leurs intrigues contre cette forme de gouvernement et de conspirer pour la Présidence de Louis Bonaparte. L’Eglise elle-même bénit la République; que dis-je? elle en célébra son triomphe comme sa propre victoire: “La doctrine chrétienne n’était-elle pas celle de la liberté, de l’égalité et de la fraternité, et le Christ ne fut il pas l’ami du peuple et le premier révolutionnaire du monde!” – Voilà ce qui fut proclammé non plus seulement par quelques philosophes hérétiques et audacieux de l’école de Lammenais [Lamennais] et de Buchez, mais dans toutes les Eglises, par les prêtres; et les prêtres partout, portant le crucifix à l’encontre du drapeau rouge, symbole de l’émancipation populaire, bénirent les arbres de liberté. Les élèves de l’Ecole polytechnique, les étudiants en sciences morales, [intercalé: en philosophie,] en philologie, en histoire et en droit, y compris les auditeurs enthousiastes de Mrs Michelet et Quinet, tous également abbetis par un idéalisme malsain, plein d’incongruités métaphysiques et d’équivoques pratiques, – nourriture intellectuelle [intercalé: d’ailleurs] tout-à fait convenable <d’ailleurs> pour de jeunes bourgeois, la vérité pure, les déductions sévères de la science n’étant pas trop digestives pour cette classe, – en pleurèrent d’émotion et de joie. Seules, les vieilles douairières du faubourg St Germain, branlèrent leurs têtes, protestant contre cette réconciliation monstrueuse de la croix avec le drapeau de la Révolution.# |48 Les Jésuites eurent beau leur expliquer que ce n’était rien qu’une feinte salutaire, elles n’y virent qu’un sacrilège. <Et> Elles eurent mille fois raison, et seules, dans le camp de la cidevant-réaction, elles restèrent honnêtes et imperturbablement bêtes.

C’est au milieu d’un enthousiasme universel pour la <Républ> République que l’Assemblée constituante de 1848, <fut nommée> issue du suffrage universel, fut nommée. Sur toute la surface de la France, aucun candidat ne se présenta à ses électeurs comme partisan de la monarchie; tous s’offrirent et tous furent élus au nom de la République. Aussi la proclammation immédiate de la République par cette Assemblée fut faite d’emblée. Comment la réaction monarchiste la plus acharnée, la plus fanatique et la plus cruelle que la France ait vue, put-elle en sortir bientôt après?

Cette contradiction apparente s’explique facilement grâce au suffrage universel qui donne, sous le rapport du <grand> nombre, un avantage si marqué aux campagnes sur les villes, la grande majorité de l’Assemblée Constituante avait été prise dans <le bour> cette bourgeoisie rurale dont nous venons d’étudier le caractère, les sentiments, l’esprit et les moeurs. On conçoit qu’elle n’était rien moins que libérale et qu’elle ne pouvait pas être républicaine. Pourquoi donc s’était-elle présentée comme telle à ses électeurs et pourquoi commença-t-elle par proclammer la République? Ceci s’explique encore par deux raisons: la première, c’est qu’elle avait été ahurie, aussi bien que le clergé de France, son directeur spirituel et temporel, par les événements de Paris. Aujourd’hui même, après la défaite de la Commune, Paris reste encore une grande puissance. En 1848, il# |49 l’était beaucoup plus. On peut <bien> dire que, depuis <Louis XIV, toute l’histoire de France s’était faite exclusivement> depuis Richelieu et depuis Louis XIV surtout, toute l’histoire de France s’était faite à Paris. Ce ne fut qu’en 1848 que commença la réaction active de la Province contre Paris, car jusque-là Paris, soit dans le sens de la Révolution, soit dans celui de la Réaction, décida toujours du sort de la France, aveuglement obéi par la Province qui le jalousait, qui le détestait même autant qu’elle le rEdoutait, mais qui ne se sentait pas la force de lui résister. Paris ayant proclammé la République en 1848, la Province, quoique monarchiste jusqu’aux os, n’ôsa <donc> pas se prononcer en faveur de la monarchie. Elle envoya donc, comme députés de l’Assemblée Constituante, à Paris, des gentilhommes campagnards qui avaient été nourris dans la haine de la République comme elle-même, mais qui également intimidés et déconcertés par le triomphe de la République à Paris, <se présentèrent> s’étaient présentés à leurs électeurs comme des partisans convaincus de cette forme de gouvernement.

La seconde raison fut l’impulsion unanime que lui avait donnée le clergé qui déjà alors, quoique bien moins qu’aujourd’hui, dominait la Province. Quiconque a vécu dans ce temps se rappelle de l’unanimité hypocrite de l’Eglise en faveur de la République. Cette unanimité s’explique par un <[ill.]> mot d’ordre parti de Rome et aveuglement obéi par tous les prêtres de France, depuis les cardinaux et évêques jusqu’aux plus humbles des servants des pauvres églises des campagnes. <<La Rome jésuite et papale, [intercalé: cette araignée infatigable,] éternellement occupée à réparer les déchirures, causés par des évenements qu’elle n’a jamais l’esprit de prévoir, dans la trame divine qu’elle ourdit [intercalé: sans cesse] et dont elle ne désespère jamais de pouvoir>>#

|50 La Rome jésuitique et papale est une monstrueuse araignée qui est <sans cesse> éternellement occupée à réparer les déchirures, causées <perd> par des événements qu’elle n’a jamais la faculté de prévoir, dans la trame qu’elle ourdit, sans cesse, <dans l’espoir> espérant qu’elle pourra s’en servir un jour, pour étouffer complètement l’intelligence et la liberté du monde. Elle nourrit encore aujourd’hui cet espoir, parce qu’à côté d’une érudition profonde, d’un esprit raffiné et subtil comme le poison du serpent, d’une habileté et d’un machiavélisme formés par la pratique non interrompue de quatorze siècles au moins, elle est douée d’une naïveté incomparable, stupide, produit de son immense infatuation d’elle même et de son ignorance grossière des idées, des sentiments, des intérêts de l’époque actuelle et de la puissance intellectuelle et vitale qui, inhérente à l’humaine société, la pousse fatalement et malgré tous les obstacles à renverser toutes les institutions anciennes, religieuses, politiques et juridiques, et à fonder sur toutes ces ruines un ordre social nouveau. Rome ne comprend et ne comprendra jamais rien à tout cela, parce qu’elle s’est tellement identifiée avec l’idéalisme chrétien, dont, n’en déplaise aux protestants et aux métaphysiciens, [intercalé: n’en déplaise aussi au fondateur de la soi-disant nouvelle religion du progrès, le vénérable Mazzini, <cette Rome, jésuitique et papale, reste>] elle reste toujours la réalisation la plus logique et la plus complète, que, condamnée à mourir avec lui, elle ne peut voir, ni même imaginer, rien au-delà. Il lui paraît qu’au delà de ce monde qui est le sien et qui constitue proprement tout son être, il ne peut y avoir pour tout le monde que la mort. Comme ces vieillards du moyen âge qui, dit-on, s’efforcèrent d’éterniser leur vie propre en s’infusant le sang des jeunes gens qu’ils# |51 [verso de la page précédente] La Rome jésuitique et papale présente un contraste singulier de combinaison machiavelique et profonde et de stupidité très naïve. Douée d’une habileté traditionnelle et développée par les siècles# |52 tuaient, Rome n’est pas seulement le dupeur de tout le monde, elle est <dup> la dupe <de soi> d’elle-même. Elle ne trompe pas seulement, elle se trompe. Voila son incurable <sottise> sottise. Elle consiste dans cette prétention d’éterniser son existence, et cela à une époque où tout le monde prévoit déjà sa fin prochaine, ses Syllabus et sa proclammation du dogme de l’infaillibilité papale étant une preuve évidente de démence et d’incompatibilité absolue avec les conditions les plus fondamentales de la société moderne; c’est la démence du desespoir, ce sont les dernières convulsions du mourant qui se raidit contre la mort.

En 1848, Rome n’était pas encore arrivée à ce point. Les événements qui avaient précédé [intercalé: cette époque:] la révolution bourgeoise de 1830 et la chute de l’ultramontanisme qui en avait été la conséquence naturelle, la défaite éclatante des <parti> Jésuites en Suisse, le dévergondage libéral de Pie IX et la haine manifestée par ce Pape contre ces champions de l’Eglise durant toute la première année de son règne, [intercalé: enfin] la révolution républicaine de Février <elle-même, enfin> elle-même, n’étaient point de nature à inspirer au gouvernement suprême de l’Eglise, dirigé exclusivement, comme on sait, depuis la fin du siècle passé, par la Société de Jesus, une confiance insensée en lui-même. Tous ces événements lui commandaient au contraire beaucoup de <[ill.]> modération et beaucoup de prudence. Ce n’est qu’après les succès inespérés que l’Eglise avait obtenu en France, sous l’Empire et grâce à la connivence intéressée <de Napole> de Bonaparte, qu’encouragée outre mesure par des victoires <ephé> éphémères et faciles, elle <eut> a eu la <[ill.]> sottise de manifester au monde ébahi ses prétentions monstrueuses, s’assassinant elle-même par une dernière débauche de vieillard, ce qui prouve que, chez elle, la folie qui lui fait croire en <la possibilité> l’éternité de son existence <éternelle>, est devenue plus forte que <la raison> <haute raison> cette haute raison séculaire et pratique qui lui avait permis de la preserver jusqu’ici; ce qui prouve qu’elle est bien condamnée# |53 [verso de la page précédente] <<se servir un jour pour étouffer complètement l’intelligence et cet esprit de révolte qui poussent le monde humain toujours et malgré tout en avant; cette Rome à la fois si machiavèlique et [intercalé: si] stupide, si corrompue et [intercalé: si] naïve, si <igno> infatuée d’elle même et si ignorante des intérets, des sentiments, des idées>># |54 à mourir bientôt.

En 1848, l’Eglise de Rome était encore très sage. Elle avait précisement cette sagesse égoïste des vieillards qui consiste à prolonger leur vie quand même, malgré tout, au détriment du monde qui les entoure, et en faisant même servir à ce but les événements, les circonstances et les choses qui lui paraissent le plus complètement opposés. De cette manière, loins de sacrifier l’intérêt positif du <demain> présent au fantôme de l’éternité, ils employent toute l’énergie qui leur reste à s’assurer du lendemain, laissant au surlendemain le soin des jours à venir et s’efforçant seulement à prolonger leur existence inutile et malfaisante aussi longtemps que possible. Au lieu d’effrayer le monde par la menace de leur éternité et par les manifestations de leur puissance apparente ou réelle, et pour désarmer la jeunesse ennuyée et paralysée par leur trop longue existence, ils font montre de leur faiblesse et semblent promettre chaque jour de mourir. C’est un moyen dont Napoléon III s’est servi, <avec beaucoup de succès> pendant plus de vingt ans, avec beaucoup de succès.

A la révolution démocratique et républicaine de 1848, la Rome Jésuitique et Papale <ne répondit pas> prit bien garde de répondre par un Syllabus ou par la déclaration de l’infaillibilité de son chef. Elle fit [intercalé: beaucoup] mieux, elle se proclamma démocratique et républicaine, sinon pour l’Italie, au moins pour la France. Elle accepta pour le Christ crucifié, comme couronne, le bonnet rouge du Jacobin. Elle ne se souciait nullement de tomber avec <la> cette Monarchie <qui n’avait été pour elle qu’une servante trop fidèle, et elle> qui pendant des siècles, avait été pour elle plus qu’une alliée, une servante dévouée et fidèle; elle bénit [intercalé: donc] la République, sachant d’ailleurs fort bien que ses bénédictions ne portaient plus bonheur à personne. Elle <[ill.]> comprit, avec beaucoup de clairvoyance <et de raison>, que cette évolution était non seulement inévitable, mais qu’elle [intercalé: lui] était encore salutaire dans ce sens, que la République après avoir balayé les institutions soi-disant libérales, équivoques,# |55 du régime bourgeois et renversé la domination des villes sur les campagnes, empêchée d’ailleurs elle-même de s’organiser et de s’asseoir solidement, par l’opposition de ces mêmes campagnes <soumises> qui obéissaient à la direction apeuprès absolue du clergé, devait infailliblement aboutir au seul régime qui puisse réellement convenir à l’Eglise, <à celui> au régime du pur despotisme, soit sous la forme de la monarchie [intercalé: légitime], soit sous celle <de la> d’une franche dictature militaire. Les événements qui suivirent ont prouvé que <l’Eglise n’avait que trop bien calculé> les calculs de l’Eglise n’avaient été que trop justes.

La conduite des députés campagnards dans <le> l’Assemblée constituante, ouverte le 4 Mai 1848, malgré qu’ils y formassent une majorité incontestable, fut d’abord excessivement reservée et modeste. Paris leur en imposa beaucoup, il les intimidait. Ces bons gentilhommes de Province s’y trouvèrent complètement dépaysés, ils se sentirent très ignorants et très bêtes en présence de tous ces brillants avocats, leurs collègues, qu’ils n’avaient connu d’abord que de nom et qui les écrasaient maintenant par leur faconde superbe. D’ailleurs le peuple de Paris, ce prolétariat indomptable qui avait renversé tant de trônes, leur faisait horriblement peur. Plusieurs avaient fait leur testament avant <d’arriver> <de partir dans cette> <pour la dangereuse capitale> <<de quitter leur pays pour se [ill.] dans la séduisante mais <[deux mots illisibles]> en même temps s’effrayante>> <capitale toute [ill.] de périls et d’embuches> de se lancer dans ce gouffre où ils ne virent d’abord autour d’eux que périls et embûches. N’étaient-ils <pas exposés> point chaque jour exposés à quelque nouveau soulèvement de cette terrible population de Paris <<qui <avait déjà [ill.] tout> semblait menaçer de les engloutir comme elle avait déjà englouti et démoli sans pitié les institutions, les choses>> Paris qui,# |56 dans ses débordements révolutionnaires, <n’e> ne respecte rien, n’épargne rien et ne s’arrête devant rien?# [le manuscrit s’arrête ici]

titre: L’Empire Knouto-Germanique et la Révolution Sociale. Avertissement. Variante

titre de l’original:

date: juin-juillet 1871

lieu: Locarno

pays: Suisse

source: Amsterdam, IISG, Archives Bakunin

langue: français

traduction:

note: Manuscrit pp. 22-29.

|1[le début du texte manque.] <[ill.] principaux, très intelligente et même très savante> Elle porte encore aujourd’hui la visible empreinte de son génie-créateur, le Cte de Morny. D’ailleurs elle n’est point exclusivement son produit. Comme tous les grands faits historiques, elle est celui d’une oeuvre collective. Des hommes <d’Etat> recommandables sous bien des rapports, et surtout sous le rapport d’un cynisme sans bornes: les Persigny, les Baroche, les Pietri, les Billaut, les Valevski, les Fould, les Rouher, les St Arnaud, les Fleury, les Canrobert, les Mac-Mahon<s>, les Bazaine<s>, les Emil<s>e de Girardin, les Granier de Cassagnac, beaucoup de Cardinaux, d’Archevêques et de prêtres [intercalé: beaucoup de savants, les Dumas, les Leverrier, les Rénan,] et tant d’autres hommes d’Etat, guerriers, écrivains, hommes du monde, [intercalé: jésuites à robe courte] et prélats ont contribué <collectivement> à la fonder, <et> à l’inspirer de leur esprit et à l’organiser par leur travail collectif.

Il n’est point juste de dire qu’ils ne soient pas parvenus à former une école; ils en ont au contraire formé une et même très brillante. Je n’ai qu’à citer Mr Duvernois <qui> à qui chacun, sans doute, reconnaîtra une capacité de pensée et d’action tout-à-fait remarquable; et dans la littérature, MMrs Granier de Cassagnac fils, Mr Détroyat le neveu de Mr Emile de Girardin, <et toute cette foule d’écrivains> <la rédaction> et tous les rédacteurs du Figaro, du Gaulois et <des autres> de tant d’autres journaux impérialistes, qui travaillent aujourd’hui ostensiblement à la fondation du troisième Empire. Tous n’ont pas sans doute le même esprit, ni la même profondeur scientifique, mais tous ont le même cynisme et le même mépris de la vérité, des principes et de l’humanité.

Aussi bien que leurs chefs, ils ne reconnaissent# |2 et n’admirent qu’un seul principe: celui de se tenir toujours en dehors et audessus de tous les principes, se servant au besoin et tour à tour de chacun pour atteindre son but. Comme je l’ai déjà dit plus haut, ce sont les hommes forts par excellence. Balzac dans ses romans(1) [[(1) “L’histoire des treize et autres.]] les avait devinés et prédis.

La bande des Bonapartistes, des hommes forts <[ill.]> des exploiteurs audacieux et cyniques de la societé n’est point un phénomène fortuit. C’est un produit très sérieux et très remarquable de l’histoire moderne. Il dénote la fin d’une Civilisation et la naissance d’une Civilisation nouvelle, dont ces Messieurs, naturellement, ne sont pas les représentants, mais au contraire les ennemis les plus féroces.

Une civilisation devient mure pour la mort, elle doit périr, lorsqu’elle a élaboré et développé dans son propre sein tous les éléments théoriques et pratiques qui doivent la détruire – Toute civilisation n’existe que par une certaine coordination harmonieuse et déterminée des intérets économiques et des faits politiques, qui en constitue la base réelle, d’abord, et ensuite par une religion

ou une philosophie sociale quelconque, qui en exprime la <conte> forme idéale, la pensée. Mais aucune des coordinations des intérets et des faits qui se sont succédées jusqu’ici dans l’histoire n’a pu satisfaire à tous les besoins naturels, impérieux de l’humaine societé ni même <contenter> réellement contenter les désirs et les exigences <[ill.]> les plus légitimes du grand nombre; et plus nous réculons dans le passé et plus nous voyons que# |3 toutes ces coordinations s’étaient faites au détriment des grandes masses et au profit exclusif d’un petit nombre, [intercalé: de privilégiés] formant la classe ou bien les classes dominantes et exploitantes de la société. De là, <une protestation> à travers toute l’histoire, une protestation continue, tantôt sourde et latente, tantôt manifeste et violente des masses contre l’ordre politique et social. De là aussi, la nécessité de les maintenir par la force. Voila la base de l’institution militaire. Mais la seule force ne suffit pas. L’homme, étant par excellence un être social, n’existant et ne pouvant se développer [intercalé: même individuellement] que dans la collectivité et par la collectivité, ne peut se mettre impunément contre elle, ne peut <la combattre, la> ouvertement la combattre, ni la violenter, ni l’exploiter franchement. Il lui faut en même temps conquérir son assentiment, gagner ou, si vous voulez dépraver son âme, sa pensée. Ce fut ainsi que naquit le droit juridique qui ne fut jamais et qui n’est encore aujourd’hui rien que la consécration plus ou moins collective, plus ou moins convaincue et libre du fait violent accompli par la conquête, par la force.

Le représentant armé du droit juridique, c’est l’Etat. Mais le droit juridique, et son puissant protecteur, l’Etat, n’étant autre chose que l’institution légale du privilège au détriment des masses, pour soumettre, pour convaincre ces masses et pour les maintenir toujours dans une résignation et une obéissance salutaires, ont eu besoin d’une plus haute sanction. Ce n’est seulement [intercalé: que] de nos jours que des démocrates radicaux et [intercalé: des] libres penseurs ont pu concevoir cette folle imagination que l’Etat,# |4 quelque Etat que ce soit, même le plus démocratique, – l’Etat le plus largement populaire ne pouvant être encore qu’une organisation fondée en vue de l’exploitation du travail collectif des masses populaires, – <que l’Etat> qu’il puisse se passer de toute sanction supérieure et mystique et s’imposer au respect et à l’amour de ces masses par la seule beauté, par la rationalité prétendue et par l’utilité soi-disante générale de ses institutions.

Sous ce rapport, tous les legislateurs de l’antiquité et du moyen-âge se sont montrés plus perspicaces, plus profonds, et tous les gouvernements actuels, les hommes d’Etat, <et> aussi bien que les partis qu’on <nomme> appelle modérés, réactionnaires, conservateurs, rétrogrades, manifestent une entente beaucoup plus réelle des conditions de la vie sociale que les républicains [intercalé: politiques] les plus avancés. Ils savent que la puissance de l’Etat, pour se maintenir, a besoin d’une sanction divine. Que les masses <ne souffrent jamais> n’ont jamais souffert cette puissance, d’abord, que parcequ’elle <est> leur a été imposée par la force, mais ensuite, qu’elles ne la supportent patiemment et sans velléité de révolte, qu’autant qu’elles sont convaincues que l’ordre <<établi [intercalé: <maintenu>] par cette puissance, a été voulu, établi par une volonté divine quelconque, extramondiale, surhumaine ou divine quelconque>> politique et social qu’elle maintient a été établi par une volonté divine quelconque. Dès le commencement de l’histoire, la divinité n’a jamais eu d’autre mission que de bénir et de consacrer tous les faits accomplis par la force, <et> aussi bien que tous les rapports <d’esclavage et d’inégalité qui en sort> juridiques et politiques de souffrance, de servitude et d’inégalité qui en ont# |5 résulté pour les masses, dans l’institution des Etats; et <ce fut> c’est ainsi que naquirent, sinon le sentiment religieux et les abbérations de la pensée théologique et métaphysique, qui ont encore eu bien d’autres racines, – le premier, dans la tendance instinctive de l’homme à s’émanciper du joug de la nature extérieure qui l’écrase et dans une sorte de protestation pratique contre les étroitesses de la vie sociale; les secondes, dans l’ignorance et dans la stupidité des générations passées, – c’est ainsi que nacquirent au moins les premiers cultes religieux, qui ne furent autre chose en effet que l’expression officiellement idéale ou divine des iniquités politiques, économiques et sociales, établies par la force et <consacrées par le droit juridique> juridiquement consacrées par l’Etat.

Tels sont donc les <trois> quatre éléments principaux qui constituent toutes les civilisations passées, sans excepter celle de la société moderne, autrement dite la civilisation bourgeoise actuelle:

1. Le fait de l’exploitation économique du travail collectif, imposée aux masses par la force, au profit d’une minorité privilégiée quelconque.

2. La réglementation de ce fait et de tous les multiples rapports politiques et sociaux qui en découlent par le droit juridique; <représenté et garanti par l’Etat> 3o l’organisation politique et militaire de l’Etat, représentant et protecteur de ce droit. Enfin, <3> 4. la consécration divine, l’explication théologique, <ph> la morale ou l’idéalisation métaphysique de tout ce système d’iniquité <établi, réglementé et maintenu par la puissance de l’Etat.> incarné dans l’Etat.#

|6Ces quatre éléments, ai-je dit, se retrouvent dans toutes les civilisations dont l’histoire nous a conservé quelques traces, et à chaque époque, dans toutes les phases diverses du développement politique et social des peuples, nous les trouvons intimement enchainées, confondues et formant un ensemble de traditions, d’habitudes, de sentiments <et> de préjugés et, d’idées, qui constitue les moeurs, la routine, la vie et la conscience collectives de ces peuples. Seulement, chacun de ces éléments est passible de développement, est progressif, comme tout ce qui est humain; de sorte que, si même ils se retrouvent toujours présents et toujours inséparables dans toutes les phases historiques de l’humanité, <<[intercalé: ils présentent lorsque] on ne peut pas dire à cause même de ce développement une grande degré de diversité<s>, tant considérés chacun isolément en lui-même que dans leurs rapports mutuels. qu’on les considère isolément ou dans leurs rapports mutuels, ils présentent à chaque époque et dans chaque societé un caractère toujours différent ou nouveau>> ils se transforment et changent constamment de caractère, tant en eux-mêmes, que dans leurs rapports mutuels.

C’est ainsi que le premier élément, celui du travail collectif exploité, et qui constitue proprement la base matérielle <ou réelle> ou réelle de toute humaine civilisation, a fait, dans le courant des siècles, d’immenses progrès, ayant <pour> eu pour moteur principal <les> le développement indéfini des besoins d’une humanité toujours ascendante et croissante, et pour directeur l’intelligence# |7 scientifique appliquée à la satisfaction de tous ces besoins progressifs, par l’industrie et par les transactions commerciales.

A mesure <la civilisation matérielle, c’est à dire> que l’industrie et le commerce se sont développés, le second élément, celui de l’exploitation juridique et légale du travail collectif, a du également se développer, se raffiner et se subtiliser en quelque sorte, les rapports compliqués et savants d’une civilisation matérielle avancée ayant nécessairement remplacés les rapports beaucoup plus grossiers et plus simples des sociétés primitives. D’ailleurs le droit juridique, formant une sorte de juste milieu entre le matérialisme du travail et l’idéalisme de la pensée théologique ou métaphysique, son développement et ses transformations successives ont du nécessairement dépendre du developpement et des transformations de l’un et de l’autre. L’exploitation du travail des masses populaires a sans doute constitué de tout temps et continue de constituer encore aujourd’hui sa base matérielle, son <sens réel> <objet> bût réel, mais trop pudique et trop fin pour le confesser, il a toujours cherché ses explications dans le Ciel soit de la théologie, soit de la métaphysique, et sa garantie [intercalé: sérieuse] dans la puissance de l’Etat.

Les développements de l’Etat doivent être considérés sous trois rapports principaux: sous le rapport politique, sous le rapport administratif et sous le rapport militaire. Sous le rapport politique, il y’a déjà longtemps# |8 [Verso de la page précédente. En marge: Bonapartistes. les hommes forts] <<<que> quelque <[ill.]> Etat que ce soit, <même le plus démocratique, et qui sous ses formes même les plus populaires, n’est jamais rien qu’une <institution> organisation fondée en vue de l’exploitation de la liberté et du travail collectif <du travail> des masses populaires,> [intercalé: le plus démocratique et le plus populaire ne pouvant encore être rien qu’une organisation fondée en vue de l’exploitation du travail collectif des masses populaires,] <puisse, en se passant de toute> [intercalé: que l’Etat dis-je, se passant de toute] sanction supérieure ou mystique, puisse s’imposer [intercalé: aux] masses et <se> s’en faire respecter <par elles> [intercalé: <et aimer> uniquement] par la <seule> beauté et [intercalé: par la prétendue] rationalité <pretendue> de ses institutions.

<Les> Tous les législateurs de l’antiquité et du moyen age, aussi bien que les réactionnaires ou les conservateurs de nos jours [intercalé: ont été et] sont beaucoup plus perspicaces, plus profonds, plus logiques. Ils ont compris et continuent de comprendre que la puissance de l’Etat, pour se maintenir, a besoin d’une sanction divine; et ce fut ainsi que nacquirent sinon le sentiment religieux ni les abbérations de la pensée religieuse qui ont [intercalé: encore eu bien] d’autres racines <ont> dans l’ignorance historique des générations humaines, au moins les cultes religieux, la formule idéale, la consécration religieuse [intercalé: officielle] des iniquités politiques et sociales.>># |9 qu’il a parcouru toutes les évolutions dont sa nature, son principe le rendent capables. Déjà dans l’antiquité il a épuisé toutes ou presque toutes les formes politiques: [intercalé: Théocratie,] Monarchie despotique, monarchie tempérée, dictature, oligarchie, république aristocratique ou démocratique<,>. L’histoire moderne n’y a ajouté qu’une seule forme nouvelle: le <monarchie Constitutionnelle> système représentatif tant monarchique que républicain, <et> fondé soit sur le suffrage restreint, soit sur le suffrage universel, et corrigé, comme nous le voyons aujourd’hui dans quelques Cantons de la Suisse, par un appel à la votation directe du peuple. – C’est la dernière invention. <[ill.]> Au-delà il ne reste plus rien à imaginer que l’autonomie et la fédération tout à fait spontanée et indépendante des Communes, [intercalé: en vue de leur émancipation réelle,] et <en dehors de> indépendamment de l’Etat; c’est-à-dire, la destruction de l’Etat. L’Etat ayant définitivement épuisé toutes les formes politiques possibles, sans avoir pu se réconcilier avec la liberté et les besoins réels de la société, doit disparaitre. Il est vrai que l’Ecole moderne des Communistes allemands, reprenant l’ancien programme du Communisme autoritaire de France, représenté jadis par feu Mr Louis Blanc, croient avoir inventé une nouvelle forme de l’Etat: l’Etat socialiste ou ce qu’ils appellent l’Etat des Travailleurs, l’Etat du peuple (Der Volksstaat).# |10[verso de la page précédente]

Bonapartistes

Hommes forts.

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